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Full text of "Voyage en Russie"

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U  n  i  ve  rs  ity  of  Ottawa 


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VOYAGE 

EN  RUSSIE 

PREMIERE   PARTIE 

L'HIVER  EN  RUSSIE 


BERLIN 


A  peine  sommes-nous  partis  et  nous  voilà  bien  loin  de 
la  France.  Nous  ne  dirons  rien  des  espaces  iilermédiaires 
franchis  au  vol  de  l'Hippogriffe  nocturne. 

Admettez  que  nous  sommes  à  Deutz,  de  l'autre  côté  du 
Rhin,  au-  bout  du  pont  de  bateaux,  regardant  se  profiler 
sur  les  splendeurs  du  soir  cette  silhouette  de  Cologne  que 
les  boîtes  de  Jean-Marie  Farina  ont  rendue  familière  à  tout 
le  monde.  La  cloche  du  chemin  de  fer  rhénan  sunno, 
on  monte  en  wagon  et  la  vapeur  emporte  le  tram  au 
galop. 

Demain,  à  six  heures,  nous  serons  à  Berlin;  hier  nous 
étions  encore  à  Paris,  au  moment  où  les  rues  s'iUuininent. 


2  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Cela  ne  surprend  personne  que  nous  en  ce  merveilleux 

dix-neuvième  siècle. 

Le  convoi  file  à  travers  de  grandes  plaines  bien  ciilli- 
vées  que  dore  le  soleil  couchant  ;  bientôt  la  nuit  vient,  et 
avec  elle  le  sommeil.  Aux  stations,  assez  éloignées  les  unes 
des  autres,  des  voix  allemandes  crient  des  noms  allemands 
que  l'accent  nous  déguise  et  nous  empêche  de  trouver  sur 
le  livret;  des  gares  magnifiques,  d'un  développement  mo- 
numental, s'ébauchent  dans  l'ombre  aux  lueurs  du  gaz  et 
disparaissent. 

iNous  avons  dépassé  Hanovre,  Minden  ;  le  train  roule 
toujours  et  l'aurore  se  lève. 

À  tiroite  et  à  gauche  s'étendaient  des  plaines  tourbeuses 
sur  lesquelles  les  vapeurs  du  matin  produisaient  les  plus 
singuliers  efl'els  de  mirage.  11  nous  semblait  traverser  sur 
une  chaussée  un  lac  immense  dont  l'eau  venait  mourir  en 
plis  transparents  aux  bords  du  remblai.  Çà  et  là  quelque 
boui|uet  d'arbres,  quelque  (  haumière  émergeaient  comme 
des  lies,  et  complétaient  l'illusion  ;  car  c'en  était  une.  Une 
nappe  de  brume  bleuâtre  flottant  à  quelques  pieds  de  terre 
et  frisée  en  dessus  par  les  premiers  rayons  de  soleil,  oc- 
casionnait cette  fantasmagorie  aquatique  semblable  à  la 
Fata  morgana  de  Sicile.  Notre  géographie  dépaysée  pro- 
tesiait  en  vain  contre  cette  mer  intéiieuie  que  nulle  car;e 
ne  signale  en  Prusse.  Nos  yeux  ne  voulaient  pas  con\enir 
qu'ils  se  trompaient,  et  plus  tard,  quand  le  joui-  plus 
haut  monté  eut  tari  ces  eaux  imaginaires,  il  fallut  la  pré- 
sence d'une  barque  pour  leur  faire  admettre  la  réalité 
d'un  cours  d'eau. 

Tout  à  coup,  sur  la  gauche  de  la  roule,  se  massèrent 
les  arbres  d'un  grand  parc  ;  des  Tritons  et  des  Néréides 
apparurent  pataugeant  dans  un  bassin;  un  dôme  s'arron- 
dit sur  un  cercle  de  colonnes  au-dessus  de  vastes  bâti- 
ments :  c'était  Postdam. 

La  rapidité  du  train  nous  permit  cependant  de  voir 
un  couple  niatinalement  sentimental,  qui  suivait  une 
allée  déserte  du  jardin.  L'amant  avait  la  facilité  de 
coniuMcr    sa    iiiailresse   à    l'aurore,    et    sans   doute    il 


BERLIN.  3 

lui  récitait  tous  les  sonnets  faits  sur    «    la   belle  mati- 
neuse.  » 

Bientôt  après  nous  étions  à  Berlin,  et  un  fiacre  local 
nous  descendait  à  l'hôtel  de  Russie. 

Un  des  plus  vifs  plaisirs  du  voyageur,  c'est  cette  pre- 
mière course  à  travers  une  ville  inconnue  pour  lui,  qui 
détruit  ou  qui  réalise  l'imagination  qu'il  s'en  était  faite. 
Les  différences  de  formes,  les  particularités  caractéris- 
tiques, les  idiotisines  de  l'architecture  saisissent  l'œil 
vierge  encore  de  toute  habitude  et  dont  jamais  la  perception 
n'est  plus  nette. 

Notre  idée  sur  Berlin  était  tirée  en  grande  partie  des 
contes  fantastiques  d'Hoffmann.  Malgré  nous,  un  Berlin 
étrange  et  bizarre,  peuplé  de  conseillers  auliques, 
d'hommes  au  sable^  de  Kieisler,  d'archivistes  Lindurst, 
d'étudiants  Anselme,  s'était  bâti  au  fond  de  notre  cervelle 
dans  un  brouillard  de  tabac  ;  et  nous  aviims  devant  nous 
une  ville  régulière,  d'aspect  grandiose,  aux  rues  larges, 
aux  vastes  promenades,  aux  édifices  pompeux,  de  style 
demi-anglais,  demi  allem  nd,  marqué  au  sceau  de  la  mo- 
dernité la  plus  récente. 

En  passant,  nous  jetions  l'œil  au  fond  de  ces  caves  aux 
marches  si  polies,  si  glissantes,  si  bien  savonnées  qu'on  y 
tombe  comme  dans  un  trou  de  formicaleo,  poui'  voir  si 
nous  n'y  découvririons  pas  Hoffmann  lui-même,  ayant  pour 
siège  un  tonneau,  les  pieds  croisés  sur  le  fourneau  de  sa 
pipe  gigantesque,  au  milieu  d'un  gribouillis  chimérique, 
ainsi  que  le  représente  la  vignette  de  ces  Contes  traduits 
par  Lœwe-Weymar  ;  et,  en  vérité,  il  n'existait  rien  de  sem 
blable  dans  ces  boutiques  souterraines  que  les  proprié 
taires  couniiençaient  à  ouvrir.  Les  chats,  d'apparence  bé- 
nigne, ne  roulaient  pas  des  prunelles  phosphoriques  com  me 
le  chat  Murr,  et  semblaient  incapables  d'écrire  leurs  mé- 
moires ou  de  déchiffrer  avec  leurs  griffes  unepartilion  de 
Richard  Wagner. 

Rien  n'est  moins  fantastique  que  Berlin  et  il  a  fallu  toute 
la  délirante  poésie  du  conteur  pour  loger  des  fantômes 
dans  une  ville  si  claiie,  si  droite,  si  correcte,  où  les  cliau- 


4  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

ves-souris  de  l'hallucination  ne  trouveraient  pas  un  angie 

obscur  pour  s'accrocher  de  l'ongle. 

Ces  belles  maisons  monumentales,  qu'on  prendrait  vo- 
lontiers pour  des  palais,  ù  voir  leurs  colonnes,  leurs  fron- 
tons, leurs  arcliitraves,  sont  bâlies  en  briques  pour  la 
plupart,  car  la  pierre  parait  rare  à  Berlin  ;  mais  en  bri- 
ques recouvertes  de  ciment  ou  de  plâtre  badigeonné,  de 
manière  à  simuler  la  pierre  de  taille  ;  des  joints  trom- 
peurs indiquent  des  assises  fictives,  et  l'illusion  serait 
complète  si,  par  places,  les  gelées  de  l'hiver,  détachant  le 
crépi,  ne  faisaient  apparaître  le  ton  rouge  de  l'argile 
cuite.  La  nécessité  de  peindre  entièrement  les  façades 
pour  masquer  la  nature  des  matériaux  leur  donne  l'aspect 
de  grands  décors  d'architecture  vus  eu  plein  jour.  Les 
partit^s  saillantes,  moulures,  corniches,  entablements, 
consoles,  sont  en  bois,  en  !onte  ou  en  tôle,  à  laquelle  on 
a  donné  la  forme  convenable  ;  quand  on  n'y  regarde  pas 
de  trop  prés,  l'effet  est  satisfaisant.  11  ne  manque  à  toute 
celte  splendeur  que  la  sincérité. 

Les  palais  qui  bordent  le  Regent's  Park  à  Londres,  offrent 
alIs^i  ces  portiques  et  ces  colonnes  à  noyaux  de  brique,  à 
cannelures  de  plâtre,  qu'une  couche  de  peinture  à  1  huile 
essaye  de  faire  prendre  pour  de  la  pierre  ou  du  marbre. 
Pourquoi  ne  pas  bâtir  fianchement  en  brique,  dont  les 
tons  chauds  et  la  pose  ingénieusement  contrariée  fournis- 
sent tant  de  ressources?  Nous  avons  vu  en  ce  genre,  à  Ber- 
lin même,  des  maisons  charmantes  et  ayant  pour  l'œil  l'a- 
vantage d'être  vraies.  Une  matière  feinte  inspire  toujours 
quelque  inquiétude. 

L'hôtel  de  Russie  est  très-bien  situé,  et  nous  allons 
prendre  le  point  de  vue  qu'on  découvre  de  son  perron. 
Il  donnera  une  idée  assez  juste  du  caractère  général  de 
Berlin. 

Le  premier  plan  est  un  quai  bordant  la  Sprée.  —  Quel- 
ques bateaux  aux  mâts  élancés  dorment  sur  son  eau  brune. 
—  Des  barques  sur  un  canal  ou  un  lleuve,  dans  l'intérieur 
d'une  ville,  sont  toujours  d'un  effet  charmant. 

Sur  l'autre  quai  se  déploie  une  ligne  de  maisons  dont 


liERLlN.  5 

quelques-unes,  anciennes,  ont  gardé  leur  cachet  ;  le  pa- 
lais du  roi  occupe  l'angle.  Une  coupole  posant  sur  une 
tour  octogone  découpe  au-dessus  des  toits  son  contour 
monumental,  les  pans  coupés  donnent  de  la  grâce  aux 
rondeurs  de  la  calotte. 

Un  pont  traverse  la  rivière  et  rappelle  le  pont  Saint-Ange 
à  Rome,  parles  groupes  de  m;irbre  blanc  qui  le  décorent. 
Ces  groupes,  au  nombre  d.'  huit,  si  notre  nièmuire  no  nous 
trompe,  se  composent  chacun  de  deux  figures,  l'une  allé- 
gorique, ailée,  représentant  la  patrie  ou  la  gloire,  Tautre 
réelle,  représentant  un  jeune  homme  guidé  à  travers  plu- 
sieurs épreuves  au  triompiie  ou  à  l'iniLaorlalilé.  Ces 
groupes,  d'uu  goût  tout  à  fait  classique,  dans  le  style  de 
Bridan  ou  de  Carlellier,  ne  manquent  pas  de  mérite  et 
présentent  des  parties  de  nu  bien  étudiéeb  •:  leurs  socles 
sont  ornés  de  médaillons  où  l'aigle  de  Prusse  .'aji:'- -.a  heu- 
reusement, demi-réel,  demi-héraldique  ;  ils  forment  une 
décoration  un  peu  trop  riche,  à  notre  avis,  pour  la  sim- 
plicité du  pont,  dont  le  milieu  s'ouvre  pour  livrer  passag.' 
aux  barques. 

Plus  loin,  à  travers  les  arbres  d'une  promenade  ou  jar- 
din public,  appâtait  le  vieux  musée,  grand  édifice  de  style 
grec  avec  colonnes  d'ordre  dorique  se  détachant  sur  un 
fond  de  peintures.  Aux  angles  du  comble  se  profilent  sur 
le  ciel  des  chevaux  de  bronze  retenus  par  des  écuyers. 

En  arrière,  lorsque  l'on  prend  la  vue  en  flanc,  l'on  aper- 
çoit le  fronton  triangulaire  du  nouveau  musée. 

Une  église  calquée  sur  le  panthéon  d'Agri|ipa  remplit 
l'espace  sur  la  droite  ;  tout  cela  fait  une  perspective  assez 
grandiose etdigne d'une  capitale. 

Quand  on  passe  le  pont  on  découvre  la  façade  noire  du 
château  précédé  d'une  terrasse  à  balustres  ;  les  sculptures 
de  la  porte  principale  sont  dans  ce  vieux  goût  ic.coco  al- 
lemand exagéré,  touffu,  luxuriant,  biz  irre,  qui  contourne 
l'ornement  comme  un  lambrequin  de  blason,  et  que  nous 
avions  déjà  admiré  au  palais  de  Dresde;  cette  espèce  de 
i^auvageiie  dans  la  manière  a  du  charme  et  amuse  des 
yeux  rassasiés  de  chefs-d'œuvre  comme  les  nôtres.  II  y  a 


0  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Jà  invention,  caprice,  originalité,  et  dussions-nous  passer 
pour  homme  de  mauvais  goût,  nous  préférons  celte  exu- 
bérance à  la  froideur  du  style  grec,  pastiché  avec  plus  d'é- 
rudition que  de  bonheur,  des  monuments  modernes.     ■ 

De  cha  [ue  côté  de  la  porte  pialfent  de  grands  chevaux 
d'airain  dans  le  goût  de  ceux  de  Monte  Cavallo,  tenus  en 
bride  par  des  écu\  ers  tout  nus. 

^ous  avons  visité  les  appartements  du  château,  qui  sont 
beau\  et  riches,  mais  n'offrent  rien  d'mtéressant  pour 
l'artiste  que  leurs  anciens  plafonds  fouillés,  tarabiscotés, 
pleins  d'amours,  de  chicorées  et  de  rocùUes  du  goût  h 
plus  curieux.  Il  y  a  dans  la  salle  de  concert  une  tribune 
de  musiciens  d'une  sculpture  folle,  tout  argentée  et  d'un 
effet  charmant.  On  n'emploie  pas  assez  l'argent  pour  la  dé- 
coration, il  repose  de  l'or  classique  et  se  prête  à  d'autres 
combinaisons  de  couleurs.  La  chapelle  dont  le  dôme  fait 
saillie  sur  l'élévation  du  palais,  doit  plaire  aux  protes- 
tants. Elle  est  claire,  bien  distribuée,  con''ortable,  ration- 
nelleii;ent  décorée  ;  mais  sur  qui  a  visité  les  églises  catho- 
liques d'Espayne,  d'Italie,  de  France  et  de  Bel;:ique,  elle 
ne  saurait  produire  une  grande  impression  :  une  chose 
nous  a  surpris,  c'est  d"y  voir  Mélanchthon  et  Ihéodore  de 
Bèze  peints  sur  fond  d'or  ;  rien  de  plus  naturel  cepen- 
dant. 

Traversons  la  place  et  faisons  un  tour  au  musée.  Admi- 
rons en  passant  une  immense  vasque  de  porphyre  posée 
sur  des  dés  de  même  matière,  devant  l'escalier  qui  con- 
duit au  portique  peint  par  diverses  mains,  sous  la  direc- 
tion du  célébie  Pierre  de  Cornélius. 

Ces  pL'intures  forment  une  large  frise  dont  chaque  bout 
se  reploie  sur  la  paroi  latérale  du  porliiiue,  et  qui  s'inter- 
rompt au  milieu  pour  donner  accès  dans  le  musée. 

La  partie  gauche  développe  tout  un  poëme  de  cosmo- 
gonie mytho'ogique,  traité  avec  cette  philosophie  et  cette 
science  que  les  Allemands  apportent  à  ces  sortes  de  com- 
positions. La  partie  droite,  purement  anlliropologique, 
représente  la  naissance,  le  développement  et  l'évoluiiou 
de  l'humanilé. 


BERLIN.  7 

Si  nous  décrivions  d'une  manière  détaillée  ces  deux  im- 
menses fiesques,  vous  seriez  assurément  charmé  de  l'in- 
vention ingénieu-e,  du  savoir  profond,  de  la  critique  sa- 
gace  de  l'artiste  ;  cela  ferait  un  morceau  digne  de  la 
symbolique  de  Creuzer.  Les  mystères  des  vieilles  origines 
y  sont  pénétrés  et  la  science  y  dit  son  dernier  mot.  Si  en- 
core nous  vous  Its  faisions  voir  dans  ces  belles  gravures 
allemandes,  aux  traits  relevés  d'ombres  légères,  d'un  bu- 
rin net  et  précis  comme  celui  d'Albert  Durer  et  d'une  pâ- 
leur harmonieuse  à  l'œil,  vous  admireriez  l'ordonnance 
de  la  composition  équilibrée  avec  tant  d'art,  les  groupes 
reliés  heureusement  les  un>  aux  autres,  les  épisodes  ingé- 
nieux, le  choix  raisonné  des  attributs,  la  signifiaiice  de 
chaque  chose  ;  vous  p  urriez  m  "me  y  trouver  de  la  gran- 
deur de  style,  une  tournure  magisti  aie,  de  beaux  jets  de 
diaperie,  des  attitudes  fières,  des  types,  caractérisés,  des 
audaces  de  muscles  à  la  Miche'-Ange,  et  une  certaine  sau- 
vagerie germanique  de  haute  saveur.  Vous  seriez  frappé  de 
celle  habitude  des  grandes  choses,  de  cette  vaste  concep- 
tion, de  cette  conduite  de  l'idée  qui  manque  en  général  à 
nos  peintres  français,  et  vous  seriez,  sur  Cornélius,  pres- 
que de  l'avis  des  Allemands  ;  mais  devant  l'œuvre  même 
l'impression  est  toute  diflerente. 

Nous  le  savons,  la  fresque,  même  pratiquée  par  les 
maîtres  iialiens,  si  habiles  pourtant  dans  la  technique  de 
leur  art,  n'a  pas  les  séductions  de  l'huile.  Les  yeux  ont 
besoin  de  s'habituer  à  ces  toiis  brusques  et  mais  pour  en 
démêler  les  beautés.  B.en  des  gens  qui  ne  le  disent  pas, 
car  rien  n'est  plus  rare  que  d'avoir  le  courage  de  son  sen- 
timent ou  de  son  opinion,  trouvent  affreuses  les  fresques 
du  Vatican  et  de  la  Sixtine;  les  grands  noms  de  Michel- 
Ange  et  de  Raphaël  leur  imposent  seuls  silence,  et  ils 
murmurent  quelques  vagues  formules  d'enthousiasme 
pour  aller  s'extasier  sincèrement,  cetle  fois,  devant  quel- 
que Madeleine  du  Guide  ou  quelque  Vierge  de  Carlo  Dolci. 
Nous  faisons  donc  la  part  très-large  au  désagrément  d'as- 
pect que  comporic  la  fresque,  mais  ici  l'exécution  est 
vraiment  par  trop  rebulanle  •  si  l'esprit  est  satisfait,  l'œH 


8  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

souffre.  La  peinture,  art  tout  plastique,  ne  peut  rendre 
son  idéal  que  par  des  formes  et  des  couleurs.  Ce  n'est  pas 
assez  de  penser,  il  faut  foire.  L'intention  la  plus  belle  a 
besoin  d'être  traduite  par  un  pinceau  habile,  et  si,  dans 
de  ^^randes  machines  de  cette  sorte,  nous  admettons  volon- 
tiers la  simplification  de  détail,  l'absence  de  trompe-l'œil, 
une  couleur  neutre,  abstraite  et  pour  ainsi  dire  historique, 
nous  voudrions  qu'on  nous  épargnât  les  tons  durs,  aigres, 
criards,  les  discordances  déchirantes,  les  maladresses, 
les  disgrâces  et  les  lourdeur^  de  touche.  Quelque  respect 
qu'on  doive  à  l'idée,  la  première  qualité  de  la. peinture 
c'est  d'être  de  la  peinture  et  vraiment  une  telle  exécution 
matérielle  est  un  voile  entre  le  spcctaîeur  et  la  concep- 
tion de  l'artiste. 

Le  seu'l  représentant  en  France  de  cet  art  philosophique, 
e'est  Chtnavard,  l'aute  ir  des  cartons  destinés  à  décorer 
le  Panthéon;  gigantesque  travail  que  la  reslitutiou  de  l'é- 
glise au  culte  a  ren  lu  inutile,  et  auquel  on  devrait  bien 
trouver  une  place,  car  l'étude  de  ces  belles  compositions 
serait  profitable  à  nos  peintres,  qui  ont  le  défaut  inveise 
des  Allemands  et  ne  pèchent  pas  en  général  par  excès  d'i- 
dées. Mais  ClienavarJ,  en  homme  prudent,  ne  quitte  ja- 
mais le  fusain  pour  la  brosse.  Il  écrit  ses  pensées  et  ne  les 
peint  pas.  Toutefois,  si  un  jour  on  voulait  les  exécuter  sur 
les  parois  d'un  édifice  quidconque,  on  ne  manquerait  pas, 
pour  les  colorier  d'une  manière  convenable,  de  praticiens 
experts. 

Nous  n'allons  pas  faire  ici  l'inventaire  du  musée  de  Ber- 
lin, qui  est  riche  en  tableaux  et  en  statues  ,  cela  dépasse- 
rail  les  bornes  d'un  article.  Oif  y  rencontre,  plus  ou  moins 
bien  représentés,  tous  les  grands  maitres,  honneur  des 
galeries  royales.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  lemarquable, 
c'est  la  collection  très-nombreuse  et  très-complète  des 
peintres  primitifs  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  écoles, 
depuis  les  byzantins  jusiju'aux  artistes  qui  ont  précédé  la 
Renaissance;  la  vieille  éctde  allemande,  si  incomme  en 
France  et  si  curieuse  à  tant  d'égards,  peut  être  étudiée  lu 
mieux  que  partout  ailleurs. 


BLRLIN".  9 

Une  rolonde  renferme  les  tapisseries  d'après  les  dessins 
de  Raphaël,  dont  les  cartons  sont  en  Angleterre,  à  Hamp- 
ton-Coiirl. 

L'escalier  du  nouveau  musée  est  décoré  par  les  remar- 
quables fresques  de  Kaulbach,  que  la  gravure  et  l'Exposi- 
tion universelle  ont  fait  connaître  en  France.  On  se  rap- 
pelle le  carton  de  la  Dispersion  des  races,  et  tout  le  monde 
est  allé  voir,  à  la  vitrine  de  Goupil,  cette  poétique  De/ai7e 
des  Huns,  où  la  lutte  commencée  entre  les  corps  se  pour- 
suit entre  les  âmes  au-dessus  du  champ  de  bataille  couvert 
de  cadavres.  La  Destruction  de  Jérusalem  est  bien  compo- 
sée, quoique  d'une  façon  trop  théâtrale.  Cela  fait  tableau 
comme  une  fin  de  cinquième  acte  et  plus  qu'il  ne  convient 
au  sérieux  de  la  fresque.  Homère  esi  le  personnage  central 
du  panneau  qui  résume  la  civilisation  hellénique;  cette 
composition  nous  semble  la  moins  heureuse  de  toutes. 
D'autres  lableaux  inachevés  encore  représentent  les  épo- 
ques climatériques  de  l'humanité.  Le  dernier  sera  presque 
contemporain,  car  lorsqu'un  Allemand  se  met  à  peindre, 
Ihistoire  universelle  y  passe;  il  n'en  fallait  pas  tant  aux 
grands  maîtres  italiens  pour  faire  des  chefs-d'œuvre.  Mais 
chaque  civilisation  a  ses  tendances,  et  celle  peinture  en- 
cyclopédique est  un  des  caractères  du  temps.  On  dirait 
qu'avant  de  s'élancer  à  de  nouveaux  deslins,  le  monde 
sent  le  besoin  de  faire  la  synthèse  de  son  passé. 

Ces  compositions  sont  séparées  par  des  arabesques,  des 
emblèmes,  des  figures  allégoriques  se  rapportant  au  sujet, 
et  surmontées  d'une  frise  en  grisaille  pleine  de  motifs  in- 
génieux et  charmants. 

Kaulbach  cherche  le  coloris,  et  s'il  ne  le  trouve  pas  tou- 
jours,il  évite  au  moins  les  dissonances  trop  désagréables; 
il  abuse  des  reflets,  des  transparences,  des  rehauts  lumi- 
neux, des  touches  papillotantes,  et  sa  fresque  ressemble 
parfois  aux  peintures  de  Hayez  ou  de  Théophile  Frago- 
nard.  11  fait  un  fricot  de  tons  là  où  suflirait  une  large 
teinte  locale  ;  il  troue,  par  des  vigueurs  inopportunes,  la 
muraille  qu'il  devrait  seulement  recouvrir;  car  la  fresque 
est  une  sorte  de  tapisserie,  et  il  ne  faut  pas  qu'elle  dé- 


10  V3YAGE  EN  RUSSIE, 

range  les  lignes  architecturales  par  des  profondeurs  de 
perspective.  Somme  toute,  Kaulbach  se  préoccupe  plus  de 
l'exécution  que  les  purs  penseurs,  et  sa  peinture,  quoique 
humanitaire,  est  encore  une  peinture  huma-ne. 

Cet  escalier,  d'un  développement  colossal,  est  orné  de 
moulages  pris  sur  les  plus  belles  statues  antiques.  Dans 
les  parois  s'emlavent  les  métopes  du  Parthénon,  les  frises 
du  temple  de  Thésée,  et  sur  l'un  des  pnliers  s'élève  le  Pan- 
drosion  avec  ses  cariatides  d'une  beauté  si  forte  et  si  tran- 
quille. Tout  cela  est  d'un  eft'et  assez  grandiose. 

Et  les  habitants,  allez-vous  dire?  Vous  ne  nous  avez 
encore  parlé  que  de  maisons,  de  tableaux  et  de  statues; 
Berlin  n'est  pas  une  ville  déserte.  Non,  sans  doute,  mais 
nous  ne  sommes  rtsté  qu'un  jour  à  Berlin,  et  nous  n'avons 
pu  y  faire,  surtout  ne  sachant  pas  l'allemind,  des  éludes 
ethnographiques  bien  profondes.  Il  n'existe  plus  aujour- 
d'hui de  différence  visible  d'un  peuple  à  l'autre.  Tous  ont 
adopté  l'uniforme  domino  de  la  civilisation  ;  nulle  couleur 
particulière,  nulle  coupe  spéciale  du  vêtement  ne  vous 
avertit  que  vous  êtes  ailleurs.  Les  Berlinois  et  les  Berli- 
noises rencontrés  dans  la  rue  ou  à  la  promenade  échap- 
pent à  la  description,  et  les  flâneurs  des  Tilleuls  ressem- 
blent exactement  aux  flâneurs  du  boulevard  des  Itiliens. 

Cette  promenade,  bordée  d'hôtels  magnifiques,  est 
plantée,  comme  son  nom  l'indique,  de  tilleuls,  arbres 
«  dont  la  feuille  a  la  forme  d'un  cœur,  »  selon  l'observa- 
tion de  Henri  Heine,  pai  ticularité  qui  lui  vaut  la  faveur 
des  amants  et  la  spécialité  des  rendez-vous. 

A  sou  entrée  s'élève  celte  statue  équestre  de  Frédéric  le 
Grand,  dont  le  modèle  réduit  figurait  à  l'Exposition  uni- 
verselle. 

Comme  les  Champs-Elysées  de  Paris,  la  promemde 
aboutit  à  un  arc  de  triomphe  que  surmonte  un  cbnr  attelé 
d'un  quadrige  de  bronze.  Quand  on  a  dépassé  l'arc  de 
triomphe,  l'on  débouche  dans  un  parc  qui  répondrait  asseî 
à  notre  bois  de  Boulogne. 

Sur  la  lisière  de  ce  parc  ombragé  de  grands  arbres  qui 
ont  l'intensité  de  verdure  des  végétations  du  nord,  et  ra 


BERLIN.  i\ 

fraîchi  par  les  méandres  d'une  rivière,  s'ouvrent  des  jar- 
dins encombrés  de  fleurs,  au  fond  desquels  on  aperçoit 
des  maisons  de  plaisance  et  des  habitations  d'été.  Ce  ne 
sont  ni  des  chalets,  ni  des  cottages,  ni  des  villas,  mais  des 
maisons  pompéiennes  avec  leur  portique  tétrastyle  et 
leurs  panneaux  de  rouge  antique.  Le  goût  grec  est  en 
grand  honneur  à  Berlin.  En  revanche,  on  semble  y  mé- 
priser fort  le  style  Renaissance  si  à  la  mode  à  Paris,  car 
nous  n'avons  vu  aucune  consiruction  de  ce  genre. 

La  nuit  venait,  et  après  avoir  visité  à  la  hâte  un  jardin 
zoologique  dont  les  animaux  étaient  couchés,  à  l'exception 
d'une  douzame  d'aras  et  de  kakatoès  qui  piaillaient  sur 
leurs  perchoirs  en  se  dandidant  et  tn  redressant  leur  crête, 
nous  revînmes  à  l'hôtel  pour  boucler  notre  malle  et  nous 
rendre  au  chemin  de  fer  de  Hambourg,  qui  partait  à  dix 
heures,  ce  qui  nous  empêcha,  comme  nous  en  avions  le 
projet,  d'aller  à  l'Opéra  entendre  les  Deux  Journées  de 
Chérubini,  et  voir  danser  la  Sevillana  par  mademoiselle 
Louise  Taglioni. 

Quoi  !  un  seul  jour  à  Berlin!  —  En  voyage,  il  n'y  a  que 
deux  manières,  l'épreuve  instantanée  ou  la  longue  étude. 
Le  temps  nous  fait  défaut.  Daignez  donc  vous  contenter 
de  cette  simple  et  rapide  impression. 


H 


HAMBOURG 


Décrire  un  trajet  de  nuit  en  chemin  de  fer  est  une  chose 
difficile;  on  va  comme  une  flèche  qui  traverserait  un 
nuage  en  sifflant;  il  n'y  a  pas  de  manière  de  voyager  plus 
ahstraite.  L'on  franchit  des  provinces,  des  royaumes  sans 
en  avoir  la  conscience.  De  temps  en  temps,  à  travers  le 
carreau  du  wagon,  apparaissait  la  comète  qui  semblait  se 
précipiter  vers  la  terre  ta  tête  en  bas  et  la  chevelure  re- 
iDroussée;  une  soudaine  lueur  de  gaz  éblouissait  nos  yeux 
ensablés  des  poudres  d'or  du  sommeil,  un  reflet  de  lune 
bleu  donnait  des  aspects  féeriques  à  des  paysages  sans 
doute  assez  pauvres  le  jour.  Consciencieusement,  nous  ne 
pouvons  rien  dire  de  plus,  et  cela  ne  vous  amuserait  guère 
si  nous  transcrivions  d'après  le  livret  le  nom  des  localités 
devant  lesquelles  passait  le  train  qui  nous  emporlait  de 
Berlin  à  Hambourg. 

Il  est  sept  heures  du  matin,  et  nous  voilà  arrivé  dans 
cette  bonne  ville  hanséatique  de  Hambourg;  la  ville  n'est 
pas  encore  éveillée,  ou  du  moins  se  frotte  les  yeux  en  éti- 
rant les  bras,  —  En  attendant  qu'on  nous  prépare  à  dé- 
jeuner, nous  nous  lançons  au  hasard,  selon  notre  habi- 
tude, sans  guide  ni  cicérone,  au  pourchas  de  l'inconnu. 

L'hôtel  de  l'Europe  où  nous  sommes  descendu  est  situé 
sur  le  quai  de  l'Alsler,  mu  bassin  grand  au  moins  comme 


UAJIBOL'RG.  13 

le  lac  d'Enghien,  et,  comme  lui,  peuplé  de  cygnes  familiers. 

Sur  trois  (aces,  le  bassin  de  l'Alsler  est  bordé  d'hôtels 
et  de  maisons  magnifiques,  dans  le  goût  moderne.  Un  bar- 
rage planté  d'arbres,  el  que  domine  la  silhouette  d'un 
moulin  d'épuisement,  forme  la  quatrième  face  ;  au  delà 
s'étend  une  vaste  lagune. 

Du  quai  le  plus  fréquenté,  un  café,  peint  en  vert  etbâli 
sur  pilotis,  s'avance  dans  l'eau  comme  ce  café  de  la  Corne 
d'or,  à  Consiantinople,  où  nous  avons  fumé  tant  de  chi- 
boucks  en  regardant  voler  les  oiseaux  de  mer. 

A  l'aspect  de  ce  quai,  de  ce  bats  n,  de  ces  maisons, nous 
éprouvons  une  sensation  indéfinissable.  11  nous  semble  les 
connaître  déjà.  Un  souvenir  confus  s'ébauche  au  fond  de 
notre  uiémoire  ;  serions-nous  venu  à  Hambourg  sans  le 
savoir?  Assurément,  tous  ces  objets  ne  sont  pas  nouveaux 
pour  nous,  et  cependant  nous  les  voyons  pour  la  première 
fois.  Avons-nous  gardé  l'empreinte  de  quelque  tableau,  de 
quelque  photographie?  Nullement. 

Pendant  que  nous  cherchions  la  raison  philosophique 
de  cette  réminiscence  de  l'inconnu,  l'idée  de  Henri  Heine 
se  présenta  subitement  à  nous,  et  nous  comprimes.  Sou- 
vent le  grand  puëte  nous  avtiil  pailé  de  Hambourg  avec 
ces  mots  plastiques  dont  il  possédait  le  secret  et  qui  équi- 
valent à  la  réalité.  Dans  ses  Reisebilder,  il  décrit  le  café, 
le  bassin  et  les  cygnes,  et  aussi  les  bourgeois  de  Hambourg 
se  promenant  sur  la  chaussée;  Dieu  sait  les  portraits  qu'il 
en  fait!  Il  y  revient  dans  son  poème  de  Germania,  et  tout 
cela  est  si  vivant,  si  en  relief,  si  évoqué,  que  la  perception 
directe  ne  vous  apprend  rien  de  plus. 

Nous  finies  le  tour  du  bassin,  gracieusement  accompa- 
gné par  un  cygne  d'une  blancheur  de  neige,  beau  à  faire 
croire  que  Jupiter  avait  le  des  ein  de  séduir.'  une  Léda 
hambourgeoise,  et,  pour  mieux  se  déguiser,  faisait  sem- 
blant de  happer  les  miettes  de  pain  du  voyageur. 

Au  bout  du  bassin,  vers  la  droite,  se  trouve  wne  sorte 
de  jardin  ou  promenade  publique  dominé  par  un  monti- 
cule factice  comme  le  labyrinthe  du  jardin  des  Plantes.  Le 
jardin  visité,  nous  retournâmes  sur  nos  pas. 

i 


14  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Dans  toute  ville  il  y  a  le  beau  quartier,  le  quartier  neuf, 
le  quartier  liche,  le  quartier  fashionable,  dont  les  habi- 
tants sont  fiers  et  où  les  domestiques  de  place  vous  pro- 
mènent avec  orgueil.  Les  rues  sont  larges,  tirées  au  cor- 
deau, se  coupant  à  angles  droits  ;  des  trottoirs  de  granit, 
de  briques  ou  de  bitume  bordent  la  chaussée  ;  partout  se 
dressent  des  candélabres  de  gaz.  Les  maisons  ont  l'air 
d'hôtels  ou  de  palais;  leur  architecture  classiquement 
moderne,  leur  badigeon  irréprochable,  leurs  portes  ver- 
nies à  cuivres  étincelants  remplissent  de  joie  l'édilité  et 
les  amateurs  du  progrès.  Cela  est  propre,  correct,  sain, 
plein  d'air  et  de  lumière,  et  rappelle  Paris  ou  Londres.  — 
Voilà  la  Bourse!  elle  est  superbe!  aussi  belle  que  celle  de 
Paris!  nous  le  voulons  bien,  et  de  plus  on  y  fume;  c'est 
un  avantage.  Plus  loin,  c'est  le  Palais  de  Justice,  la  Ban- 
que, elc  , etc.,  construits  dans  ce  style  que  vous  connaissez 
et  qu'adorent  les  fhilislins  de  tous  pays.  Mais  ce  n'est  pas 
là  ce  que  cherche  l'artiste.  Sans  douie  cet  hôtel  a  dû  coû- 
ter cher,  il  réunit  tout  le  luxe  et  le  confortable  possibles. 
On  sent  que  le  mollusque  d'un  pareil  coquillage  est  un 
millionnaire  ;  mais  permettez-nous  d'aimer  mieux  la  vieille 
maison  aux  étages  qni  surplombent,  au  toit  de  tuiles  dé- 
sordonnées, aux  petits  détails  caractéristiques  révélant 
l'exislence  des  générations  antérieures.  Il  faut,  pour  être 
intéressante,  qu'une  ville  ait  l'air  d'avoir  vécu,  et  que 
l'homme,  en  quelque  sorte,  lui  ait  donné  une  àme.  Ce  qui 
rend  si  froides  et  si  ennuyeuses  ces  rues  magnifiques  bâ- 
ties d'hier,  c'est  qu'elles  ne  sont  pas  encore  imprégnées 
de  vitalité  humaine. 

Quittant  le  quartier  neuf,  nous  nous  enfonçâmes  peu  à 
p.u  dans  le  dédale  des  vieilles  rues,  et  nous  eûmes  bientôt 
devant  nous  un  Hambourg  pittoresque,  caractéristique, 
une  vraie  ville  ancienne  avec  son  cachet  moyen  âge  à 
charmer  Bonington,  l>abey  et  William  Wyld. 

Nous  marchions  au  petit  pas,  nous  arrêtant  à  chaque 
angle  de  rue  pour  ne  perdre  aucun  détail,  et  promenade 
nous  a  rarement  plu>  amusé. 

Les  maisons  à  pignons  denliculés  ou  roulés  en  volute 


HAMBOURG,  15 

faisaient  saillir  des  étages  en  surplomb  composés  d'une 
rangée  de  fenêtres  ou  plutôt  d'une  seule  fenêtre  à  panneaux 
de  verre,  séparés  par  des  montants  sculptés.  Au  pied  de 
chaque  maison  se  creusaient  des  caves,  des  sous-sols,  que 
le  perron  de  la  porte  enjambait  comme  un  pont-levis.  L( 
bois,  la  brique,  le  colombage,  la  pierre,  l'ardoise,  mélan- 
gés de  façon  à  satisfaire  lesco'oristes,  recouvraient  le  ptu 
d'espace  que  les  croisées  laissaient  libre  sur  les  façades. 
Tout  cela  était  coiffé  de  toits  en  tuiles  rouges  ou  violettes, 
en  planches  goudronnées,  mouvementés  de  lucarnes  et 
d'une  pente  rapide.  Ces  toits  aigus  font  bien  sur  les  ciels 
du  nord  ;  la  pluie  y  ruisselle,  la  neige  y  glisse;  ils  s'har- 
monisent avec  le  climat,  et  il  ne  faut  pas  les  balayer  Ihi- 
ver. 

C'était  un  samedi.  Hambourg  faisait  sa  toilette.  Des  ser- 
vantes haut  perchées  nettoyaient  les  vitres,  et  les  châssis 
des  fenêtres  qui  s'ouvrent  en  dehors  faisaient  saillie  de 
chaque  côté  des  rues;  une  légère  vapeur  dorée  de  soleil 
embrumait  chaudement  la  perspective,  et  la  lumière  tra- 
versait les  carreaux  se  préseniant  de  face  sur  les  maisons 
de  profil.  Vous  imagineriez  difficilement  les  tons  riches, 
précieux,  étranges  que  prenaient  ces  verres  placés  les  uns 
derrière  les  aulres  sous  le  rayon  dardé  obliquement  du 
bout  de  la  rue.  Ces  fenêtres  d'intérieurs  mystérieux,  à  vi- 
tres vertes  et  bouillonnées,  où  Reiubi  andt  aime  à  loger  ses 
alchimistes,  n'en  offren!  pas  de  plus  chauds,  de  plus  trans- 
parents, de  plus  splendides  sous  lenr  glacis  de  bitume 

Quand  les  fenêtres  sont  fermées,  cet  effet  bizarre  disparaît 
naturellement  ;  mais  il  reste  toujours  les  enseignes  et  les 
écrileaux  qui  forcent  l'attention  du  passant  par  leurs  sym- 
boles ou  leurs  lettres  détachées  du  mur  et  envahissant  la 
voie  publique.  Une  voirie  sévère  interdirait  sans  doute  ces 
projections  hors  de  l'alignement  ;  mais  toutes  ces  siillies 
rompent  les  lignes,  amusent  l'œil  et  varient  les  piosp  cts 
par  des  angU^s  inattendus.  Tantôt  c'est  un  panonceau  en 
verres  de  couleur  où  le  soleil  enchâs-e  des  rubis,  des 
topazes  et  des  émeraudes,  et  qui  annitnce  une  boutique 
d'opticien  ou  de  confiseur;  tantôt,  suspendu  à  un  grand 


16  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

parafe  de  serrurerie,  un  lion  tenant  dans  une  griiie  un 
compas  et  dans  l'autre  un  maillet,  emblème  de  quelque 
gilde  de  tonneliers  ;  d'autres  fois,  ce  sont  les  palettes  de 
cuivre  d'un  barbier,  reluisantes  à  faire  paraître  vert-de- 
grisé  le  fameux  armet  de  Membrin,  les  planchettes  où  sont 
peints  des  huîtres,  des  écrevisses,  des  harengs,  des  soles 
et  autres  fruits  de  mer  désignant  une  poissonnerie,  et 
ainsi  de  suite. 

Quelques  maisons  ont  des  portes  ornementées  avec  co- 
lonnes rustiques,  bossages  vermicides,  frontons  à  échan- 
crure,  cariatides  joufflues,  petits  anges,  petits  amours, 
grosses  chicorées  et  grandes  rocailles,  le  tout  englué  par 
un  badigeon  renouvelé  sans  doute  tous  les  ans. 

Les  marchands  de  tabac  ne  se  comptent  pas  à  Ham- 
bourg. De  trois  pas  en  trois  pas,  vous  apercevez  un  nègre 
nu  jusqu'à  la  ceinture  et  cultivant  la  précieuse  feuille,  ou 
un  Grand  Seigneur  costumé  en  turc  de  carnaval,  qui 
fume  une  pipe  colossale.  Des  caisses  de  cigares  forment 
les  motifs  d'ornementation  de  la  devanture,  avec  leurs 
vigneties  et  leurs  inscriptions  plus  ou  moins  fallacieuses, 
dsposéesd.ms  une  certaine  symétrie.  11  doit  rester  bien  peu 
de  tabac  à  la  Havane,  s'il  faut  ajouter  foi  à  ces  étalages,  si 
riches  en  provenances  célèbres. 

Comme  nous  l'avons  dit,  il  était  de  bonne  heure.  Leî 
servantes,  agenouillées  sur  les  marches  des  perrons  ou 
debout  sur  le  rebord  des  fenêtres,  procédaient  au  grand 
nettoyage  du  samedi.  Malgré  l'air  assez  vif,  elles  étalaient 
des  bras  robustes  nus  jusqu'à  l'épaule,  hâlés,  rougis  et 
fouettés  de  ce  vermillon  qui  étonne  souvent  chez  Rubens  et 
s'explique  par  les  morsures  de  la  bise  jointe  à  l'action  de 
l'eau  sur  ces  chairs  blondes;  de  jeunes  fillettes  de  la  pe- 
tite bourgeoisie,  coiffées  en  cheveux,  décolletées  et  les 
bras  découverts,  sortaient  pour  aller  aux  provisions  ;  nous 
tremblions  dans  notre  paletot  de  1  s  voir  si  légèrement 
vêtues.  Chose  bizarre,  les  femmes  du  Nord  échancrent 
leurs  robes,  vont  les  bras  et  la  tète  nus,  tandis  que  les 
femmes  du  Midi  se  couvrent  de  vestes,  de  haïcks,  de  pe- 
lisses et  de  vêlements  chauds. 


HAMBOURG.  17 

Pour  iTiellre  notre  joie  au  comble,  le  costume,  que  le 
voyageur  est  obligé  d'aller  chercher  si  loin  aujourd'hui 
sans  le  trouver  toujours,  se  produisit  naïvement  à  nos 
yeux  dans  les  rues  de  Humbourg  en  la  personne  de  lai- 
tières ayant  quelque  rapport  avec  les  porteuses  d'eau  ty- 
roliennes de  Venise.  Leur  costume  consiste  en  une  jupe 
bridant  sur  les  hanches  et  plissée  à  très-petits  plis  main- 
tenus par  des  fils  transversaux,  de  manière  à  ne  s'évaser 
qu'au-dessous  des  reins,  et  en  une  veste  de  drap  vert  noir 
ou  bleu,  boutoimée  aux  poignets.  Tantôt  la  jupe  est  rayée 
en  long,  tantôt  elle  porte  en  travers  une  large  bande  de 
drap  ou  de  velours,  des  bas  bleus  que  le  jupon  assez 
court  laisse  paraître,  des  galoches  à  semelles  de  bois 
complètent  ce  vêtement  qui  ne  manque  pas  de  caractère; 
mais  la  coiffure,  surtout,  est  singulière  :  sur  les  cheveux, 
que  rassemble  à  la  nuque  un  nœud  de  ruban,  pareil  à  un 
grand  papillon  noir,  pose  un  chapeau  de  paille  en  forme 
d'assiette  creuse  renversée,  et  découpé  au  foad  de  ma- 
nière à  permettre  d'y  placer  en  équilibre  une  cruche  ou 
un  fardeau  quelconque. 

La  plupart  de  ces  laitières  sont  jeunes,  et  leur  costunr.e 
les  fait  pai  aître  presque  toutes  jolies.  Elles  portent  leur 
lait  d'une  façon  assez  originale.  Une  sorte  de  joug  échan- 
cré  à  la  place  du  col,  évidé  en  dessous,  pour  emboîter  les 
épaules  comme  un  moule,  et  peint  en  rouge  vif,  suspend 
deux  seaux  de  même  couleur  et  se  faisant  conlre-poids 
de  chaque  côté  de  la  porteuse,  qui  marche  alerte  et  drote 
entre  son  double  fardeau.  11  n'y  a  pas  de  meilleure  orthopé- 
die que  cette  manière  de  transporter  les  choses  pesantes  ; 
ces  laitières  ont  une  aisance,  une  sûreté  et  un  aplomb  ad- 
mirables.' 

En  continuant  notre  route  au  hasard,  nous  arrivâmes  à 
)a  partie  maritime  de  la  ville,  où  des  canaux  remplacent 
les  rues.  La  marée  élait  basse  encore,  et  les  barques 
gisaient  échouées  sur  la  vase,  montrant  leurs  coques  et 
prenant  des  attitudes  penchées  à  réjuuir  un  peintre  d'a- 
quarelles. Bientôt  le  flot  monta  et  tout  se  mit  en  mouve- 
ment. —  Nous  indiquons  Hambourg  aux  artistes  qui  mar- 


18  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

chent  sur  les  traces  de  Canalelto,  de  Giiardi  et  de  Joyant; 
ils  y  trouveront  à  chaque  pas  des  motifs  aussi  pittoresques 
et  plus  neufs  que  ceux  qu'ils  vont  chercher  à  Venise. 

Cette  forêt  de  mâts  couleur  saumon,  avec  leurs  mille 
cordages  et  leurs  voiles  tannées  qui  sèchent  au  soleil,  ces 
poupes  goudronnées  à  bordage  vei  t-ponmie,  ces  vergues, 
ces  antennes  éborgnanl  les  fenêtres,  ces  grues  recouvertes 
d'un  toit  de  planches,  conloiirné  comme  celui  d'une  pa- 
gode, ces  poulies  prenant  les  fardeaux  sur  les  barbues 
pour  les  déposer  dans  les  maisons,  ces  ponts  qui  s'ouvrent 
pour  donner  passage  aux  navires,  ces  touffes  d'arbres,  ces 
pignons  que  surmontent  çà  et  là  des  flèches  ou  des  dômes 
d'église,  tout  cela  baigné  de  fumée,  traversé  de  rayons, 
piqué  de  paillettes,  bleuté  de  fuites  vaporeuses,  repoussé 
par  des  premiers  plans  vigoureux,  produit  des  effets  pleins 
de  ragoût  et  d'une  nouveauté  piquante.  Un  clocher  recou- 
vert de  lames  en  cuivre  s'élançanl  de  ce  fouillis  d'agrès  et 
de  maisons  nous  rappehiit,  par  sa  bizarre  teinte  verte,  la 
tour  de  Galafa  à  Constantinople. 

Notons  au  h  isard  quelques  particularités  :  les  charrettes, 
composées  d'une  planche  el  de  deux  ridelles  évasées,  sont 
conduites  à  la  Daumont  quand  elles  sont  attelées  de  deux 
chevaux.  Le  conducteur  botté  monte  une  de  ses  bêtos  au 
lieu  de  marcher  à  côté  d'elle,  comme  chez  nous.  Quand  la 
charrette  n'a  qu'un  cheval,  le  conducteur  mène  débouta 
l'américaine  :  1  élroitesse  des  rues,  la  nécessité  d'attendre 
que  les  ponts  ouverts  pour  le  passage  des  bateaux  soient 
remis  en  place,  occasionnent  de  nombieux  encombre- 
ments, auxquels  le  flegme  des  bipèdes  et  des  quadi  upèdes 
ôte  tout  dan.;er.  Les  facteurs  de  la  poste,  vêtus  de  lioup- 
pelandcs  rciugos  déforme  antique,  préoccupent  l'élrangi-r 
par  liMir  aspect  excentrique.  Il  est  si  rare  de  voir  du  rouge 
dans  notre  civilisation  moderne,  amie  des  teintes  neuli  es, 
et  qui  semble  avoir  pour  idéal  de  rendre  impossible  le 
métier  de  peintre  ! 

Dans  le  marché  que  nous  traversâmes,  prédominaient 
les  légumi's  verts  et  les  fruits  verts.  Comme  on  l'a  dit,  les 
ponniu>s  cuites  sont  les  seuls  fruits  mûrs  des  pays  lioids. 


UAMBOURG.  19 

En  revanche,  les  fleurs  abondaient  ;  il  y  en  avait  plein  des 
brouettes,  plein  des  corbeilles,  très-fraîches,  frès-écla- 
tantes,  très-parfumées.  Parmi  Jes  paysans  qui  vendaient 
ces  diverses  denrées,  nous  en  remarquâmes  quelques-uns 
en  veste  ronde  et  en  culotle  courte.  Us  viennent,  ainsi  que 
les  laitières,  d'une  des  iles  de  l'Ellie  où  se  conservent 
les  vieilles  coutumes  et  dont  les  habitants  ne  se  marient 
qu'entre  eux. 

Près  de  ce  marché,  nous  vîm  s  un  omnibus  couleur  de 
chair,  destiné  à  faire  le  traj  t  de  Hambourg  à  Altona  et 
réciproquement.  Sa  construction  diffère  de  celle  de  nos 
omniljus.  Le  devant  est  une  sorte  de  coupé  garni  d'un 
raantelet  vitré  qui  se  rabat,  préservant  les  voyageurs  du 
vent  et  de  la  pluie,  sans  leur  ôter  la  vue  du  parcours;  le 
corps  de  la  voiture,  percé  de  fenêtres,  est  occupé  par  deux 
banquettes  latérales,  et,  à  la  [lartic  postérieure,  un  pro- 
longement des  côtés  et  de  l'impériale  abrite  le  conducteur 
et  permet  de  monter  ou  de  descendre  à  couvert.  Voilà  de 
belles  observations,  allez-vous  dit  e.  Apprenez-nous  plutôt 
à  combien  de  tonneaux  se  monte  le  mouvement  du  port, 
en  quelle  année  Hambourg  fut  fondé,  combien  d'âmes  il 
renferme.  Nous  n'en  savons  absolument  rien,  et  le  pre- 
mier guide  du  voyageur  vous  l'apprendra  ;  mais,  sans 
nous,  vous  ignoreriez  à  jamais  qu'il  existe  dans  cette 
bomie  ville  hanséatique  des  omnibus  couleur  de  chair. 

Puisque  nous  en  sommes  aux  singularités  de  Hambourg, 
n'oublions  pas  de  noter  qu'on  voit  sur  certaines  boutiques 
l'inscription  suivante  :  Magasin  de  galanterie,  Grand  as- 
sortiment de  délicatesses.  Eh  quoi  !  ujus  d  sions-nous  tout 
intrigué,  la  galanterie  est  à  Hambourg  une  marchandise, 
la  délicatesse  se  vend  sur  le  comptoir!  Est-ce  au  [loids  ou 
au  mètre,  en  boîtes  ou  en  bouteilles?  Il  faut  avoir  vrai- 
ment l'esprit  bien  mercantile  pour  débiter  de  pareils  ar- 
ticles. —  Un  examen  plus  approfondi  nous  fit  voir  que  les 
boutiques  de  galanterie  étaient  tout  bonnement  des  maga- 
sins de  nouveautés  et  de  brimborions  à  garnir  les  étagè- 
res, et  les  boutiques  de  délicatesses,  des  magasins  de  co- 
ineslibies. 


20  VOYAGE  E>'  RUSSIE. 

Tout  en  parcourant  les  rues,  une  idée  nous  préoccu- 
pait. Rabelais  parle  souvent  des  boutargues  et  du  bœuf 
fumé  de  Hambourg,  qu'il  loue  comme  de  merveilleux 
éperons  à  boire,  et  nous  nous  figurions  en  voir  des  mon- 
tagnes amoncelées  aux  devantures  des  charcuteries.  Il  n'y 
a  1  as  plus  de  bœuf  fumé  de  Hambourg  à  Hambourg,  que 
de  choux  de  Bruxelles  à  Bruxelles,  que  de  fromage  parme- 
san à  Parme,  que  d  huîtres  d'Ostende  à  Obtende.  Peut-être 
en  trouverait-on  cliez  Wilkens,  le  Véry  de  l'endroit,  où 
l'on  peut  demander  du  potage  aux  nids  d'hirondelles  sa- 
langfiues,  du  mockle-turtle  où  la  tète  de  veau  n'entre  pour 
rien,  du  kari  à  l'indienne,  des  pieds  d'éléphant  à  la  pou- 
lette, du  jambon  d'ours,  delà  bosse  de  bison,  des  sterlets 
du  Volga,  du  gingembre  de  la  Chine,  des  conserves  de 
rose  et  autres  friandises  cosmopo'ites.  —  Les  ports  de  mer 
ont  cela  do  bon  qu'on  ne  s'y  étonne  de  rien;  c'est  le  sé- 
jour que  devraient  choisir  les  excentriques,  — si  les  ex- 
centriques n'aimaient  pas  à  être  romarqués. 

A  mesure  qne  l'heure  avançait,  la  foule  devenait  plus 
nombreuse,  et  les  femmes  y  étaient  en  majorité.  Elles 
semblent  jouir  à  Hambourg  d  une  grande  liberté.  De  trés- 
jeunes  filles  vont  et  viennent  seules  sans  qu'on  y  prenne 
gaide,  et,  chose  remarquable,  les  enfants  se  rendent  d'eux- 
mêmes  à  l'école,  leur  petit  panier  sous  le  bras  et  leur 
ardoise  à  la  main  ;  chez  nous,  livrés  à  leur  propre  ar- 
bitre, ils  iraient  jouer  au  bouchon,  à  la  marelle  ou  aux 
barres. 

Les  chiens  sont  muselés  à  Hambourg  touti  la  semaine, 
excepté  le  dimanche,  où  ils  peuvent  mordre  à  gueule  que 
veux-tu.  Hïi  payent  l'impôt  et  srmblcnt  estimés;  mais  les 
chats  ont  l'air  triste  et  incompris.  Picconnaissant  en  nous 
uii  ami,  ils  nous  jetaient  di^s  re<:ards  pleins  de  mélanco- 
lie, el  nous  disaient  dans  leur  langage  félin,  dont  ui:e  lon- 
gue habitude  nous  a  donné  la  clci  :  «  Ces  |ihilistins,  oc- 
cupés de  gagner  de  l'argent,  nous  méprisent,  et  pourtant 
nous  avons  des  prunelles  jaunes  comme  des  louis.  Ils  nous 
croient,  en  imljociles  qu'ils  sont,  bons  seulement  à  pren- 
dre d(!s  rats,  nous  les  sages,  nous  les  rêveurs,  nous  les 


nAMDOURG.  21 

indépendants,  qui  filons  notre  rouet  mystérieux  en  dor- 
mant sur  la  manche  du  prophète.  Passe,  nous  le  permet- 
tons, ta  main  sur  noire  dos  plein  d'étincelles  électriques, 
et  dis  a  Charles  Baudelaire  qu'il  déplore  nos  douleurs  dans 
un  beau  .«onnet.  9 


îî! 


SCHLESWIG 


La  ville  d'Altona  où  se  rend  cet  omnibus  couleur  de  chair 
que  nous  avons  décrit,  commence  par  une  immense  rue  à 
larges  contre-allées  bordées  de  petits  théâtres  et  de  spec- 
tacles forains,  qui  rappelle  assez  le  boulevard  du  Temple 
à  Paris,  souvenir  bizarresiir  la  frontière  des  États  d'ilam- 
lel,  prince  de  Danemark  !  11  est  vrai  qu'IIamlet  aimait  les 
comédiens  et  leur  donnait  des  conseils  comme  un  feuil- 
letoniste. 

Au  bout  du  faubourg  d'Altona  s'élève  la  gare  dn  chemin 
de  fer  qui  conduit  à  Schleswig  où  nous  avions  affaire. 

Affaire  à  Schleswig!  —  Oui  —  qu'y  a-l-il  là  d'éton- 
nant? Nous  avions  promis,  si  jamais  nous  passions  par  le 
Danemark,  de  rendte  visite  à  une  belle  châtelaine  de  nos 
amies,  et  nous  devions  trouver  à  Schleswig  les  rensei- 
gnements nécessaires  pour  arriver  à  L**',  qui  n'en  est 
éloigné  que  de  quelques  heures  de  poste. 

Nous  voilà  doncmonVé  en  wagon  un  peu  au  hasard,  ayant 
eu  beaucoup  de  peine  à  faire  comprendre  au  distributeui' 
de  billets  l'endroit  où  nous  nous  proposions  d'aller,  car 
ici  l'allemand  se  complique  du  danois.  Heureusement  nos 
compagnons  de  route,  jeunes  gens  fort  distingués,  vin- 
rent à  notre  secours  avec  un  français  ludesque  a>sez  sem- 
blable à  celui  dont  Balzac  se  sert  dans  la  Comédie  hu- 


SCHLESWirr.  23 

maine  pour  taire  parler  Schmucke  et  le  baron  de  Niicin- 
gen,  mais  qui  n'en  résonna  pas  moins  à  nos  oreilles  comme 
une  musique  délicieuse.  Ils  voulurent  bien  nous  servir  de 
drogmans.  Quand  on  est  en  pays  étranger,  réduit  à  l'état 
de  sourd-muet,  on  ne  peut  s'empêcher  de  maudire  celui 
qui  eut  l'idée  d'élever  la  tour  de  Babel  et  amena  par  son 
orgueil  la  confusion  des  langues.  Sérieusement,  aujour- 
d'hui que  le  genre  humain  circule  comme  un  sang  géné- 
reux par  le  réseau  artériel,  veineux  et  capillaire  des  voies 
ferrées  dans  toutes  les  régions  du  globe,  un  congrès  de 
peuples  devrait  s'assembler  et  décider  l'adoption  d'un 
idiome  commun,  —  le  français  ou  l'anglais,  —  qui  serait, 
comme  le  latin  au  moyen  âge,  la  langue  générale,  univer- 
selle, humaine  pour  ainsi  dire  :  on  l'apprendrait  forcé- 
ment aux  écoles  et  dans  les  collèges  ;  chaque  nation,  bien 
entendu,  conserverait  sa  langue  maternelle  et  particulière. 
Mais  laissons  là  ce  rêve  qui  s'accomplira  de  lui-même 
dans  un  avenir  prochain  par  un  de  ces  moyens  que  la  né- 
cessité seule  sait  inventer,  et,  en  at'endant  qu'il  s'accom- 
plisse, félicitons-nous  de  ce  que  la  noble  langue  de  notre 
patrie  soit  parlée  ou  tout  au  moins  bégayée,  en  quelque 
endi  oit  qu'on  se  trouve,  par  quiconque  se  pique  d'être 
bien  élevé,  instruit  et  intelligent. 

La  nuit  arrive  vite,  au  bout  de  ces  courtes  journées 
d'automne,  plus  brèves  encore  ici  qu'en  France,  et  le 
paysage,  assez  plat  du  reste,  disparaît  bientôt  dans  ces 
vagues  pénombres  qui  changent  la  forme  et  le  caractère 
des  objets.  Nous  aurions  tout  aussi  bien  fait  de  dormir, 
mais  nous  sommes  un  voyageur  plein  de  conscience,  et, 
de  temps  à  autre,  nous  passions  la  tète  à  la  portière,  pour 
tâcher  de  démêler  çà  et  là  quelque  aspect,  à  la  lueur 
grise  de  la  lune  qui  se  levait.  —  Fatale  imprudence  !  nous 
n'avions  pas  assuré  les  jugulaires  de  notre  casquette,  et 
le  vent  assez  frais,  augmenté  par  la  rapidité  du  convoi 
filant  à  toute  vapeur,  i.ous  la  cueillit  avec  une  dextérité 
digne  de  Robert  Iloudin  ou  de  Macaluso,  le  prestidigitateur 
sicilien.  i\ous  vîmes  un  instant  son  disque  noir  tournoyer 
comme  un  astre  dèsorbilé;  an  bout  de  quelques  secondes. 


H  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

ce  n'était  plus  qu'un  point  dans  l'espace,  et  nous  restâmes 
décoiffés,  faisant  une  mine  assez  piteuse. 

Un  jeune  homme,  placé  en  face  de  nous,  se  mit  douce- 
ment à  rire,  puis,  reprenant  son  sérieux,  il  ouvrit  son  sac 
de  nuit  et  en  lira  une  petite  casquette  d'étudiant,  qu'il 
nous  tendit,  en  nous  priant  de  l'accepter.  Ce  n'était  pas 
le  moment  de  faire  des  façons,  nous  ne  pouvions  arrêter 
le  train  pour  nous  procurer  une  autre  coiffure,  et  d'ailleurs 
le  paysage  ne  paraissait  pas  émaillé  de  chapeliers.  Après 
avoir  remercié  de  notre  mieux  l'obligeant  voyageur,  nous 
posâmes  sur  notre  crâne,  en  ayant  bien  soin,  cette  fois, 
d'assurer  la  mentonnière,  l'étroite  casquette,  qui  nous 
donna  l'air  d'une  maison  moussue  d'Heidelberg  ou  d  léna 
de  trentième  année  pour  le  moins.  Cet  incident  pathético- 
bouffon  fut  le  seul  qui  signala  notre  trajet  et  nous  fit  bien 
augurer  de  l'hospitalité  du  pays. 

A  Schleswig,  le  railway,  qu'on  doit  continuer,  dépasse 
un  peu  la  ttation,  et  s'arrête  au  milieu  d'un  champ, 
comme  la  dernière  ligne  d'une  lettre  brusquement  inter- 
rompue ;  cela  fait  un  singulier  effet . 

Un  omnibus  nous  prit  avec  nos  malles,  et  dans  l'idée 
qu'il  nous  conduirait  fatalement  quelque  part,  nous  nous 
laissâmes  emballer  de  confiance.  L'uranibus  intelligent 
nous  déposa  devant  le  meilleur  hôlel  de  la  ville,  et  là, 
comme  disent  les  journaux  de  circumnavigation,  «  nous 
prîmes  langue  avec  les  naturels.  ï'  Parmi  eux  se  trouvait 
un  garçon  qui  parlait  français  d'une  façon  suffisamment 
transparente  pour  que  nous  pussions  entrevoir  son  idée, 
et  qui,  chose  plus  rare,  comprenait  même  quelquefois  ce 
que  nous  lui  disions. 

Notre  nom  éci  it  sur  le  registre  des  voyageurs  fut  un  trait 
de  lumière!  On  avait  prévenu  l'hôtesse  de  notre  arrivée,  et 
l'on  devait  venir  nous  prendre  dès  que  l'avis  de  notre  ap- 
pât ition  serait  donné;  mais  comme  il  était  tard,  nousat- 
tcndlmis  au  lendemain.  L'on  nous  servit  à  souper  un  chaul- 
froid  de  perdreaux,  sans  sucre  candi  ni  confiture,  et  nous 
couchâmes  sur  le  canapé,  n'espérant  pas  dormir  entre  les 
deuxédredons  qui  comp;isent  les  lits  allemands  et  danois. 


SCHLESWIG.  25 

Le  messager  qu'on  avait  envoyé  la  veille  ne  revint 
qu'assez  tard  dans  la  journée,  la  course  de  Schleswig  à 
]/**  étant  de  neuf  lieues,  ce  qui  fait  dix-huit  en  comptant 
le  retour.  11  rapp  riait  des  nouvelles  assez  coniradictoires: 
la  maîtresse  du  château  était  à  Kiehl  ou  à  Eckernfœrde, 
ou  bien  à  Hambourg,  si  ce  n'est  en  Angleterre.  Il  est 
triste  de  faire  une  visite  en  Danemark  et  de  laisser  une 
carte  cornée  en  t  isnnt  :  Je  ne  repasserai  pas. 

Un  triple  avis  télégraphique  fut  expédié  aux  trois  en- 
droits, et,  en  attendant  la  réponse,  nous  parcourûmes 
Schleswig,  qui  a  une  physionomie  toute  particulière.  La 
ville  se  déploie  en  longueur  de  chaque  côté  d'une  grande 
rue  où  les  autres  ruelles  viennent  s'attacher  comme  les 
menues  arêtes  à  l'aréle  dorsale  d'un  poisson.  Là  se  trou- 
vent les  belles  maisons  modernes;  comme  toujours,  elles 
n'ont  pas  le  moindre  caractère,  mais  les  logis  modestes 
portent  un  cachet  tout  local  ;  ils  se  composent  d'un  rez- 
de-chaussée  très-bas,  sept  ou  huit  pieds  de  haut  environ, 
sur  lequel  s'abat  un  grand  toit  de  tuiles  rouges  can- 
nelées. Des  fenêtres  en  largeur  occupent  toute  la  devan 
ture;  derrière  ces  fenêtres,  s'épanouissent  dans  des  pots 
de  porcelaine,  de  faïence,  ou  de  terre  vernie,  toutes  moites 
de  fleurs  :  géraniums,  verveines,  fuchsias,  plantes  grasses, 
et  cela  sans  aucune  exception.  La  plus  pauvre  maison  est 
fleurie  comme  les  autres.  A  l'abri  de  cette  espèce  de  ja- 
lousie parfumée,  les  femmes  se  tiennent  trav;iillanl  à 
quelque  tricot  ou  à  quelque  couture  et  regardant  du  coin 
de  l'œil  dans  l'espion  réflect»  ur  les  rares  passants  dont 
les  bottes  résonnent  lur  le  pavé.  La  culture  des  fleuis  est 
une  des  passions  du  Nord  ;  au  pays  oîi  elles  viennent  na- 
turellement on  n'en  fait  aucun  cas. 

L'église  de  Schleswig  nous  réservait  une  surprise.  Les 
églises  protes'antes  sont  en  général  peu  intéie^sanles  au 
point  fie  vue  de  l'art,  à  moins  que  le  culte  réformé  ne 
soit  installé  dan-^  un  sanctuaire  catholique  détourné  de  sa 
destination  primitive.  On  n'y  rencontre  ordinairement 
que  des  nefs  badigeonnées,  des  murailles  blanchies  à  la 
chaux  sans  aucune  peinture,  sans  aucun  bas -relief,  et  des 

3 


26  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

files  de  bancs  de  chêne  bien  luisants  et  bien  polis.  C'est 
propre,  confortable,  mais  ce  n'est  pas  beau.  L'église  de 
Schleswig  renferme  un  chef-d'œuvre  d'un  grand  artiste 
inconnu,  un  tryptique-retable  en  bois  sculpté  représen- 
tant dans  une  série  de  bas-reliefs,  séparés  par  de  fmes  ar- 
chitectures, les  diverses  scènes  du  drame  de  la  Passion. 

Cet  artiste,  digne  d'être  placé  parmi  les  Miciiel  Co- 
luml),  les  Pierre  Vischer,  les  Vontanez,  los  Cornejo  Duque, 
les  lierru'iuete,  les  Verbruggen  et  autres  maîtres  du  ci- 
seau, s'appelle  Bruggemann  —  un  nom  qui  n'est  pas  sou- 
vent prononcé  et  qui  mériterait  de  l'être.  A  ce  propos, 
avez-vous  rem;irqué  combien  les  sculptt  urs  à  talent  égal 
et  souvent  supérieur  étaient  moins  connus  que  les  pein- 
tres ?  Leurs  œuvres  pesantes,  liées  à  des  monuments,  ne 
se  déplacent  pas,  ne  sont  pas  l'objet  d'un  commerce,  et 
leur  beauté  sévère,  dénuée  des  séductions  de  la  couleur, 
n'altire  pas  l'attention  de  la  foule. 

Autour  de  l'éj^lise  régnent  des  chapelles  sépulcrales 
d'une  assez  grande  fai)tai>ie  funéraire  et  d'un  bel  effet  dé- 
coratif. Une  salie  voûtée  contient  les  tombeaux  des  an- 
ciens ducs  de  Schleswig,  lames  massives,  blasonnées 
darmoiiies,  historiées  d'inscriptions  qui  ne  manquent 
pas  de  caractère. 

Dans  les  environs  de  Schleswig  s'étendent  d'assez  vastes 
étangs  salins  communiquant  avec  la  mer.  Nous  arpentions 
lacliaussée,  remarquant  les  jeux  de  lumière  et  les  moires 
gaufrées  par  le  vent  sur  ces  eaux  de  couleur  grise  ;  quel- 
quefois nous  poussions  notre  promenade  jusqu'au  châleau 
métamorphosé  en  caserne  el  au  jardin  public,  espèce  de 
Saint-Cloud  en  miniature,  orné  de  sa  cascade  en  escalier 
avec  dauphins  et  autres  monstres  atiuatiques  ne  Sdufllant 
aucun  liquide.  Quelle  sinécure  que  celle  de  Triton  dans 
un  bassin  genre  Louis  XIV  !  —  Nous  n'en  demanderions  pas 
d'autre.  Ennuyé  d'attendre  les  réponses  qui  tardaient,  et 
ayant  épuisé  les  divertissements  de  Schleswig,  nous 
finies  atteler  une  chaise  de  poste  et  nous  voici  en  route 
pour  L*". 

Nous  roulâmes  longtemps,  apercevant  à  droite  et  à  gau- 


SCIILESWIG.  27 

che  des  nappes  d'eau  ou  lagunes  assez  considérables,  sur 
un  chemin  bordé  de  sorbiers  dont  les  baies  rouge-vii  ré- 
jouissaient l'œil  par  des  tons  enflammés  qu'avivaient  les 
rayons  du  soleil  à  son  déclin.  Rien  n'était  joli  comme 
cette  ailée  d'arbres  à  ombelles  carminées  ;  on  aurait  dit 
une  avenue  de  corail  conduisant  au  château  de  madré- 
pores d'une  Ondine. 

Des  bouleaux,  des  frênes,  des  pins  succédèrent  aux  sor- 
biers, et  nous  atteignîmes  la  maison  de  poste  oii  l'on  ne 
relaya  pas,  mais  où  l'on  donna  l'avoine  aux  chevaux, 
tandis  que  nous-mêmes  nous  prenions  une  chope  de  bière 
en  fumant  un  cigare  dans  une  chambre  à  plafond  bas,  à 
fenêtres  transversales,  où  des  servantes  se  tenaient  debout 
devant  des  postillons  tirant  des  bouffées  de  leur  pipe  en 
porcelaine,  avec  des  altitudes  et  des  reflets  de  lumière 
à  inspirer  Os!  ade  ou  Meissonier. 

Pendant  tout  cela  le  crépuscule  était  venu,  puis  la  nuit, 
si  l'on  peut  appeler  nuit  un  clair  de  lune  splendide  ;  la 
route,  plus  longue  que  nous  ne  l'avions  pensé  d'abord, 
s'allongeait,  en  outre,  de  notre  impatience  d'arriver,  et 
les  chevaux  continuaient  leur  petit  trot  pacifique  amica- 
lement caressés  sur  la  croupe  par  un  postillon  plein  de 
flegme. 

A  chaque  groupe  de  maisons,  dont  les  lumières  bril- 
laient comme  des  yeux  à  travers  les  déchiquetures  des 
feuillages,  nous  nous  penchions  pour  voir  si  nous  appo- 
chions  du  but,  car  nous  possédions  sur  une  carte  de  visite, 
gravée  en  taille-douce,  la  vignette  du  château  où  nous 
étions  invité  depuis  longtemps  à  passer  quelques  jours; 
mais  le  terme  du  voyage  recula  t,  et  le  postillon,  qui  ne 
semblait  plus  très-sûr  de  sa  route,  échangeait  deux  ou 
trois  mots  avec  les  -paysans  qu'il  rencontrait  ou  que  le 
bruit  des  roues  attirait  sur  leur  porte. 

Le  chemin,  du  reste,  était  mignifique,  tantôt  ombragé 
de  grands  arbres  ayant  encore  toutes  leurs  feuilles,  tantôt 
côtoyé  de  haies  vives,  que  la  lune  criblait  de  ses  mille 
flèches  d'argent,  et  dont  les  ombres  dessinaient  sur  le 
sable  les  découpures  les  plus  bizarres.  Quand  les  feuil- 


28  VOYAGE  ES  RUSSIE. 

lages,  en  s'écartant,  laissaient  voir  le  ciel,  on  apercevait 
la  comète  de  Donati,  flamboyante,  échevelée,  embrouillant 
les  étoiles  dans  les  crins  d'or  de  sa  queue.  Nous  l'avions 
vue  à  Paris,  quelques  jours  auparavant,  si  faible,  si  vague, 
si  douteuse  !  En  une  semaine,  elle  avait  grandi  de  façon 
i  effrayer  une  époque  plus  superslilieuse  que  la  nôtre. 

Dans  cette  lueur  vague  et  bleue  coupée  d'ombres  pro- 
fondes où  les  chevaux  n'entraient  qu'eu  frissonnant,  tout 
prenait  des  aspects  étranges  et  fantastiques.  La  roule,  sui- 
vant les  ondulations  du  terrain,  montait  et  descendait;  les 
haies  ou  les  arbres  nous  déiobaient  la  vue  de  l'horizon,  et 
nous  étions  tout  à  fait  dé^oiienté.  Un  mora  nt  nous  crû- 
mes être  au  bout  de  notre  course.  Vne  habitation  de  belle 
apparence,  argen  ée  d'un  rayon,  se  détachait  sur  un  fond 
de  verdure  sombre,  et  envoyait  son  reflet  tremblotant  dans 
une  pièce  d'eau;  cela  répondait  assez  au  signalement  de 
L***,  mais  le  postillon  passa  outre. 

Bientôt  la  voiture  s'engagea  dans  une  allée  d'arbres  sé- 
culaireij  qui  sentait  son  avenue  de  château.  Sur  la  gau- 
che, des  eaux  miroitaient,  des  bâtiments  considérables 
s'ébauchaient  à  travers  les  branchages,  mais  nous  ne 
pouvio:.s  rien  d  scerner  encore.  Tout  à  coup  la  chaise  de 
|)0ste  tourna,  et  les  roues  résonnèrent  sur  un  pont  tra- 
\ersant  un  large  fossé.  Au  bout  de  ce  pont  s'ouvrait  dans 
une  sorte  de  bastion  une  arcade  basse,  à  laquelle  ne  man- 
quait que  la  herse;  la  porte  franchie,  nous  nous  trouvâ- 
mes dans  une  cour  circulaire  comme  l'intérieur  d'un 
d  )njon,  et  une  seconde  voûte  engloutit  la  voiture  sous 
son  ombre. 

Tout  cela,  entrevu  aux  lueurs  de  la  lune  et  baigné 
d'ombr.s,  avait  un  air  féodal  et  moyen  âge,  une  physio- 
nomie de  forteresse  qui  nous  inquiétait  un  peu.  Le  postil- 
lon, par  hasard,  s'élait-il  trompé  et  nous  avait-il  mené  au 
manoir  d'Harald-H  .rfagar  ou  de  Biorn  aux  yeux  étince- 
lants?  La  chose  tournait  à  la  légende  et  au  fantastique. 

Enfin  nous  débouchâmes  dans  une  immense  place  que 
fermaient  d'un  côté  de  grands  bâtiments,  décrivant  un 
Ijomicycle  allongé,  dont  la  nuit  ne  permetlaii  pas  de  dé- 


SCHLESWIG.  29 

mêler  la  destination,  mais  qui  prenaient  dans  l'obscurité 
un  aspect  a>sez  formidable. 

La  corde  de  cet  arc,  qui  semblait  figurer  le  creux 
d'une  fortification  ronde  au  dehors,  étiit  formée  par  le 
manoir  lui-même,  dont  la  masse  imposante,  entièr(menl 
isolée,  suigissait  d'une  sorte  de  lagune  avec  son  toit  à 
pans  coupés,  et  sa  haute  façade  que  la  lune  gliçait  de  sa 
lumière  bleuâtre,  fais  nt  briller  çà  et  là  quelque  vitre 
comme  une  écaille  de  poisson. 

Quoiqu'il  ne  fût  pas  lard  encore,  tout  paraissait  en- 
dormi dans  le  château.  On  eût  dit  un  de  ces  palais  des 
contes  de  fées,  sous  le  poids  d'un  enchantement,  où  ar- 
rive le  prince  chargé  de  rompre  le  charme. 

Le  postillon  arrêta  ses  chevaux  devant  un  pont  qui 
avait  dû  être  autrefois  un  pont-levis,  et  alors  des  lumières 
apparurent  aux  fenêtres;  la  p  irte  s'enlr'ouvrit,  des  do- 
mestiques s'approchèrent  de  la  chaibe  de  poste,  dirent 
quelques  mots  en  allemand,  et  prirent  nos  malles  en  nous 
regardant  avec  une  surprise  mélangée  de  quelque  dé' 
fiance.  Il  nous  était  impossible  de  l 'ur  adresser  aucum 
question,  el  nous  ignorions  si  véiilablement  nous  étions 
à  L*". 

Le  pont  traversait  un  second  fossé  rempli  d'une  eau 
ègratignée  de  quelque  touches  d'argent  et  aboutissant  à 
un  porlique  flanqué  de  deux  colonnes  de  granit  qui  don- 
nait accès  sous  un  grand  vestibule  dallé  de  marbre  noiï 
el  blanc,  et  revêtu  d'une  boiserie  de  chêne  dont  les  pilas- 
tres avaient  des  chapiteaux  dorés.  Des  massacres  de  cerfs 
étai(  nt  suspendus  aux  murailles,  el  deux  petits  cyribn-  de 
cuivre  poli  pointaient  leurs  gueules  contre  nous.  Ceci 
nous  parut  assez  peu  liospitaiier  —  des  canons  dans  un 
vestibule  au  dix-neuvième  siècle!  On  nous  conduisit  à  un 
salon  meublé  avec  toutes  les  recherches  de  l'ulegance  mo- 
derne. 

Parmi  les  tableaux  qui  l'ornaient  se  trouvait  un  por- 
trait, œuvre  d'un  peintre  célèbre,  représentant  la  maî- 
tresse de  la  maiïOii  en  cuslumc  oriental,  et  que  nous  re- 
connûmes aussilôt.  Nrjs  ne  nous  étions  pa^  Irunipe   Une 


30  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

jeune  institutrice,  descendue  pour  nous  recevoir,  nous 
parlait  d  s  langues  inconnues  et  semblait  assez  alu niée 
de  notre  invasion  nocturne.  Nous  lui  montrâmes  le  por- 
trait en  prononçant  le  nom  du  modèle,  et  nous  lui  don 
nâmes  la  carie  à  vignette.  Toute  défiance  alors  disparut, 
et  une  charmante  petite  fille  d'une  dizaine  années,  qui 
s'était  tenue  jusqu'alors  à  l'écart,  nous  considérant  avec 
cet  œil  noir  et  profond  de  lenlaiice,  s'avança  et  dit  : 
0  Moi,  je  comprends  le  français.  »  Nous  étions  sauvé.  La 
maîtresse  du  lieu,  absent^;  pour  deux,  jours,  devait  reve- 
nir le  lendemain  et  avait  donné  dos  ordres  en  conséquence. 

L'on  nous  servit  à  souper  el  l'on  nous  conduisit  à  notre 
chambre  par  un  escalier  monumental  où  une  maison  de 
Paris  eût  tenu  à  l'aise.  La  servante  plaça  sur  la  table  deux 
flambeaux  ornés  de  ces  bougies  allemandes  longues  comme 
des  cierges  el  se  retira. 

Cette  chambre,  faisant  partie  d'un  appartement  de  trois 
ou  quatre  pièces,  avait  l'air  assez  fantastique  :  sur  la  che- 
miné j,  des  amours  illuminés  de  reflets  rougeàtres  el  res- 
semblant à  des  diablotins  se  (  hauffaient  à  un  brasier  avec 
la  prétention  de  figuier  allégoriijucment  l'hiver;  par  les 
fenêtres.,  malgré  les  bougies,  la  lune  envoyait  des  lueurs 
blafardes  qui  s'allongeaient  bizarremenî.  sur  le  plancher. 

Mù  par  un  sentiment  pareil  à  celui  qui  fait  errer  les 
héroïnes  d'.Anne  R.uUliffe,  une  lampe  à  la  main,  dans  les 
couloirs  dos  châteaux  à  revenante,  nous  poussâmes,  avant 
de  nous  coucher,  une  reconnaissance  autour  de  l'endroit 
où  nous  nous  trouvions. 

Au  fond  de  l'appartement  une  espèce  de  petit  salon, 
orné  d'une  glace,  meublé  d'un  canapé  et  de  fauteuils, 
n'offrait  aucun  recoin  propre  à  loger  des  fantômes.  Les 
gravuies  à  la  manière  noire  de  l'Esmeralda  et  de  la  chèvre 
rassuraient  par  leur  modernité. 

La  pièce  précédant  notre  chambre  était  plus  inquié- 
lanle.  De  vieilles  toiles  rembrunies  en  garnissaient  les 
murs.  Elles  représentaient  des  moloss'^s  formidables  te- 
p'is  en  laisse  par  des  nègres  et  poitant  ieurs  noms  écrits 

côté  d'eux,  comme  les  porlraits  de  chiens  de  Godefroy 


SCIILESWIG.  31 

Jadin.  Toutes  ces  bêtes,  à  la  vacillante  clarté  de  la  bou- 
gie, semblaient  agiter  leur  queue  en  croissant,  ouvrir  et 
refermer  leur  gueule  aux  crocs  d'ivoire  dans  un  aboi 
muet,  et  tendre  avec  force  sur  leur  collier  pour  s'élancer 
sur  nous.  Les  nègres  roulaient  leurs  yeux  blancs,  et  uu 
des  chiens,  nommé  Raghul,  nous  regardait  d'un  air  torve. 

Les  trois  chambres  étaient  enveloppées  par  un  corridor 
se  repliant  sur  lui-même,  et  dont  un  des  murs  formant 
galerie  disparaissait  sous  des  portraits  d'ancêtres  et  de 
personnages  historiques. 

C'étaient  des  hommes  à  mine  farouche,  en  perruque 
in  folio,  avec  des  cuirasses  d'acier  étoilées  de  clous  d'or 
et  traversées  de  larges  ordres,  la  main  appuyée  sur  des 
bâtons  de  commandeur  comme  la  statue  de  pierre  dans 
Don  Juan,  ayant  tous  leur  casque  posé  à  côté  d'eux,  sur 
un  coussin;  de  hautes  et  puissantes  djmes,  en  costumes 
de  différents  régnes,  faisant  des  coquetteries  d'outre- 
tombe  et  des  grâces  passées  de  mode  du  fond  de  h  ur 
cadre.  Il  y  avait  des  douairières  imposantes  et  rechi- 
gnées,  de  jeu  les  femmes  poudrées,  en  grand  habit  de 
cour,  avec  corset  à  échelle  et  vastes  paniers,  étalant  d'am- 
ples jupes  de  damas  rose  ou  saumon  broché  d'argent,  et 
indiquant  d'une  main  négligente  des  couronnes  de  pier- 
reries sur  des  consoles  à  tapis  de  velours. 

Ces  nobles  personnages,  pâlis,  décolorés  par  le  temps, 
prenaient  une  apparence  spectiale  alarmante;  certains 
tons  avaent  résisté  aux  années  plus  que  d'autres,  et  celle 
décomposition  inégale  produisait  les  effets  les  plus  bi- 
zarres :  une  jeune  comtesse,  très-gracieuse  du  resle,  avait 
gardé  dans  sa  pâleur  exsangue  des  lèvres  du  carmin  le 
plus  vif  et  des  prunelles  bleues  d'un  azur  inaltéré;  celte 
bouche  et  ces  yeux  vivants  faisaient  avec  sa  blanclieur  de 
morte  un  (  onlraste  fantasmagorique  peu  rassurant.  Qiiel- 
(juun  semblait  vous  regarder  à  travers  Cette  toile  connue 
à  travers  un  masque. 

Les  poitrails,  aussi  nombreux  que  ceux  montrés  par 
Ruy  Go  nez  de  Silva  au  roi  Charles-Quint  dans  Hernani, 
se  prolongeaient  jusqu'à  l'angle  du  corridor. 


a2  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Parvenu  là,  non  sans  avoir  éprouvé  ce  léger  frisson  que 
cause  même  aux  plus  braves  dans  un  lieu  sombre,  in- 
connu et  silencieux,  l'image  de  ceux  qui  ont  vécu  jadis, 
et  dont  la  fonrie  ainsi  représentée  est  depuis  longtemps 
tombée  en  poussière,  nous  hésitâmes  en  voyant  le  couloir 
se  continuer  indéfiniment  plein  de  mystère  et  d'ombre.  La 
lueur  de  notre  bougie  n'en  atteignait  pas  le  fond  et  pro- 
jetait sur  le  mur  notre  silhouelte  grimaçante  qui  nous 
accompagnait  comme  un  serviteur  noir  parodiant  nos 
gestes  avec  une  bouffonnerie  lugubre. 

Ne  voulant  pas  être  lâche  vis-à-vis  de  nous-même,  nous 
continuâmes  notre  roule.  Arrivé  à  peu  près  au  milieu  du 
corridor,  à  un  endroit  où  une  saillie  de  la  muiaille  pa- 
raissait indiquer  le  passage  d'un  corps  de  cheminée,  un 
soupirail  grillé  altira  notre  attention.  En  approchant  notre 
lumière  de  l'ouverture,  nous  distinguâmes  un  escalier 
tournant  qui  pi  n.;eait  aux  [irofondeurs  de  l'édifice,  et 
continuait  son  ascension,  allant  Dieu  sait  où.  La  teinte  du 
plâtre  autour  de  la  grille  dénotait  que  l'ouverture  avait 
été  pratiquée  bien  après  la  construction  de  l'escalier,  à  la 
découverte  du  secret  sans  doute. 

Décidément  le  château  de  L***  était  machiné  comme  un 
décor  d^Angelo,  tyran  de  Padoue,  et  la  nuit  on  devait  y  en- 
tendre «  des  pas  dans  les  murs.  >» 

Le  cori  idor  se  terminait  par  une  porte  soigneusement 
fermée,  plus  récente  que  le  reste  de  la  bâtisse,  et  si  nous 
avions  su  la  légende  attachée  à  la  chamlne  condamnée 
ainsi,  nous  aurions,  certes,  fait  de  mauvais  rêves.  Heureu 
sèment  nous  l'ignorions;  mais,  crpendant,  ce  ne  fut  pa 
sans  un  léger  sentiment  de  plaisir  que  nous  vîmes,  le  ma- 
tin, la  pure  lumière  du  jour  filtrer  à  travers  les  vitres  el 
les  ston-s. 

Les  fantasmagories  nocturnes  dispaïues,  le  manoir  féodal 
se  munirait  tout  simplement  sous  la  forme  d  un  vieux  châ- 
teau modernisé.  C'était  le  spectre  de  l'ancienne  demeure 
revenant  au  clair  de  lune  que  nous  avions  entrevu  la  veille, 
et  l'effet  ressenti  n'avait  pas  été  tout  à  fait  une  illusion. 
Dans  celte  plantation  de  foi  leres^es,  la  vie  pacifique  de 


SCHLESWIG.  33 

notre  temps  avait  pris  ses  quartiers  sans  en  détruire 
les  lignes  principales,  et  à  travers  l'ombre  l'erreur  était 
permise.  Les  hauts  bâtiments  en  hémicycle,  dignes  dune 
résidence piinciére,  avant  de  servir  d'écuries  et  de  com- 
muns, avaient  dû  être  des  casemates;  l'entrée,  avec  ses 
deux  voûtes  basses,  son  pont-levis  changé  en  pont  et  son 
large  fossé,  semblait  être  capable  encore  de  résister  à  un 
assaut.  Au-dessus  de  la  première  porte,  un  bas-relief 
émoussé  par  le  t»^mps  laissait  deviner  un  Christ  en  croix 
accompagné  des  saintes  femmes,  et  protégeant  deux  lignes 
de  blasons  en  pierre  incrustés  dans  l'épaisse  muraille  de 
briques. 

Le  château,  entouré  d'eau  de  toutes  parts,  élevait  sur 
une  fondation  de  granit  lileuâtre  ses  parois  vermeilles  cou- 
ronnées d'un  (oit  de  tuiles  violettes  et  percées  de  fenêtres 
d'une  proportion  heureuse. 

A  la  façade  opposée,  dans  l'axe  du  vestibule,  un  second 
ponf  enjambait  le  premier  fisse,  et  un  peu  plus  loin, 
quand  on  avait  traversé  le  terre-plein,  un  autre  pont  fai- 
sait franchir  le  deuxi  me  canal,  replié  comme  une  cein- 
ture autour  de  l'habitation. 

Au  delà,  c'était  le  jardin.  De  grand-  aibres  d'une  vieil- 
lesse vigoureuse ,  gardant  encore  toutes  leurs  feuilles 
malgré  l'automne,  et  groupés  avec  art,  formaient  comme 
les  coulisses  de  ce  décor  magnifique.  Une  vaste  pelouse, 
verte  comme  un  gazon  anj;lais,  échancrée  par  des  massifs 
de  géraniums,  de  fuchsias,  de  dahlias,  de  verveines,  de 
chrysmthèmes,  de  roses  du  Bengale  et  autres  Heurs  tar- 
dives, s'étendait,  veloutée  à  l'œil,  jusqu'à  une  charmille 
où  s'ouvrait  une  longue  allée  de  tilleuls  aboutissant  à  un 
saut  de  loup  et  formant  percée,  sur  de  gras  pâturages  ta- 
chetés de  bestiaux. 

Une  boule  de  métal  bruni,  posée  sur  une  co'onne  tron- 
quée, résumait  cette  perspective  en  lui  donnant  un  ton  de 
paillon  vert.  C'est  une  mode  allemande  dont  il  ne  faut  pas 
accuser  le  goût  de  la  châtelaine.  Une  pareille  boule  est 
placée  dans  la  cour  du  château  d'Ileidelberg. 

Sur  la  droite,  un  pavillon  rustique,  tout  festonné  de 


54  VOYAGE  EN   RUSSIE, 

clématites  et  d'aristoloches,  vous  offrait  ses  canapés  et  ses 
fauteuils  faits  de  branches  noueuses  ou  curieusement  dif- 
/>rnit,5,  et  une  suite  de  serres  soulevaient  leurs  panneaux 
vitrés  aux  tièdes  rayons  du  midi,  (les  serres,  de  différentes 
températures,  communiquaient  entre  elles.  Dans  l'une,  des 
orangers,  des  limons,  des  cédrats,  tout  chargés  de  fruits 
à  divers  degrés  de  maturité,  avaient  l'air  de  se  croire  sur 
leur  terre  na'ale  et  de  ne  pas  regretter,  comme  la  frileuse 
Mignon,  «  le  pays  où  les  citrons  mûrissent;  »  dans  l'autre, 
des  plantes  grasses  hérissaieiit  leurs  épines,  des  bananiers 
étalaient  leurs  larges  feuilles  soyeuses,  des  orchidées  ba- 
lançaient leurs  frêles  guirlandes  débordant  de  culs-de- 
lampe  en  argile  rose.  Une  tioisième  renfermait  des  camé- 
lias arborescents  qui  faisaient  luire  leur  feuillage  métal- 
lique étoile  de  1  outons;  une  autre  pièce  élait  réservée  aux 
fleurs  rares  ou  délicates,  é'agéesau  soleil  sur  des  planches 
en  gradins;  des  cages  peintes,  dorées,  ornées  de  verroterie, 
pendaient  des  plafonds,  peuplées  d'oiseaux  qu',  trompés 
par  la  chaleur,  chantaient  et  gazouillaient  comme  au  prin- 
temps. Une  dernière  salle,  décorée  de  treillages  feints, 
servat  de  gymnase  aux  jeunes  enfants  du  château. 

Devant  les  serres,  un  petit  roclier  factice,  tapissé  de 
plantes  pariétaires,  simulait  une  espèce  de  fontaine  dont 
la  vasque  était  formée  par  la  valve  d'un  monstrueux  co- 
quillage. Quelle  taille  devait  avoir  le  mollusque  habitant 
primitif  de  cette  conque,  capable  de  porter  Aphrodite  sur 
l'azur  des  mers  ! 

Plus  loin,  des  pêches  assez  vermeilles  arrondissaient 
leurs  joues  veloutées  sur  leurs  branches  en  espalier,  et 
des  cha>selas,  dont  les  ceps  seulement  étaient  exposés  à 
l'ail  libre,  achevaient  de  mûrir  derrière  des  vitrines  ap- 
pliquées à  la  muraille. 

Un  bois  de  sapin  étendait  sa  verdure  sombre  sur  le  flanc 
du  jardin,  auquel  se  reliait  une  passerelle  légère  traver- 
sant ime  rigole  profonde  à  moitié  remplie  d'eau.  Nous  nous 
y  engageâmes  à  tout  hasard.  On  sait  que  les  branches  in- 
férieures des  sapins  se  desséchent  à  mesure  que  l'arbre  se 
développe  et  pousse  vers  le  ciel  sa  flèche  do  verdure.  Tout 


SCIILESWIG.  55 

le  bas  de  la  forêt  ressemblait  à  une  préparation  au  bitume 
d'un  paysage  où  l'arliste,  inferrompu  dans  son  travail, 
n'aurait  eu  le  temps  que  démettre  quelques  louches  veites. 
Le  soleil,  dans  cette  ombre  rousse  et  chaude,  jetait  par 
|)lace  des  poignées  de  ducats  qui  rebonriissaient  de  branche 
en  brandie  et  s'éparpillaient  sur  la  terre  bi'une,  dénuée, 
comme  dans  les  bois  de  sapins,  de  toute  mousse  et  de  toute 
herbe  Une  odeur  suave,  aromatique,  se  dégageait  des  ar- 
bres remués  par  une  faible  brise,  ttla  forêt  rendait  un  va- 
gue murmure,  semblable  au  soupir  d'une  poitrine  humaine. 

L'allée  nous  conduisit  à  la  lisière  du  bois,  qu'un  fossé 
séparait  de  la  plaine,  où  erraii  nt  des  vaches  et  des  che- 
vaux en  liberté.  Nous  revînmes  sur  nos  pas  et  nous  ren- 
trâmes au  château. 

Quelque  temps  après,  la  petite  fille  qui  parlait  français 
accourut  nous  dire  que  sa  mère  était  arrivée;  nous  con- 
tâmes à  la  belle  châtelaine  notre  invasion  noc!urne  dans 
son  manoir  en  lui  exprimant  le  legret  de  n'avoir  pas  eu 
un  nain  pour  sonner  de  l'olifant  au  pied  de  son  donjon  ; 
elle  nous  demanda  si  nous  avinns  bien  dormi,  malgré  le 
voisinage  fantastique  de  notre  chambre,  et  si  le  fantôme 
de  «  la  dame  morte  de  fann  »  nous  était  apparu  en  rêve 
ou  en  réalité. 

«  Tout  château  a  sa  légende,  nous  dit-elle,  surtout  s'il 
est  ancien.  Vous  avez  sans  doute  remarqué  cet  escalier 
my&tt'rieux  qu'on  prendrait  pour  un  corps  de  cheminée:  il 
conduit  à  une  chambre  qu'on  ne  peut  apercevoir  du 
dehors  et  descend  jusqu'aux  caves.  Dans  celte  chambre, 
un  seigneur  de  L***  tenait  cachée  aux  yeux  de  tous,  et  sur- 
tout de  saiemme,  une  maîtresse  charmante  et  dévouée  qui 
avait  accepté  cette  réclusion  absolue  pour  vivre  sous  la 
même  toit  que  celui  qu'elle  aimait.  Chaque  soir,  le  sei- 
gneur de  L***  se  faisait  préparer  un  en-cas  de  nuit  qu'il 
allait  prendre  lui-même  aux  cuisines  souterraines  et  qu'il 
montait  à  la  captive.  Un  jour,  entraîné  dehors  par  quelque 
expédition,  il  y  perdit  la  vie,  et  la  prisonnière,  ne  rece- 
vant plus  son  repas,  mourut  de  faim.  —  Longtemps  après, 
des  travaux  de  réparation  et  de  remaniement  ayant  dé* 


36  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

masqué  la  porte  secrète,  on  trouva  au  bas  de  l'escalier  un 
mignon  sque'elle  de  femme  accroupi  dans  une  pose  déses- 
pérée p;irmi  des  lambeaux  de  riches  étoffes,  et  l'on  par- 
vint à  la  retraite  somptueusement  meublée,  devenue  pour 
la  malheureuse  une  tour  de  la  faim  plus  sinistre  que  la 
prison  d'Ugolin,  qui  avait  au  moins  ses  quatre  fils  à  man- 
ger. Quelquefois  son  ombre  se  promène  la  nuit  par  les 
couloirs,  et  si  elle  rencontre  un  inconnu,  elle  seml)le  im- 
plorer de  la  nourriture  avec  des  gestes  faméliques.  Je  vous 
ferai  donner  ce  soir  une  chambre  moins  lugubre,  » 

Guidé  par  la  châtelaine,  nous  visitâmes  les  appartements 
de  réception,  décorés  au  goût  du  dernier  siècle;  dans  la 
salle  à  manger,  de  vieilles  argenteries  massives,  des  ser- 
vices en  vieux  Saxe  brillaient  derrière  les  viti  es  de  dres- 
soirs curieusement  sculptés.  Le  salon,  immense,  à  cinq 
fenêtri  s  de  front,  montrait  sur  sa  boiserie  or  et  blanc  des 
portraits  royaux,  (  t  de  son  plafond  descendaient  des  lus- 
tres en  cristal  de  roche  à  bras  trr.nsparents  et  à  feuilles 
découpi'os.  A  cô!é,  un  salcm  plus  petit,  tendu  de  damas 
vert,  n'fffrait  de  particulier  à  l'œil  qu'un  portrait  de  sei- 
gneur cuirassé,  à  échariie  voltigeanle,  ayant  en  sautoir  les 
ordres  de  l'Éléphant  et  de  Dannebrog,  el  souriant  avec  une 
grâce  qui  sentait  son  Versailles.  Par  une  inadvertance  du 
peintre,  il  tournait  le  dos  à  son  pendant,  une  jeune  dame 
poudrée,  en  grand  habit  de  cour  de  talfetas  vert-pomme 
glacé  d'argent,  ce  qui  semblait  le  contrarier  fort,  car  il 
tournait  à  demi  la  lêle  sur  l'épauie.  Cttle  jeune  dame  eût 
été  très-jolie  sans  un  nez  dune  courbure  trop  aristocra- 
tique drsendant  sur  sa  bouche  comme  un  perroquet  qui 
veut  manger  une  cerise.  Ses  veux  doux  et  tristes  semblaient 
déplorer  ce  nez  caricaturdement  bourbonien  qui  gâtait 
une  figure  charmante,  quelque  elforl  que  l'artiste  eût  fait 
pour  l'alténtier. 

Conmie  nous  regardions  attentivement  cette  physionomie 
singulière,  à  la  fois  agréable  et  ridicule  malgré  son  grand 
air,  la  dame  de  la  maison  nous  dit  :  «  il  y  a  aussi  une  lé- 
gende sur  ce  la'deau;  mais  rassurez-vous,  elle  n'a  rien  de 
terrible.  Si  l'on  éternue  en  passant  devant  la  comtesse  au 

\ 


SCIILESWIG.  37 

long  nez,  elle  vous  répond  par  un  signe  de  tête  ou  un 
«  Dieu  vous  bénisse  !  »  comme  les  portraits  des  chambres 
d'auberge  dans  les  pièces  féeriques.  Ayez  toin  d'éviter  les 
coryzas,  et  la  peinture  ne  donnera  pas  signe  de  vie.  » 

Les  chambres  à  coucher  contenaient  de  grands  lits  de 
tapisserie  ou  de  damas,  la  tôle  appuyée  contre  le  mur,  de 
façon  à  former  une  ruelle  de  chaque  côté.  Selon  la  vieille 
mode,  la  tenture  de  l'une  d'elles  consistidt  en  grandes 
peintures  à  la  détrempe  exécutées  sur  toile  dans  le  cadre 
des  panneaux,  et  représentant  des  bergcrades  où  l'arliste 
germanique  avait  essayé  d'imiter  la  galantei  ie  de  Boucher, 
prétention  qui  produisait  des  afféteries  gauches  et  des  co- 
lorations bizarres.  —  «  Voulez-vous  cette  chanjbre?  nous 
dit-on.  Elle  est  d'un  rococo  trés-rassurant  contre  les  ter- 
reurs nocturnes.  »  Nous  rtfusâmeSo  Nous  n'aimons  pas  à 
voir  autour  de  nous,  dans  le  silence  et  la  solitude,  aux 
faibles  clai  lés  d'une  lampe  ou  d'une  bougie,  ces  figures 
qui  semblent  vouloir  se  détacher  de  la  muraille  et  vous 
demande!  l'âme  que  le  penlre  a  oublié  de  leur  donner. 
Noire  choix  s'arrêta  sur  une  jolie  chambre  tendue  de  perse, 
au  petit  lit  moderne,  située  à  l'angle  du  château  et  percée 
de  deux  hautes  fenêtres,  qui  n'avait  derrière  elle  aucun 
couloir  ténébreux,  aucun  escalier  en  spirale,  et  dont  les 
muts,  frappés  avec  la  main,  ne  sonnaient  pas  le  vide.  — 
Le  seul  inconvénient  qu'elle  eût,  c'est  que  pour  s'y  rendre 
il  fallait  passer  devant  la  dame  au  nez  de  perroquet,  et, 
nous  l'avouons  sans  honte,  les  portraits  trop  pulis  ne  sont 
pas  de  notre  goût;  mais  nous  n'étions  pas  enrhumé,  et  la 
jeune  comtesse  pouvait  rester  tianquilie  dans  son  cadre 
armorié. 

Ce  qu'il  y^vait  de  plus  curieux  dans  ce  manoir,  c'était 
une  salle  du  seizième  t^iècle  conservée  intacte,  et  qui  nous 
fit  regretter  que  les  possesseurs  du  château  eussent  cru 
devoir,  vers  le  commencement  du  siècle  dernier,  renou- 
veler au  goût  de  Versailles  la  décoration  de  leurs  apparte- 
ments. On  ne  saurait  s'imaginer  combien  ce  style  a  régné 
despoliquement  pendant  une  période  assez  longue  et  ce 
qu'il  a  fait  détruire  de  belles  choses. 

4 


38  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Cette  salle  était  lambrissée  d'une  boiserie  de  chêne  à 
petits  panneaux,  formant  des  cadres  d'égale  grandeur,  et 
rehaussée  de  qudques  légères  arabesques  d'un  or  éteint 
en  harmonie  aven  le  ton  du  bois.  Chaque  cadre  contena  t 
une  peinture  emblématique  à  1  huile,  accompagnée  d'une 
devise  en  grec,  en  latin,  en  espagnol,  en  italien,  en  alle- 
mand ou  en  français,  assortie  au  sujet  représenté.  11  y  en 
avait  de  morales,  de  galantes,  de  chevaleresques,  de  chré- 
tiennes, de  philo-ophiques,  d'orgueilleuses,  de  résignées, 
de  plaintives,  de  spirituelles,  d'obscures.  Les  concetti  y 
faisaient  concurrence  aux  agudezzas.  Les  calembours  s'y 
piquaient  "aux  pointes;  le  latin,  réfrogné  dans  sa  concision 
énigmatique,  y  prenait  des  airs  de  sphinx  et  regardait  de 
Ira*  ers  le  grec  plus  limpide.  Le  platonisme  à  la  Pétrarque, 
les  subtilités  amoureuses  à  la  Scalion  de  Yirbluneau,  em- 
brouillaient de  leurs  explications  des  attributs  compliqués 
et  peu  intelligibles.  Historiée  ainsi  de  la  plinthe  à  la  cor- 
niche, cette  salle  eût  fourni  de  devises  les  bla-ons  d'un 
carrousel,  les  jarretières  de  Temblè(jue,  les  navajas  d'Al- 
bacète,  les  cacliets  d'une  boutique  de  graveur,  les  papil- 
lotes dune  confiserie,  les  flûtes  à  l'oignon  de  Saint  Cloud  ; 
mais  parii.i  beaucoup  de  fadaises,  de  puérilités  et  d'alam- 
biquages,  étincelait  souda  n  quelque  phrase  hautaine,  d'un 
sens  inattendu  et  profond,  digne  d'être  inscrite  sur  le  cha- 
ton d'une  chevalière  ou  la  lame  d'une  épée. 

Nous  ne  connaissons  pas  d'exemple  d'une  décoration 
pareille.  Sans  doute  on  rencontre  des  légendes  et  des 
chiffres  enlacés  aux  ornements,  mais  nulle  part  l'emblème 
et  la  devise  pris  pour  thème  uniijue  de  décor. 

Maintenant  que  le  chUeau  vous  est  connu,  faisons  une 
fournée  aux  »  nvirons.  Deux  poneys  noirs  comme  l'ébène, 
attelés  à  un  léger  phaélon,  secou'  nt  leur  crinière  éche- 
velée  et  piétinent  impatiemment  au  bout  du  pont.  La  châ- 
telaine prend  les  guides  d^ms  ses  belles  mains,  et  nous 
voilà  partis.  Nous  Iraver^ons  à  fond  de  train,  sans  roule 
bien  tracée,  d'immenses  pâturages  où  paissent  et  ruminent 
plus  de  trois  cents  vaches  posées  à  réjouir  Paul  Polter  et 
Troyon.  Les  taureaux,  plus  pacifiques  que  ceux  d'Espagne, 


SCHLESWIG  59 

nous  laissent  passer  sans  autre  manifestation  qu'un  regard 
de  Iravers,  et  se  remettent  à  brouter.  Des  chevaux,  excités 
par  la  vitesse  des  poneys,  nous  accompagnent  quelque 
temps,  puis  nous  abandonnent.  Les  champs  s'étendent 
autour  de  nous,  mouvementés  par  de  faibles  ondulations, 
délimités  par  des  espèces  de  talus  eu  terre  couronnés  de 
haies.  —  Deux  pieux  rejoints  d'uue  traverse  servent  de 
porte  à  chaque  pièce,  et  il  faut  se  précipiter  à  bas  du 
phaéton  pour  relever  la  barre  que  les  fougueuses  petites 
bêtes  eussent  sautée  avec  la  voiture. 

Hn  moins  de  vingt  minutes  nous  arrivâmes  à  un  bois 
massé  sur  une  hauteur  et  de  l'effet  le  plus  pittoresque  : 
des  ormes,  des  chênes,  des  frênes  au  tronc  puissant,  au 
feuillage  touffu,  s'y  développaient  avec  ces  attitudes  va- 
riées, ces  jets  bizarres,  ces  contournements  vigoureux  que 
fait  prendre  aux  arbres  l'inclinaison  du  terrain.  Ce  bois  est 
plein  de  chevreuils  et  les  blaireaux  y  creusent  leurs  ter- 
riers, à  peu  prés  sûrs  de  n'être  pas  dérangés  par  l'homme. 
Çà  et  là  des  pins,  comme  pour  rappeler  le  Nord,  étiraient 
leurs  bras  et  dardaient  leurs  crosses  d'un  vert  sombre. 

La  fraîcheur  de  cette  végétation  nous  étonnait,  à  deux 
pas  de  la  mer,  dont  l'hileine  saline  brûle  ordinairement 
les  feuilles  ;  mais  les  arbres  puisent  une  sève  abondante 
dans  la  terre  humide  et  résistent  sans  en  souffrir  aux  vents 
du  large. 

Au  débouché  du  bois,  nous  aperçûmes  le  golfe  s'évasanl 
dans  la  pleine  mer,  la  mer  du  Nord,  dont  l'autre  extré- 
m.ité  bat  la  calotte  de  glaces  du  pôle,  et  qui,  en  hiver, 
balance  les  banquises  chargés  d'ours  blancs  ! 

En  ce  moment  elle  n'avait  rien  de  septentrional.  Un  ciel 
clair,  pommelé  de  quelques  nuages,  s'y  reflétait,  coloranf 
l'eau  grise  d'un  azur  plus  pâle  cependant  que  celui  de 
notre  ciel.  —  Un  faible  remous  faisait  onduler  sur  le  bord 
quelques-unes  de  ces  lanières  marines  dont  la  pulpe  a  la 
consistance  du  cuir,  poussait  quelques  fragments  de  co- 
quilles et  laissait  une  longue  frange  d'écume  sur  ce 
rivage. 

Les  jours  suivants,  nous  fîmes  en  calèche  des  excursions 


40  VOYAGE  EN  RISSIE. 

plus  longues  ;  mais  de  grands  mecklembnurgeois  blancs, 
d'une  humeur  moins  farouche,  avaient  remplacé  les  petits 
tourbillons  noirs.  Un  cocher  à  tournure  martiale  et  phleg- 
rantique  les  guidait. 

Nous  visitâmes  une  habitation  entourée  comme  L***  d'un 
double  fossé.  Nous  y  admirâmes  une  salle  au  plafond  orné 
de  sculptures  en  ronde  bosse  représentant  des  muses,  des 
génies  ailés,  des  attributs  de  musique  ;  un  orgue  posé  sur 
une  riche  console  faisait  hésiter  l'esprit  sur  la  destination 
du  lieu  Élait-ce  une  salle  de  concert  ou  une  chapelle? 
Les  artistes  du  di\-huitièmr^  siècle  n'y  regardaient  pas  de 
si  près  ;  ils  confondaient  volontiers  les  anges  et  les  amours, 
les  gloires  de  l'Opéra  et  les  gloires  du  Paradis.  La  vieille 
dame,  maîtresse  de  la  maison,  nous  reçut  dans  un  salon 
encombré  de  fleurs,  au  plafond  curieusenunt  ornementé 
d'armoiries  et  de  rocailles,  et  nous  fit  apporter  un  plateau 
de  pêclies,  de  poires  et  de  raisin,  d'après  la  coutume  hos- 
pitalière d'i.  pays,  où  l'on  présente  toujours  une  collation 
aux  visiteurs.  Prés  de  la  maison  se  déployait  un  jardin  ou 
plutôt  un  parc  que  coupaient  des  allées  de  tilleuls  d'une 
hauteur  prodigieuse.  Sur  un  bassin  entièrement  recouvert 
de  lentilles  d'eau,  un  cygne,  le  col  replié  et  renversé,  se 
promenait,  déchirant  la  nappe  glauque  qui  se  reformait 
aussitôt  derrière  lui.  La  vue  de  ce  cygne  nous  fit  penser 
qu'il  n'y  en  avait  pas  à  L*'*,  bien  que  la  vignette  marquée 
en  indiquât.  Ils  avaient  été  l'hiver  précédent  mangés  dans 
leur  niche  par  les  renards  venus  sur  les  eaux  gelées.  Moins 
mélodieux  que  leurs  frères  du  Méandre,  aucun  chant  ne 
s'était  exhalé  de  leur  long  col  à  leur  heure  suprême,  et 
l'on  n'avait  retrouvé  d'eux  que  quelques  pennes. 

Parfois  notre  calèche  se  croisait  avec  un  vébicule  plus 
humble  et  passablement  grotesque  ;  un  fort  gaillard,  cas- 
quette sur  l'œil,  pipe  au  bec,  botté  à  l'écuyère,  accroupi 
dans  un  chariot  d'enfant,  se  faisait  paresseusement  traîner, 
non  pas  par  des  molosses,  des  dogues  ou  des  mâtins 
comme  Steevens  en  attelle  sur  ses  toiles,  mais  par  trois 
ou  quatre  roquets,  véritables  toutous,  pour  nous  servir 
d'un  mot  emprunté  au  dictionnaire  des  bébés,  tellement 


SCHLESWIG.  41 

disproporiionnés  au  poids  qu'ils  liraient,  que  le  rire  en 
venait  aux  lèvres.  Ces  pauvres  bêtes  faisaient  «  un  métier 
de  cliien  »  dans  la  triste  acception  du  terme.  —  Puisque 
nous  voilà  sur  le  chapitre  des  chiens,  constatons  qu'en  Da- 
nemark nous  n'avons  pas  vu  un  seul  chien  danois,  c'est-à- 
dire  de  l'espèce  au  pelage  blanc  régulièrement  tacheté  de 
noir  qui  offre  souvent  cette  bizairerie  d'un  œil  bleu  et 
d'un  œil  brun.  Ce  sont  en  général  des  animaux  sans  lace, 
sans  caractère,  croisés  au  hasard,  abâtardis,  ne  présentant 
plus  aucun  type  et  semblables  auv  chiens  des  rues,  mais 
qui  s'acquittent  avec  conscience  de  leur  emploi  d'escorter 
les  voitures  en  jappant  de  l'entrée  à  la  sortie  des  villages. 

Ces  villages  ou  hameaux  sont  d'une  propreté  et  d'un 
confort  dont  on  se  ferait  difficilement  l'idée  sans  les  avoir 
vus.  Les  maisons,  bâties  en  briques  sur  un  plan  régulier, 
recouvertes  de  tuiles  le  plus  souvent,  quelquefois  de 
chaume,  avec  leurs  fenêtres  à  carreaux  bien  nets  derrière 
lesquels  s'épanouissent  des  fleurs  rares  dans  des  pots  de 
porcelaine,  ont  l'air  plutôt  de  cottages  que  d  habitations 
de  paysans.  Les  pavillons  et  villas  de  la  banlieue,  loués  si 
cher  aux  Parisiens,  ne  valent  pas  ces  jolies  maisons  ver- 
meilles sur  leur  fond  de  verdure,  au  bord  de  la  flaque 
d'eau  qui  les  avois'ue  presque  toujours. 

L'aspect  des  habitants  ne  contrarie  pas  l'effet  du  tableau. 
Les  costumes  ne  sont  ni  déguenillés  ni  misérables  ; 
l'homme  porte  la  casquette  à  visière  prussienne,  la  botte 
par-dessus  le  pantalon,  le  gilet  court,  la  redingote  à  pans 
un  peu  longs.  Les  femmes  sont  en  robes  à  manches  courtes, 
assez  éch;jncrées  du  col,  et  le  plus  souvent  tête  nue.  Elles 
nous  faisaient  froid  à  voir  par  la  saison  déjà  frjiche,  avec 
«  celte  robe  légère,  »  non  pas  d'une  entière  blancheur,  car 
l'étoffe  était  de  l'indienne  à  mille  raies,  lilas,  rose  ou 
bleue.  Leurs  bras  rouges,  fouettés  de  sang  comme  des 
peintures  de  Jordaëns,  avaient  celle  robustesse  que 
prennent  les  portions  du  corps  exposées  à  l'air  ;  mais  ce- 
pendant leurs  tons  par  trop  vermillonnés  témoignaient 
qu'ils  n'étaient  pas  insensibles  à  l'impression  atmosphé- 
rique. Du  reste,  cette  mode  n'est  suivie  que  par  les  femmes 


42  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

(le  la  basse  classe  et  les  sorvantes.  Les  dames  s'habillent  à 

la  française  comme  partout. 

Une  autre  journée  fut  occupée  par  une  excursion  à 
Eckernfœrde,  petite  ville  éloignée  de  quelques  Meues  de 
L***.  La  route  se  fit  entre  des  haies  étoilées  de  baies  de 
toutes  couleurs,  mûres,  sorbiers,  prunelles,  opini^s-vi- 
nettes,  sans  compter  ces  jolis  boulons  de  corail  qui  sui'- 
vivent  aux  roses  de  l'églantier,  et  qu'on  a  1  habitude  de 
désigner  par  un  nom  aussi  indécent  que  ridicule.  C'était 
charmant.  D'autres  fois  nous  passions  entre  de  grands 
arbres,  le  long  de  petits  villages,  ou  de  champs  que  her- 
saient en  tournant  en  rond,  comme  s'ils  avaient  voulu 
moirer  la  terre,  des  attelages  de  chevaux  superbes.  Enfin 
nous  airivâmes  au  boi d  de  la  mer,  sur  une  chaussée  que 
garnissaient  d'un  côté,  l'autre  étant  baigné  par  la  vague, 
d'élégantes  maisonnettes  enfouies  à  moitié  dans  les  fleurs, 
qu'on  loue  pour  la  saison  aux  baigneurs,  car  Eckernfœrde 
est  une  ville  de  bains  comme  Trouville  ou  Dieppe,  malgré 
sa  latitude  quelque  peu  septentrionale.  Les  voitures  elles 
cabanes,  dispersées  sur  la  plage,  témoignaient  que  des 
nitrépides  de  l'un  et  l'autre  sexe  ne  craignaient  pas  de 
s'exposer  encore  aux  assauts  de  la  lame  glacée.  Quelques 
bricks  de  commerce  se  balançaient  dans  le  port,  el  le  long 
de  leurs  flancs  flottaient,  se  contractant,  se  dilatant,  un 
grand  nombre  de  ces  champignons  visqueux  ou  de  cou- 
leur nacrée  qui  sont  des  animaux  quoiqu'ils  n'en  aient 
pas  l'air,  et  que  nous  avions  remarqués  jadis  dans  le  golfe 
de  Lépante  en  revenant  de  Connthe,  «  où  il  n'est  pas  per- 
mis à  tout  le  monde  d'aller,  »  dit  la  phrase  proveibiaîe. 

Eckernfœrde,  sauf  le  cachet  qu'im[triment  à  toute  ville 
les  mâtures  de  navires  se  mêlant  aux  arbres  et  aux  che- 
minées, ne  diffère  pas  beaucoup  de  Schleswig  comme  ar- 
chitecture. Ce  sont  les  mêmes  églises  de  briques,  les 
mêmes  maisons  à  larges  baies  transversales  laissant  entre- 
voir, don  ière  des  pots  de  fleurs,  des  femmes  décolletées 
et  tirant  l'aiguille.  Une  animation  insolite  vivifiait  les  rues 
ordinairement  plus  tranquilles  d'Eckernfœrde  ;  de  lourdes 
charrettes  emportaient  dans  leurs  cantons  respectifs  les 


SCHLESWIG.  45 

soldats  en  semestre  ou  licenciés.  Quoique  empilés  et  juchés 
assez  incommodément,  lis  semblaient  ivres  de  joie  et  peut- 
être  bien  aussi  de  bière. 

Au  château,  les  jours  passaient  diversifiés  par  la  prome- 
nade, la  pêche,  la  lecture,  la  conversation,  le  cigare,  it 
les  nuits  n'étaient  hantées  d'aucun  fanlôine  désagréable: 
la  femme  morte  de  faim  ne  \int  pas  nous  demander  à 
manger;  la  princesse  au  nez  de  perroquet  n'eut  pas  l'occa- 
sion de  nous  dire  «  Dieu  vous  bénisse  !  «  —  Une  fois  seu- 
lement, une  pluie  d'orage  chassée  par  un  vent  terrible 
fouetta  les  vitres  de  nos  fenêtres  avec  des  bruits  sinistres 
comme  des  battements  d'ailes  de  hibou.  Les  châssis  trem- 
blaient, les  boiseries  rendaient  des  craquements  étranges, 
les  roseaux  se  froissaient  bruyamment,  les  eaux  clapo- 
taient au  bas  de  la  muraille.  De  temps  en  temps  la  rafale 
donnait  des  coups  de  genou  dans  la  porie  comme  quelqu'un 
qui  eût  voulu  entrer  et  qui  n'aurait  pas  eu  la  clef.  —  Mais 
personne  n'entra  ;  et  peu  à  peu  les  soupirs,  les  murmures, 
les  gémissements,  tous  les  bruits  inexplicables  de  la  nuit 
et  de  la  tempête  s'éteignirent  dans  un  decrescendo  que 
Beethoven  n'eût  pas  mieux  gradué. 

Il  faisait  un  temps  radieux  le  lendemain,  et  le  ciel  ba- 
layé brillait  plus  vif.  Nous  aurions  bien  voulu  rester  en- 
core; rayis  s'il  est  prouvé  que  tous  les  chemins  mènent  à 
Rome,  il  est  moins  sûr  qu'ils  conduisent  à  Saint-Péters- 
bourg, et  nous  avions  i.n  peu  oublié  le  but  de  notre 
voyage  dans  les  dé  ices  du  château  enchanté  ;  la  calèche 
nous  conduisit  à  Ki-d,  où  nous  devions  retrouver  le  che- 
min de  fer  de  Hambourg,  et  de  là  nous  rendre  à  Lubeck 
pour  nous  embarquer  sur  le  paquebot  la  Neva. 


IV 


LUBECK 


Il  fallait  gagner  Kiel  pour  retrouver  le  chemin  de  1er. 
Nous  fîmes  le  trajet  en  calèche  sans  autre  accident  qu'unie 
halle  à  nii-chemin  dans  la  maison  de  poste  pour  laisser 
souffler  les  chevaux.  En  prenant  dans  la  salle  de  l'hôlel 
un  zabayon  à  la  bière,  nous  vîmes  gravé  sur  la  \itre,  avec 
une  pointe  de  diamint,  ce  nom  espagnol,  «  Saturnina  Co- 
rnez, »  qui  fit  aussitôt  jouer  des  castagnetle^  à  notre  ima- 
gination. Sans  doute  la  femme  qui  l'avait  écrit  devait  être 
jeune  et  belle,  et  là-dessus  notre  cervelle  se  mit  à  bâtir 
un  pelit  roman  où  se  mêlait  le  souvenir  des  Espagnols  en 
Danemark,  de  Mérimée.  A  Kiel,  la  pluie  se  mit  à  tomber 
fine  d'abord,  ensuite  par  torrents,  ce  qui  ne  nous  empê- 
cha pas  de  parcouiir,  parapluie  en  main,  sa  belle  prome- 
nade au  bord  de  la  mer,  en  attendant  le  départ  du  train 
de  Hambourg. 

Hambourg  est  une  ville  bonne  à  revoir,  et  cela  nous 
amusa  de  faire  encore  quelques  tours  dans  ses  rues  si  ani- 
mées, si  vivantes  et  d'un  aspect  si  pittoresque.  En  nous 
promenant,  nous  notâmes  (luelijues  petits  détails  qui  nous 
avaient  échappé  :  par  exemple,  les  coffres  de  bois  ferrés 
et  cadenassés  à  ran;^le  des  ponts,  avec  un  laldeau  oii, 
pour  exciter  la  pitié  des  paysans,  sont  réunis  d'une  ma- 
nière naïve  tous  les  accidents  de  mer  imaginables,  tem- 


LUBECK.  45 

pêlGj,  cliiites  de  foudre,  incendios,  vagues  énormes,  récif:^ 
anguleux,  barques  renversées,  malelols  cramponnés  à  des 
hunes  et  traduisant  au  milieu  de  l'écume  le  vers  classique 
de  Virgile  : 

...Rari  liantes  in  giirglle  vasto. 

Souvent  un  marin  bronzé  par  tous  les  soleils  fouille  sa 
poche  goudronnée  et  jetle  un  shelling  dans  la  gueule  du 
tronc;  une  petite  fille  se  hausse  sur  ses  pieds  pour  confier 
à  l'ouverture  sa  pièce  de  menue  monnaie.  —  Cela  forme 
un  fonds  de  secours  distribués  sans  doute  aux  familles 
des  nauTragés.  Ce  tronc,  destiné  à  recueillir  les  aumônes 
pour  les  victimes  de  l'Océan,  à  deux  pas  de  ces  navires 
en  partance  et  prêts  à  courir  les  périls  de  la  mer,  a  quel- 
que chose  de  religieux  et  de  poétique.  La  solidarité  hu- 
maine n'abandonne  aucun  de  ses  membres,  et  le  matelot 
part  plus  tranquille! 

Mentionnons  u  les  tunnels  de  bière,  »  espèces  d'esta- 
minets souterrains  d'une  physionomie  locale.  Les  consom- 
mateurs y  descendent,  comme  les  tonneaux  à  la  cave,  par 
quelques  marches  roides,  et  s'asseoient  dans  un  brouillard 
de  tabac  où  grésillent  des  becs  de  gaz  au  fond  de  petites 
salles  à  plafond  surbaissé.  La  bière  qu'on  y  boit  est  excel- 
lente, car  Hambourg  est  une  ville  sur  sa  bouche.  Les  nom- 
breux marchands  de  </e7ica<esses,  dont  les  montres  exposent 
des  comestibles  de  toutes  les  parties  du  monde,  le  prouvent 
surabondamment.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de  confiseurs. 
Les  Allemands,  et  surtout  les  Allemandes,  ont  un  goût 
enfanlin  pour  les  sucreries.  Ces  boutiques  sont  tréi-fré- 
quentées.  On  y  va  croquer  des  bonbons,  boire  des  sirops, 
prendre  des  glaces  comme  chez  nous  au  café.  A  chaque 
pas  on  y  voit  briller  en  lettres  d'or  sur  une  enseigne  ce 
mot  :  condilorei;  nous  ne  croyons  pas  exa^^érer  en  portant 
le  nombre  des  confiseurs  de  Hambourg  au  triple  de  ceux 
de  Paris. 

Comme  le  bateau  de  Lubeck  ne  parlait  que  le  lende- 
main, nous  allâmes  souper  chez  Wilkcns,  le  restaurateur 


4C  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

dont  nous  avons  déjà  dit  quelques  mots.  Ce  CoUot  ham- 
bourgeois  habite  un  sous-sol  très-bas  de  plafond  et  divisé 
en  cabinets  ornés  avec  plus  de  luxe  que  dégoût.  Des  huî- 
tres, une  soupe  à  la  tortue,  un  filet  aux  truffes  et  unebou- 
ttille  de  vin  de  Champagne  de  la  veuve  Cliquot,  frappée, 
composaient  le  menu  très-simple  de  notre  repas.  La  mon- 
tre, suivant  la  coutume  de  Hambourg,  était  encombrée  de 
comestibles  plus  ou  moins  rares,  primeurs  et  postmeurs, 
ce  qui  n'existait  pas  encore  et  ce  qui  n'existait  plus  de- 
puis longtemps  pour  le  vulgaire.  On  nous  fit  voir  à  la  cui- 
sine, dans  de  grandes  cuves,  de  grosses  tortues  de  mer 
qui  levaient  au-dessus  de  l'eau  leur  têle  écaillée,  et  res- 
semblaient à  des  serpents  pris  entre  deux  plats.  Leurs  pe- 
tits yeux  cornés  regardaient  avec  inquiétude  la  lumière 
qu'on  approchait  d'eux,  et  leurs  pattes,  semblables  à  des 
rames  au  flanc  d'une  galère  désemparée,  nageaient  vague- 
ment au  bord  de  leurs  carapaces  comme  pour  une  fuite 
impossible.  Nous  espérons  que  ce  ne  sont  pas  toujours 
les  mêmes  qu'on  montre  au  curieux  et  que  le  person- 
nel de  l'exhibition  est  changé  quelquefois. 

Le  lendemain  nous  allâmes  déjeuner  chez  un  restau- 
rant anglais,  dans  un  pavillon  vitré  d'où  l'on  aperçoit  une 
vue  splendidement  panoramique. 

Le  fleuve  se  déroulait  majestueusement  à  travers  une 
foi  et  de  navires  aux  mâtures  élancées,  de  tout  gabarit  et 
de  tout  tonnage.  Des  pyroscaphes  remorqueurs  battaient 
l'eau,  traînant  à  leur  suite  les  bâtiments  à  voiles  que  le 
vent  n'eût  pu  conduire  au  large.  D'autres,  libres  de  leurs 
mouvements,  manœuvraient  à  travers  les  obstacles  avec 
cctt  '  précision  qui  fait  ressembler  le  bateau  à  vapeur  à  un 
être  intelligent  doué  d'une  volonté  propre  et  servi  par  des 
organes  ayant  conscience  d'eux  mêmes.  De  ce  point  élevé, 
l'Elbe  s'étale  largement  comme  tout  grand  fieuve  appro- 
chant de  la  mer.  Ses  eaux,  sûres  d'arriver,  ne  se  pres- 
saient plus  et  coulaient  d'une  façon  insensible,  placides 
comme  les  eaux  d'un  lac;  l'autre  rive,  assez  basse,  appa- 
raissait verdoyante,  piquée  de  maisonnettes  roses,  estom- 
pée à  demi  par  les  fumées  des  tuyaux.  Un  rayon  de  soleil 


LUBECK  47 

traversait  la  plaine  de  sa  barre  d'or;  c'était  grand,  lumi- 
neux et  superbe. 

Le  soir,  le  chemin  de  fer  nous  emportait  à  Lubeck  à 
travers  des  cultures  magnifiques  et  des  maisons  d'été  bai- 
gnant leur  pied  dans  une  eau  brune  sur  laquelle  se  pen- 
chaient des  saules.  La  Venise  hambourgeoise  a  son  canal 
de  la  Brenta,  dont  les  villas,  pour  n'être  pas  bâties  par 
Sammichele  ou  Palladio,  n'en  font  pas  moins  une  figuie 
agréable  sur  leur  fond  de  fraîches  verdures. 

A  la  descente  du  chemin  de  fer,  un  omnibus  spécial 
nous  prit  et  nous  conduisit  avec  nos  bagages  à  l'hôlol 
Duffckes.  Entrevue  dans  l'ombre  aux  vagues  lueurs  dos 
lanternes,  la  ville  nous  parut  pittoresque,  et  le  matin,  eu 
ouvrant  la  fenêtre  de  notre  chambre,  nous  comprîmes 
tout  de  suite  que  nous  ne  nous  étions  pas  trompé.  La  ma:- 
son  qui  nous  faisait  face  avait  une  physionomie  tout  à  fait 
allemande.  Extrêmement  haute,  un  pignon  denticulé  la 
terminait  à  la  vieille  mode.  Elle  ne  comptait  pas  moins 
de  sept  étages,  mais  les  fenêtres  diminuaient  de  nombie 
à  partir  du  pignon.  La  dernière  assise  ne  contenait  qu'une 
lucarne.  A  chaque  étage,  des  croisillons  de  fer  s'épanouis- 
sant  en  bouquets  de  serrurerie  maintenaient  la  bâtisse  et 
servaient  à  la  fois  de  soutien  et  d'ornement  :  trés-bon 
principe  d'architecture  qu'on  oublie  trop  aujourd'hui.  Ce 
n'est  pas  en  distiniulant,  mais,  au  contraire,  en  accen- 
tuant les  membres  de  la  construction  qu'on  arrive  au  ca- 
ractère. 

Celte  maison  n'était  pas  la  seule  de  ce  genre,  comme 
nous  pûmes  nous  en  convaincre  au  bout  de  quelques  pas 
faits  dans  la  rue.  La  Lubeck  actuelle  est  encore,  du  moijis 
pour  l'œil,  -la  Lubeck  du  moyen  âge,  la  vieille  ville  chef- 
lieu  de  la  ligue  lianséatique  :  la  vie  moderne  se  joue  dans 
l'ancien  décor;  on  n'a  pas  trop  dérangé  les  couliss -s  ni 
repeint  maladroitement  la  toile  du  fond.  Quel  plaisir  de 
se  promener  ainsi  au  milieu  des  formes  du  passé  et  de 
contempler  intactes  les  demeures  qu'habitaient  les  géné- 
rations disparues!  —  Sans  doute  l'homme  vivant  a  le  droit 
de  se  modeler  une  coquille  selon  ses  habitudes,  ses  goûts 


48  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

et  ses  mœurs;  mais  une  ville  neuve  est  bien  moins  inté- 
ressante qu'une  vieille  ville. 

Quand  nous  étions  en'ant,  on  nous  donnait  parfois  pour 
étrennes  une  de  ces  boiles  de  Nuremberg  renfermant  une 
ville  allemande  en  miniature.  Nous  rangons  de  cent  fa- 
çons diiïérenles  1.  s  i  etites  maisonnettes  de  bois  sculpté  et 
peint  autour  de  l'église  à  clocher  pointu,  à  murailles  roses 
où  le  joint  des  briques  était  marqué  par  de  lines  raies 
blanches.  Nous  plantions  les  deux  douzaines  d'arbres  fri- 
sés et  peinturlurés,  et  nous  admirions  quel  air  délicieu- 
sement étrange  et  chimériquement  joyeux  prenaient  sur 
le  tapis  ces  maisons  vert-p(mme,  roses,  lilas,  ventre  de 
biche,  avec  leurs  fenêlres  à  petits  carreaux,  leurs  jiignons 
en  escalier  ou  à  volutes  et  leurs  toits  aigus  brillantes  d'un 
vernis  rouge;  notre  idée  était  que  de  semblables  villes 
n'existaient  pas  dans  la  réalité,  et  que  les  bonnes  fées  en 
fabriquaient  pour  les  petits  garçons  bien  sages  :  les  mer- 
veilleux grossissements  de  l'enfance  faisaient  bientôt  pren- 
dre à  la  mignonne  ville  coloriée  des  développeu  ents  con- 
sidérables, et  nous  nous  promenions  à  travers  les  rues 
alignées,  avec  la  même  précaution  que  Gulliver  dans  Lil- 
liput.  Lubeck  nous  rendait  cette  sensa  ion  puéiile,  ou- 
bliée depuis  longtemps.  11  nous  semblait  marcher  dans 
une  ville  de  fantaisie  tirée  d'une  gigantesque  boite  de 
joujoux.  —  Nous  méritions  bien,  après  tout,  ce  dédom- 
magement pour  les  architectures  de  bon  goût  que  nous 
avons  été  forcé  de  voir  dans  notre  vie  de  voyageur! 

Au  sortir  de  l'hôtel,  une  sculpture  encastrée  dans  une 
muraille  arrêta  nos  yeux  en  quête  de  curiosités,  ha  sculp- 
ture est  assez  rare  aux  pays  où  la  brique  abonde  ;  celle- 
ci  représentait  des  espèces  de  néréides  ou  de  sirènes  as- 
sez frustes,  mais  d'un  caractère  ornemental  et  chimérique 
qui  nous  fit  plaisir.  El!es  accompagnaient  de  grands  bla- 
sons dans  le  goût  allemand  :  un  excellent  thème  de  déco- 
ration quand  on  sait  l'employer,  et  le  moyen  âge  le  sa- 
vait! 

Un  cloître,  ou  du  moins  une  galerie,  débris  d'un  an- 
cien monastère,  se  présenta  à  nous.  Ce  portique  règne  le 


lUBECK.  49 

long  d'une  place  au  fond  de  laquelle  s'élève  la  Marienkir- 
che,  église  du  quatorzième  siècle,  en  briques.  En  conti- 
nuant son  chemin,  l'on  se  trouve  bientôt  sur  un  marché 
où  vous  attend  un  de  ces  spectacles  qui  récompensent  le 
voyageur  de  bien  des  ennuis  :  un  monument  d'un  a-pect 
nouveau,  imprévu,  original,  le  vit  il  hôtel  de  ville  où  se 
trouvait  jadis  la  salle  de  la  Hanse,  se  dresse  subitement 
devant  vous. 

Il  occupe  en  équerre  deux  pans  de  la  place.  Figurez- 
vous  en  avant  de  la  Marii  nkirche,  dont  les  flèches  et  le 
toit  de  cuivre  oxydés  la  dépassent,  une  haute  façade  de  bri- 
ques, noircie  par  le  temps,  hérissée  de  trois  clochetons  à 
toitspointus  et  verdegrisés,  évidée  de  deux  grandes  roses  à 
jour  sans  nervures  intérieures,  et  blasonnée  d'écussons 
inscrits  dans  les  trèfles  de  ses  ogives,  aigles  de  sable  à 
deux  têtes  sur  champ  d'or,  écus  partis  de  gueules  et  d'ar- 
gent rangés  par  alternance  et  de  la  plus  fière  tournure 
héraldique. 

A  cette  façade  s'applique  un  palazzino  de  la  Renaissance, 
en  pierre,  d'un  goût  tout  différent  et  dont  le  ton  blanc- 
grisàlre  se  détache  à  merveille  du  fond  rouge-sombre  des 
vieilles  briques.  Ce  palais,  avec  i^es  trois  pignons  à  volu- 
tes, ses  colonnes  ioniques  cannelées,  ses  cariatides  ou 
plutôt  ses  Atlas  (car  ce  sont  dts  hommes),  ses  fenêtres  à 
plein  cintre,  ses  niches  arrondies  en  coquille,  sa  galerie 
percée  de  baies  à  frontons  triangulaires,  ses  arcades  or- 
nées de  figures,  son  soubassement  taillé  en  pointe  de  dia- 
mant, produit  la  dissonance  architecturale  la  plus  inat- 
tendue tt  la  plus  charmante.  On  rencontre  dans  le  Nord 
trcs-peu  d'édilices  de  ce  style  et  de  cette  époque.  Le  mou- 
vement de  l_a  réforn.e  ne  s'accommodait  guère  de  ce  re- 
tour aux  idées  païennes  et  aux  formes  classiques  modifiées 
par  une  fantaisie  gracieuse. 

Dans  la  façade,  en  équerre,  le  vieux  style  allemand  re- 
prend ses  droits  ;  des  arcades  en  briques  retombant  sur 
de  courtes  colonnes  de  granit  supportent  une  galerie  à  fe- 
nêtres ogivales.  Une  rangée  de  blasons  inclinés  de  droite 
à  gauche  font  ressortir  leurs  émaux  et  leurs  couleurs  sur 


5)  TOTAGE  E5  RUSSIE, 

la  teinte  noirâtre  du  mur.  On  ne  saurait  imaginer  combien 
cette  ornementation  si  simple  a  de  caractère  et  de  ri- 
chesse. 

Cette  galerie  mène  à  un  corps  de  logis  que  le  caprice 
d  un  décorateur,  cherchant  pour  un  opéra  une  toile  de 
fond  moyen  âge,  n'inventerait  pas  plus  singulier  et  plus 
pitîoresque.  Cinq  tourelies  coiffées  de  toiis  en  éteignoir 
dépassent  de  leurs  pointes  aiguës  la  ligne  de  couronne- 
ment de  la  façade  que  fenestrent  de  hautes  croisées  en 
ogive,  malheureusement  empâtées  et  bouchées  à  dtmi 
pour  la  plupart,  sans  doute  d'après  les  besoins  de  rema- 
niements intérieurs.  Huit  grands  disques  à  fond  d'or  re- 
présentant des  soleils  radiés,  des  aigles  à  deux  têtes,  et 
le  blason  argent  et  gueules,  armoiries  de  Lubeck,  s'épa- 
nouissent magnifiquement  sur  cette  architecture  bizarre. 
Au  bas  des  arcades  à  piliers  trapus  ouvrent  leurs  gueules 
sombres,  au  fond  desquelles  scintillenl  vaguement  les 
montres  de  quelque  boutique  d'orfèvrerie. 

En  se  retournant  vers  la  place,  on  aperçoit  au-dessus  des 
maisons  les  flèches  vertes  d'une  autre  église,  et  au-dessus 
des  têtes  des  marchandes  débitant  leurs  poissons  et  leurs 
lègura-s,  la  silhouette  dun  petit  édifice  à  piliers  de  bri- 
ques, qui  a  dû,  en  son  temps,  être  un  pilori.  Il  donne  la 
dernière  touche  à  la  physionomie  toute  gothique  de  la 
place,  que  ne  dérange  aucune  maison  moderne. 

L'idée  ingénieuse  nous  vint  que  ce  splendide  hô  el  de 
ville  devait  a  oir  une  autre  façj;de,  et,  en  effet,  en  passant 
sous  une  voûte,  nous  nous  trouvâmes  dans  une  grande  rue, 
et  là  les  admirations  recommencèrent. 

Cinq  clochetons,  à  demi  engagés  dans  la  muraille  et 
séparés  par  de  longues  fenêtres  ogivales  obstruées  en 
partie,  répétaient,  en  la  variant,  la  façade  que  nous  ve- 
nons de  décrire.  Des  rosaces  de  briques  y  montraient  leurs 
curieux  dessins,  procédant  par  points  carrés  comme  des 
modèles  de  tapisserie.  Au  pied  du  sombre  édifice,  une 
jolie  logette  de  la  Renaissance,  bâtie  après  coup,  servait 
d'entrée  à  un  escalier  extérieur,  s'élevant  le  long  du  mur 
en  ligne  diagonale  jusqu'à  une  sorte  de  mirador  ou  cabinet 


LUBECK.  M 

surplombant,  d'un  goût  délicieux.  De  mignonnes  statues 
de  la  Foi  et  de  la  Justice,  galamment  drapées  et  jouant 
avec  leui  s  attributs,  décoraient  le  portique. 

L'escalier,  porté  sur  des  arcades  dont  l'ouverture  s'a- 
grandissait à  proportion  qu'il  montait,  avait  pour  orne- 
ment (les  cariatides  et  des  mascarons.  Le  mirador,  placé 
au-dessous  de  la  porte  ogivale  conduisant  au  Markt,  était 
couronné  d'un  fronton  à  échancrure  et  à  volutes,  où  une 
figure  de  Tliémis  tenait  dune  main  les  balances  et  de 
l'autre  le  glaive,  sans  oublier  de  faire  coquettement  bouffer 
sa  drapeiie.  Un  ordre  bizarre  formé  de  pilastres  à  canne- 
lures, façonnés  en  Hermès  et  soutenant  des  bustes,  sépa- 
rait les  fenêtres  de  cette  cage  aérienne.  Des  consoles  à 
mascarons  chimériques  complétaient  celte  ornementation 
élégante  sur  laquelle  le  Temps  avait  passé  son  pouce,  juste 
à  point  pour  donner  aux  sculptures  ce  flou  que  rien  n'i- 
mite. 

L'édifice  se  prolongeait  plus  simple  d'architecture  et 
cordonné  d'une  frise  en  pierre  représentant  des  masques, 
des  figurines  et  des  feuillages,  mais  rouj^és,  noircis  et  en- 
crassés à  n'y  plus  discerner  grand'chose.  Sous  un  porche 
soutenu  par  des  colonnettes  gothiques  de  granit  bleuâtre, 
à  côté  de  la  porte,  nous  remarquâmes  deux  bancs  dont 
les  accotoirs  extérieurs  étaient  formés  de  deux  épaisses 
lames  en  bronze,  représentant,  l'une  un  empereur  avec 
couronne,  globe  et  main  de  justice;  l'autre  un  sauvage 
poilu  comme  une  bête  fauve,  armé  d'une  massue  et  d'un 
écu  au  blason  de  Lubeck,  le  tout  d'un  travail  très-ancien. 

La  Marienkirche,  qui  se  trouve,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  derrière  l'hôtel  de  ville,  vaut  qu'on  la  visite.  Ses 
deux  clochers  ont  quatre  cent  huit  pieds  de  haut  ;  un  clo 
chelon  très-ouvragé  s'élève  sur  la  crête  du  toit,  au  point 
d'intersection  du  transept.  Les  clochers  de  Lubeck  offrent 
cette  particularité  d'être  tous  hors  d'aplomb  et  d'incliner 
à  droite  ou  à  gauche  d'une  manière  sensible,  sans  cepen- 
dant inquiéter  l'œil  comme  la  tour  des  Asinelli  à  Bologne, 
et  la  tour  penchée  de  Pise.  Quand  on  s'éloigne  un  peu  de 
la  ville,  ces  clochers,  ivres  et  chancelants,  avec  leurs  bon- 


52  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

nets  pointus  qui  semblent  saluer  l'horizon,  découpent  une 

silhouette  étrange  et  réjouissante. 

En  entrant  dans  l'église,  la  première  chose  curieuse 
qu'on  rencontre  est  une  copie  ancienne  du  Tocltentanz  ou 
Danse  des  morts  du  cimetière  de  Bâle.  Nous  n'avons  pas 
besoin  de  le  décrire  en  détail.  Le  moyen  âge  a  brodé  d'in- 
nombrables variantes  sur  ce  thème  macabre.  Les  princi- 
paux sont  rassemblés  dans  celte  peinture  lugubre  couvrant 
toutes  les  murailles  d'une  chapelle.  Depuis  le  pape  et 
l'empereur  jusqu'à  l'enfant  au  berceau,  chaque  être  hu- 
main entre  en  danse  à  son  tour  avt^c  l'inévitable  épou- 
vautail.  Mais  la  Mort  n'est  pas  ligin'ée  par  un  squelette 
blanc,  poli,  nettoyé,  chevillé  de  cuivre  aux  articulations, 
comme  un  squelette  de  cabinet  anatomique,  cela  serait 
trop  joli  pour  la  vieille  Mob  ;  elle  apparaît  à  l'état  de  ca- 
davre, en  décomposition  plus  ou  moins  avancée;  des 
restes  de  cheveux  hérissent  son  crâne,  une  terre  noirâtre 
remplit  ses  yeux  demi-vidés,  la  peau  de  sa  poitrine  pend 
comme  une  serviette  en  loques  ;  son  ventre  plat  se  colle 
hideusement  aux  vertèbres  de  l'épine  dorsale,  et  ses  nerfs, 
mis  à  nu,  flottent  autour  des  tibias  comme  des  cordes 
cassées  autour  d'un  manche  de  violon;  aucun  des  affreux 
secrets  dérobés  à  l'intimité  de  la  tombe  n'est  passé  sous 
silence. 

Les  Grecs  respectaient  les  pudeurs  de  la  Mort,  et  ne 
la  représentaient  que  sous  la  forme  d'un  bel  adolescent 
endormi;  mais  le  moyen  âge,  moins  délicat,  lui  arrachait 
son  linceul  et  l'exposait  nue,  avec  ses  horreurs  et  ses  mi- 
sères, dans  l'intention  pieuse  d'édifier  les  vivants.  Sur  cette 
peinture  murale,  la  Mort  a  si  peu  secoué  l'humus  noir  de 
la  fosse,  qu'un  œil  inattenlif  pourrait  souvent  la  prendre 
pour  un  nègre  étique. 

Des  tombeaux  très-riches  et  très-ornés,  avec  statues, 
allégories,  attributs,  blasons,  longues  épitaphes  appliquées 
aux  murs,  suspendues  aux  massifs  de  piliers,  formant  cha- 
pelle sépulcrale,  comme  dans  l'église  Dei  Frari  à  Venise, 
font  de  la  Marienkirche  un  intérieur  digne  de  Peter  Necf, 
le  peintre  ordinaire  des  cathédrales. 


LUDECK.  53 

La  Marienkirche  renferme  deux  toiles  d'Oveibeck,  la 
Descente  de  croix  et  l'Entrée  à  Jérusalem,  très-admirés  en 
Allemagne.  On  y  retrou^  e  le  pur  sentiment  religieux ,  l'onc- 
tion et  la  suavité  du  maître,  que  déparent  pour  nous  l'af- 
fectation archaïque  et  la  naïvelé  voulue.  Du  reste,  la  déli- 
catesse de  l'exécution  montre  qu'Overbeck  a  étudié  les 
charmants  peintres  primitifs  de  l'école  ombrienne;  dans 
son  talent  comme  dans  son  tableau  placée  la  Pinacothèque 
de  Munich,  la  blonde  Allemagne  demande  à  la  brune  Italie 
les  secrets  de  l'art. 

Il  y  a  encore  quelques  tableaux  de  la  vieille  école  alle- 
mande, entre  autres  un  triptyque  de  Jean  Mostaërl,  dont 
il  fallut  abandonner  l'examen  pour  aller  nous  planter,  sur 
les  instances  d'un  bedeau  désireux  d'un  pourboire,  au  pied 
d'une  de  ces  horloges  mécan  ques  très-compliquées  qui 
marquent  le  cours  de  la  lune,  du  soleil,  la  date  de  l'année, 
le  jour  du  mois  et  même  l'heure,  afin  d'assister  au  défilé 
de  sept  figurines  de  bois  dorées  et  peinturlurées,  représen- 
tant les  Sept  Électeurs,  devant  une  statuette  de  Jésus-Christ 
dans  sa  gloire.  Quand  midi  sonne,  une  porte  s'ouvre  et 
les  Électeurs  s'avariçanl  en  demi-cercle,  chacun  à  son  tour, 
hochenl  la  tête  avec  un  mouvement  si  brusque  et  si  fu- 
rieux, qu'il  est  difficile,  malgré  la  sainteté  du  lieu,  de 
s'empêcher  de  sourire.  Le  salut  fait,  la  figurine  se  retourne 
avec  une  saccade  et  disparait  par  une  autre  porte. 

La  calliédrale,  qu'en  appelle  aussi  le  Dom,  est  assez  re- 
marquable à  l'intérieur.  Au  milieu  de  la  nef,  remplissant 
toute  une  arcade,  un  christ  colossal,  de  style  gothique,  est 
cloué  sur  une  croix  découpée  à  jour  et  ornée  d'arabesques  ; 
le  pied  de  la  croix  repose  sur  une  poutre  transversale  al- 
lant d'un  pilier  à  l'autre,  et  chargée  de  saintes  femmes  et 
de  pieux  personnages  dans  des  attitudes  d'adoration  et  de 
douleur;  de  chaque  côté,  Adam  et  Eve  arrangent  le  plus 
décemment  possible  leur  costume  de  paradis  terrestre  ; 
sous  la  croix  s'épanouit  un  pendentif  ou  clef  de  voûte 
très-fleuri  et  très-touflu,  servant  de  point  d'appui  à  un  ange 
aux  longues  ailes. 

Celte  construction  suspendue  et,  malgré  son  volume, 

5. 


5i  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

légère  à  l'œil,  est  en  bois  travaillé  avec  beaucoup  d'art  et 
de  goût.  Nous  ne  saurions  mieux  la  définir  qu'en  l'appe- 
lant une  herse  de  sculptures  abaissée  à  demi  devant  le 
chœur.  C'est  le  premier  exemple  que  nous  voyons  d'une 
disposition  pareille. 

Derrière  s'élève  le  jubé  avec  ses  trois  arcades,  sa  galerie 
de  statuettes,  sou  horloge  mécanique  oiî  l'heure  est  sonnée 
par  un  squelette  et  un  ange  portant  la  croix.  Les  fouts 
baptismaux  ont  la  figure  d'un  petit  édifice  très-ouvragé,  à 
colonnes  corinthiennes,  dont  les  interstices  laissent  voir 
un  groupe  de  Jacob  luttant  avec  l'ange.  Le  couvercle  est 
formé  par  le  dôme  du  monument,  que  soulève  un  cordon 
pendu  à  la  voûte.  Nous  ne  parlerons  pas  des  tombeaux, 
des  chapelles  funèbres,  des  orgues  ;  mais  nous  dirons 
quelques  mots  de  deux  vieilles  peintures  à  fresque  ou  à 
détrempe  accompagnées  d'une  longue  inscription  en  vers 
latins  pentamètres,  où  l'on  voit  le  cerf  miraculeux  lâché 
par  Charlemagne,  avec  un  collier  portant  la  date  de  sa 
mise  en  liberté,  et  pris  quatre  ou  cinq  cents  ans  plus  tard 
par  un  chasseur  à  la  place  même  où  s'élève  aujourd'hui 
l'église. 

La  porte  llolstenthor,  àdeux  pas  du  débarcadère,  est  un 
des  plus  curieux  et  des  plus  pittoresques  spécimens  de  l'ar- 
chitecture allemande  au  moyen  âge.  Deux  énormes  tours 
en  briques  que  relie  un  corps  de  logis  dans  lequel  s'ou\re 
une  voûte  en  anse  de  panier,  voilà  le  motif  grossièrement 
dessiné.  Mais  l'on  imaginerait  difficilement  l'efi'et  que  pro- 
duisent le  liant  comble  du  bâtiment,  les  toits  en  curnel  des 
tours,  la  fantaisie  des  lucarnes  et  des  fenêtres,  les  tons 
rouge-sombre  ou  violâtre  de  la  brique  effritée.  C'est  toute 
une  gamme  nouvelle  pour  les  peintres  d'architecture  ou 
de  ruines  que  nous  envoyons  à  Lubeck  par  le  prochain 
convoi.  Nous  leur  recommandons  aussi,  tout  près  de  l'Hols- 
tenthor,  à  côté  du  pont,  sur  la  rive  gauche  de  la  Trave, 
c'un\  ou  six  vieilles  maisons  cramoisies,  épaulées  les  unes 
contre  les  autres  comme  pour  se  soutenir,  faisant  ventre, 
hors  d'aplomb,  tiouées  de  six  ou  sept  étages  de  fenêtres,  à 
pignon  denticulé,  et  laissant  traîner  dans  l'eau  leur  reÛst 


LUBECK.  55 

vermeil  comme  le  tablier  rouge  que  lave  une  servante. 
Quel  tableau  Van  den  Heyden  eût  fait  avec  cela  ! 

En  suivant  le  quai,  que  longe  le  railway  où  roulent  les 
wagons  de  marchandises,  on  jouit  des  aspects  les  plus 
amusants  el  les  [)lus  variés.  Sur  l'aulre  rive  de  la  Trave 
s'ébauchent,  parmi  des  maisonnettes  et  des  touffes  d'ar- 
bres, des  navires,  des  bartjues  à  différents  étals  d'avance- 
ment. Tantôt  c'est  une  carcasse  avec  des  côtes  de  bois, 
semblable  ou  squelette  d'un  cachalot  échoué  ;  tantôt  une 
coque  revêtue  de  ses  planches,  près  de  laquelle  fume  le 
chaudron  du  calfat  laissant  échapper  de  blonds  nuages. 
Partout  régne  un  joyeux  fourmillement  d'activité  hu- 
maine. Les  charpentiers  cognent  et  clouent,  les  portefaix 
poussont  les  barriques,  les  matelots  faubertent  les  ponts 
des  bâtiments,  ou  bien  hissent  à  demi  les  voies  pour  les 
sécher  au  soleil.  Un  bateau  qui  arrive  vient  se  ranger  près 
du  quai,  déplaçant  la  flottille  entr'ouverte  un  moment 
pour  lui  livrer  passage.  Les  pyroscaphes  chauffent  ou  lâ- 
chent leur  vapeur,  et  quand  on  se  retourne  vers  la  ville, 
au-dessus  des  agrès  de  navires,  on  aperçoit  les  clochers 
des  églises  gracieusement  \.  enchés  comme  des  mâts  de 
clippers. 

La  Neva,  qui  devait  nous  menei  à  Saint-Pétersbourg, 
chargeait  tranquillement  ses  caisses  et  ses  ballots,  et  ne 
paraissait  nullement  prête  à  pariir  le  jour  indiqué.  Ln 
effet,  elle  ne  devait  se  mettre  en  marche  que  le  surlen- 
demain;  relard  qui  iious  eût  contrarié  dans  une  ville 
moins  charmante  et  dont  aous  profitâmes  pour  aller  voir 
Don  Juan,  chanté  en  allemand  par  une  troupe  allemande. 
Le  théâtre  de  la  ville  est  tout  neuf  et  très-joli;  les  croisées 
de  la  façade  ont  pour  portants  des  muses  arrangées  en 
cariatides.  Nous  fûmes  moins  contents  de  la  manière  dont 
le  chef-d'œuvre  de  Mozart  était  exécuté  dans  sa  patrie.  Les 
chanteurs  étaient  médiocres,  et  ils  se  permettaient  d'é- 
tranges licences,  par  exemple,  celle  de  remplacer  en 
beaucoup  d'endroits  le  récitatif  par  un  dialogue  vif  et 
animé,  sans  doute  parce  que  la  musique  nuisait  à  l'ac- 
tion. Leporello  se  livrait  à  des  charges  du  plus  mauvais 


56  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

goût  et  déployait  sous  le  nez  d'Elvire  éplorée  une  inter- 
minable bande  de  papier  où  étaient  collés  les  portraits 
en  silhouette  des  mille  et  trois  victimes  de  son  maître,  et 
ces  portraits  étaient  tous  semblables  et  représentaient 
une  femme  coiffée  à  la  girafe,  mode  de  1828  !  Ne  voilà- 
t-il  pas  une  belle  imagination  1 


? 


TRAVEi^SEE 


La  Neva  se  mit  en  marche  à  l'heure  dite,  modérant  son 
allure  pour  suivre  les  sinuosités  de  la  Trave,  dont  les 
bords  sont  peuplés  de  jolies  maisons  de  campagne,  villé- 
giatures des  riches  habitants  de  Lubeck.  En  approchant 
de  la  mer,  le  fleuve  s'élargit,  les  rives  s'abaissent,  des 
bouées  marquent  le  chenal  à  suivre.  Nous  aimons  beau- 
coup ces  paysages  horizontaux  :  ils  sont  plus  pittoresques 
qu'on  ne  pense.  Un  arbre,  une  maison,  un  clocher,  une 
voile  de  barque  y  prennent  une  importance  extrême,  et 
suffisent  avec  le  fond  vague  et  fuyant  pour  un  motif  de 
tableau. 

Sur  une  ligne  étroite,  entre  le  bleu  pâle  du  ciel  et  le 
gris  nacré  de  l'eau,  se  dessina  la  silhouette  d'une  ville  ou 
d'un  gros  bourg.  Travemùnde  probablement,  puis  les 
bords  s'écartèrent  de  plus  en  plus,  s'amincirent  et  dispa- 
rurent. En  face  de  nous,  l'eau  prenait  des  teintes  plus 
vertes;  les  ondulations,  faibles  d'aL  rd,  se  gonflaient  peu 
à  peu  et  se  changeaient  en  vagues;  quelques  moutons 
secpuaient  leur  laine  d'écume  à  la  crête  des  flots.  L'ho- 
rizon était  fermé  par  cette  barre  d'un  bleu  dur  qui  est 
comme  l'  parafe  de  l'Océan.  Nous  étions  en  mer. 

Les  peintres  de  marine  semblent  se  préoccuper  de  faire 
transparent,  et  lorsqu'ils  y  réussissent,  ce  mot  leur  est 


58  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

appliqué  comme  épithète  élogieuse.  La  mer,  cependant, 
se  distingue  par  un  aspect  lourd,  épais,  solide  en  quelque 
sorte,  et  particulièrement  opaque  11  n'est  pas  possible  à 
un  œil  attentif  de  confon  ire  son  eau  dense  et  forte  avec 
une  eau  douce.  Sans  doute,  quand  un  rayon  prend  une 
vague  on  travers,  il  peut  y  avoir  transparence  partielle, 
mais  le  ton  général  est  loujours  mat;  la  puissance  locale 
est  telle  que  les  parties  de  ciel  voisines  en  paraissent  dé- 
colorées. Au  sérieux  des  teir.les,  à  leur  intensité,  on  de- 
vine un  élément  formidable,  d'une  énergie  irrésistible, 
d'une  masse  prodigieuse. 

Quand  on  entre  en  iner,  il  se  produit,  même  chez  les 
plus  frivoles,  les  plus  courageux  et  les  plus  habitués,  une 
certaine  impression  solennelle  ;  vous  quittez  la  terre  où 
la  mort  peut  vous  atteindre  sans  doute,  mais  où  du  moins 
le  sol  ne  s'enlr'ouvre  pas  sous  vos  pieds,  pour  sillonner 
l'immense  plaine  salée,  épiderme  de  l'abîme,  qui  recou- 
vre tant  de  navires  perdus.  Vous  n'êtes  séparé  du  gouffre 
bouillonnant  que  par  une  mince  planche  ou  une  faible 
plaque  de  tôle  que  peut  défoncer  une  lame,  entr'ouvrir  un 
récif.  Il  suffit  d'un  grain  subit,  d'une  saute  de  vent,  pour 
>ous  faire  chavirer,  et  alors  votre  habileté  de  nageur  ne 
servirait  qu'à  prolonger  votre  agonie. 

A  ces  pensées  graves  vient  bientôt  se  mêler  l'indéfinis- 
sable souffrance  du  mal  de  mer  ;  il  semble  que  l'élément 
affronté  veuille  vous  rejeter  comme  une  chose  impure 
parmi  les  algues  de  ses  rivages.  La  volonté  disparaît,  les 
muscles  se  dénouent,  les  tempes  se  les^errent,  des  points 
de  migraine  s'établissent  et  l'air  respiré  prend  une  amer- 
tume nauséabonde.  Ce  ne  sont  plus  que  visages  décom- 
posés, livides,  verts  :  les  lèvres  deviennent  violettes,  et  les 
couleurs  quittent  les  joues  pour  se  réfugier  sur  le  nez. 
Chacun  alors  a  recours  à  sa  petite  pharmacopée;  celui-ci 
croque  des  bonbons  de  Malte;  celui-là  mord  un  citron; 
tel  autre  llaire  du  sel  anglais  ;  d'autres  implorent  du  thé 
qu'un  coup  de  tangage  ou  de  roulis  leur  fait  répandre  sur 
leur  chemise;  les  plus  braves  se  promènent  en  chancelant 
et  mâchent  un  bout  de  cigare  qu'ils  oublient  de  fumer; 


TRAVERSÉE.  59 

presque  tous  finissent  par  s'accouder  au  bastingage; 
heureux  ceux  qui  ont  assez  de  présence  d'esprit  pour  se 
mettre  sous  le  vent  ! 

Cependant  le  navire  continue  à  monter  et  à  descendre, 
faisant  des  abatées  de  plus  en  plus  i^ensibles.  Si  vous 
comparez  avec  la  ligne  d'horizon  les  mâts  et  la  cheminée 
du  bateau  à  vapeur  qui  s'enfonce  et  s'élève,  vous  remar- 
quez des  différences  de  niveau  de  plusieurs  mètres,  et 
votre  malaise  augmente.  Autour  de  vous,  les  vagues  se 
succèdent,  s'enflent,  crèvent  et  jaillissent  en  écume  ;  l'eau 
montueuse  ruisselle  avec  un  tumulte  vertigineux;  des 
paquets  de  mer  tombent  sur  le  pont,  où  ils  se  résolvent 
en  pluie  salée  qui  s'écoule  par  les  dallots  après  avoir 
donné  aux  passagers  une  douche  inattendue.  La  brise 
fraîchit,  et  les  poulies  des  cordages  rendent  ce  sifflement 
aigu  qui  ressemble  au  cri  d'un  oiseau  de  mer.  Le  capi- 
taine déclare  que  le  temps  est  délicieux,  au  grand  élon- 
nement  des  vo\ageurs  naïfs,  et  il  ordonne  de  bisser  la 
voile  de  foc ,  car  le  vent  qui  èlait  debout  est  devenu 
largue  et  souffle  maintenant  dans  une  direction  favo- 
rable. Soutenu  par  son  foc,  le  navire  roule  moins  el 
sa  marche  s'accélère.  De  temps  en  temps,  plus  ou  moins 
près,  passent  des  barques,  des  bricks,  avec  leur  foc  seu- 
lement, les  hautes  voiles  carguées,  un  ris  pris  aux  voiles 
basses,  plongeant  le  nez  dans  lécume,  exécutant  des  pyr- 
rhiques  à  faire  croire  que  la  mer  n'est  peut-être  pas  aussi 
bonne  qu'on  veut  bien  le  dire. 

Vous  arrachant  à  cette  contemplation,  le  dome-lique 
vient  vous  avertir  que  le  diner  est  servi.  Ce  n'est  pas  une 
opération  commode  que  de  descendre  dans  la  chambre 
par  un  escalier  dont  les  marches  se  déplacent  sous  vos 
pieds  comme  les  bâtons  de  l'échelle  mystérieuse  dans  les 
(jpreuves  de  franc-maçonnerie,  et  dont  les  parois  vous 
chassent  comme  les  raquettes  font  du  volant.  Enfin  vnus 
prenez  place  avec  quelques  intrépides.  Les  autres  gisent 
sur  le  pont  enveloppés  de  leur  manteau.  L'on  mange,  mais 
du  bout  des  lèvres,  risquant  de  s'éborgner  aux  dents  de  sa 
fourchette,  car  le  navire  danse  de  plus  belle.  Quand  vous 


60  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

essayez  de  boire  avec  des  précautions  d'équilibriste,  voire 
breuvage  joue  au  naturel  la  pièce  de  Léon  Gozlan  :  h  Une 
tempête  dans  un  verre  d'eau.  » 

Ce  difficile  exercice  terminé,  on  remonte  sur  la  dunelte 
un  peu  à  quatre  pattes,  et  la  brise  fraîche  vous  raffermir 
le  cœur.  On  risque  un  cigare  ;  il  ne  semble  pas  trop 
fétide,  vous  êtes  sauvé.  Les  maussades  dieux  de  la  ner 
n'exigeront  plus  de  libations  ! 

Pendant  que  vous  vous  promenez  sur  le  pont,  les  jam- 
bes écarquillées,  faisant  le  balancier  avec  vos  bras,  le 
soleil  descend  dans  un  banc  de  nuages  gris  dont  il  rougit 
les  déchirures  et  que  bientôt  le  vent  balaye.  L'iioiizon  est 
désert,  plus  de  silhouettes  de  navires.  Sous  le  ciel  d'un 
violet  pâle,  la  mer  s'assombrit  et  prend  des  tons  sinistres  ; 
plus  tard,  le  violet  tourne  au  bleu  d'acier.  L'eau  devient 
tout  à  fait  noire,  et  les  moutons  y  brillent  comme  des 
larmes  d'argent  sur  un  drap  funèbre.  Des  myriades  d'é- 
toiles d'un  or  vert  ponctuent  l'immensité,  et  la  comète, 
déployant  son  énorme  chevelure,  semble  vouloir  piquer 
une  lête  dans  la  mer.  Un  instant  sa  queue  est  coupée  par 
un  éfroit  nuage  transversal  interposé. 

La  sérénité  limpide  du  ciel  n'empêchait  pas  la  bise  de 
soufller  à  pleins  poumons,  et  le  froid  nous  prenait.  Nos 
vêtements  commençaient  à  se  pénétrer  de  la  bruine  amère 
arrachée  par  le  venta  la  crête  des  vagues.  L'idée  seule  de 
renirer  dans  notre  cabine  et  de  respirer  l'air  chaud  et 
méphitique  de  la  chambre  nous  soulevait  le  cœur,  et  nous 
alljnies  nous  asseoir  près  de  l;i  cheminée  du  bateau  à 
vapeur,  appuyant  notre  dos  à  ia  plaque  de  tôle  chaude, 
abri  lé  sullisanmient  par  les  tambours  des  roues.  Ce  ne  fut 
que  bien  avant  dans  la  nuit  que  nous  regagnâmes  noire 
cadre  pour  nous  assoupir  d'un  sommeil  secoué  et  tra- 
verôé  de  rêves  extravjgants. 

Le  matin,  le  soleil  se  leva  les  yeux  pochés,  comme 
quehju'un  qui  a  mal  dormi,  écartant  à  grand'peine  ses  ri- 
deaux de  biouillarci.  Des  rayons  d'un  jaune  pâle  trouaient 
les  vapeurs  et  s'allongeaient  à  travers  les  nuées  comme 
ces  rais  dorés  des  gloires  d'église.  La  brise  était  de  pli  a 


TRAVERSEE.  01 

en  plus  fraîche  et  les  navires  qui  se  montraient  de  temps 
à  auli;e  sur  la  ligne  d'horizon  déciivaient  d'élrauges  pa- 
raboles. Nous  voyant  tilubcr  sur  le  ponl  à  la  manière  d'un 
homme  ivre,  le  capitaine  crut  devoir  nous  dire,  pour  nous 
rassurer  sans  doute  :  «  Un  temps  superbe  !  »  Son  fort 
accent  allemand  donnait  malgré  lui  à  sa  phrase  un  sens 
ironique. 

On  descendit  pour  déjeuner.  Les  assiettes  étaient  assu- 
jetties par  de  petites  règles  de  bois,  les  carafes  et  les  bou- 
teilles solidement  amarrées;  sans  quoi  le  couvert  se  fût 
desservi  tout  seul.  Pour  apporler  les  plats,  les  garçons  se 
livraient  à  des  gymnastiques  étranges;  ils  avaient  l'air  de 
saltimbanques  tenant  des  chaises  en  é(|uililjre  sur  le  bout 
du  nez.  Le  temps  n'était  peut-être  [as  aussi  superbe  que 
le  prétendait  le  capitaine. 

Vers  le  soir,  le  ciel  se  couvrit,  la  pluie  tomba,  fine 
d'abord,  ép;iisse  ensuite,  et,  selon  le  proverbe  :  «  Petite 
pluie  abat  grand  vent,  »  diminua  de  beaucoup  l'aigreur 
de  la  bise.  De  temps  en  temps  scintillait  dans  l'onibie  la 
lueur  rouge  ou  blanche,  fixe  ou  par  éclipses,  d'un  pliare 
indiquant  la  côte  à  éviter.  Nous  étions  entrés  dans  le  golfe. 

Loisque  le  jour  parut,  des  terres  basses  et  plates,  lignes 
presque  imperceptibles  enli'e  le  ciel  et  l'eau,  qu'on  pou- 
vait prendre  ù  l'œil  nu  pour  le  brouillard  du  matin  ou 
Pembrun  des  vagues,  se  dessinèrent  sur  la  droite.  Quel- 
quefois le  sol  même,  par  suite  de  la  déclivité  de  la  mer, 
n'était  pas  visible;  des  rangées  d'arbres  à  demi  estompas 
semblaient  sortir  de  l'eau.  Le  même  effet  avait  lieu  pour 
les  maisons  et  f.our  les  phares,  dont  les  louis  blanches 
se  confondaient  souvent  avec  les  voiles. 

A  gauchfr,  nous  rangeâmes  un  îlot  de  rochers  arides  ou 
du  moins  qui  paraissaient  tels  à  distance.  Un  assez  grand 
mouvement  de  barques  animaient  ses  côtes,  et,  avant 
d'avoir  recours  à  la  lunette  marine,  nous  primes  d'abord, 
sur  le  fond  \iolàlre  du  rivage,  les  voiles  orientées  au 
soleil  levant  pour  des  façades  de  maisons;  mais,  vue  plus 
nettement,  Pile  était  déserte  et  ne  contenait  qu'une  vigie 
élevée  sur  une  pente. 

e 


02  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

La  mer  s'était  un  peu  apaisée,  et  au  dîner,  des  profon- 
deurs de  leurs  cabines,  sortirent,  comme  des  spectres  de 
leurs  tombeaux,  des  figures  inconnues,  des  passagers  doni 
on  ignorait  l'existance.  Paies,  faméliques,  chancelants,  il? 
se  traînaient  du  côté  de  la  table  ;  mais  tous  ne  dînèrent 
pas  pour  cela  :  la  soupe  était  encore  trop  orageuse,  le 
rôti  trop  tempétueux.  Après  les  premières  cuillerées,  la 
plupart  se  levèrent  et  se  dirigèrent  en  chancelant  vers 
l'escalier  de  l'écoutille. 

La  troisième  nuit  s'ét -ndit  sur  les  eaux  ;  c'était  la 
dernière  à  passer,  car  le  lendemain,  à  onze  heures,  si 
rien  ne  contrariait  la  marche  du  navire,  l'on  devait  être 
en  vue  de  Cronstadt.  Nous  restâmes  tard  sur  la  du- 
nette à  regarder  lobscurité  piquée  çà  et  là  de  pail- 
lettes rouges  par  les  feux  des  phares,  et,  dévoré  d'une 
curiosité  fiévreuse.  Après  deux  ou  trois  heures  de  som- 
meil, nous  étions  remonté  en  haut,  devançant  le  réveil 
de  l'aurore  paresseuse  au  lit  ce  jour-là,  du  moins  à 
notre  gré. 

Qui  n"a  connu  ce  malaise  de  l'heure  qui  précède  l'aube? 
Elle  (st  humide,  glaciale  et  frissonnante.  Les  robustes 
éprouvent  une  anxiété  vague,  les  malades  se  sentent  dé- 
faillir, toute  fatigue  devient  plus  lourde;  les  fantômes  des 
iénèbres,  les  terreurs  i-octurnes  semblent,  en  s'cnfuyant, 
vous  efileurer  de  leurs  fi  oides  ailes  de  chauve-souris.  Vous 
pensez  à  ceux  qui  ne  sont  plus,  à  ceux  qui  sont  absents  ; 
vous  faites  des  retours  mélancoliques  sur  vous-même, 
vous  regrettez  le  fnyer  déserté  volontairement;  mais,  au 
premier  rayon  tout  est  oublié. 

Un  bateau  à  vapeur,  traînant  après  lui  son  long  pana- 
che de  fumée  rabattu,  passa  sur  notre  droite  :  il  allait  vers 
l'occident  et  venait  de  Cronstadt. 

Le  golfe  se  rétrécissait  de  plus  en  plus  ;  des  côtes  au  ras 
de  l'eau  se  montraient  tantôt  nues,  tantôt  pia(juées  de 
sombres  verdures  ;  des  tours  de  vigie  émergeaient  ;  dos 
barques,  des  navires  allaient  et  vena  ent,  suivant  un  che- 
nal inirqué  par  des  bouées  ou  des  perches.  La  mer,  moins 
profonde,  avait  changé  de  couleur  au  voisinage  de  la 


TRAVERSEE.  63 

ferro  et  des  mouettes,  les  premières  aperçues  accomplis- 
saient leurs  gracieuses  évolution?. 

A  la  longue-vue,  on  discernait  en  face  de  soi  deux  ta- 
ches roses  ponctuées  de  noir,  une  paillette  d'or,  une  pail- 
lette verte,  quelques  fils  ténus  comme  des  fils  d'aroignée, 
quelques  spirales  de  fumée  blanche  montant  dans  l'air 
immobile  et  d'une  pureté  parfaite  :  c'était  Cronstadt. 

A  Paris,  pendant  la  guerre,  nous  avions  vu  beaucoup 
de  plans  plus  ou  moins  chimériques  de  Cronstadt,  avec 
les  feux  croisés  des  canons  figurés  par  des  lignes  multi- 
ples, semblables  aux  rayons  d'une  étoile,  et  nous  avions 
fait  de  grands  efforts  d'imaginalion  pour  nous  représen- 
ter l'aspect  réel  de  la  ville  sans  pouvoir  y  parvenir.  I  es 
plans  les  plus  détaillés  ne  donnent  pas  la  moindre  idée 
de  la  silhouette  véritable. 

Les  aubes  des  roues  brassant  une  eau  tranquille  et  pres- 
que dormante  nous  faisaient  avancer  rapidement,  et  déjà 
nous  distinguions  avec  netteté,  un  fort  arrondi,  à  quatre 
étages  d'embrasures  sur  la  gauche,  et  sur  la  droite  un 
bastion  carré  commandant  la  passe.  Des  batteries  rasantes 
apparaissaient  à  fleur  d'eau.  La  paillette  jaune  se  chan- 
geait en  un  dôme  d'or  d'un  éclat  et  d'une  transparence 
magiques.  Toute  la  lumière  se  concentrait  sur  le  point 
saillant  et  les  parties  ombrées  prenaient  des  tons  d'ambre 
d'une  finesse  inouïe  ;  la  paillette  verte  était  une  coupole 
peinte  de  cette  couleur  qu'on  eût  prise  pour  du  cuivre 
oxydé  Un  dôme  d'or,  une  coupole  verte  :  la  Russie,  à 
première  vue,  se  montrait  à  nous  sous  des  teintes  carac- 
léristiques. 

Sur  un  bastion  s'élevait  un  de  ces  grands  mâts  à  signaux 
qui  font  si  bien  dans  les  marines,  et  derrière  un  môle  de 
granit  se  massaient  les  vaisseaux  de  guerre  parés  pour  l'hi- 
vernage. De  nombreux  navires  aux  couleurs  dt!  toutes  les 
nations  encombraient  le  port  et  formaient,  avec  leurs  mâts 
et  leurs  cordages,  comme  une  forêt  de  pins  à  demi  ébran- 
chée. 

Une  machine  à  mater,  avec  ses  poutres  et  ses  poulies, 
se  dressait  à  l'angle  du  quai  que  recouvraient  des  piles  de 


C4  VOYAGE  EX  RUSSIE, 

bois  équarri,  et  un  peu  en  arrière  on  apercevait  les  mai- 
sons de  la  ville  badigeonnées  de  teintes  diverses,  f|uel- 
ques-unes  avec  des  toits  verts,  mais  sur  une  ligne  horizon- 
tale très-basse,  que  dépassaient  seuls  les  dômes  des  égli- 
ses accompagnés  de  leurs  petites  coupoles.  Ces  villes  si 
fortes  doiment  le  moins  de  prise  possible  à  l'œil  et  au  ca- 
non ;  le  sublime  du  genre  serait  qu'on  ne  les  vît  pas  du 
tout  :  on  y  arrivera. 

D'un  bâtiment  à  fronton  grec,  douane  ou  police,  se  dé- 
tachèreiit  des  barques  faisant  force  de  rames  vers  notre 
bateau  à  vapeur,  qui  avait  jeté  l'ancre  en  rade.  Cela  nous 
rappelait  les  visi'es  de  la  santé  dans  les  mers  du  Levant, 
où  des  gaillards  beaucoup  plus  pestiférés  que  nous,  respi- 
rant du  vinaigre  des  quatre  voleurs,  venaient  prendre  nos 
papiers  à  1  aide  de  longues  pincettes.  Tout  le  monde  était 
orfrlepont,  et  dans  un  canot  qui  semblait  attendre  que, 
les  formalités  accomplies,  quelque  voyageur  descendit  à 
Cronstadt,  nous  aperçûmes  le  prem-er  mougik.  C'était  un 
homme  de  vingt-huit  ou  trente  ans,  aux  longs  cheveux 
séparés  par  une  raie  médiane,  à  la  barbe  blonde  légère- 
ment frisée  comme  celle  que  les  peintres  donnent  à  Jé- 
sus-Christ, aux  membres  bien  découplés,  et  qui  maniait 
aisément  son  double  aviron.  11  portait  une  chemise  rose 
serrée  à  la  ceinture  et  dont  les  pans,  rejetés  hors  du  pan- 
talon, formaient  une  sorte  de  tunique  ou  jaquette  assez 
gracieuse.  Le  pantalon,  d'étoffe  bleue,  ample,  abondant 
en  plis,  entrait  dans  la  botte  ;  la  coiffure  consistait  en  une 
toque  ou  petit  chapeau  plat  étranglé  au  milieu,  évasé  par 
en  haut  et  garni  d'un  rebord  circulaire.  Cet  échantillon 
unique  nous  avait  déjà  certifié  la  vérité  dos  dessins  d'Yvon. 

Apportés  par  leurs  canots,  les  employés  de  la  police  et 
de  la  douane,  vêtus  de  longues  redingotes,  coifiès  de  la 
casquette  russe,  la  plupait  décorés  ou  médaillés,  montè- 
rent sur  le  pont  et  remplirent  leur  office  avec  beaucoup 
de  politesse. 

On  nous  fit  descendre  dans  le  salon  de  la  cabine  pour 
nous  rendre  nos  passe-ports,  déposés  au  départ  entre  les 
mains  du  capitaine,  il  y  avait  là  des  .anglais,  des  Aile- 


TRAVERSÉE.  65 

mands,  des  Français,  des  Grecs,  des  Italiens  el  d'autres 
nations  encore  ;  à  notre  grande  surprise,  l'officior  de  po- 
lice, un  tout  jeune  homme  cependant,  changeait  de  lan- 
gueà  chaque  interlocuteur  et  répondait  anglais  à  l'Anglais, 
allemand  à  l'Allemand  et  ainsi  de  suite,  sans  se  tromper 
jamais  de  nationalité.  Comme  le  cardinal  Angelo  Mai,  il 
paraissait  savoir  tous  les  idiomes  possibles.  Quand  notre 
tour  vint,  il  nous  rendit  notre  passe-port  en  nous  di:?ant 
avec  le  plus  pur  accent  parisien  :  «  Il  y  a  longtemps  que 
vous  êtes  attendu  à  Saint-Pétersbourg.  »  En  effet,  nous 
avions  pris  le  chemin  des  écoliers,  et  mis  un  mois  à  une 
route  qu'on  pourrait  faire  en  une  semaine.  Au  passe-port 
était  joint  un  papier  trilingue  indiquant  les  formalités  à 
remplir  en  arrivant  à  la  ville  des  tzars. 

Le  bateau  à  vapeur  se  remit  en  marche,  et,  debout  sur 
la  proue,  nous  considérions  d'un  œil  avide  le  spectacle  ex- 
traordinaire qui  se  déployait  à  nos  regards.  Nous  étions 
entré  dans  le  bras  de  mer  où  la  iNéva  s'épanche.  L'aspect 
était  plutôt  celui  d'un  lac  que  d'un  golfe.  Comme  nous  te- 
nions le  milieu  du  chenal,  les  rives,  de  chaque  côté,  se 
discernaient  à  peine.  Les  eaux,  largement  étalées,  sem- 
blaient plus  hautes  que  les  terres,  minces  comme  un  trait 
de  pinceau  sur  une  aquarelle  à  teintes  plates.  Il  faisait  un 
temps  magnifique.  Une  lumière  étincelante  mais  froide 
tombait  du  ciel  clair  ;  c'était  un  azur  boréal,  polaire  pour 
ainsi  dire,  avec  des  nuances  de  lait,  d'opale,  d'acier  dont 
notre  ciel  à  nous  ne  donne  aucune  idée  ;  une  clarté  pure, 
blanche,  sidérale,  ne  paraissant  pas  venir  du  soleil,  et 
telle  qu'on  en  imagine  lorsque  le  rêve  nous  transporte 
dans  une  autre  planète. 

Sous  celte  voûte  lactée,  l'immense  nappe  du  golfe  se 
teignait  de  couleurs  indescriptibles,  dans  lesquelles  les 
tons  ordinaires  de  l'eau  n'eni raient  pour  rien.  Tantôt  c'é- 
taient des  blancs  de  nacre  comme  on  en  voit  sur  les  val- 
ves de  certains  coquillages,  tantôt  des  gris  de  perle  d'une 
incroyable  finesse;  plus  loin,  des  bleus  mats  ou  striés 
comme  les  lames  de  Damas,  ou  bien  encore  des  reflets 
irisés,  pareils  à  ceux  de  la  pellicule  qui  recouvre  l'étain 

6. 


66  VOYAGE  EN  RLSSIE. 

en  fusion  ;  à  une  zone  d'un  poli  de  glace  succédait  une 
large  bande  gaufrée  en  moire  antique  ;  mais  tout  cela  d'un 
léger,  d'un  llou,  d'un  vague,  d'un  limpile,  d'un  clair  à 
n'être  rendu  par  aucune  palette,  ni  aucun  vocabulaire.  Le 
ton  le  plus  frais  du  pinceau  humain  eût  fait  comme  une 
tache  de  boue  sur  celle  transparence  idéale,  et  les  mots 
que  nous  employons  pour  rendre  celle  lueur  merveilleuse 
nous  produisent  l'effet  de  pàlés  d'encre  tombant  d'une 
plume  qui  crache  sur  le  plus  beau  vélin  azuré. 

Si  une  barque  passait  près  de  nous  avec  ses  tons  réels, 
ses  mâts  couleur  de  saumon  et  ses  détails  nettement  ac- 
cusés, elle  ressemblait,  au  milieu  de  ce  bleu  èlyséen,  à  un 
ballon  flottant  dans  l'air;  on  ne  saurait  rien  rêver  de  plus 
féerique  que  cet  infmi  lumineux  ! 

Au  fond  émergeait  lentement,  entre  l'eau  laiteuse  et  le 
ciel  nacré,  ceinte  de  sa  couronne  murale  crénelée  de  tou- 
relles, la  silhouette  magnifique  de  Saint-Pétershourg  dont 
les  tons  d'aniélhysles  séparaient  par  une  ligne  de  démar- 
cation ces  deux  immensités  p^^les.  L'or  scintillait  en  pail- 
lettes et  en  aiguilles  sur  ce  diadème,  le  plus  riclie,  le  plus 
beau  qu'ait  jamais  porté  le  front  d'une  ville.  BienlùtSaint- 
Isaac  dessina  entre  ses  quatre  clochetons  sa  coupole  dorée 
comme  une  tiare  ;  l'Amirauté  darda  sa  flèche  étincelante, 
l'église  de  Saint-.Michel-Archange  arrondit  ses  dômes  àren- 
llement  moscovite,  celle  des  Gardes  à  cheval  aiguisa  ses  py- 
ramidions  aux  arêtes  ornées  de  crosses,  el  une  foule  de  clo  • 
cliers  plus  lointains  firent  chatoyer  leur  éclair  métalliqui'. 

Rien  n'était  plus  splendide  que  celte  ville  d'or  sur  cet 
horizon  d'argent,  où  le  soir  avait  les  blaii  h  urs  de  i'aub"'. 


Vï 


SAINT-PETERSBOURG 


ha  >iévj.  esl  un  beau  fleuve,  large  à  peu  près  comme  la 
Tamise  au  pont  de  Londres  ;  sou  cuurs  n'est  pas  long  :  elle 
\ient  du  lac  Ladoga,  tout  voisin,  qu'elle  déverse  dans  le 
golfe  de  Finlande.  Quelques  tours  de  roue  nous  amenè- 
rent le  long  d'un  quai  de  granit  près  duquel  était  rangée 
une  flottille  de  petits  bateaux  à  vapeur,  de  goélettes,  de 
schooners  et  de  barques. 

De  l'autre  côté  du  fleuve,  c'est-à-dire  sur  la  droite  en 
remontant  le  cours,  s'élevaient  les  loits  d'immenses  han- 
gars recouvrant  des  cales  de  construction  ;  sur  la  gauche, 
de  grands  bâtiments  à  façade  de  palais,  qu'on  nous  dit 
être  le  corps  des  mines  et  l'école  des  cadets  de  la  marine, 
développaient  leurs  lignes  monumentales. 

Ce  n'est  pas  une  mince  affaire  que  de  transborder  les 
bagages,  malles,  valises,  cartons  à  chapeaux,  colis  de 
toutes  sortes  qui  encombrent  le  pont  d'un  bateau  à  va|  eur 
au  moment  où  l'on  débarque,  et  de  reconnaître  son  bien 
parmi  tout  cet  amonccUeu.ent.  Une  nuée  de  moujiks  eu- 
rent bienlôt  enlevé  tout  cela  pour  le  porter  au  bureau  de 
visite  sur  le  quai,  suivis  chacun  par  le  propriétaire  in- 
(luici. 

La  plupart  de  ces  moujiks  avaient  la  chemise  rose  par- 
dessus le  pantalon,  en  forme  de  jaquette,  les  grègues  lar- 


C8  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

gcs  et  les  bottes  à  mi-jambe;  d'autres,  quoique  la  tempé- 
rature fût  in-olitement  douce,  étaient  affublés  déjà  de  la 
touloupe  ou  tunique  en  peau  de  mouton.  La  touloupe  se 
met  la  lair.e  en  dedans,  et  quand  elle  est  neuve,  la  peau 
tannée  est  d'une  couleur  saumon  pâle  assez  agréable  à 
l'œil  ;  quelques  piqûres  y  simulent  des  ornements,  et  le 
tout  ne  manque  pas  de  caractère  ;  mais  le  moujik  est  fi- 
dèle à  sa  touloupe  comme  l'Arabe  à  son  burnous  ;  une 
fois  endossée,  il  ne  la  quitte  plus  :  c'est  sa  tente  et  son  lit; 
il  l'habite  nuit  et  jour,  dort  avec  elle  dans  tous  les  coins, 
sur  tous  le^  bancs,  sur  tous  les  poêles.  Aussi,  bientôt  le 
vêtement  se  graisse,  se  miroite,  se  glace  et  prend  ces  tons 
de  bitume  qu'affectionnent  les  peintres  espagnols  dans 
leurs  tableaux  picaresques;  mais,  contrairement  aux  mo- 
dèles de  Ribera  et  de  Murillo,  le  moujik  est  propre  sous 
ce  lambeau  crasseux,  car  il  va  aux  étuves  une  fois  par  se- 
maine. Ces  hommes  à  longs  cheveux  et  à  larges  barbes,  vê- 
tus de  peaux  de  bêles,  sur  ce  quai  magnifique  d'où  l'on 
aperçoit  do  tous  côtés  des  dômes  et  des  flèches  d'or,  pré- 
occupent, par  le  contraste,  l'imagination  de  l'étranger.  Ne 
vous  repK'sentez  cependant  rien  de  farouche  ou  d'alar- 
mant ;  ces  moujiks  ont  la  physionomie  douce,  intelligente, 
et  leurs  manières  polies  feraient  honte  à  la  brutalité  de 
nos  portefaix. 

La  visite  de  notre  malle  se  fit  sans  autre  incidi'Ut  que  la 
découverte  très-facile  des  Parents  pauvres,  de  Balzac,  et 
des  Ailes  d'Icare,  de  Charles  de  Bernard,  posés  sur  notre 
linge,  et  qu'on  nous  prit  en  nous  disant  de  les  réclamer 
au  bureau  de  censure  où  l'on  nous  les  rendrait  sans  doute. 

Les  formalités  remplies,  nous  étions  libre  de  nous  ré- 
pandre par  la  ville.  Une  multitude  de  drojkys  et  de  petites 
charrettes  à  transporteries  bagages  attendaient  devant  le 
bureau  de  visite,  sûrs  de  ne  pas  manquer  do  pratiques. 
Nous  savions  bien  en  ftançais  le  nom  de  l'endroit  où  l'on 
nous  avait  recommandé  de  descendre,  mais  il  fallait  le 
traduire  en  russe  au  cocher.  Un  de  ces  domestiques  de 
place  qui  ne  parlent  plus  aucun  idiome,  et  finissent  par 
«e  composer  une  sorte  de  langue  franque  assez  semblable 


SAINT-PÉTERSBOURG.  6fl 

au  jargon  qu'emploient  les  Turcs  postiches  dans  la  céré- 
monie du  Bourgeois  gentiUwmme,  vit  notre  embarras, 
comprit  à  peu  près  que  nous  voulions  aller  hôtel  de  Rus- 
sie, chez  M.  Klée,  empila  nos  paquets  sur  un  rospousky, 
y  grimpa  près  de  nous,  et  nous  voilà  en  route.  Le  ros- 
pousky est  un  chariot  bas  de  la  construction  la  plus  pri- 
mitive :  deux  rondins  à  peine  dégrossis  posés  sur  quatre 
petites  roues,  ce  n'est  pas  plus  compliqué  que  cela  ! 

Quand  on  vient  de  quitter  les  solitudes  majestueuses  de 
la  mer,  le  tourbillon  de  l'activité  humaine  et  le  tumulte 
d'une  grande  capiiale  vous  causent  une  sorte  d'éblouisse- 
ment  ;  l'on  passe  emporté  comme  dans  un  rêve  ;'i  travers 
des  objets  inconnus,  voulant  tout  voir  et  ne  voyant  rien  ; 
il  vous  semble  que  les  vagues  vous  balancent  encore,  sur- 
tout quand  un  véhicule  aussi  peu  suspendu  qu'un  rps- 
pousky  vous  fait  tanguer  et  rouler  sur  un  pavé  inégal,  et 
produit  en  terre  ferme  l'illusion  du  mal  de  mer  :  mais, 
q  oique  durement  cahoté,  nous  ne  perdions  pas  un  coup 
d'œil,  et  nous  dévorions  du  regard  les  aspects  nouveaux 
qui  se  présentaient  à  nous. 

Nous  arrivâmes  bientôt  à  un  pont  que  nous  sûmes  plus 
tard  être  le  pont  de  l'Annonciation,  ou,  plus  familièrement 
le  pont  Nicolas  ;  l'on  y  aboutit  pnr  deux  voies  mobiles, 
qui  se  déplacent  pour  le  passage  des  bateaux  et  se  rejoi- 
gnent ensuite,  de  sorte  que  le  pont  figure  sur  le  fleuve 
un  Y  aux  branches  écourtées  ;  au  point  de  rencontre  de 
ces  branches  se  dresse  une  petite  chapelle  d'une  extrême 
richesse,  dont  nous  ne  pûmes  qu'entrevoir  en  passant  les 
mosaïques  et  les  dorures. 

Au  bout  du  pont,  dont  les  piles  sont  de  granit  et  les 
arches  de  fer,  la  voiture  tourna  et  remonta  le  quai  An- 
glais tout  bordé  de  palais  à  frontons  et  à  colonnes,  ou 
d'hôtels  pnrticuliers  non  moins  splendides,  peints  de  cou- 
leurs gaies,  avec  des  balcons  et  des  marquises  avançant 
sur  le  trottoir.  La  plupart  des  maisons  de  Saint-Péters- 
bourg, comme  celles  de  Londres  et  de  Berlin,  sont  en 
briques  que  l'on  recouvre  de  crépis  nuancés  diversement, 
de  manièie  à  détacher  les  lignes  de  l'architecture  et  à 


7C  TOYAGE  EN  RUSSIE, 

produire  un  bel  effet  décoratif.  En  les  longeant,  nous  ad- 
mirio:  s,  derrière  les  vitres  des  fenêtres  basses,  des  bana- 
niers et  des  [liantes  tropicales  épanouis  dans  ces  tièdes 
appartements  pareils  à  des  serres. 

Le  quai  Anglais  débouche  sur  l'angle  d'une  grande 
pUice  où  Pierre  le  Grand  de  Falconnet  fait  cabrer  son  che- 
v;il,  le  bras  élendu  vers  la  Neva,  au  sommet  de  la  roche 
qui  lui  sert  de  socle.  Nous  le  reconnûmes  tout  de  suite, 
d'après  les  descriptions  de  Diderot  et  les  dessins  que  nous 
en  avions  vus.  Au  fond  de  la  place  se  dessinait  à  grands 
traits  la  gigantesque  silhouette  de  Sainl-Isaac  avec  son 
dôme  d'or,  sa  tiare  de  colonnes,  ses  quatre  clochetons  et 
son  fronton  octostyle.  A  l'entr  "^  d'une  rue,  en  retour  du 
quai  Anglais,  sur  des  colonnes  de  porphyre,  des  Victoires 
ailées  en  bronze  tenaient  des  palmes.  Tout  cela,  confusé- 
ment entrevu  dans  la  rapiditi.4e  la  course  et  l'étonnement 
de  la  nouveauté,  formait  un  ^-J^emble  magnifique  et  baby- 
lonien. 

En  continuant  à  suivre  la  même  direclion,  nous  apparut 
bientôt  l'immense  palais  de  l'Amirauté.  Dune  tour  carrée 
en  forme  de  temple  et  ornée  de  colonnettes,  posée  sur  son 
comble,  s'élançait  cette  mince  flèche  d'or  ayant  un  vais- 
seau pour  girouette,  qu'on  aperçoit  de  si  loin  et  qui  pré- 
occupait nos  regards  dans  le  golfe  de  Finlande  ;  les  allées 
d'arbres  qui  s'étendent  autour  de  l'édifice  n'avaient  pas 
encore  perdu  leur  feuillage,  quoique  l'automne  fût  déjà 
avancé  (10  octobre). 

Plus  loin,  au  centre  d'une  dernière  place,  jaillissait 
d'un  socle  d'airain  la  colonne  Alexandrine,  prodigieux 
monolilhe  de  granit  rose  surmonté  d'un  ange  portant  une 
I  roix.  Nous  ne  Times  que  l'entrevoir,  car  la  voiture  tourna 
et  s'engagea  dans  la  Perspective  Nevsky,  qui  est  à  Saint- 
Pétersbourg  ce  qu'est  la  rue  de  Rivoli  à  Paris,  Re;:ent's 
Street  à  Londres,  la  calle  d'Alcala  à  Madrid,  la  rue  de  To- 
lède à  Naples,  l'artère  principale  de  la  ville,  l'endroit  le 
plus  fréquenté  et  le  plus  vivant. 

Ce  qui  nous  frappa  surtout,  c'était  l'immense  mouve- 
ment de  voitures  —  un  Parisien  cependant  ne  s'étonne 


SAI.M-rETERSBOURG.  •  71 

guère  en  te  genre  —  qui  avait  lieu  dans  cette  large  voie, 
et  surtout  l'extrême  viiesse  des  chevaux.  Les  drojkys  sont, 
comme  on  sail,  des  espèces  de  petits  pliaétons  bas  et  très- 
légers,  qui  ne  contiennent  que  deux  personnes  au  plus  ; 
ils  vont  comme  le  vent,  conduits  par  des  cochers  aussi 
hardis  quhabiles.  Ils  rasaient  notre  rospousky  avec  une 
rapidité  d'hirondelles,  se  croisaient,  se  coupaient,  pas- 
saient du  pavé  de  bois  au  pavé  de  granit  sans  jamais  se 
toucher;  des  embarras  en  apparence  inextricables  se  dé- 
nouaient comme  par  enchantornent,  et  chacun,  à  fond  de 
train,  filait  de  son  côté  et  trouvait  la  place  de  ses  roues  là 
où  une  brouette  n'aurait  pu  passer. 

La  Perspective  Nevr^ky  est  à  la  fois  la  rue  marchande 
et  la  belle  rue  de  Saint-Pétersbourg  ;  les  boutiques  s'y 
louent  aussi  cher  que  sur  le  boulevard  des  Italiens  :  c'est 
un  mélange  de  magasins,  de  palais,  d'églises  tout  à  (ait 
original  ;  sur  les  enseignes  brillent  en  traits  d'or  les 
beaux  caractères  de  l'alphabet  russe  qui  a  retenu  quel- 
ques lettros  grecques,  et  dont  les  formes  lapidiires  se 
prêtent  à  l'inscription. 

Tuut  cela  nous  passait  devant  les  yeux  comme  un  rêve, 
car  le  rospousky  allait  fort  vite,  et  avant  de  nous  en  être 
rendu  bien  compte  nous  étions  devant  le  perron  de  l'hôtel 
do  Russie,  dont  le  mai  re  tança  vertement  le  domestique 
de  place  qui  avait  installé  notre  seigneurie  sur  un  si  mi- 
sérable véhicule. 

L'hôtel  de  Russie,  situé  au  coin  de  la  place  Michd,  près 
de  la  Perspective  Nevsky,  n'est  guère  moins  grand  que 
l'hôtel  du  Louvre  à  Paris  ;  ses  corridors  sont  plus  longs 
que  bien  des  rues,  et  l'on  peut  s'y  fatiL'^uer.  Le  bas  est 
occupé  par  de  vastes  salons  où  Ton  dîne  et  que  décorent 
des  plantes  de  serre.  Dans  la  première  salle,  sur  une 
espèce  de  bar-room,  du  caviar,  des  haiengs,  des  sanJ-" 
wichs  de  pain  blanc  et  de  pain  bis,  du  fromage  de  plu- 
sieurs sortes,  des  flacons  de  bilter,  de  kummel,  d'eaii-dc- 
vie,  servent,  selon  la  mode  russe,  à  ouvrir  l'appétit  aux 
cons-ommateurs.  Les  hors-d'œuvre  ici  se  mangent  avant  le 
repas,  et  nous  avons  trop  voyagé  pour  trouver  cet  usage 


7'2.  YOYAGE  EN  RUSSIE. 

bizarre.  Chaque  pays  a  ses  habitudes  :  n'appjrte-t-oii  pas, 
en  Suède,  le  potage  au  desseit? 

A  l'entrée  de  celte  salle,  était  un  porte-manteau  en- 
touré d'une  cloison,  où  chacun  suspendait  son  paleiot, 
son  cache-nez,  son  plaid,  et  déposait  ses  galoches.  Il  ne 
faisait  cependant  pas  froid,  et  le  thermomètre  marquait, 
à  l'air  libre,  sept  ou  huit  degrés  de  chaleur.  Ces  précau- 
tions minutieuses,  par  une  température  si  douce,  nous 
étonnaient,  et  nous  regardions  au  dehors  si  la  neige  ne 
blanchissait  pas  déjà  les  toits,  mais  la  faible  lueur  rosée 
du  couchant  les  colorait  seule. 

Cependant  les  doubles  fenêtres  étaient  posées  partout  ; 
d'énormes  chantiers  de  bois  encombraient  les  cours,  et 
l'on  s'apprêtait  à  recevoir  l'hiver  de  la  bonne  façon.  — 
Notre  chambre  avait  aussi  celle  fermeture  hermétique  ; 
entre  un  châssis  el  l'autre  était  répandu  du  sable  dans  le- 
quel s'implantaient  de  petits  cornets  remplis  de  sel,  des- 
tinés à  absorber  l'humidité  et  à  prévenir  les  ramages  de 
vif-argent  dont,  sans  celle  précaution,  la  gelée  entame 
les  vitres  ;  des  bouches  de  chaleur  en  cuivre,  pareilles  à 
des  gueules  de  buites  aux  lettres,  se  tenaient  prêles  à 
souiller  leurs  trombes  d'air  chaud,  mais  l'hiver  était  en 
retard  ;  et  la  double  fenêtre  servait  à  maintenir  dans  l'ap- 
partement une  tiédeur  agréable.  L'ameublement  n'avait 
de  caractéristifjuc  qu'un  de  ces  immenses  canapés  re- 
couverts de  cuir  (  apilonné  qu'on  rencontre  partout  en 
Piussie,  el  qui,  avec  leurs  nombreux  coussins,  sont  plus 
commodes  que  les  lits,  fort  mauvais,  du  reste,  pour  la 
plupart. 

Après  le  dîner  nous  sortîmes  sans  guide,  selon  notre 
habitude,  et  nous  fiant  à  notre  instinct  d'orientation  pour 
retrouver  noire  gile.  Un  cadran  d'horloger  à  un  angle 
une  tour  de  vigie  à  un  autre  devaient  nous  servir  de  point 
de  repère. 

Colle  première  sortie  au  hasard  à  travers  une  ville  incon- 
nue cl  lonylemps  rêvée  est  une  des  plus  vivesjouissances  du 
voyageur  et  le  paye  avec  usure  des  fatigues  de  la  loute.  — 
Est-ce  un  raflinement  de  dire  que  la  nuit,  par  ses  ombres 


SAINT-PETIJISDOURG.  7? 

mêlées  de  lueurs,  son  mystère  et  ses  grandissements  fan- 
tastiques, ajoute  beaucoup  à  cette  volupté?  L'œil  entre- 
voit, l'imagination  achève.  La  réalité  ne  se  (le>sine  pas 
encore  en  lignes  trop  dures,  et  les  aspects  s'ébauchent  en 
larges  masses,  comme  un  tableau  que  le  peintre  se  pro- 
pose de  (inir  plus  lard. 

Nous  voilà  donc  suivant  le  trottoir  à  petits  pas  et  des- 
cendant la  Perspective  dans  le  sens  de  l'Amirauté.  Tantôt 
nous  regardions  les  passants,  tantôt  les  boutiques  vive- 
ment éclairées,  ou  nous  plongions  de  l'œil  dans  les  sous- 
sols,  qui  nous  rappelaient  les  caves  de  Berlin  et  les  tunnels 
de  Hambourg.  A  chaque  pas,  nous  rencontrions  derrière 
d'élégantes  vitrines  des  étalages  de  fruits  artistement 
groupés  :  des  ananas,  des  raisins  de  Portu-al,  des  citrons, 
des  grenades,  d-s  poires,  des  pommes,  des  prunes,  des 
pastèques.  —  Le  goût  des  fruits  est  aussi  général  en  Russie 
que  le  goût  des  bonbons  en  Allemagne  ;  ils  coûtent  fort 
cher,  ce  qui  les  fait  rechercher  encore  davantage.  Sur  le 
trottoir,  des  moujiks  offraient  aux  passants  des  pommes 
vertes  acides  à  l'œil,  qui  trouvaient  pourtant  des  ache- 
teurs. 11  y  en  avait  dans  tous  les  coins. 

Cette  première  reconnaissance  poussée,  nous  rentrâmes 
à  l'hôtel.  Si  les  enfants  ont  besoin  d'être  bercés  pour 
s'endormir,  les  hommes  préfèrent  le  sommeil  innnobile; 
et  la  mer  pendant  trois  nuits  nous  avait  assez  se- 
coué dans  notre  barcelonnette  à  vapeur  pour  nous  faire 
désirer  un  lit  plus  stable  ;  mais  à  travers  nos  rêves 
l'ondulaiion  des  values  se  faisait  encore  sentir.  Nous 
avons  éprouvé  plusieurs  fois  cet  ehet  bizarre.  —  Le 
.sacro  saint  plant her  des  vaches,  tant  apprécié  de  Pa- 
nurge,  n'est  pas  un  remède  aussi  prompt  qu'on  le  pense 
aux  angoisses  que  cause  le  sol  mouvant  de  la  plaine 
liipiide. 

Le  lendemain  nous  sortîmes  de  h  nue  heure  pour  re- 
voir au  jour  le  tableau  deviné  la  veille  aux  vagues  lueurs 
du  crépuscule  et  de  la  nuit.  Comme  la  Perspective 
Nevsky  résume  en  quelque  sorte  Saint-Pétersbourg,  vous 
nous  permettrez  d'en    doimer    une  dcicriplion  un  peu 

7 


74  VOYAGE  EN  RUSSIE 

longue  et  détailléo  qui  vous  fera  entrer  tout  de  suite  dans 
l'intimité  do  la  villo.  Pardonnez-nous  d'avance  quelques 
remarques  puériles  et  minutieuses  en  apparence.  Ce  sont 
ces  petites  choses  négligées  comme  trop  humbles  et  d'une 
observation  trop  facile  qui  constituent  la  différence  d'un 
endroit  à  un  autre,  et  vous  avertissent  que  vo;is  n'êtes  pas 
dans  la  rue  Vivienne  ou  à  Piccudilly. 

C'est  de  la  place  de  l'Amiiauté  que  part  la  Perspective 
Nevsky  pour  se  prolonger  dans  un  lointain  immense  jus- 
qu'au couvent  de  Saint-Alexandre-Nevsky,  où  ell;  abou- 
tit après  une  légère  flexion.  La  voie  est  large  comme  toutes 
celles  de  Saint-Pétersbourg;  le  milieu  de  la  chaussée  a 
reçu  un  cailloutis  assez  raboteux  dont  les  deux  déclivités, 
en  se  rencontrant,  forment  le  lit  du  ruisseau.  De  chaque 
côté,  une  zone  de  pavage  en  bois  accompagne  la  bande 
des  petits  fragments  de  granit;  de  larges  dalles  revêtent 
le  trottoir. 

La  flèche  de  l'Amirauté,  qui  ressemble  au  mât  d'un  na- 
vire d'or  planté  dans  le  toit  d'un  temple  grec,  forme  au 
bout  de  la  Perspective  un  point  de  vue  heureusement  mé- 
nagé. Au  moindre  rayon  de  soleil  une  paillette  de  lumière 
y  brille  et  amuse  l'œil  du  plus  loin  qu'on  l'aperçoive. 
Deux  autres  rues  voisines  jouissent  aussi  de  cet  avantage 
et  laissent  voir,  par  une  adroite  combinaison  de  ligues,  la 
même  aiguille  dorée  ;  mais  pour  le  moment  nous  allons 
tourner  le  dos  à  l'Amirauté  et  remonter  la  Perspective 
jusqu'au  pont  d'Anitschkov,  c'est-à-dire  dans  sa  partie  la 
plus  vivante  et  la  plus  fréquentée.  Les  maisons  qui  la 
bordent  sont  hautes  et  vastes,  avec  des  apparences  de 
palais  ou  d'hute!s.  Quelques-unes,  les  plus  anciennes, 
rappellent  l'ancien  style  français  un  peu  italianisé,  et 
présentent  un  mélange  de  Mansart  et  de  Bernin  assez 
majestueux  ;  pilastres  corinthiens,  corniches,  fenêtres  à 
frontons,  consoles,  œils-de  bœuf  à  volutes,  portes  à  mas- 
carons,  rez-de-chaussée  à  refends  et  à  bossage  se  détachant 
d'ordinaire  d'un  fond  de  crépi  rosé.  D'autres  offrent  les 
fantaisies  du  style  Louis  XV,  rocailles,  chicorées,  serviettes, 
pots  à  feu,  tandis  que  le  goût  grec  de  l'empire  aligne  plus 


SALNT-I'ÉTERSKOLT.G.  75 

loin  ses  colonnes  et  ses  fronlons  triangulaires  rechampis 
de  blanc  sur  un  fond  jaune.  Les  maisons,  tout  à  f a  t  mo- 
dernes, sont  dans  !e  genre  anglo-allemand  et  semblent  avoir 
pris  pour  type  Ces  magnifiques  hôtels  des  villes  de  bains 
dont  les  lithographies  séduisent  les  voyageurs.  Cet  en- 
semble, dont  il  ne  faudrait  pas  étudier  les  détails  de  trop 
près,  car  l'emploi  de  la  pierre  donne  seul  de  la  valeur  à 
l'exécution  des  ornements  en  conservant  l'empreinte  di- 
recte de  l'arliste;  cet  ensemble,  disons-nous,  forme  un 
coup  d'oeil  admirable  pour  h  quel  le  nom  de  Perspective 
que  poi  te  la  rue,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  de  Saint- 
Pétersbourg,  nous  poraît  merveilleusement  juste  et  signi- 
ficatif. Tout  est  combiné  pour  l'optique;  el  la  ville,  créée 
d'un  seul  coup  par  une  volonté  qui  ne  connaissait  pas 
d'obstacle,  est  sortie  complète  du  marécage  qu'elle  re- 
couvre, comme  une  décoration  de  théâtre  au  sifflet  du  ma- 
chiniste. 

Si  la  Perspective  Nevsky  est  belle ,  bâtons-nous  de 
dire  qu'elle  profite  de  sa  beauté.  Fashionable  et  mar- 
chande, elle  fait  alterner  les  palais  et  les  magasins  ;  nulle 
part,  si  ce  n'est  à  Berne,  l'enseigne  ne  déploie  un  tel  luxe. 
C'est  à  ce  point  qu'il  faut  presque  l'admettre  comme  un 
ordre  d'architecture  moderne  à  ajouter  aux  cinq  ordres  de 
Vignole.  Les  lettres  d'or  tracent  leurs  pleins  et  leurs  déliés 
sur  des  champs  d'azur,  sur  des  panneaux  noirs  ou  rougos, 
se  découpent  en  estampages  évidés,  s'appliqutnt  aux 
i^lacfs  des  devantures,  se  répètent  à  chaque  porte,  pro- 
fitent des  angles  de  rue,  s'arrondissent  autour  des  cinlies, 
s'élendcnt  le  long  des  corniches,  profitent  de  la  saillie  des 
padii'zdas  (marquises),  descendent  d-ms  les  escaliers  des 
sous-sols,  et  clierchent  tous  les  moyens  de  forcer  l'œil  du 
passant.  Mais  peut-être  ne  savez-vous  pas  le  russe,  et  la 
forme  de  ces  caractères  ne  signifie  t  elle  rien  d''  plus  pour 
vous  qu'un  dessin  d'ornement  ou  de  bn  deiie  ?  Voici  à  côté 
la  traduction  française  ou  allemande.  Vous  n'avez  pas  en- 
core compris?  L'enseigne  complaisante  vous  pnrdonne  de 
ne  connaître  aucune  de  C(S  trois  langues,  elle  suppose 
même  le  cas  où  vous  seriez  complètement  illettré,  et  ille 


76  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

représente  au  nalurel  les  objets  qui  se  débitent  dans  le 
magasin  qu'elle  annonce.  Des  grappes  d'or  sculptées  ou 
peintes  indiquent  le  marchand  de  vin  ;  plus  loin  ce  sont 
des  janibuns  glacés,  des  saucissons,  des  langues  de  bœuf, 
des  boîtes  de  caviar  dés  gnant  une  boutique  de  com»^sti- 
bles  ;  des  boites,  des  brodequins,  des  galoches  naïvemmt 
figurés  disent  aux  pieds  qui  ne  savent  pas  lire  :  «  Entrez 
ici,  et  vous  serez  chaussés  ;  »  des  gants  en  sautoir  parient 
un  idiome  intelligible  à  tous.  Il  y  a  aussi  des  mantelets  et 
des  robes  de  femme  surmontés  d'un  chapeau  ou  d  un 
bonnet  auquel  l'artiste  n'a  pas  jugé  nécessaire  d'adjoindre 
de  figure  ;  des  pianos  vous  invitent  à  essayer  leurs  claviers 
peints.  Tout  cela  est  amusant  pour  le  flâneur  et  a  son 
caractère. 

La  première  chose  qui  attire  l'attention  du  Parisien  en 
entrant  dans  la  Perspective  ^'evsky,  c'est  le  nom  du 
marchand  d'estampes  Daziaro  dont  il  a  sans  doute  remar- 
qué l'enseigne  russe  sur  le  boulevard  Italien  ;  en  remon- 
tant vers  la  droite  il  s'arrêtera  au  magasin  de  Beggrov,  le 
Desforges  de  Saint-Pétersbourg,  qui  vend  des  couleurs  et  a 
toujours  à  sa  vitrine  quelque  aquarelle  ou  peinture  ex- 
posée. 

De  nombreux  canaux  sillonnent  la  ville  bâtie  sur  douze 
ilôts  comme  une  Venise  septentrionale.  Trois  de  ces  ca- 
naux coupent  transversalement  sans  l'interrompre  la  Per- 
specti  '  Nevsky  :  le  canal  de  la  Moil^a,  celui  de  Cathe- 
rine, (■;  plus  loin  le  canal  de  la  Ligovka  et  de  la  Fontanka. 
La  M«  ika  est  franchie  par  le  pont  de  Police,  dont  la  cour- 
bure assez  saillante  répète  trop  exactement  l'arche  et  ra- 
lentit un  moment  l'allure  rapide  des  drojkys.  Le  pont  de 
Kasan  et  le  pont  d'Anitschkov  traversent  les  deux  autres 
canaux.  Quand  on  passe  sur  ces  ponts  avant  la  saison  des 
glaces,  le  regard  s'enfonce  avec  plaisir  dans  la  trouée 
qu'ouvient  à  travers  les  maisons  ces  eaux  resserrées  par 
des  quais  de  gr;inil  et  sillonnées  de  barques. 

Lessing,  l'auteur  de  f^aUian  le  Sage,  eût  aimé  la  Per- 
spective iS'cvsky,  car  ses  idées  de  tolérance  religieuse  y  sont 
mises  en  pratique  de  la  façon  la  plus  libérale;  il  n'es! 


SALNT-I'ÉTERSBOURG.  77 

guère  de  conirauiiion  qui  n'ait  son  église  ou  son  lemple 
sur  cette  large  rue  et  n'y  exerce  son  culte  en  loule  li- 
ber! é. 

A  gauche,  dans  le  sens  où  nous  marchons,  voici  l'église 
holhtndaise,  le  temple  luthérien  de  Saint-1-ierre,  l'oglise 
catholiijue  de  Sainte-Catherine,  une  église  arménienne, 
sans  compter,  dans  les  rues  adjacentes,  la  chapelle  fin- 
noise et  des  temples  d'autres  sectes  réformées  ;  à  droite, 
la  cathédrale  russe  de  ÎN'utre-Dame-de-Kazan,  une  autre 
église  grecque  et  une  chapelle  du  vieux  rite  ditStarovertzi 
ou  Raskolniki. 

Toutes  ces  maisons  de  Dieu,  excepté  Notre-Dame-de- 
Kazan  qui  interrompt  la  ligne  et  arrondit  sur  une  vaste 
place  son  élégant  portique  demi-circulaire,  imité  de  la 
colonnade  de  Saint  Pierre  à  Rome,  sont  mêlées  familière- 
ment aux  maisons  des  hommes  ;  leurs  façades  ne  s'isolent 
que  par  un  léger  recul;  elles  s'offrent  sans  ravstére  à  la 
piélé  du  passai. l,  leconnaissables  à  leur  style  d'architec- 
ture spécial.  Chaque  église  est  entourée  de  vastes  terrains 
concédés  par  les  tzars,  terrains  couverts  de  riches  con- 
structions que  loue  la  fabrique. 

En  continuant  son  chemin,  on  arrive  à  la  tour  de  la 
Douma,  espèce  de  vigie  pour  le  feu,  comme  la  tour  du 
Seraskier  à  Constantinople;  sur  son  comble  est  disposé  un 
iippareil  de  signaux,  où  des  boules  rouges  ou  noires  indi- 
(juent  la  rue  où  flambe  l'uicendie. 

Tout  auprès,  du  même  côté,  s'élève  le  Gostiny-Dvor, 
grand  édifice  carré,  avec  deux  étages  de  galeries,  qui  rap- 
pelle un  peu  notre  Palais-Royal,  et  renferme  des  boutiques 
.le  toutes  sortes,  à  étalages  luxueux.  Ensuite  vient  la  lii- 
bliolhècjue  impériale,  avec  sa  façade  arrondie,  à  colonnes 
ioniennes  ;  puis  le  palais  Anitschkov,  ^.jui  donne  son  nom 
au  pont  voisin,  orné  de  quatre  chevaux  de  bronze,  retenus 
par  des  écuyers,  et  se  cabrant  sur  des  piédestaux  de 
granit. 

Voici  la  Perspective  Nevtky  à  peu  près  esquissée;  mais, 
:;ous  direz-vous,  il  n'y  a  personne  dans  votre  tableau, 
comme  dans  ceux   que  font  les  baibouillcurs  turcs.  Ds* 

7. 


?•?  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

grâce,  atlendez  un  peu,  nous  allons  maîntpnant  animer 
notre  vue  et  la  peupler  de  figures.  L'éciivain,  moins  heu- 
reux que  le  peintre,  ne  peut  présenter  les  objets  que  suc- 
cessivement. 

Nuu'o  avons  promis  de  mettre  des  personnages  dans 
notre  l'erspective  Nev^ky.  Essayoïs  de  les  croquer  nous- 
même,  n'ayant  pas,  comme  les  dessinateurs  d'architecture, 
la  ressource  d'emprunter  un  crayon,  plus  alerte  que  le 
nôtre  à  écrire  au  bas  de  la  planche  :  «  Figures  de  Duruy 
ou  de  Bayol.  » 

C'est  de  une  heure  à  trois  heures  que  l'affluence  est  la 
plus  grande;  outre  les  passants  qui  vont  à  leurs  affaires 
et  marchent  d'un  pas  rapide,  il  y  a  les  promeneurs  dont 
le  seul  but  est  de  voir,  d'être  vus  et  de  faire  un  peu  d'exer- 
cice; leurs  coupés  ou  leurs  drojkys  les  altendent  à  un 
point  convenu  ou  même  les  suivent  parallèlement  sur  la 
chaussée,  au  cas  où  la  fantaisie  de  remonter  en  voiture 
les  prendrait. 

Vous  distinguez  d'abord  les  officiers  de  la  garde,  en 
capote  grise,  dont  une  patte  sur  l'épaule  marque  le 
gi'ade;  ils  s'avancent  la  poitrine  presque  toujours  éloilée 
de  décorations  et  coiffés  du  casque  ou  delà  casquttte;  en- 
suite viennent  les  t(hino\niks  (fonctionnaires)  en  longues 
redingotes  plissées  dans  le  dos  el  froncées  par  derrière  à 
la  ceinture;  ils  portent,  au  lieu  de  chapeau,  une  casquette 
de  couleur  sombre,  avec  cocarde  ;  les  jeunes  gens,  qui  ne 
sont  ni  militaires  ni  enrployés,  ont  des  paletots  garnis  de 
fourmi  es  d'un  prix  dont  s'étonnent  les  étrangers  et  de- 
vant lequel  reculeraient  nos  élégants.  Ces  paletots,  de  drap 
très-fin  sont  doublés  de  martre  ou  de  musc  et  ont  des  col- 
lets de  castor  coulant  de  cent  à  trois  cents  roubles,  selon 
que  la  [  eau  t.st  plus  fournie,  plus  moelleuse,  plus  foncée 
de  couleur  et  qu'elle  a  conservé  de  |  oils  blancs  dépassant 
le  niveau  de  la  fourrure.  —  Un  paletot  de  mille  roubles 
n'a  rien  d'exorbitant,  il  y  en  a  qui  valent  davantage;  c'est 
Ih  un  luxe  russe  inconnu  chez  nous  ;  à  Saint-l'élersbourg 
un  pourrait  faire  au  proverbe  :  «  Dis-moi  qui  tu  hantes,  je 
le  (lirai  (|ui  lu  c?,  »  cette  variante  septentrionale  :  «  Dis- 


Jl 


SAINT-PKTKHSBOUr.G.  T» 

moi  comment  lu  te  fourres,  je  te  diiai  ce  que  tu  vaux.  » 
On  est  considéré  d'après  sa  pelisse. 

Eli  quoi  !  allez-vous  penser  en  lisant  cetie  description, 
déjà  des  p»  lleteries,  au  commencement  d'octobre,  par  un 
temps  d'une  douceur  exceptionni  lie,  que  des  hommes  du 
Nord  devraient  trouver  printannier  !  Oui,  —  les  Russes  ne 
sont  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense.  —  On  s'imagine 
qu'aguerris  par  leur  climat,  ils  se  réjouissent  comme  des 
ours  blancs  dans  la  i.eigeot  la  glace;  rien  n'est  plus  faux  : 
ils  sont  au  contraire  très-frileux  et  prennent,  pour  se  pré- 
server de  la  moindre  intempérie,  des  précautions  que  né- 
gligent les  étrangers  à  leur  premier  voyage,  quitte  à  les 
adopter  plus  t  ad...  quand  ils  oit  été  malades.  — Si  vous 
voyez  passer  quelqu'un  de  légèrement  vêtu,  à  son  masque 
olivâtre,  à  sa  prolixité  de  barbe  et  de  favoris  noirs,  vous 
reconnaîtrez  un  Italien,  un  méridional,  dont  le  sang  ne 
s'est  pas  encore  refroidi.  —  Pientz  votre  paletot  ouaté, 
(haussez  des  galoches,  entourez-voiis  le  col  d'un  cache- 
nez,  nous  disoit-on.  —  Mais  le  Iheimomètre  marque  cinq 
ou  six  degrés  au-dessus  de  zéro.  —  C'est  égal,  il  y  a  ici 
comme  à  Madrid  un  petit  vent  qui  n'éteindrait  pas  une 
bougie  cî  qui  souffle  un  homme.  Nous  avions  rais  à  Ma- 
drid un  manteau  par  huit  degrés  de  chaleur,  nous  n'avions 
aucun  motif  de  ne  pas  endosser  un  palelol  d'hiver  en  au- 
tomne, à  Saint-Pétersbourg.  —  Il  faut  toujouis  s'en  rap- 
porter à  la  sagesse  des  nations.  —  Le  paletot  doublé  de 
pelleterie  légère  est  donc  de  demi-saison  ;  à  la  première 
tombée  de  la  neige,  on  s'affuble  de  la  pelisse,  pour  ne  la 
quitter  qu'au  mois  de  mai. 

Si  les  Vénitiennes  ne  vont  qu'en  gondole,  les  femmes  de 
Saint-Pétersbourg  ne  vont  qu'en  voilure;  à  peine  descen- 
dent-elles pour  faire  quelques  pas  sur  la  Perspective.  Elles 
ont  des  chapeaux  et  des  modes  r'e  Paris.  Le  bleu  semble 
être  leur  couleur  favorite;  il  va  bien  à  leur  teint  blanc  et 
à  leurs  cheveux  blonds.  De  l'élégance  de  leur  taille  on 
n'en  peut  juger,  dans  la  rue  du  moins,  car  d'amples  pe- 
lisses de  satin  noir  ou  quelquefois  d'étoffe  écossaise  à 
larges  carreaux  les  enveloppent  du  talon  à  la  nuque.  La 


8G  TOTAGE  EN"  RUSSIR. 

coquetterie  cède  ici  aux  considéralions  de  climat,  et  les 
plus  jolis  pieds  s'enfonceul  sans  legret  dans  de  larges 
chaussures  :  les  Andalouses  préléreraienl  mourir;  mais,  à 
Saint-Pétersbourg,  cette  phrase  «  recevoir  un  froid  »  ré- 
pond à  tout.  Ces  pelisses  sont  garnies  de  martre  zibeline, 
de  re:iard  bleu  de  Sibérie  et  autres  fourrures,  dont  nous 
ne  pouvons,  nous  autres  Occidentaux,  soupçonner  lespiix 
extravagants  :  le  luxe  sur  ce  point  ett  inouï,  et  si  la  ri 
gueui  du  ciel  ne  permet  aux  femmes  qu'un  sac  informe, 
soyez  tranquille,  ce  sac  coûtera  autant  que  les  plus  splt  n- 
dides  toilettes. 

Au  bout  d'une  cinquanlalno  eîe  pas,  les  belles  indolentes 
remontent  dans  leurs  coupés  ou  leurs  calèches,  vont  faire 
des  visites  ou  rentrent  chez  elles. 

Ce  que  nous  disons  là  se  rapporte  aux  femmes  de  la 
société,  c'<  st-à-dire  aux  femmes  nobles  ;  les  autres,  fus- 
sent-elles aussi  riches, ont  des  allures  plus  humbles,  même 
à  beauté  égale  :  la  qualité  prime  tout.  Voici  des  Allemandes, 
femmes  de  négociants,  leconiiaissables  à  leur  type  germa- 
nique, à  leur  air  de  douceur  rêveuse,  à  leurs  vêtemei.ls 
propres,  mais  d'étoffes  plus  simples  ;  elles  ont  des  talmas, 
des  basquines  ou  des  manteaux  de  drap  à  longs  pois. 
Voilà  de?  Françaises  en  toilettes  tapageuses,  en  par  dessus 
de  velours,  en  chapeau  couvrant  toul  le  sommet  de  la 
tète,  qui  l'ont  penseï'  à  ilabille  et  aux.  Folies-Nouvelles,  :  i.r 
ce  trottoir  de  1 1  Pe.'speclive  Nevsky. 

A  la  rigueur,  jusqu'à  présent  vous  pourriez  nous  croire 
rue  Vivienne  ou  au  boulevard  ;  un  peu  de  |  ali  ::ce,  vous 
allez  voir  des  types  russes.  Regardez  cet  homi.,  ■  .n  cale- 
tan  bleu  boutonné  sur  le  coin  de  la  poitrine  connne  une 
robe  chinoise,  froncé  aux  hanches  de  plis  symétriques,  et 
d'une  propreté  exquise  :  c'est  un  artelchtchik  ou  domtîs- 
tique  de  marchand  ;  une  casquetle  à  disque  plat  et  à  vi- 
sière plaquée  sur  le  front  complète  son  costume;  il  a  les 
cheveux  et  la  barbe  séparés  comme  Jésus-Christ  ;  sa  phy- 
sionomie est  honnête  et  inlelligente.  On  lui  confie  les  re- 
couvrements, les  demandes  el  les  commissions  qui  exigent 
de  la  probité. 


SAINT-PÉTEBSBOURG.  J^l 

Au  moment  où  vuus  vous  lamentiez  sur  l'absence  de 
pittoresque,  passe  à  côté  de  vous  une  nourrice  en  ancien 
liab't  national  ;  elle  est  coiffée  du  povoïnik,  espèce  de 
toque  en  ferme  de  diadème,  de  velours  rouge  ou  hleu, 
agréiuenté  de  broderies  d'or.  Le  povoïnik  est  ouvert  ou 
fermé;  ouvert,  il  dési-ne  une  jeune  fille;  feimé,  une 
fcnnne  ;  celui  des  nourrices  a  un  fond,  et  leurs  cbeveux 
sortent  de  de-sous  cette  toque  distribués  en  deux  nattes 
qui  pendent  sur  le  dos.  Vierges,  elles  réunissaient  L  ur 
chevelure  en  une  seule  tresse.  La  robe  de  damas  ouaté, 
avec  une  taille  bous  les  bras  et  une  jupe  Irés-courte,  res- 
semble à  une  tunique  et  laisse  voir  une  seconde  jupe  d'une 
étoffe  moins  riche.  La  tunique  est  rouge  ou  bleue  comme 
le  povoïiiik;  un  large  galon  d'or  la  borde.  Ce  costume, 
fonciérciiient  russe,  a  du  style  et  de  la  noblesse,  poité  par 
une  belle  femme.  Le  grand  habit  de  gala,  dans  les  fêtes 
de  cour,  est  taillé  sur  ce  patron;  et  ruisselant  d'or,  con- 
stellé de  diamants,  il  ne  contribue  pas  peu  à  leur  splen- 
deur. 

En  Espagne,  c'est  aussi  une  élégance  d'avoir  une  nour- 
rice sur  place  portant  le  costume  de  pasiega;  et  nous  ad- 
mirions ces  belles  paysannes  au  Prado  ou  calle  d'Alcala, 
avec  leurs  vesles  de  velours  noir  et  leurs  jupes  écarlates 
à  bandes  d"or.  On  dirait  que  la  civilisation,  sentant  le  ca- 
chet national  s'effacer,  veut  en  imprimer  le  souvenir  à  ses 
enfants,  en  faisant  venir  du  fond  de  la  campagne  une 
femme  au  costume  -aniique,  qui  est  comme  l'image  de  la 
mère  patrie. 

A  propos  de  nourrice,  on  peut  parler  d'enfants  ;  la  tran- 
sition osl  toute  naturelle.  Les  bébés  russes  sont  fort  giiilils 
dans  leur  petit  cafetan  bleu  et  sous  leur  chapeau  aplati  en 
sombrero calahès  que  décore  le  bout  œillé  d'une  plunii  de 
paon. 

11  y  a  toujours  sur  le  trottoir  quelques  dvornicks  ou 
portiers,  occupés  à  balayer  en  été,  ou  à  enlever  la  glace 
en  hiver.  Ils  se  tiennent  bien  rarement  dans  leurs  loges, 
si  loges  ils  ont  daits  le  sens  que  nou-.  donnons  à  ce  mol  ; 
veillent  toute  la  nuit,  ne  connaissent  pas  le  cordon  et  vien- 


S-2  VOYAGE  tN  RUSSIE, 

lient  ouvrir  en  personne  au  premici-  oppel.  Car  ils  admet 
teiit,  chose  étrange  !  qu'un  portier  est  lait  pour  ouvrir  la 
porte  à  trois  heures  du  matin  comme  à  trois  heures  de 
l'après-midi,  ils  dorment  çà  et  là  et  ne  se  déshabilh  nt  ja- 
mais. Ils  ont  la  chemise  bleue  par  dessus  le  pantalon,  des 
grègues  demi-larges  et  les  grosses  bottes,  costume  qu'ils 
échangent  aux  premiers  froids  contre  la  peau  de  mouton 
retournée. 

De  temps  en  temps  un  gamin  drapé  à  mi-corps  d'un  ta- 
blier en  forme  de  pagne,  retenu  à  la  taille  par  une  ficelle, 
sort  d'un  atelier  d'artisan  et  traverse  rapidement  la  rue 
pour  entrer  un  peu  plus  loin  dans  une  maison  ou  une  bou- 
tique, c'est  un  apprenti  que  son  maître  envoie  en  com- 
mission. 

Le  tableau  ne  serait  pas  comp'et  si  nous  n'y  dessinions 
quelques  douzaines  de  moujiks  en  touloupe  miroitée  de 
crasse  et  de  graisse,  qui  vendent  des  pommes  ou  des  gâ- 
teaux, portent  des  provisions  dans  des  karzines  (corbeilles 
en  copeaux  de  sapin  tivssés), raccommodent  avec  la  hache 
le  pa\é  de  bois,  ou,  réunis  par  groupes  de  quatre  ou  six, 
s'avancent  à  pas  comptés,  un  p'ano,  une  table  ou  un  ca- 
napé sur  la  tête. 

On  ne  voit  guère  de  femmes  moujikes,  soit  qu'elles  res- 
tent à  la  campagne  sur  les  terres  des  maîtres,  soit  qu'elles 
s'occupi  nt  à  la  maison  de  travaux  dome?tiques.  Celles 
qu'on  rencontre  de  loin  en  loin  n'ont  rien  de  caractéris- 
tique. Un  mouchoir  noué  sous  le  menton  leur  couvre  e! 
leur  encadre  la  tète;  un  paletot  ouaté  d'é'offe  commune, 
de  couleur  neutre  et  de  propreté  douteuse,  leur  descend 
jusqu'à  mi-jambe  et  montre  une  jupe  d'indienne  avec  de 
gros  bas  de  feutre  et  des  galoches  de  bois.  Elles  sont  peu 
jolies,  mais  elles  ont  l'air  triste  et  doux;  aucun  éclair 
d'envie  n'allume  leurs  yeux  pâles  à  la  vue  d'une  belle 
dame  bien  parée,  et  la  coquetterie  semble  leur  être  incon- 
nue. KUes  acceptent  leur  infériorité,  ce  que  pas  une  femme 
ne  fait  chez  nous,  tiuehjue  bas  placée  qu'elle  soit. 

Du  reste,  on  est  (rappé  du  petit  mnibre  proportionnel 
de  femmes  dans  les  rues  de  Saint-Pétersbourg.  Comme  en 


ji 


SAI>T-I'ÉTEUSBOURG.  83 

Oiient,  les  hommes  seuls  semblent  avoir  le  privilège  de 
sortir.  C'est  le  contraire  eu  Allemagne,  où  la  popu'alioii 
féminine  est  toujours  dehors. 

Nous  n'avons  encore  peuplé  de  figurines  que  le  Irolloir; 
la  chaussée  ne  présente  pas  un  spectacle  moins  animé  et 
moins  vivant.  Il  y  coule  un  torrent  perpétuel  de  voitures 
lancées  à  fond  de  train,  et,  traverser  la  Perspective  n'est 
pas  une  opération  moins  périlleuse  que  de  couper  le  bou- 
levard entre  la  rue  Drouol  et  la  rue  Richelieu.  On  marche 
peu  à  Saint-Pétersbourg  et  l'on  prend  un  drojky  pour  une 
course  de  quelques  pas.  La  voiture  est  considérée  ii'i  non 
comme  un  objet  de  luxe,  ma's  comme  un  objet  de  pre- 
mière nécessité.  De  petits  marchands,  des  employés  peu 
rétribués  se  retranchent  bien  des  choses,  et  se  gênent  pour 
avoir  caréla,  drojky  ou  traîneau.  Aller  à  pied  implique 
une  sorte  de  déshonneur.  Un  Piusse  sans  voiture  est  comme 
un  Arabe  sans  cheval.  On  pourrait  douter  de  sa  noblesse, 
le  prendre  pour  un  mechtchanine,  pour  ui  serf. 

Le  drojky  est  la  voiture  nationale  par  excellence,  elle 
n'a  d'analogue  dans  aucun  pays  et  mérite  une  description 
particulière.  En  voici  précisément  un  qui  attend,  rangé 
prés  du  trottoir,  son  maître  en  visite  dans  quelque  mai- 
son, et  qui  semble  poser  tout  exprès  pour  nous.  C'est  un 
drojky  fashionable,  appartenant  à  un  jeune  seigneur  cu- 
rieux de  ses  équipages.  Le  drojky  est  une  toute  petite  voi- 
ture découverte,  très-basse  et  à  quatre  roues  ;  celles  de 
derrière  ne  sont  pas  plus  grandes  que  les  roues  anté- 
rieures de  nos  américaines  ou  de  nos  victorias  ;  celles  de 
devant  que  des  roues  de  brouette.  Quatre  lessorts  ronds 
çupportent  la  caisse  qui  se  divise  en  deux  sièges,  l'un 
pour  le  cocher,  l'autre  pour  le  maître.  Ce  dernier  sié^e  est 
rond,  et,  dans  les  drojk\ s  élégants  dits  drojkys  égoïstes,  on 
ne  peut  admettre  qu'une  seule  [)crsonne  ;  dans  les  autres 
il  y  a  deux  places,  mais  si  étroitement  mesurées,  qu  on 
est  obligé  de  passer  son  bras  autour  de  son  voisiii  ou  de 
sa  voisine.  De  chaque  côté,  deuv  paracrottes  de  cuir  verni 
s'arrondissent  au-dessus  des  roues  et  par  leur  réunion  sur 
le  flanc  de  la  voiture,  qui  n'a  pas  de  portières,  forment 


S4  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

un  marchepied  descendant  à  quelques  pouces  du  sol.  Sous 
le  siège  du  cocher  se  trouve  le  col  de  cygne  ;  il  n'y  a  pas 
de  boites  à  patentes  aux  roues,  pour  la  raison  que  nous  al- 
lons dne  en  décrivant  le  mode  d'attelage. 

La  couleur  du  drojky  varie  peu.  Elle  est  œil  d  ;  corbeau, 
rechampie  de  filets  bleu  clairon  vert  russe  avec  des  filets 
vert-pomme  ;  mais  toujours,  quelle  que  soit  la  nuance 
choisie,  le  ton  demeure  foncé. 

Le  siège  est  garni  en  maroquin  capitonné  ou  en  drap  de 
teinte  sombre.  Un  tapis  de  Perse  ou  une  moquette  s'étend 
sous  les  pieds.  Il  n'y  a  pas  de  lanternes  ou  di  ojky,  et  il  file 
la  nuit  sans  avoir  deux  étoiles  au  front.  C'est  au  passant  à 
prendre  garde  et  au  cocher  à  crier:  Gare! 

llien  n'est  plus  joli,  plus  mignon,  plus  lé^er  que  ce  frêle 
équi[)age  qu'on  emporterait  sous  son  bras.  11  semble  sor- 
tir de  chez  le  carrossier  de  la  reine  Mab. 

Attelé  à  cette  coquille  de  noix  avec  laquelle  il  sauterai! 
une  barrière,  piaffe  sur  place,  impatient  et  nerveux,  un 
mauMiilique  cheval  qui  apeut-être  coûté  six  mille  roubles, 
un  cheval  l'e  la  célèbre  race  Orlov,  sous  robe  gris  de  fer 
luné,  aux  performances  arrondies,  à  la  riche  crinière,  à 
la  queue  ar^rentèe  et  comme  poudrée  de  micas  biillanls. 
Il  piétine  el  s'encapuchonne,  gratte  le  pavé  de  l'ongle, 
maintenu  à  grand'peine  jiar  un  cocher  robuste.  Il  est  nu 
entre  ses  brancards,  et  aucun  endievèlrement  de  harnais 
n'empoche  d'admirer  sa  beauté.  Quelques  fils  légers,  cor- 
donnets de  cuir,  larges  tout  au  plus  d'un  centimètre  et 
I  attachés  entre  eux  par  de  petits  ornements  argentés  ou 
dorés,  jouent  sur  lui  sons  le  gêner,  sans  le  couvrir,  sans 
lien  dérober  de  la  perfection  de  ses  fuîmes.  Les  montants 
fie  la  têtière  sont  papelonnés  de  petites  écailles  mètalli- 
(|ues,  et  l'on  n'y  plaiiue  pas  ces  lourdes  œillères,  volets 
noirs  qui  aveuglent  ce  que  le  cheval  a  du  plus  beau,  sa 
prunelle  dilatée  et  pleine  de  nainiiie.  Deux  chaînettes 
d'argent  se  croisent  avec  grâce  sur  le  chanfrein  :  le  filet 
est  garni  de  cuir,  de  peur  que  le  fioid  du  fer  n'offense  la 
délicatesse  des  barres,  car  un  simple  filet  suffit  à  diriger 
la  noble  bêle.  Le  collier,  très-léger  et  Irès-soupIe,  est  la 


SAIiST-PÉTERSBOUnG.  85 

seule  partie  du  harnoisqui  rattache  le  cheval  à  la  voiture, 
car  l'attelage  russe  n'a  pas  de  trailp.  Au  collier  s'adaptent 
directement  les  brancards,  noués  par  des  courroies  en- 
roulées et  tournées  plusieurs  fois  sur  elles-mêmes,  mais 
sans  i)ûucles  ni  anneaux,  ni  aucune  agrafe  en  métal.  Au 
point  de  jonction  du  collier  et  des  brancards  sont  fixés, 
au  moyen  des  mêmes  courroies,  les  cordes  d'un  arc  en 
bois  flexible  qui  se  courbe  au-dessus  du  garrot  du  cheval, 
comme  une  anse  de  panier  dont  on  voudrait  rapprocher 
les  bouts.  Cet  arc,  nommé  douga,  un  peu  penché  en  ar- 
rière, sert  à  maintenir  l'écartementdu  collier  et  d'  s  bras 
du  brancard,  de  manière  à  ce  qu'ils  ne  blessent  pas  l'ani- 
mal, et  à  suspendre  à  un  crochet,  nommé  douga,  les  la- 
nières d'enrènement. 

Ce  n'est  pas  au  train  du  drojky  que  s'attachent  les  bran- 
cards, mais  bien  à  l'essieu  des  premières  roues,  qui  dé- 
passe le  moyeu  et  traverse  la  mince  pièce  de  bois  mainte- 
nue par  une  clavette  extérieure.  Pour  plus  de  sulidilé,  un 
trait  placé  en  dehors  va  se  relier  au  système  de  courroies 
du  collier.  Ce  mode  d'attelage  fait  tourner  avec  aisance  le 
train  de  (!evant,  la  traction  opérant  sur  les  bouts  de  l'es- 
sieu comme  sur  un  levier. 

Voilà  une  description  bien  minutieuse  sans  doute,  mais 
les  descriptions  vagues  ne  peignent  rien,  et  peut-être  que 
les  sportsmen  de  Paris  ou  de  Londres  ne  seront  pas  faciles 
de  savoir  comment  est  fait  et  attelé  le  drojky  d'un  sports- 
man  de  Saint-Pétersbourg. 

Bon  !  nous  n'avons  pas  parlé  du  cocher  ;  c'est  pourtant 
un  personnage  caractéristique  et  plein  de  couleur  locale 
quun  cocher  russe  !  Coiffé  d'un  chapeau  bas  di'  forme 
dont  le  balton  s'étrangle  autour  de  la  tête,  et  dont  les 
bords  relr^u^sés  en  ailes  de  chaque  côté  se  busquent  sur 
le  front  et  sur  la  nuque  ;  vêtu  d'un  long  cafetan  bleu  ou 
vert,  fermé  s^us  le  bras  gauche  par  cinq  agrafes  ou  cinq 
l/outons  d'argent,  qui  se  plisse  autour  des  hanches  et  se 
terre  à  la  taille  par  une  ceinture  circassienne  tramée  d'or; 
montr.int  son  col  musculeux  cerclé  par  sa  ci'avate,  éta- 
lant sa  large  barbe  sur  sa  poitrine,  les  bras  tendus  <l  te- 

8 


8.j  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

nanl  une  rêne  de  chaque  main,  il  a,  il  faut  l'avouer,  une 

mine  Iriom,  hante  et  superbe,  il  est  bien  le  cocher  de 

■un  attelage  !  Plus  il  est  gros,  plus  il  se  paye  cher  ;  entré 

maigre  à  un  service,  il  demande  dj  l'augmentation  s'il 

engraisse. 

Comme  l'on  conduit  à  deux  mains,  l'usage  du  (ouelest 
inconnu.  Les  chevaux  s'animent  ou  se  modèrent  au  son  de 
fa  voix.  Ainsi  que  les  muletiers  espagnols,  les  cocliers 
russes  adressent  des  compliments  ou  des  invectives  à  leurs 
bêtes;  tantôt  ce  sont  des  diminutifs  d'une  tendresse  char- 
mante, tantôt  des  injures  horriblement  pittoresques  que 
la  pudeur  moderne  nous  empêche  de  traduire.  Le  prési- 
dent de  Brosses  n'y  eût  pas  manqué.  Si  l'animal  se  ralen- 
tit ou  fait  une  faute,  un  pe'àt  coup  débride  sur  la  croupe 
suffit  pour  l'accélérer  ou  le  redresser.  Los  cochers  vous 
avertissent  de  vous  ranger  en  cv'iani  Béréyuiss!...  héré- 
(juiss!...  Si  vous  n'obéissez  pas  assez  vite  à  1  injonction, 
il  diseut  on  accentuant  avec  force  :  béréguis...  sta...  eh! 
(l'est  un  amour-propre  pjur  les  cjchers  de  bonne  mai- 
son de  ne  jamais  baus  er  la  voix. 

Mais  voici  que  le  jeune  seigneur  remonte  dans  sa  voi- 
ture. Le  cheval  paît  au  grand  trot  en  stoppant  de  manière    î 
à  toucher  ses  naseaux  avec  ses  genoux;  on  dirait  qu'il 
danse,  mais   cette  coque;terie  d'allure  ne  lui  fait  rien 
perdre  de  sa  rapidité. 

Quelquefois  on  attelle  au  diojky  un  au!re  cheval  qu'on 
nomme  pristuijka,  ce  qui  peut  se  traduire  par  cbeval  de 
bricole  ;  il  est  maintenu  par  une  seule  rêne  extérieure  et 
galope  pendant  que  son  compagnon  trotte.  La  d  fficulté 
est  de  soutenir  les  deux  allures  égales  et  dissemblables. 
Ce  cheval,  qui  a  l'air  de  gambader  le  long  de  l'attelage  et 
d'accompagner  son  camarade  par  plaisir,  a  quelque  chose 
de  gai,  de  libre  et  de  gracieux  dont  on  ne  retrouve  l'ana- 
logue nulle  [lart. 

Les  drojkys  de  place  sont  tout  à  fait  pareils  de  di.-posi- 
tion,  sauf  l'élégauce  de  la  coupe,  le  soin  du  travail  et  la 
fraîcheur  dos  peintures;  ils  sont  menés  par  un  cocher  en 
cafel.m  bleu  plus  ou  moins  propre,  qui  porte  son  numéro 


SAINT-PÉTERSDOLflG.  87 

estampé  sur  une  plaque  decuivie  suspendue  à  un  cordon- 
net de  cuir  et  habituellemeni  rejeléo  derrière  le  dos,  pour 
que  la  pratique,  pendant  la  course,  ait  le  chiffre  devant 
'es  yeux  et  ne  l'oublie  pas.  Le  harnachement  est  le  mèir  e, 
et  le  petit  cheval  de  l'Ukraine,  pour  n'être  pas  de  si  bonne 
race,  n'en  va  pas  moins  bon  train.  11  y  a  aussi  le  drojky 
long,  qui  est  le  plus  ancien  et  le  plus  national.  Ce  n'est 
qu'un  banc  recouvert  de  drap  porté  par  (juatre  roues, 
qu'il  faut  enfourcher,  à  moins  qu'on  ne  s'y  tienne  assis  de 
côté  comme  sur  une  selle  de  femme.  Les  drojk\s  errent  çà 
et  là  ou  stationnent  au  coin  des  rues  et  des  places,  devant 
des  auges  en  bois  supportées  par  un  pied  découpé  <  t  qui 
contiennent  l'avoine  ou  le  foin  des  bêtes.  A  toute  heure  do 
jour  et  de  nuit,  à  quelque  endroit  de  Saint-Pétersbourg 
({u'on  se  trouve,  il  suffit  de  crier  deux  ou  trois  fois  :  Isvo- 
chtchik !  ipoar  voir  accourir  au  galop  une  petite  voiture 
sortie  on  ne  sait  d'où. 

Les  coupés,  les  berlines,  les  calèches  (jui  descendent 
et  remontent  perpétuellement  la  Perspective  n'ont  rien  de 
particulier.  Ils  semblent,  en  général,  de  fabrique  anglaise 
ou  viennoise.  Très-souvent  ils  sont  attelés  de  chevaux  su- 
perbes et  vont  grand  train.  Les  cochers  portent  le  cafetan, 
et  parfois,  à  côté  d'eux,  ^ont  assis  des  espèces  de  soldats 
coiffés  d'un  casque  en  cuivre  dont  la  pointe  est  terminée 
par  une  boule  au  lieu  de  l'être  par  une  flamme,  comme  le 
cimier  des  militaires.  Ces  hommes  ont  pour  vêtement  un 
manteau  gris  d<  nt  les  collets  sont  bordés  de  bandes 
rouges  ou  bleues  qui  désignent  le  grade  de  leur  maître, 
général  ou  colonel.  Le  privilège  d'avoir  un  chasstur  u'op- 
partient  qu'aux  voilures  d'ambassade.  Cet  équipage  à 
quatre  chevaux,  dont  le  porteur  est  monié  par  un  écuyer 
en  livrée  ancienne  tenant  à  la  main  une  grande  cravache 
toute  droite,  est  celui  du  métropolitain,  et  quand  il  passe, 
!e  peuple  et  les  promeneurs  saluent. 

A  ce  tourbillon  de  voitures  élégantes  se  mêlen!  des 
chaiiots  tout  à  fait  primitifs;  la  p'us  sauvage  rusticité  cô- 
toie la  civilisation  la  plus  e.\trême.  Ce  contraste  est  fré- 
•|uent  en  lîussie.  Des  rospouskys  composés  de  deux  pou- 


88  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

très  placées  sur  des  essieux,  et  dont  les  roues  sont  mainte- 
nues par  des  pièces  de  bois  qui  appuient  contre  les  moyeux 
et  s'arc-boutent  aux  flancs  du  grossier  véhicule,  frôlent  la 
rapide  calèche,  étincelante  de  vernis.  Le  principe  de  l'atte- 
lage est  le  même  que  celui  du  drojky.  Seulement  un  cin- 
tre plus  large,  bizarrement  colorié,  remplace  l'arc  léger 
à  la  svelte  courbure  ;  des  cordes  sont  substituées  aux 
fines  lanières  de  cuir,  et  un  moujik  en  touloupe  ou  en 
sayon  est  accroupi  parmi  les  paquets  elles  ballots.  Quant 
au  cheval  tout  hérissé  d'un  poil  qui  n'a  jamais  connu  l'é- 
trille, il  secoue  en  marchant  une  crinière  échevelée  qui 
pend  presque  jusqu'à  terre.  C'est  sur  ces  voitures  que  s'o- 
pèrent les  déménagements.  On  les  élargit  avec  des  plan- 
ches, et  les  meubles  cheminent  les  jambes  en  l'air,  rete- 
nus avec  des  ficelles.  Plus  loin,  une  meule  de  foin  semble 
marcher  toute  seule,  traînée  par  une  rosse  qu'elle  ense- 
velit presque.  Une  cuve  pleine  d'eau  s'avance  lentement 
par  le  même  procédé.  Une  téléga  passe  grand  train  sans  se 
soucier  des  secousses  qu'imprime  à  l'officier  qu'elle  porte 
ses  ais  dénués  de  ressorts  :  oîi  va-t-elle?  à  cinq  ou  six 
cents  verstes  —  plus  loin,  peut-être  aux  derniers  confins 
de  l'empire,  au  Caucase,  au  Thibet.  N'importe!  mais  soyez 
sûr  d'une  chose,  c'est  que  la  légère  charrette,  on  ne  peut 
lui  donner  d'autre  nom,  sera  toujours  menée  ventre  à  terre. 
Pourvu  que  les  deux  roues  de  devant  arrivent  avec  le  stra- 
pontin, cela  suffit. 

Regardez  ce  chariot,  auquel  son  fond  et  ses  ridelles  de 
planches  donnent  l'apparence  d'une  grande  auge  sur 
roulettes  ;  il  laisse  traîner  derrière  lui  une  perche,  sépa- 
rant comme  la  cloison  d'une  box  les  deux  chevaux  qu'il 
rejuorque  attachés  à  sa  caisse,  et  qui  ainsi  n'ont  pas  be- 
soin d'èire  tenus  en  main  par  des  palefreniers.  Rien  n'est 
plus  commode  et  plus  simple. 

On  ne  voit  pas,  à  Saint-Pétersbourg,  de  ces  lourdes 
charrettes  qu'ébranlent  à  peine  cinq  ou  six  chevaux  aux 
formes  d'éléphant,  coupés  par  le  fouet  d  un  conducteur 
brutal.  On  charge  très-peu  les  chevaux  dont  on  exige  une 
grande  allure,  et  qui  sont  plus  vifs  que  robustes.  Tous 


SaîST-PÉTERSBOIRG.  89 

les  objets  de  poids  qui  peuvent  se  fractionner  se  distri- 
buent sur  plusieurs  voilures,  au  lieu  d'être  entassés  sur 
une  seule,  comme  chez  nous  ;  elles  marchent  de  con- 
serve, et  leur  réunion  forme  des  caravanes  qui  rappel- 
lent, au  milieu  de  la  ville,  les  mœurs  voyageuses  du 
désert.  Les  cavaliers  sont  rares,  à  moins  que  ce  ne  soient 
des  gardes  à  cheval  ou  des  Cosaques  envoyés  en  ordon- 
nance. 

Toulc  ville  civilisée  se  doit  des  omnibus  :  il  en  circule 
quelques-uns  sur  la  Perspective  de  iNevsky,  conduisant 
à  des  quartiers  éloi,.'nés;  ils  sont  attelés  de  trois  chevaux. 
On  leur  préfère  généralement  les  drojkys,  dont  le  prix 
n'est  pas  beaucoup  plus  ilevé,  et  qui  vous  mènent  où  l'on 
veut.  Le  drojky  h  ng  coûte  quinze  kopecks  la  course,  le 
drojky  rond,  vingi,  quelque  chose  comme  douze  et  seize 
sous.  —  Ce  n'est  pas  cher;  il  faudrait  être  bien  avare  ou 
bien  pauvre  pour  marclier. 

Mais  le  crépuscule  vient,  les  passants  hâtent  le  pas  pour 
aller  dinei-,  les  voitures  se  dispersent,  et  sur  li  tour  de 
vigie  s'eléve  la  boule  lumineuse  qui  donne  le  signal  de 
l'allunn^e  du  gaz.  —  llentro  is. 


Vïï 

L'HIVER  -    LA    NÉV» 


Depuis  quelques  jours  la  température  s  était  sensible- 
nlt'refroidie!  toutes  les  nuits  i^gelai^  b lauc,  e  le  ven 
du  nord-est  avait  balaNé,  sur  la  place  de     Âmiraule,  les 
enuères  fcuUles   roug.es  des  arb.es.  L  l-er    cjuo^qu 
tardif  pour  le  climat,  s'était  rais  en  marche  des  régions 
du  pôll  et  au  frisson  de  la  nature,  on  le  sentait  appro- 
cher Les  gens  nerveux  éprouvaient  ce  vague  ™^l^^f  ^  ^uo 
cause  au/organisalions  déUcal.  s  la  neige  suspcnidue  en 
l'air    et  les  isvochtchiks  qui  n  ont  pas  de  neif-,  il  est 
vr    ;  mais  possèdent  en  revanche  un  in.tnict  atraosplu  .- 
rique  infaillible  comme  celui  de  l'animal,  levaient  le  nez 
vers  le  ciel  estompé  d'un  immense  nuage  gns-jaune    et 
préparaient  joyeusement  leurs   traîneaux.  Cependant  la 
ne  .^e  ne  tombait  pas,  et  l'on  s'abordait  avec  quelques 
observ  tlons  critiques  sur  la  température     mais  d  un     || 
'em^loul  diriëreîil  de  .elui  dans  lequel  les  pbil.s  ms     ,; 
Ses  autres  contrées  réd-gent  leurs  lieux  comniuns  meteo-     j 
rologiques.  A  Saint-Pétersbourg  on  se  plamt  de  ce  que  !.■    , 
temps  n'est  pas  assez  rigoureux,  et  en  regardant  le  ther-    | 
moméiro  on  dit  :  «  Eh  quoi  l  il  n'y  a  encore  que  ueux   , 
ou  trois  degrés  au-dessous  de  zéro!  Decid.raent  les  cli-   j 
matures  se  dérangent.  .)  Et  les  personnes  d'âge  vous  par-  H 
lent  de  ces  beaux  hivers  où  Vonjoiassad  de  viiigt-cinq  ou  A 


L'IUVEP..  —  LA  NEVA.  91 

trente  degrés  de  froid,  à  dater  du  mois  d'octobre  jusqu'au 
mois  de  mai. 

Un  malin  pourtant,  en  levant  le  store  de  notre  fenêtre, 
nous  aperçûmes,  à  travers  les  doubles  carreaux  humides 
de  la  buée  nocturne,  un  toit  d'une  blancheur  étincelante 
se  détachant  sur  un  ciel  d'un  bleu  léger  où  le  soleil  le- 
vant dorait  quelques  nuages  roses  et  quelques  flocons  de 
fumée  blonde  ;  les  saillies  architecturales  du  palais  qui 
faisait  face  à  notre  maison  étaient  accusées  par  des  lignes 
d'argent,  comme  ces  dessins  sur  papier  de  couleur  qu'on 
rehausse  de  blanches  touches  de  gouache,  et  sur  le  sol 
s'étalait,  comme  une  doublure  d'ouate,  une  épaisse  cou- 
che de  neige  vierge,  où  n'étaient  encore  empreints  que 
les  pieds  étoiles  des  pigeons,  aussi  nombreux  à  Saint- 
Pétersbourg  qu'à  Constantinople  et  à  Venise.  —  L'essaim, 
tachant  de  gris-bleu  ce  fond  de  blancheur  immaculée, 
sautillait,  battait  des  ailes,  et  semblait  attendre  avec  plus 
d'impatience  que  de  coutume,  devant  la  boutique  souter- 
raine du  marchand  de  comestibles,  la  distribution  de 
graines  qu'il  leur  fait  chaque  matin  avec  une  charité  de 
brahmine.  En  effet,  quoique  la  neige  ait  l'air  d'une  nappe, 
les  oiseaux  n'y  trouvent  pas  leur  couvert  mis,  et  les  ra- 
miers avaient  faim.  Aussi  quelle  joie  lorsque  le  marchand 
ouvrit  sa  porte  !  La  bande  ailée  Ibndit  familièrement  sur 
lui,  et  il  disparut  un  moment  dans  un  nuage  cmplumé. 
Quelques  poignées  de  grain  lancées  au  loin  lui  rendinut 
un  peu  de  liberté,  et  il  souriait,  debout  sur  son  seuil,  de 
voir  ses  petits  amis  manger  avec  une  avidité  joyeuse,  fai- 
sant voler  la  neige  à  droite  et  à  gauche.  Vous  pensez  bien 
que  quelques  moineaux  non  invités  profitaient  de  l'aubaine, 
effrontés  parasites,  et  ne  laissaient  pas  tomber  à  terre  les 
miettes  du  festin;  il  faut  bien  que  tout  le  monde  vive. 

La  ville  s'éveillait.  Des  moujiks  allant  aux  provisions, 
leurs  karzines  en  copeau  de  sapin  sur  a  tète,  enfonçaient 
leurs  gros.-es  bottes  dans  la  neige  non  encore  ba:tue,  vt  y 
laissaient  des  traces  comme  des  pitds  d'éléphant;  quel- 
ques fi'nnnes,  un  mouchoir  noué  sous  le  menton,  enve- 
loppées de  leur  paletot  piqué  comme  une  courte-pointe. 


92  VOYAGE  EN  RLSSIE. 

traversaient  la  rue  d'un  pas  plus  léger,  brodant  d'un  mica 
argenté  le  bas  de  leur  juj)e.  Des  messieurs  en  long  man- 
teau, le  collet  relevé  par-dessus  les  oreilles,  passaient  al- 
lègrement, se  rendant  à  leurs  bureaux,  quand  parut  tout  à 
coup  le  premier  traîneau  conduit  par  l'Iliver  en  personne, 
sous  la  figure  d'un  isvocbtchik,  coiffé  d'un  bonnet  de 
velours  rouge  à  quatre  pans  avec  un  bord  de  fourrure, 
vêtu  d'un  cafetan  bleu  doublé  en  peau  de  mouton,  et  les 
genoux  couverts  d'une  vieille  peau  d'ours.  Attendant  la 
pratique,  il  flânait  assis  sur  le  siège  de  derrière  de  son 
traîneau,  et  conduisait  par-dessus  le  strapontin,  avec  de 
gros  gants  dont  le  pouce  seul  était  séparé,  son  petit  che- 
val de  Kazan  qui,  de  sa  longue  crinière,  balayait  presque 
la  neige.  Jamais,  depuis  notre  arrivée  à  Saint-Péterbourg, 
nous  n'avions  eu  la  sensation  de  la  Russie  aussi  nette; 
c'était  comme  une  révélation  subite,  et  nous  comprimes 
aussitôt  une  foule  de  choses  qui,  jusque-là,  étaient  restées 
obscures  pour  nou?. 

Dès  (jue  nous  avions  aperçu  la  neige,  nous  nous  étions 
habillé  à  la  hâte  ;  à  la  vue  du  traîneau  nous  endossâmes 
notre  pelisse,  chaussâmes  nos  galoches,  et  une  minute 
après  nous  étions  dans  la  rue  criant,  selon  l'habitude  : 
Isvochtchik  !  isvocbtchik  ! 

Le  traîneau  vint  se  ranger  près  du  trottoir,  l'isvochl- 
chik  enjamba  son  siège,  et  nous  nous  insérâmes  dans  1 1 
caisse  remplie  de  foin  en  croisant  bien  les  pans  de  notre 
pelisse  et  en  ramenant  la  couverture  de  peau  sur  nous. 
L'installation  du  traîneau  est  très-simple.  Figurez-vous 
deux  barres  ou  patins  de  fer  poli  dont  le  bout  antérieur 
se  recouibe  en  pointe  de  soulier  chinois.  Sur  ces  deux 
barres  une  légère  armature  de  fer  fixe  le  siège  du  cocher 
et  la  boîte  où  se  place  le  voyageur;  cette  boite  est  ordi- 
nairement peinte  en  couleur  d'acajou.  Une  sorte  de  ta- 
blier, qui  s'arrondit  en  se  renversant  comme  un  poitrail 
de  cygne,  donne  de  la  grâce  au  traîneau  et  protège  l'is- 
vochtchik  contre  les  parcelles  de  neige  que  fait  voUr 
devant  lui  comme  une  écume  d'argent  le  frêle  et  rapide 
équipa-e.  Les  brancards  s'adaptent  au  collier  ainsi  que 


L'HIVER.  —  LA  >EVA.  95 

dans  l'atlelage  du  drojk',  et  opèrent  leur  traction  sur  les 
patins.  Tout  cela  ne  pèse  rien  et  va  comme  le  vent,  sur- 
tout quand  la  gelée  a  durci  la  neige  et  quo  la  [iste  est 
faite. 

N'eus  voilà  parti  pour  le  pont  d'Anischkow,  tout  au 
bout  de  la  Perspective  Nevsky.  Cette  désignation  de  but 
nous  était  venue  à  l'esprit  seulement  parce  que  la  course 
était  longue,  car  nous  n'avions  rien  à  dire  de  si  bonne 
heure  aux  quatre  chevaux  de  bronze  qui  en  décorent  les 
culées,  et  puis  nous  élions  bien  aise  de  voir  la  Perspective 
poudrée  à  Irimas,  en  grande  toilette  d  hiver. 

On  ne  saurait  croire  combien  elle  y  gagnait  :  cette  im- 
mense bande  d'argent  déroulée  à  perte  de  vue  entre 
celte  double  ligne  de  palais,  d'hôtels,  d'églises,  rehaus- 
sés eux-mêmes  de  touches  blanches,  produisait  un  eifet 
vraiment  magique.  Les  couleurs  des  maisons  roses,  jaunes, 
chamois,  gris  de  souris,  qui  peuvent  paraître  bizarres  en 
temps  ordinaire,  deviennent  d'un  ton  très-harmonieux 
repiquées  ainsi  de  filets  étincelants  et  de  paillettes  bril- 
lantées,  La  cathédrale  de  Notre-Dame-de-Kazan,  devant 
laquelle  nous  passâmes ,  s'était  métamorphosée  à  son 
avantage;  elle  avait  coiffé  sa  coupole  italienne  d'un  bon- 
net de  neige  russe,  dessiné  ses  corniches  et  ses  chapi- 
teaux corinthiens  en  blanc  pur,  et  posé  sur  la  terrasse  de 
sa  colonnade  demi-circulaire  une  balustrade  d'argent 
massif  pareille  à  celle  qui  orne  son  iconostase  ;  les  mar- 
ches qui  conduisent  à  son  portail  étaient  couvertes  d'un 
tapis  d'hermine  assez  fin,  assez  moelleux,  assez  splendide 
pour  que  le  soulier  d'or  d'une  czarine  s'y  posât. 

Les  statues  de  Barclay  de  ToUy  et  de  Kutusov  semblaient 
se  réjouir  sur  leurs  piédestaux  de  ce  que  le  sculpteur  Or- 
lovski,  connaissant  le  climat,  ne  les  eût  pas  costumées  à  la 
romaine,  et  les  eut,  au  contraire,  gratifiées  de  bons  man- 
teaux de  bronze.  Par  malheur,  l'arliste  n^  leur  avait  pas 
donné  de  chapeau,  et  la  neige  leur  poudrait  le  crâne  de 
sa  froide  poudre  à  la  maréchale. 

Près  de  Notre  Dame-de-Kazan,  traversant  la  Perspective 
sous  un  pont,  passe  le  canal  Catherine;  il  était  pris  en- 


f>4  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

tiùirmeiit,  et  la  neige  s'entassait  aux  angles  du  quai  i  i 
sur  los  marches  ûes  escaliers  ;  une  nuit  avait  suffi  pou! 
tout  fii;er.  Les  glaçons  que  la  .Neva  charriait  depuis  qu»'!- 
ques  jours  s'étaient  arrêtés,  entourant  d'un  moule  trans- 
parent les  coques  des  hateaux  rangés  dans  leurs  gares. 

Devant  les  portes,  les  dvorniks,  armés  de  larges  pelles, 
déhlayaient  le  trottoir  et  disposaient  sur  la  voie  la  neige 
amoncelée,  comme  les  las  de  cailloux  sur  le  macadam.  De 
tous  côtés  arrivaient  les  traîneaux,  et,  chose  bizarre,  en 
une  nuit,  les  drojkys,  si  nombreux  la  veille,  avaient  tota- 
lement disparu.  On  n'eût  pas  rencontré  dans  la  rue  un 
seul  exemplaire  de  ce  véhicule;  il  semblait  que  du  soir  au 
lendemain  la  Russie,  retournée  à  la  civilisation  la  plus 
primitive,  n'avait  pas  encore  inventé  l'usage  des  roues. 
Les  rospouskis,  les  télégas,  tous  les  instruments  de  char- 
roi glissaient  sur  des  patins;  les  moujiks,  attelés  par  une 
cordelette,  tiraient  leurs  karsines  sur  des  traîneaux  mi- 
croscopiques. Les- petits  chapeaux  à  forme  évasée  s'étaient 
éclipsés  pour  faire  place  aux  bonnels  de  velours. 

Quand  la  trace  est  bien  faite  et  que  la  gelée  a  consolidé 
la  neige,  un  ne  se  figure  pas  l'immense  économie  de  force 
que  produit  le  traînage  ;  un  cheval  déplace  sans  peine, 
et  avec  une  célérité  double,  un  poids  triple  de  celui  qu'il 
pourrait  enlever  dans  les  conditions  ordinaires.  En  Russie 
la  neige  est,  pendant  six  mois  de  l'année,  comme  un  che- 
min de  fer  universel  dont  les  blancs  railways  s'étendent 
dans  toutes  les  directions  et  permettent  d'aller  oii  l'on 
veut.  Ce  chemin  de  fer  d'argent  a  l'avantage  de  ne  rien 
coûter  du  tout  la  verstc  ou  le  kilomètre,  prix  de  revieni 
fort  économique  auquel  n'atteindront  jamais  les  ingé- 
nieurs les  plus  habiles;  c'est  peut-être  pour  cela  que  les 
voies  ferrées  n'ont  tracé  encore  que  deux  ou  trois  sillons 
sur  1  inmiense  territoire  de  la  Russie. 

.Nous  revînmes  à  la  maison  très -satisfait  de  notre 
course.  Après  avoir  déjeuné  et  changé  en  cendres  un 
cigare,  sensation  délicieuse  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  est 
défendu  de  fumer  da\is  les  rues,  sous  peine  d'un  rouble 
damende,   nous  allâmes  nous  promener  à  pied  sur  le 


L'IIIYER.  —  LA  NEV^.  95 

bord  de  la  Neva,  pour  jouir  du  cliangeinent  de  décora- 
tion. Le  gran  1  fleuve  que  nous  avions  vu  quelques  jours 
auparavant  étaler  ses  larges  nappes  plissées  par  leur  fluc- 
tuation perpétuelle,  moTées  par  des  jeux  de  lumière  tou- 
jours nouveaux,  sillonnées  par  un  mouvement  sans  rcpo£ 
d  •  navires,  de  barques  de  pyroscaplies,  de  canots,  et 
raisseler  vers  le  golfe  de  Finlande,  vaste  lui-même  comme 
un  golfe,  avait  totalement  changé  d'a-pect;  à  l'animatior 
la  plus  vivace,  succédait  l'immobilité  de  la  mort.  La  neige 
était  étendue  en  couche  épaisse  sur  les  glaçons  soudés,  el 
entre  les  quais  de  granit  s'allungeait,  aussi  loin  que  por- 
tait la  vue,  une  blanche  vallée  d'où  s'élançaient,  çà  et  là, 
de  noires  pointes  de  mâts ,  au-dessus  des  barques  à 
moitié  ensevelies.  —  Des  piquets  et  des  branches  de  sa- 
pin indiquaient  des  trous  pratiqués  dans  la  glace  pour  y 
puiseï-  de  l'eau,  el  marquaient,  d'une  rive  à  l'autre,  le 
ihemin  à  suivre  sans  danger,  car  déjà  les  piétons  traver- 
saie..  ,  et  l'on  préparait  les  descentes  de  planches  pour 
les  traîneaux  et  les  voilures;  mais  des  chevaux  défrise 
k'S  barraient  encore,  la  glace  n'étant  pas  assez  solide. 

Pour  mieux  embrasser  le  coup  d'œil,  nous  allâmes  nous 
placer  sur  le  pont  de  l'Annonciation,  plus  ordinairement 
désigné  sous  le  nom  de  pont  Nicolas  ;  nous  en  avons  déjà 
dit  quel -lues  mots  dans  notre  arrivée  à  Saint-Pétersbourg. 
Cette  fois  nous  eûmes  le  loisir  d'examiner  en  détail  la 
charmante  chapelle  élevée  en  l'honneur  de  saint  Nicolas 
le  Tbaumaturge,  au  point  où  se  réunissent  les  deux  parties 
mobiles  du  pont.  C'est  un  délicieux  petit  édifice,  dans  ce 
style  byziQilin  moscovite  qui  convient  si  bien  au  culte  grec 
ortbodoxe,  el  que  nous  voudrions  voir  généralement  adop'é 
en  ^lus^ie.  îl  consiste  en  une  sorle  de  pavillon  en  gr.mit 
bleuâtre,  flanqué  à  chaque  angle  d'une  colonne  à  chapi- 
teau composite,  cerclée  au  milieu  d'un  bracelet,  et  striée 
de  cannelures,  non  pas  droites,  mais  brisées  en  liaut  et  en 
bas.  Le  socle  double,  et  supportant  le  pilier  d'une  arcade, 
est  laillé  en  pointe  de  diamant.  Trois  baies  sont  découpées 
sur  trois  des  faces  du  monument,  dont  le  mur  de  fond 
resplendit  d'une  mosaïque  en  pierres  précieu;cs  représen- 


96  VOYAGE  ExN  RUSSIE. 

tant  le  saint  patron  delà  chapelle,  drapé  delà  dalmalique, 
le  nimbe  d'or  derrière  la  tète,  un  livre  ouvert  à  la  main, 
et  entouré  de  figures  célestes  en  adoration.  Des  balcons  de 
serrurerie,  lichement  travaillés,  ferment  les  deux  arcades 
latérales  ;  celle  de  la  façade,  où  aboutit  un  escalier,  donne 
accès  dans  la  chapelle.  La  corniclie,  historiée  d'inscrip- 
tions en  caractères  slavons,  ponctuées  d'étoiles,  a  pour 
acrotère  une  série  d'ornements  en  forme  de  cœurs  qui  ont 
la  pointe  en  l'air,  et  alternent  avec  des  découpures  en 
dents  de  loup.  Le  toit,  en  pyramidion  côtelé  d'une  ner- 
vure sur  chaque  carré,  est  tout  couvert  d'écaillés  d'or.  Il 
porte  à  sa  pointe  un  de  ces  clochetons  moscovites  à  ren- 
Uement  qu'on  ne  saurait  mieux  comparer  qu'à  des  oignons 
do  tulipe,  tout  étoiles  d'or  et  terminés  par  une  croix  grec- 
que, le  pied  fiché  dans  un  croissant  ayant  lui-même  pour 
support  une  boule.  Ces  toits  dorés  nous  plaisent  singuliè- 
rement, surtout  lorsque  la  neige  les  soupoudre  de  sa  li- 
maille argentée  et  leur  donne  l'air  de  vieux  vermeil  dont 
la  dorure  serait  à  moitié  partie.  Ce  sont  alors  des  tons 
d'une  finesse  et  d'une  rareté  incroyables,  des  effets  abso- 
lument inconnus  ailleurs. 

Une  lampe  brûle  nuit  et  jour  devant  l'icône.  En  passant 
près  de  la  chapelle,  les  isvochtchiks  réunissent  leurs  guides 
dans  une  main  pour  soulever  leur  bonnet  et  faire  des  si- 
gnes de  croix.  Les  moujiks  se  prosternent  sur  la  neige.  Des 
soldats  et  des  officiers  disent  une  prière  avec  un  air  exta- 
tique, innnobiles,  nu-tête,  dévotion  méritoire  par  douze 
ou  quinze  degrés  de  froid  ;  des  femmes  montent  l'escalier 
et  vont  baiser  les  pieds  de  l'image  après  maintes  génu- 
(lexions.  Ce  ne  sont  pas  seulement,  comme  vous  pourriez 
le  croire,  les  gens  du  peuple,  mais  aussi  les  gens  comme 
il  faut  ;  [lersonne  ne  traverse  le  pont  sans  donner  un  signe 
de  respect,  un  salut  au  moins  au  saint  (jui  le  protège,  et 
les  kopeks  pleuvent  dans  les  deux  tro:. es  placés  de  chaque 
côté  d''  la  chapelle  ;  mai-  revenons  à  la  Neva. 

A  droite,  si  l'on  regarde  vers  la  ville,  l'on  aperçoit,  un 
peu  en  arriére  du  quai  Anglais,  les  cinq  clochers  pointus 
de  l'église  des  Gardes  à  cheval,  avec  leur  or  légéiomcnt 


L'IIIVLR.  —  LA  NEVA.  97 

glacé  de  blanc;  plus  loin,  la  coupole  de  Saint-Isaac,  pa- 
reille à  la  mitre  constellée  de  diamants  d'un  roi  mage, 
l'aiguille  brillante  de  l'Amirauté,  et  le  coin  du  palais  d'Hi- 
ver; au  fond  et  plus  sur  la  gaucbe,  jaillissant  d'une  île  du 
fleuve,  la  flèche  si  svelte  et  si  hardie  de  l'église  Saint- 
Pierre  et  Saint-Paul,  dont  l'ange  d'or  étincelle  dans  un 
ciel  de  turquoise  traversé  de  veines  roses,  au-dessus  des 
murs  bas  de  la  forteresse.  A  gauche  (nous  parlons  toujours 
comme  si  nous  tournions  le  dos  à  la  mer),  la  rive  ne  dé- 
coupe pas  si  richement  l'horizon  avec  des  dentelures  d'or  ; 
il  y  a  moins  d'églises  de  ce  côté  et  elles  sont  plus  reculées 
dans  l'intérieur  de  Vasili-Ostrow,  —  c'est  ainsi  qu'on 
nomme  ce  quartier  de  la  ville.  Cependant  le.-;  palais  et  les 
hôtels  qui  bordent  le  quai  offrent  de  longues  lignes  monu- 
mentales qu'accentue  heureusement  la  neii:e.  Avant  le 
pont  de  la  Bourse,  l'Académie,  ^rand  palais  d'architecture 
classique,  renfermant  une  cour  ronde  dans  son  enceinte 
carrée,  descend  au  fleuve  par  un  escalier  colossal,  orné  de 
deux  grands  sphinx  d'Egypte  à  tête  humaine,  surpris  et 
frissonnant  de  porter  sur  leur  croupe  de  granit  rose  des 
caparaçons  de  frimas  ;  l'obélisque  de  Roumiantzov  darde 
sa  pointe  au  milieu  de  la  place. 

Si,  passant  par  le  pont  de  la  Bourse,  vous  regagnez 
l'autre  rive  et  que,  longeant  le  palais  d  Hiver  et  I  ller- 
mitage,  vous  remontiez  le  fleuve  jusqu'au  palais  de  Mar- 
bre, un  peu  avant  le  pont  de  Troitski,  et  que  là  vous  vous 
retourniez,  vous  découvrez  un  nouvel  aspect  qui  vaut 
qu'on  le  contemple  :  le  fleuve  se  divise  en  deux  bras 
qui  forment  la  grande  et  la  petite  Neva,  eutourani  une 
lie  dont  la  pointe  opposée  au  fil  de  l'eau  —  quand  l'eau 
coule  —  est  décorée  d'une  manière  architecturale  et 
grandiose. 

A  chaque  angle  de  l'Esplanade,  qui  termine  l'île  de  ce 
côté,  se  dresse  une  sorte  de  phare  ou  plutôt  de  colonne 
rostiale  en  granit  rose,  avec  des  proues  île  navires  et  des 
ancres  en  bronze,  surmontée  d'un  trépied  ou  fanal  d'ai- 
rain, et  s'élevant  sur  un  socle  où  s'adossent  des  statues 
assises.  Entre  ces  deux  colonnes  d'un  bel  elfct  se  dessine 


08  VUYAGE  EN  RUSSIE, 

la  bourse,  qui  est,  comme  chez  nous,  une  conirefaçon 
vague  du  Parthénon,  un  pirallélograrame  entouré  de  co- 
lonnes. Seulement  ici  elles  sont  doriques  au  lieu  d'être 
corinthiennes,  et  le  corps  du  bâtiment  dépasse  l'attique 
de  la  colonnade  qui  l'encadre,  présentant  un  pignon  trian- 
gulaire coainii;  un  fronton  grec,  où  s'ouvre  une  large  baie 
cintrée  obstruée  à  demi  par  un  groupe  sculptural  posé  sur 
la  corniche  du  porti(jue.  A  droiie  et  à  gauche  se  font  sy- 
métiie  l'Université  et  la  Douane,  édifices  d'architecture 
régulière  et  simple.  Les  deux  phares,  par  leur  silhouette 
gigantesque  et  monumentale,  relèvent  à  propos  les  lignes 
un  peu  froides  et  classiques  des  bâtiments.  Dans  le  bras 
de  la  petite  Neva  se  massent,  pour  l'hivernage,  les  navires 
et  les  barques  dont  les  mâts  dégréés  hachent  les  fonds  de 
leurs  lignes  menues.  A  présent,  à  ce  dessin  sommaire  sur 
papier  gris  de  perle,  ajoutez  quelques  rehauts  de  blanc 
vif,  et  vous  aurez  un  croquis  assez  agréable  à  coller  dans 
votre  album. 

Aujourd'hui,  nous  n'irons  pas  plus  loin;  il  ne  fait  pas 
chaud  sur  ces  quais  et  ces  ponts,  où  souffle  un  vent  qui 
vient  tout  droit  du  pôle.  Chacun  y  marche  d'un  pas  plus 
rapide.  Les  deux  lions  placés  au  débarcadère  du  palais 
impérial  semblent  avoir  l'onglée  et  ne  retenir  qu'avec 
peine  la  boule  posée  sous  leur  griffe. 

Le  lendemain,  c'était  sur  le  quai  Anglais  et  la  Perspec- 
tive un  Longchamps,  de  traîneaux  de  maîtres  et  de  calèches 
découvertes.  Cela  semble  singulier  dans  une  ville  où  les 
froids  de  quinze  ou  vingt  degrés  ne  sont  pas  rares,  qu'on 
aille  si  peu  en  voiture  fermée.  Ce  n'est  qu'à  la  dernière 
extrémité  que  les  Russes  montent  en  carela,  et  cependant 
ils  sont  frileux.  Mais  la  pelisse  est  une  arme  contre  le 
fioid,  qu'ils  savent  si  bien  manier  qu'avec  elle  ils  se  rient  ii 
de  temps  à  geler  le  mercure.  Ils  n'en  passent  qu'une  ni 
manche  tout  au  plus,  et  la  tiennent  étroitement  fermée  en  la 
insérant  la  main  dans  un  petit  gousset  pratiqué  sur  le  de-  | 
vaut.  C'est  un  art  de  porter  la  pelisse,  et  l'on  n'y  parvient  j| 
pas  tout  de  suite  ;  un  Russe,  par  un  mouvement  impeicep-  !| 
fible,  lui  donne  du  jeu,  la  croise,  la  double  cl  la  serre 


L'HIVER,  —  LA  ISÉVA.  90 

autour  de  son  corps  comme  un  maillot  d'enfant  ou  une 
gaine  de  momie.  La  fourrure  conserve  pendant  quelques 
heures  la  température  de  l'anlichambre  où  elle  est  accro- 
chée et  vous  isole  complètement  de  l'air  extérieur;  dans 
la  pelisse  vous  avez  dehors  le  même  nombre  de  degrés  de 
chaleur  que  chez  vous,  et  si,  renonçant  à  la  vaine  élégance 
du  chapeau,  vous  mettez  une  casquette  ouatée  ou  un 
bonnet  en  peau  de  castor,  vous  n'êtes  plus  empêché  par 
un  bord  importun  de  relever  le  collet  dont  le  poil  se  trouve 
alors  en  dedans.  Votre  nuque,  votre  occiput,  vos  oreilles 
sont  à  l'abri.  Votre  nez  seul,  pointant  entre  deux  cloisons 
fourrées,  s'expose  aux  intempéries  de  la  saison;  mais  s'il 
blanchit,  on  vous  en  avertit  charitablement,  et  en  le  frot- 
tant d'une  poignée  de  neige,  on  lui  rend  bien  vite  son 
rouge  naturel.  Ces  peiits  accidents  n'arrivent  que  par  les 
hivers  exceptionnellement  rigoureux.  De  vieux  dandys, 
rigides  observateurs  des  modes  de  Londres  et  de  Paris, 
ne  pouvant  se  résigner  h  la  casquette,  se  font  fabriquer 
des  chapeaux  qui  n'ont  pas  de  bord  par  derrière,  mais  une 
simple  visière  seulement,  car  il  ne  faut  pas  pei^ser  à  garder 
son  collet  rabattu.  La  bise  ferait  sentir  à  votre  col  décou- 
vert le  fd  de  sa  lame  glacée,  aussi  désagréable  que  le  con- 
tact de  l'acier  au  col  du  patient. 

Les  femmes  les  |)lus  délicates  ne  craignent  pas  de  se 
promener  en  calèche  et  de  respirer  pendant  une  heure  cet 
air  glacé,  mais  sain  et  tonique,  qui  rafraîchit  les  poumons 
oppressés  par  la  lem|)éralure  de  serre  chaude  des  maisons. 
On  ne  discerne  que  leur  figure  rosée  au  froid  ;  tout  le  reste 
n'est  qu'un  entassement  de  pelisses,  de  manchons,  où 
l'on  aurait  peine  à  démêler  une  forme;  sur  les  genoux 
s'étend  une  grande  peau  d'ours  blanc  ou  noir  dentelée 
d'écarlate.  La  calèche  ressemble  de  la  sorte  à  un  bateau 
comblé  de  pelleteries  d'où  émergent  quelques  têtes  sou- 
riantes. 

Confondant  les  traîneaux  hollandais  avec  les  traîneaux 
russes,  nous  nous  étions  figuré  tout  autre  chose  que  la 
réalité.  C'est  en  Hollande  que  glissent  sur  les  canaux  gelés 
ces  liaîneaux  à  foruics  fantasques  de  cygne  et  de  dragon 


100  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

OU  de  conque  marine,  contournés,  taraljiscotfs,  dorés  et 
peints  par  Ilondekoeter  ou  de  Vost,  dont  on  a  précieuse- 
ment conservé  les  panneaux,  attelés  de  chevaux  avec  pom- 
pons, plumets  et  clochettes,  mais  plus  souvent  poussés  à 
la  main  par  un  patineur.  Le  traîneau  russe  n'est  pas  un 
joujou,  un  ohjet  de  luxe  et  d'amusement,  servant  pendant 
quelques  semaines,  mais  un  outil  d'usage  journalier  et 
d'utilité  première.  Rien  n'a  été  changé  à  sa  forme  néces- 
saire, et  le  traîneau  de  maître  est  semblable  de  tout  point, 
comme  principe  de  structure,  au  traîneau  del'isvochtchik. 
Seulement  le  fer  des  patins  est  plus  poli  et  d'une  courbe 
plus  gracieuse,  la  caisse  est  en  acajou  ou  en  treiUis  de 
cannes;  la  garniture  du  siège  en  maroquin  capitonné,  le 
tablier  en  cuir  verni;  une  chancelière  remplace  le  foin  '• 
une  fourrure  de  prix,  la  vieille  peau  rongée  des  mites  ; 
les  détails  sont  plus  soignés  et  plus  fins,  voilà  tout  ;  le 
luxe  consiste  dans  la  tenue  du  cocher,  la  beauté  du  cheval 
et  la  vitesse  de  l'allure.  Comme  au  diojky,  l'on  attelle  sou- 
vent au  traîneau  un  second  cheval  de  bricole. 

Mais  le  sublime  du  genre,  c'est  la  troïka,  un  véhicule 
éminemment  russe,  plein  de  couleur  locale  et  très-pitto- 
resque. La  troïka  est  un  grand  traîneau  qui  peut  contenir 
quatre  personnes  se  faisant  face,  plus  le  cocher;  elle  est 
altelée  de  trois  chevaux.  Celui  du  milieu,  engagé  dans  les 
brancards,  a  le  collier  et  le  cintre  de  bois  (douga)  arrondi 
au-dessus  du  garrot  ;  les  deux  autres  ne  tiennent  au  traî- 
neau que  par  un  trait  extérieur;  une  courroie  lâche  les 
rattache  au  collier  du  limonier.  Quatre  guides  suffisent 
pour  conduire  les  trois  bêtes,  car  les  deux  chevaux  exté- 
rieurs ne  sont  dirigés  que  par  une  seule  rêne  en  dehors  ; 
rien  n'est  plus  charmant  que  de  voir  une  troïka  filer  sur  la 
Perspective  ou  la  place  de  l'Amirauté,  à  l'heure  de  la  pro- 
menade. Le  limonier  trotte  en  steppant  droit  devant  lui, 
les  deux  autres  chevaux  galopent  et  tii'ent  en  éventail. 
L'un  doit  avoir  l'air  farouche,  emporté,  indomptable, 
porter  au  vent,  simuler  des  écarts  et  des  ruades  :  c'est  le 
furieux.  L'autre  doit  secouer  sa  crinière,  s'encapuchoneiw, 
faire  dos  courbettes,  prendie  des  airs  penchés,  toucher 


I 


L'HIVER.  —  LA  >EVA.  iH 

ses  genoux  du  bout  de  ses  lèvres,  danser  sur  place,  se 
jeler  à  droite  et  à  gauche,  au  gré  de  ses  ga  étés  et  de  ses 
caprices  :  c'est  le  coquet.  Ces  trois  nobles  coursiers,  avec 
leurs  têtières  à  chaînettes  de  métal,  leurs  harnais  légers 
comme  des  fils,  où  brillent  çà  et  li  comme  des  paillettes 
de  délicats  ornemenls  dorés,  rappellent  ces  attelages  an- 
tiques qui  tr.'unenl  sur  des  arcs  de  triomphe  des  chars  do 
i)ronze  auxquels  ils  ne  tiennent  par  rien.  Ils  semblent 
jouer  et  gambader  au-devant  de  la  troïka,  d'après  l'im- 
pulsion de  leur  propre  volonté.  Le  cheval  intermédiaire  a 
seul  l'air  un  peu  sérieux,  comme  un  ami  plus  sage  entre 
deux  compagnons  folâtres.  Vous  pensez,  sans  qu'on  vous 
le  dise,  qu'il  n'est  pas  facile  de  maintenir  ce  désordre  ap- 
parent dans  une  grande  vitesse,  quand  chaque  bête  tire 
avec  une  allure  différente.  Quelquefois  aussi  le  furieux 
joue  son  rôle  tout  de  bon,  et  le  coquet  se  roule  sur 
la  neige.  Il  faut  donc,  pour  mener  une  troïka,  un  ce- 
chtr  d'une  habileté  consommée.  Quel  charmant  sport! 
nous  sommes  surpris  qu'aucun  gentleman- rider  de 
Londres  ou  de  Paris  n'ait  la  fantaisie  de  l'imiter.  Il  est 
vrai  que  la  neige  ne  dure  pas  assez  en  Angleterre  et  en 
France. 

Comme  le  traînage  se  maintenait,  au  bout  de  quelques 
jours  apparurent  les  coupés,  les  berlines  et  les  calèches 
sur  patins.  Ces  voitures,  dont  on  a  retiré  les  roues,  ont 
une  physionomie  étrange.  On  dirait  des  caisses  d'équi- 
pages inachevés  posées  sur  des  tréteaux  ;  le  traîneau  a  in- 
finiment plus  de  grâce  et  de  cachet. 

A  voir  les  pelisses,  les  traîneaux,  les  troïkas,  les  voi- 
lures à  patins,  et  le  thermomètre  descendre  chaque  matin 
d'un  ou  deux  degrés,  nous  pensions  l'hiver  définitivement 
établi  ;  mais  les  vieilles  têtes  prudentes  habituées  au  cli- 
mat, exécutaient  des  nutalions  sceptiques,  et  disaient  : 
«  Non,  ce  n'est  pas  l'hiver  encore.  »  —  Et,  en  effet,  ce 
n'était  pas  l'hiver,  le  vrai  hiver,  l'hiver  russe,  l'hive! 
arctique,  comue  nous  le  vîmes  bien  plus  tard  ! 


VIIÎ 


t»  H  1 V  E  R 


i/hiver,  celle  année,  a  manqué  aux  traditions  russes  eî 
•  est  montré  capricieux  comme  un  hiver  parisien.  Tantôt 
lèvent  du  pôle  lui  gelait  le  nez  et  lui  rendait  les  joues 
couleur  de  cire,  tantôt  le  vent  du  sud-ouest  faisait  fondre 
et  dégoutter  en  pluie  son  manteau  de  glaçons  ;  à  la  neige 
élincelante  succédait  la  neige  grise  ;  à  la  piste  criant  sous 
le  patin  du  traîneau  comme  de  la  poudre  de  marbre,  une 
purée  fangeuse  pire  que  h;  macadam  des  boulevards  ;  ou 
bien,  dans  une  nuit,  la  veine  capillaire  d'espiit  de-vin  des- 
cendait dix  ou  douze  degrés  ru  thermomètre  delà  croisée, 
une  nouvelle  nappe  blanche  couvrait  les  toits,  et  les  droj- 
kys  disparaissaient. 

Entre  (juinze  et  vingt  degrés,  l'hiver  prend  du  caractère 
et  de  la  poésie  ;  il  devient  aussi  riche  en  effets  que  le  plus 
splendide  été.  Mais  jusqu'ici  les  peintres  et  les  poètes  lui 
ont  fait  défaut. 

iNous  venons  d'avoir  pendant  quelques  jours  un  vrai 
froid  russe,  et  nous  allons  noter  quelques-uns  de  ses  as- 
pects, car,  à  celte  puissance,  le  froid  est  vis  ble,  et  on  l'a- 
perçoit parfaitement,  sans  le  sentir,  à  travers  les  doubles 
fenêtres  d'une  chambre  bien  chaude. 

Le  ciel  devient  clair  et  d'un  bleu  qui  n'a  aucun  rapport 
avec  l'azur  méridional,  d'un  bleu  d'acier,  d'un   bleu  de 


L'JIIVtR.  105 

glace  au  ton  rare  et  charmant  qu'aucune  palette,  même 
celle  d'Aïvasovski,  n'a  reproduit  encore.  La  lumière  étin- 
celle sans  chaleur,  et  le  soleil  glacé  fait  rougir  les  joues 
de  quelques  petits  nuages  roses.  La  neige  diaraantée  scin- 
tille, prend  des  micas  .de  marbre  de  Paros,  et  redouble 
de  blancheur  sous  la  gelée  qui  l'a  durcie  ;  les  arbres  cris- 
tallisés de  givre  ressemblent  à  d'immenses  ramifications  de 
vif-argentou  auxfloraisons  métalliques  d'un  jardin  de  fée. 

Endossez  votre  pelisse,  relevez-en  le  collet,  descendez 
,usqu'à  votre  sourcil  voire  bonnet  fourré  et  hélez  le  pre- 
mier isvochtchik  qui  passera  .  il  accourra  vers  vous  et 
rangera  son  traîneau  près  du  trolloir.  Quelque  jeune 
qu'il  soit,  il  aura,  soyez-en  sûr,  la  barbe  toute  blanche. 
Son  haleine,  condensée  en  glaçons  autour  de  son  masque 
violet  de  froid,  lui  fait  une  barbe  de  patriarche.  Ses  che- 
veux roidis  flagellent  ses  pommettes  comme  des  serpents 
gelés,  et  la  peau  qu'il  étend  sur  vos  genoux  est  semée  d'un 
million  de  petites  perles  blanches. 

Vous  voilà  parti  ;  l'air  vif,  pénétrant,  glacé,  mais  sain^ 
vous  fouette  au  visage;  le  cheval,  écliaufte  par  la  rapidité  de 
la  course,  souffle  des  jets  de  fumée  comme  un  dragon  de 
la  fable,  et  de  ses  flancs  en  sueur  se  dégage  un  brouillard 
qui  l'accompagne.  En  passant  vous  voyez  les  chevaux  d'au- 
tres isvochtchiks  arrêtés  devant  leurs  mangeoires;  la 
transpiration  s'est  gelée  sur  leurs  corps  :  ils  sont  tout  pra- 
linés et  comme  pris  dans  une  croûte  de  glace  semblable 
à  de  l;i  pâte  de  verre.  Lorsqu'ils  se  remettent  en  marche, 
la  pellicule  se  brise,  se  détache  et  fond  pour  se  reformer 
au  premier  temps  d'arrêt.  Ces  alternatives,  qui  feraient 
crever  un  cheval  anglais  au  bout  d'une  semaine,  ne  com- 
promettent en  rien  la  santé  de  ces  petits  chevaux,  extrê- 
mement durs  aux  intempéries.  —  Malgré  les  rigueurs  des 
saisons,  on  n'hubille  que  les  chevaux  de  prix;  au  lieu  de 
ces  caparaçons  de  cuir,  de  ces  couvertures  armoriées  auv 
angles  dont  on  enveloppe  chez  nous  et  en  Augleteri  e  les 
bêtes  de  race,  on  jette  sur  la  croupe  fumante  des  chevaux 
de  sang  un  tapis  de  Perse  ou  de  Smyrne  aux  éclatantes 
couleurs. 


lOi  VOYAGE  KN  RISSIK. 

Les  rarélacqui  filent  montées  sur  palinsont  leurs  vitres 
étamées  d'une  opaque  couche  de  glaces,  stores  de  vif-argent 
abaissés  par  l'hiver,  empêchant  d'être  \u,  mais  aussi  de 
voir.  Si  l'amour  ne  grelottait  pas  avec  une  température 
semblable,  il  trouverait  autant  de  mystère  dans  les  caré- 
las  de  Saint-Pétersbourg  que  dans  les  gondoles  de  Venise. 

On  traverse  la  Neva  en  voiture;  la  glace,  de  deux  ou 
trois  pieds  d'épaisseur  malgré  quelques  dégels  temporai- 
res suffisants  pour  faire  fondiela  neige,  ne  bougera  plus 
qu'au  printemps,  à  la  grande  débâcle  ;  elle  est  assez  forte 
pour  supporter  des  chariots  pesants,  de  l'artillerie  même. 
Des  branches  de  pin  désignent  les  chemins  à  suivre  et  les 
places  qu'il  faut  éviter.  A  cert:iins  endroits  la  glace  est 
coupée  pour  qu'on  ait  la  facilité  de  puiser  l'eau  qui  conti- 
nue à  couler  sous  ce  plancher  de  cristal.  L'eau,  plus 
chaude  que  lair  extérieur,  fume  par  ces  (r.vertures 
comme  une  chaudière  bouillante,  mais  tout  n'est  que  re- 
latif, el  il  ne  faudrait  pas  se  fier  à  sa  tiédeur. 

C'est  un  spectacle  amusant,  quand  on  passe  sur  le  quai 
Anglais  ou  qu'on  se  promène  à  pied  sur  la  Neva  de  regar- 
der les  poissous  qu'on  retire  des  boutiques  d'  pêcheur 
pour  la  consommation  de  la  ville.  Lorsque  l'écope  les 
ramène  du  fond  de  leurs  caisses  et  les  jette  tout  palpitants 
sur  le  pont  du  bateau,  ils  cabriolent  deux  ou  trois  fois  en 
se  tordant,  mais  bientôt  ils  s'arrêtent,  roidis  et  comme  em- 
prisonnés dans  un  étui  transparent  :  l'eau  qui  les  mouil- 
lait s'est  subitement  gelée  autour  d'eux. 

Par  ces  froids  vifs,  la  congélation  vient  avec  une  rapi- 
dité qui  suiprend.  Placez  une  bouteille  de  vin  de  Cham- 
pagne entre  les  deux  fenêtres,  elle  se  frappera  en  quelques 
minutes  mieux  que  dans  tous  les  sabots.  Qu'on  nous  per- 
mette une  petite  anecdote  personnelle,  nous  n'en  abusons 
pas.  Entraîné  par  nos  vieilles  habitudes  parisiennes,  au 
moment  de  soi  tir,  nous  avions  allumé  un  excellent  cigare 
de  la  Havane.  Sur  le  seuil  de  la  porte,  la  défense  de  fumer 
dans  les  rues  de  Saint-Pétersbourg  et  la  peine  d'un  rouble 
d'amende  qu'encourent  les  délinquants  nous  revinrent  en 
mémoire;  jeter  un  cigare  exquis  dont  il  n'a  tiré  que  quel- 


L'inVER.  ^0^ 

ques  bouffées  est  une  chose  grave  pour  un  fumeur  ;  comme 
nous  n'allicins  qu'à  quelques  pas,  nous  cachâmes  le  nôtre 
dans  notre  main  ployéc.  Porter  un  cigare  n'est  pas  une 
contravention  à  la  loi.  Quand  nous  le  reprîmes  sous  la 
padiézd  de  la  maison  où  nous  allions  en  visite,  îe  bout 
mâchonné  et  un  peu  humide  s  était  changé  en  un  morceau 
de  glace,  mais  par  l'autre  bout  le  généreux  pure  brûlait 
toujours. 

Cependant  il  n'y  a  pas  encore  eu  plus  de  dix-sept  ou 
dix-huit  degrés  de  froid,  et  cène  sont  pas  les  beaux  froids, 
les  grands  froids  qui  se  déclarent  ordinairement  le  jour 
de  1  Epiphanie.  Les  Russes  se  plaignent  de  la  douceur  de 
l'hiver  et  disent  que  les  climats  sont  détraqués.  L'on  n'a 
pas  encore  daigné  allumer  les  bûchers  placés  sous  des  pa- 
villons de  tôle  aux  abords  du  grand  théâtre  impérial  et 
du  palais  d'hiver  où  les  cochers  viennent  se  chauffer  en 
attendant  leurs  maîtres.  —  Il  fait  irop  doux!  —  Mais 
pourtant  un  Parisien  frileux  ne  peut  s'erapéclier  d'éprou- 
ver une  certaine  impression  arctique  et  polaire,  lorsqu'en 
sortant  de  l'Opéra  ou  du  ballet,  il  voit,  par  un  clair  de 
lune  d'une  froideur  étincelante,  sur  la  grande  place,  blan- 
che de  n^ige,  la  ligne  des  voitures  de  maître  avec  leurs 
cochers  poudrés  de  micas,  leurs  chevaux  frangés  d'orgent 
et  leurs  étoiles  pâles  tremblotant  à  travers  les  lanternes 
gelées;  et  c'est  préoccupé  de  la  peur  de  se  figer  en  route 
qu  il  se  confie  à  son  traîneau.  Mais  sa  pelisse  est  im- 
prégnée de  chaleur  et  conserve  autour  de  lui  une  atmo- 
sphère bienfaisante.  S'il  demeure  à  la  Malaia  Morskaia  ou 
à  la  Perspective  Nevsky,  dans  une  direction  qui  l'oblige 
à  passer  près  de  Saint-lsaac,  qu'il  n'oublie  pas  de  jeter 
un  coup  d'œil  sur  l'église.  De  pures  lignes  blanches  accu- 
sent les  grandes  divisions  de  l'architecture,  et  sur  la  cou- 
pole à  demi  estompée  par  la  nuit,  il  ne  brille  plus  qu'une 
seule  paillette  scintillant  au  point  le  plus  convexe,  juste 
en  face  de  la  lune  qui  semble  se  regarder  à  ce  miroir  d'or. 
Ce  point  lumineux  est  d'un  éclat  si  intense  qu'on  le  pren- 
drait pour  une  lampe  allumée.  Tout  le  brillant  du  dôme 
éteint  se  concentre  à  cette  place.  C'est  en  effet  vraiment 


ICG  VOYACE  £>•  RUSSIE, 

magiquvî.  Rien  n'est  beau  d'ailleurs  comme  ce  grand  tem- 
ple d'or,  de  bronze  et  de  granit,  posé  sur  un  tapis  d'her- 
mine sans  mouchetures,  aux  rayons  bleus  d'une  lune 
d'hi\er? 

Est-ce  que  l'on  est  en  train  de  construire,  comme  dans 
le  fameux  Iiiver  de  1740,  un  palais  de  glace,  que  de  lon- 
gues files  de  traîneaux  transportent  d'énormes  blocs  d'eau 
figée  en  pierre  de  taille,  d'une  transparence  de  diamant, 
propres  à  former  les  murailles  diaphanes  d'un  temple  au 
mystérieux  génie  du  pôle?  Nullement;  ce  sont  les  appro- 
visionnements des  glacières  ;  la  provision  de  l'été  a  fait 
couper  dans  la  iNéva,  au  moment  le  plus  favorab'e,  ces 
immenses  dalle?  de  verre,  à  reflets  de  saphir,  dont  cha- 
que voiture  ne  charrie  qu'une  seule.  Les  conducteurs  s'as- 
soient sur  ces  blocs  ou  s'y  accoudent  comme  sur  des 
coussins,  et  quand  la  file,  empêchée  par  quelque  embar- 
ras, s'arrête,  les  chevaux  mordillent,  avec  une  gourman- 
dise toute  septentrionale,  le  glaçon  placé  devant  eux. 

Malgré  tous  ces  fiimas,  si  l'on  vous  propose  une  partie 
aux  lies,  acceptez-la  sans  craindre  de  perdre  votre  nez  ou 
vos  oreilles.  —  Si  vous  avez  la  faiblesse  de  tenir  à  ces  car- 
tilages, lafoiirrure  n'est-elle  pas  là  qui  répond  de  tout? 

La  troïka  ou  le  grand  traîneau  à  cinq  places  et  à  trois 
chevaux  est  là  devant  la  poi'to.  Hâtez-vous  de  descendre. 
Les  pieds  dans  une  chancelière  de  peau  d'ours,  envelop- 
pée jusqu'au  menton  de  la  pelisse  de  satin  doublée  de 
martre  zibeline,  pressant  sur  son  sein  le  manchon  ouaté, 
le  voile  rabattu  et  déjà  diamantéde  mille  points  brillants, 
l'on  n'attend  plus  que  vous  pour  partir  et  boucler  le  tapis 
de  fourrure  aux  quatre  tolets  du  traîneau.  Vous  n'aurez 
pas  froid  :  deux  beaux  yeux  échauffent  la  température  la 
[)lus  glaciale. 

En  été  les  îles  sont  le  bois  de  Boulogne,  l'Auteuil,  la 
Folie-Sainl-James  de  Pétersbourg;  en  hiver,  elles  méri- 
tent beaucoup  moins  le  nom  d'îles.  La  gelée  solidifie  les 
canaux  que  la  neige  recouvre  et  rattache  les  îles  à  la  teire 
ferme.  Dans  les  mois  froids,  il  n'y  a  plus  qu'un  seul  clé- 
ment, la  glace. 


L'HIVER.  iOl 

Vous  avez  franchi  la  Neva  et  dépassé  les  dernières  per- 
spectives de  Vassili-Oslrof.  Le  caractère  des  constructions 
change  ;  les  maisons,  les  moins  hautes  d'étages,  s'espacent 
séparées  par  des  jardins  aux  clôtures  de  planches  posées 
transversalement  comme  en  Hollande;  partout  le  bois  se 
substitue  à  la  pierre  ou  plutôt  à  la  brique;  les  rues  se 
changent  en  routes,  et  vous  cheminez  le  long  d'une  nappe 
de  neige  immaculée  et  d'un  niveau  parfait  ;  c'est  uji 
canal.  Au  bord  de  la  route,  les  petits  poteaux-bornes  des- 
tinés à  empêcher  les  voitures  de  perdre  leur  direction  au 
milieu  de  cette  blancheur  universelle,  ont  l'air,  à  dis- 
lance, de  kobolds  ou  de  gnomes  coiffés  de  hauts  bonnets 
de  feutre  blanc  et  velus  d'une  étroite  simarre  brune.  Quel- 
ques ponceaux  dont  les  poutres  se  dessinent  vaguement 
sous  la  neige  amoncelée  par  le  vent,  indiquent  seuls  qu'on 
traverse  des  cours  d'eau  complètement  gehs  et  recouverts. 
Bientôt  se  présente  un  grand  bois  de  sapins  au  bord  du- 
quel s'élèvent  quelques  traïkirs  (restaurateurs)  et  maisons 
de  thé,  car  l'on  va  aux  îles  faire  des  parties  fines,  et  sou- 
vent de  nuit,  par  des  températures  à  faire  se  pelotonner 
le  mercure  dans  sa  route  au  bas  des  thermomètres. 

Rien  n'est  beau  entre  leurs  noirs  rideaux  de  sapins 
comme  ces  immenses  ailées  blanches  où  la  piste  destiai- 
neaux,  à  peine  perceptible,  semble  un  trait  de  diamant 
sur  une  glace  dépolie.  Le  vent  a  secoué  des  branches  la 
neige  tombée  depuis  plusieurs  jours,  et  il  n'en  reste  çà  et 
là  que  quelques  touches  brillant  sur  la  sombre  verd  jre 
comme  les  rehauts  posés  par  un  peintre  habile.  Le  Ij  );ic 
des  sapins  s'allonge  en  fût  de  colonne  et  justifie  le  titi  nie 
cathédrale  de  la  nature  donné  aux  forêts  par  les  ron^  iiti- 
ques. 

Par  une  neige  d'un  ou  deux  pieds  le  piéton  est  un  élre 
impossible,  et  il  n'y  avait  guère,  dans  la  longue  avenue, 
que  trois  ou  quatre  moujiks  mâles  ou  femelles  empaque- 
tés de  leurs  touloupes  et  enfonçant  leurs  botter  de  cuir  ou 
de  feutre  d  ins  l'épaisse  poussière  blanche.  Lu  nombre  ù 
peu  prés  égal  de  chiens  noirs  ou  paraissant  tels  par  le 
contraste  des  tons,  cuuraicnt  en  traçant  des  cercles  comme 


108  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

!e  bai  bel  de  Faust,  OU  s'aborJaient  avec  les  signes  de  la 
tVanc-niaçoniieiie  canine,  les  mêmes  par  toul  l'univers. 
.Nous  notons  ce  détail,  puéril  sans  doute,  mais  qui  démon- 
tre la  rareté  des  chiens  à  Saint-Pétersbourg,  puisqu'on 
ies  remarque. 

Cet  endroit  des  Iles  s';q  j  .'lie  Krestovsky  et  il  contient 
un  charmant  village  de  cliaioison  petites  maisons  de  cam- 
pagne, habité  pendant  la  belle  saison  par  une  colonie  de 
ramilles  généralement  allemandes.  Les  Russes  excellent 
dans  its  constructions  en  bois  et  découpent  le  sapin  avec 
i.u  muins  autant  d'habileté  que  les  Tyroliens  ou  les  Suisses. 
Ils  en  font  des  broderies,  des  dentelles,  des  crosses,  des 
lleurons,  toutes  sortes  d'ornements  exécutés  d'inspiration 
à  la  hache  ou  à  la  scie.  Les  maisonnettes  de  Krestovsky, 
tiavaillées  dans  ce  style  helvético-moscovite,  doivent  être 
de  délicieuses  habitations  d'été.  Un  grand  balcon,  ou  plu- 
tôt une  terrasse  inférieure  formant  comme  une  chambre 
ouverte,  occupe  sur  la  façade  tuut  le  premier  étage.  C'est 
ià  qu  on  se  tient  dans  les  jours  sans  fin  de  juin  et  de  juil- 
let, au  milieu  des  fleurs  et  des  arbustes.  On  y  apporte  les 
pianos,  les  tables,  les  canapés,  pour  se  donner  la  douceur 
de  vivre  en  plein  air  après  huit  moisde  réclusion  enserre 
chaude.  Aux  piemiers  beaux  jours,  après  la  débâcle  de  la 
Neva,  le  déménagement  est  général.  De  longues  caravanes 
de  chariots  transj  orlani  des  meubles  s'acheminent  de  Saint- 
rétersbùurg  dans  les  villas  des  îles.  Dès  que  les  jours  rac- 
courcissent et  que  les  soirées  devitnnentfroides,  on  retourne 
à  la  ville,  et  les  coltaiics  se  ferment  jusqu'à  l'année  sui- 
vi nte,  mais  n'en  restent  pas  moins  pittoresques  sous  la  neige 
qui  changf  leurs  dentelles  de  l)0is  en  filigranes  d'aii;ent. 

Si  vous  (ontiiiuez  votre  route,  vous  vous  trouvez  bientôt 
dans  une  grande  clairière,  où  s'élèvent  ce  qu'on  appelle 
en  France  des  montagnes  russes,  et  en  Russie  des  mon- 
tagnes dr  glace.  Les  montagnes  russes  ont  fait  fureur  à 
Paris  an  comment  ement  de  la  Ri-stauration  11  y  en  avait 
à  Bellevilic  et  dans  d'autres  jardins  publics;  mais  la  dif- 
férence dn  cbmal  avait  nécessité  des  différences  de  con- 
itruciion  :  des  chariots  à  roues  glissaient  sur  des  rainures 


L'IIIYER.  409 

à  forte  pente,  et  remontaient  jusqu'à  une  esplanade  plus 
basse  que  le  point  de  départ,  poussés  par  la  violence  de 
l'impulsion.  Les  accidents  n'étaient  pas  rares,  car  parfois 
les  chars  déraillaient  ;  c'est  ce  qui  fit  abandonner  ce  di- 
vcrlissement  dangereux.  Les  montagnes  de  glace  de  Saint- 
Pétersl)ourg  se  composent  d'un  léger  pavillon  terminé  en 
plate-forme.  On  y  monte  par  des  escaliers  de  bois.  La  des- 
cente est  faite  de  planches  côtoyées  d'un  rebord,  soute- 
nues de  poteaux,  se  creusant  en  courbe  rapide  d'abord, 
adoucie  ensuite,  sur  lesquelles  on  verse,  à  plusieurs  re- 
prises, de  l'eau  qui  se  gèle  et  produit  une  glissoire  polie 
comme  une  glace.  Le  pavillon  correspondant  a  une  piste 
séparée,  ce  qui  empêche  toute  rencontre  dangereuse.  L'on 
descend  trois  ou  quatre  personnes  ensemble  sur  un  traî- 
neau que  guide  un  patineur  qui  le  tient  par  derrière,  ou 
bien  on  se  fait  précipiter  seul  sur  un  petit  strapontin  qu'on 
dirige  du  pied,  de  la  muin,  ou  du  bout  d'un  bâton.  Quel- 
ques intrépides  se  lancent  la  tête  en  bas,  couchés  sur  le 
ventre,  ou  dans  toute  autre  position  hasardense  à  l'œil, 
mais  sans  péril  réel.  Les  Russes  sont  très-adroits  à  ce  jeu 
éminemment  national,  et  qu'ils  pratiquent  dès  l'enfance; 
ils  y  trouvent  le  plaisir  de  l'extrême  rapidité  dans  un  froid 
vif;  un  sentiment  tout  à  fait  septentrional,  dont  l'étranger 
des  régions  plus  chaudes  a  peine  d'abord  à  se  rendre 
compte,  et  qu'il  .irrive  bientôt  à  comprendre. 

Souvent,  au  sortir  d'un  spectacle  ou  d'une  soirée,  quand 
la  neige  brille  comme  du  marbre  pilé,  que  !a  lune  resplen- 
dit claire  et  glaciale,  ou  qu'en  l'absence  de  la  lune,  les 
étoiles  ont  cette  vivacité  de  scintillation  que  produit  la 
gelée,  au  lieu  de  penser  à  rentrer  au  logis  lumineux,  con- 
fortable et  tiède,  une  société  de  jeunes  gens  et  de  jeunes 
femmes,  bien  enveloppés  de  leurs  fourrures,  font  la  pai  tie 
(î'aller  souper  aux  îles  :  on  monte  dans  une  troïka,  elle 
rapiie  équipage,  avec  srs  trois  chevaux  en  évent;iil,  part 
au  milieu  d'un  tintement  de  grelots  soulevant  une  ]jous- 
sière  argenlte.  On  réveille  l'uloge  endormie,  les  lu- 
mièi  es  s'allument,  le  samovar  chaufie,  le  vin  de  Champa- 
gne de  la  veuve  Clicquot  se  frappe,  les  assiettes  de  caviar, 

10 


110  VOYAGE  i>iN  RISSIE. 

de  jambon,  de  filels  île  hareng,  les  chauds-froids  de  geli- 
nottes, les  petits  gâteaux  s'arrangent  sur  la  table.  On  bec- 
queté un  n.orceau,  on  (remue  sa  lèvre  aux  verres  multi- 
ples, on  rit,  on  bavarde,  oii  fume,  et  pour  dessert  on  se 
fait  rouler  du  haut  des  monlagnts  de  glace  qu'éclairent  des 
moujiks  tenant  des  falots:  puis  l'on  revient  à  la  ville  vers 
les  doux  ou  irois  heures  du  matin,  savourant  au  milieu 
d'un  tourbillon  de  rapidité,  dans  l'air  vif,  cru  et  sain  delà 
nuit,  la  volupté  du  iioid. 

Que  Méry,  qui  ne  souffre  pas  qu'on  dise  «  une  bel'e  ge- 
lée, »  prétendant  que  la  gelée  est  toujours  laide,  claque 
des  dénis  et  mette  un  manteau  de  plus  eu  lisant  cet  article 
hérissé  de  frimas  !  Oui,  le  froid  est  une  solupté,  une  fraî- 
che ivresse,  un  vertige  de  blancheur  que  nous,  le  frileux 
par  excellence,  nous  commençons  à  goûter  comme  un 
homme  du  Nord. 

Si  l'onglée  n'a  pas  fait  tomber  des  doigts  du  lecteur 
cette  glaciale  description  de  Ihiver  russe  et  (ju'il  ait  le 
courr.ge  d'affi  outer  encore,  en  notre  compagnie,  les  ri- 
gueurs du  thermomètre,  qu'il  vienne  avec  nous,  après 
avoir  pris  un  bon  verre  de  thé  bien  chaud,  faire  un  tour 
bur  la  Neva,  et  rendre  visite  au  campement  des  Samoïédes 
qui  sont  venus  s'installer  au  beau  milieu  du  fleuve  comme 
dans  le  seul  endroit  de  Saint-Pétersbourg  assez  Irais  pour 
eux.  Ces  êtres  polaii  es  sont  comme  les  ours  blancs.  Une 
température  de  l'i  à  15  deg.és  de  froid  leur  parait  tout  à 
fat  printanière  et  les  fait  l;aleter  de  chaleur.  Leurs  migra- 
tions ne  sont  pas  régulières  et  obéissent  à  des  raisons  ou 
^  des  caprices  inconnus.  Il  y  avait  plusieurs  années  déjà 
ju'ils  n'avaient  fait  acte  de  présence,  et  c'est  une  chance 
de  rotre  voyage  qu'ils  soient  arrivés  pendant  notre  séjour 
dans  la  ville  des  tzars. 

Nous  descendrons  à  la  Neva  par  la  rampe  de  l'Amirauté, 
dans  la  nei^e  piétinée  et  glissante,  non  sans  avoir  jeté  un 
regard  au  Pierre  le  Grand  de  Falconnet,  que  les  frimas 
ont  coifié  d'une  perruque  blanche,  et  dont  le  cheval  de 
bronze  doit  être  fcné  à  glace  pour  se  tenir  en  équilibre 
sur  le  bloc  en  granit  de  Finlande  qui  lui  sert  de  socle.  — 


L'iJivF.R.  m 

Les  curieux  altroupés  autour  de  la  hutte  desSamoïèdes 
formeiit  uu  cercle  noir  sur  la  blancheur  de  la  Nova  cou- 
verte de  n 'ige.  Nous  nous  glissons  entre  un  mou  jk  en 
touloupe  et  un  militaire  en  capote  grise  et,  par-dessus  l'é- 
paule d'une  femme,  nous  regardons  la  tente  de  peaux  ten- 
due pnr  des  piquets  enfoncés  dans  la  glace  et  pareille  à  un 
grand  cornet  de  papier  placé  la  pointe  en  l'air.  Une  ouver- 
ture basse  e'  par  où  l'on  ne  saurait  entrer  qu'en  marchant 
à  quatre  prittes  laisse  vaguement  entrevoir  dans  lombre 
des  paquets  de  pelleteries  qui  risquent  d'être  des  hommes 
ou  des  femmes,  nous  ne  savons  trop  lequel...  Dehors, 
queljues  peaux  sont  suspendues  à  des  cordes,  des  patins 
à  neige  jonchent  la  glace,  et  un  Samo'iède  debout  prés 
d'un  traîneau  semble  se  prêter  complaisamment  aux  inves- 
tigations elhnographiques  de  la  fuule.  Il  est  vêtu  d'un  sac 
de  peau,  le  poil  en  dedans,  auquel  s'adapte  un  capuchon 
découpant  la  place  du  masque  com ne  ces  bonnets  tricotés 
qu'on  appelle  po^se -montagnes,  ou  comme  un  heaume  sans 
visière.  De  gros  gants  n'ayant  que  le  pouce  séparé  et  re- 
couvrant les  manches  de  façon  à  ne  laisser  aucun  passage 
à  l'air,  d'épaisses  bottes  de  feutre  blanc  serrées  par  des 
courroies,  complètent  ce  costume  peu  élégant,  sans  doute, 
mais  hermétiquement  fermé  au  froid ,  et  d'ailleurs  ne 
manquant  pas  de  caractère  ;  la  couleur  est  celle  du  cuir 
même,  mégissé  et  assoupli  par  les  procédés  primitifs  — 
Le  visage  qu'encadre  ce  capuchon,  tanné,  rougi  par  l'air, 
a  des  ponim  'lies  saillantes,  un  nez  écrasé,  une  bouche 
large,  des  yeux  gris  d'acier  à  cils  blonds,  mais  sans 
laideur  et  avec  une  expression  triste,  intelligente  tt 
douce. 

L'inriustrie  de  cesSamoïédes  consiste  à  faire  payer  quel- 
ques kopcks  une  course  sur  la  Neva  dans  leurs  traîneaux 
attelés  de  deux  rennes.  Ces  traîneaux,  d'une  légèreté  ex- 
cessive, n'ont  qu'un  strapontin  garni  d'un  lambeau  de 
fourrure,  où  s'asseoit  le  voyageur.  Le  Samoïéde,  placé  de 
côté  et  debout  sur  l'un  dos  patins  do  bois,  conduit  au 
moyen»  d'une  gaule  dont  il  touche  le  renne  qui  ralentit  son 
allure,  ou  auquel  il  veut  faire  changer  de  direclion.  Cha- 


4i2  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

que  attelage  se  compose  de  trois  rennes  de  front  ou  de 
quatre  en  deux  couples.  Cela  semble  insolite  et  bizarre  de 
voir  ces  bêtes  si  mignonnes  et  si  frêles  d'aspect,  avec  leurs 
fines  jambes  et  leurs  ramures  de  cerf,  courir  docilement 
et  traîner  des  fardeaux.  Les  rennes  vont  très-vite,  ou  plu- 
tôt semblent  aller  très-vite,  car  leurs  mouvements  sont 
d'une  promptitude  et  d'une  prestesse  extrêmes  ;  mais  ils 
sont  petits,  et  nous  pensons  qu'un  Irotleurde  la  race  Or- 
loff  les  distancerait  sans  peine,  surtout  si  la  course  se  pro- 
longeait. Rien  du  reste  n'est  plus  gracieux  que  ces  légers 
attelages  décrivant  de  grands  cercles  sur  la  Neva,  évoluant 
et  revenant  à  leur  point  de  départ,  ayant  à  peine  rayé  la 
surface  du  fleuve.  Les  connaisseurs  disaient  que  les  rennes 
ne  jouissaient  pas  de  tous  leurs  moyens,  parce  qu'il  faisait 
trop  chaud  pour  eux  (huit  ou  dix  degrés  au-dessous  de 
zéro).  En  eflet,  l'une  des  pauvres  bêtes  qu'on  avait  dételée 
paraissait  suffoquée;  et  pour  la  ranimer  on  amoncelait  de 
la  neige  sur  elle. 

Ces  traîneaux  et  ces  rennes  emportaient  notre  imagina- 
tion vers  leur  glaciale  patrie  avec  un  fantasque  désir  nos- 
talgique. Nous  dont  la  vie  s'est  passée  à  chercher  le  so- 
leil, nous  nous  sentions  pris  d'un  bizarre  amour  du  froid. 
Le  vertige  du  Nord  exerç  lit  sa  magique  influence  sur  nous, 
et  si  un  travail  important  ne  nous  eût  retenu  à  Saint-Pé- 
tersbourg, nous  nous  serions  en  allé  avec  les  Saraoïèdes. 
Quel  plaisir  c'eût  été  de  voler  à  toute  vitesse  en  remon- 
tant vers  le  pôle  couronné  d'aurores  boréales,  d'abord  par 
les  bois  de  sapins  chargés  de  givre,  puis  par  les  bois  de 
bouleaux  à  moitié  ensevelis,  puis  par  l'inmiensité  imma- 
culée et  blanche,  sur  la  neige  étincelante,  sol  étrange  qui 
ferait  croire,  par  sa  teinte  d'argent,  à  un  voyage  dans  la 
lune,  à  travers  un  air  vif,  coupant,  glacial  comme  l'acier, 
où  rien  ne  se  corrompt,  pas  même  la  mort!  Nous  aurions 
aimé  vivre  quelques  jours  sous  cette  tente  vernie  par  la 
gelée,  à  demi  enfouie  dans  la  neige  que  les  rennes  grattent 
du  pied  pour  trouver  quelque  mousse  courte  et  rare.  Heu- 
reuscm  nt  les  Samoïèdos  partirent  un  beau  matin,  et  en 
nous  rendant  à  la  Neva  Dour  les  revoir,  nous  ne  trouva- 


L'UIYER.  lis 

mes  plus  que  le  cercle  grisâtre  marquant  la  place  de  leur 
hutle.  Avec  eux  disparut  notre  obsis^ion. 

Puisque  nous  sommes  sur  la  Neva,  disons  l'aspect  sin- 
gulier que  lui  donnent  les  blocs  de  glace  taillés  dans  l'é- 
paisse Cl  oûte  ge'ée  qui  la  revêt,  et  jetés  çà  et  là  comme 
des  quartiers  de  pierre  en  attendant  qu'on  les  vienne 
prendre.  Cela  ressemble  à  une  cariière  de  cristal  ou  de 
diamant  en  exploitation.  Ces  tubes  transparents,  selon  que 
le  jour  les  traverse,  prennent  des  teintes  prismatiques 
étranges  et  revêtent  toutes  les  couleurs  du  spectre  solaire-, 
dans  certains  endroits  où  ils  sont  entassés  on  croirait  à 
l'écroulement  d'un  palais  de  fée,  surtout  le  soir  quand  le 
soleil  se  couche  au  bord  d'un  ciel  d'or  vert  que  rayent  à 
l'horizon  des  bandes  de  carmin;  ce  sont  des  effets  qui 
étonnent  l'œil  et  que  la  peinture  n'ose  rendre,  de  peur 
d'être  taxée  d'invraisemblance  ou  de  mensonge.  Figurez- 
vous  une  longue  vallée  de  neige  formée  par  le  lit  du 
fleuve,  avec  des  clairs  roses,  des  ombres  bleues,  parsemée 
d'énormes  diamants  jetant  des  feux  comme  des  girando- 
les, et  aboutissant  à  une  ligne  ponceau.  Pour  repoussoir 
au  premier  plan  quelque  bateau  enchâssé  dans  la  glace, 
quelque  promeneur  ou  quelque  traîneau  traversant  d'un 
quai  à  Tautre. 

Quand  la  nuit  est  tombée,  si  vous  vous  retournez  du 
côté  de  la  forteresse,  vous  voyez  s'allumer  en  travers  du 
fleuve  deux  lignes  parallèles  d'étoiles  :  c'est  le  gaz  des 
lampadaires  piqués  dans  la  glace  à  la  hauteur  du  pont  de 
bateaux  de  Troïzky,  qu'on  retire  l'hiver,  car  la  Neva,  dès 
qu'elle  est  prise,  devient  pour  Saint-Pétersbourg  une  se- 
conde Perspective  Nevsky;  elle  est  comme  l'artère  princi- 
pale de  la  ville.  Nous  autres  gens  des  régions  tempérées, 
chez  qui,  |  ar  les  saisons  les  plus  rigoureuses,  les  rivières 
charrient  à  peine,  il  nous  est  difficile  de  ne  pas  sentir  une 
légère  appréhension  lorsque  nous  traversons  en  voiture  ou 
en  traîneau  un  fleuve  immense  dont  les  eaux  profondes 
roulent  silencieuses  sous  un  plancber  de  cristal  qui  pour- 
rait se  briser  et  se  refermer  sur  vous  comme  une  trappe 
anglaise.   Mais  bientôt  l'air  parfaitement  tranquille  des 

10. 


^^^  voyage  en  Russie. 

Russes  vou=^  rassure;  il  iauirait  d  ailleurs  des  poids  ènor- 
„r pour  faire  côder.cette  couche  de  glace  ep  nsse  do 
deu/ou  trois  pieds,  et  la  ne.ge  cpu  la  recouvre  Lu  prête 
raoparence  dune  plaine.  Uien  ne  distingue  le  House  de 
a  Eemie,  si  ce  n'est  çà  et  là,  le  long  des  quais,  pa- 
reilsTdes  murs,  quelques  bateaux  qui  hivernent  surpns 

^'La'x/va'et"  une  puissance  à  Sainl-Pétersbou.j;  on  lui 
rend  ses  honneurs  et  l'on  bénil  ses  eaux  en  grande  pompe. 
Celte  cérémonie,  que  l'on  appelle  ^^  Baplême  de  la  Ne.  , 
a  lieu  le  G  janvier  russe;  nous  y  avons  assiste  d  une  lene 
r    du  palais  d'Hiver,  dont  une  gracieuse  protection  ncrns 
a4it  permis  l'accès.  Quoiqu'il  fit  ce  jour-  a  ^^T^^^^g 
doux  pour  la  saison  qui  esl  ordinairement  celle  de^  giands 
fi  oids^  il  eût  été  pénible  pour  nous,  encore  peu  acclima  e 
de  rester  une  heure  ou  deux,  télé  nue  sur  ce  quai  glacial 
où  soume  toujours  une  bise  aigre.  Les  vas  es    a  le.  du 
palais  étaient  remplies  d'une  aftUience  d  eh  e  ■  ^J^  ^^^^^ 
di-nitaires,  les  ministres,  le  corps  diplomatique  le^  gé- 
néra n  tou    brodés  d'or,  tout  étoiles  de  decoralions  al- 
S"t  venaient  .  ntre  les  ha.es  de  soldats  en  grand  uni- 
forme, attendant  que  la  céivmon.e  commençât.  L  on  ce  e- 
bra  d'abord  le  service  divin  dans  la  chapelle  du  pala  .. 
Caché  au  fond  dune  trioune,  nous  suivions  avec  un  inle^ 
rêt  respectueux  les  rites  de  ce  cuUe  nouveau  pour  nous  el 
enp,  It.  de  la  m.jes.é  mystérieuse  de  rOrient^  De  temps 
à  autre,  aux  n,omenls  prescrits,  le  prêtre,  y.eillard  vene- 
rabe  a  longue  barbe  et  à  longs  cheveux,  mitre  comme  un 
Laie,  v'tu^dune  dalmalique  roide  d'argent  et  d  or,  sou- 
S  par  deux  acolytes,  sortait  du  sanctuaire  don    les 
nodes  s'ouvraient,  et  récitait  les  formules  sacrées  d  un 
vo     sénile  mais  encore  bien   accentuée.  Pendant  qu  il 
chantait  sa  psalmodie,  on  entrevoyait  dans  le  sanctuaire, 
•tl^rs  le]  scintillations  de  l'or  et  des  serges   lE.npe- 
reur  avec  la  Famille  i.npériale;  puis  les  ports  se  lefer- 
maient  et  l'office  se  continuait  derrière  le  voile  elmoelanl 

^'LesZÎil^rsde  la  chapelle,  en  grand  habit  de  velours 


L'HIVER.  lij 

iKicarat  galonné  d'or,  accompagnaient  et  soutenaient, 
avec  cette  merveilleuse  précision  des  chœurs  russes,  les 
liymnes,  où  doit  se  retrouver  plus  d'un  vieux  thème  de  la 
musique  perdue  des  Grecs. 

Après  la  messe,  le  cortège  se  mit  en  marche  et  défila  à 
travers  les  salles  du  palais  pour  procéder  au  bapléme  ou 
plutôt  à  la  bénédiction  de  la  Neva  ;  l'Empereur,  les  Grands- 
Ducs,  en  unifiirnies,  le  clergé  avec  ses  cliapes  de  brocart 
d'or  et  d'argent,  ses  beaux  costumes  sacerdotaux  de  coupe 
byzantine,  la  foule  diaprée  des  généraux  et  des  grands  of- 
ficiers traversant  cette  masse  c  mipacte  de  troupes  ali- 
gnées dans  les  salles,  formaient  un  spectacle  aussi  magni- 
fique qu'imp  sant. 

Sur  la  Neva,  en  face  du  palais  d'Hiver,  tout  prés  du 
quai,  auquel  une  rampe  couverte  de  tapis  le  rejoignait, 
on  avait  élevé  un  pavillon  ou  plutôt  une  chapelle  avec  de 
légères  colonnes  soutenant  une  coupole  de  treillis,  peints 
en  vert  et  d'où  pendait  un  Saint-Esprit  entouré  de  rayons. 

Au  milieu  de  la  plateforme,  sous  le  dôme,  s'ouvrait  la 
bouche  dun  puits  entouré  d'une  balustrade  et  communi- 
quant avec  l'eau  de  la  Neva,  dont  on  avait  brisé  la  glace 
à  cet  endroit.  Une  ligne  de  soldats  largement  espacés 
maintenaient  l'espace  libre  sur  le  fleuve  à  une  assez  grande 
distance  autour  de  la  chapelle  ;  ils  restaient  la  tète  nue, 
leur  casque  posé  à  côté  d'eux,  les  pieds  dans  la  neige,  si 
parfaiteinent  immobiles  qu'on  eût  pu  les  prendre  pour  des 
poteaux  indicateurs. 

Sous  les  fenêtres  mêmes  du  palais  piaffaient,  conte- 
nus pav  leurs  cavaliers,  les  chevaux  des  Circassiens,  des 
Lesghines,  des  Tcherkesses  et  des  Kosaks,  qui  coinposent 
l'escorte  de  l'empereur  :  c'est  une  sensation  é  range  de 
voir,  en  pleine  civilisation,  ailleurs  qu'à  l'Hippodrome  ou 
à  l'Opéra,  des  gueriiers  pareils  à  ceux  du  moyen  âge,  avec 
le  casque  et  la  cotte  de  mailles,  armés  d'arcs  et  de  llèches 
ou  vêtus  à  l'orientale,  ayant  pour  selle  des  tapis  de  Perse, 
pour  sabre  un  damas  courbe  historié  de  ver  ets  du  Kuran 
et  tout  prêts  à  figurer  dans  la  cavalcade  d'u->  émir  ou  d'un 
kalife. 


116  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Quelles  physionomies  martiales  et  fières,  quelle  sauvage 
pureté  de  type,  quels  corps  minces,  souples  et  nerveux, 
quelle  élégance  de  maintien  sous  ces  costumes,  si  carac- 
téristi(|ues  de  coupe,  si  heureux  de  couleur,  si  bien  calcu- 
lés pour  faire  valoir  la  beauté  humaine!  Il  est  singulier 
vraiment  que  les  peuples  dits  barbares  sachent  seuls  se 
vê  ir.  Les  civilisés  ont  tout  à  fait  perdu  le  sens  du  cos- 
tume. 

Le  cortège  sortit  du  palais,  et  de  notre  fenêtre,  à  tra- 
vers la  double  vitre,  nous  vîmes  l'I^mpereur,  les  Grands- 
Ducs,  les  prêtres  entrer  dans  le  pavillon,  qui  fut  bientôt 
plein  à  ne  saisir  qu'avec  peine  les  gestes  des  officiants  sur 
l'orifice  du  puits.  Les  canons  rangés  de  l'autre  côté  du 
fleuve,  sur  le  quai  de  la  Bourse,  tiièrent  successivement 
à  l'instant  suprême.  Une  grosse  boule  de  fumée  bleuâtre, 
traversée  d'ini  éclair,  crevait  entre  le  tapis  de  neige  du 
fleuve  et  le  ciel,  d'un  gris-blanc;  puis  la  détonation  fai- 
sait trembler  les  carreaux  des  fenêtres.  Les  coups  se  sui- 
vaient avec  une  régularité  parfaite,  s'appuyant  l'un  l'autre. 
Le  canon  a  quelque  chose  de  terrible,  de  soi  nnel  et  en 
même  temps  de  joyeux  coumie  tout  ce  qui  est  fort;  sa 
VOIX,  qui  rugit  dans  les  batailles,  se  mêle  également  bien 
aux  fêtes  :  il  y  ajoute  cet  élément  de  joie  inconnu  des  an- 
ciens, qui  n'avaient  ni  cloche  ni  artillerie...  le  bruit!  lui 
seul  peut  parler  dans  les  grandes  multitudes  et  se  faire 
entendre  au  milieu  des  immensités. 

La  cérémonie  était  tei minée;  les  troupes  défilèrent,  et 
les  curieux  se  retirèrent  paisiblement,  sans  embarras, 
sans  tumulte,  selon  l'habiiude  de  la  foule  russe,  la  plus 
tranquille  de  toutes  les  foules. 


ÎX 


COURSES   SUR    LA    NEVA 


—  Eh  quoi!  n'allons-nous  pas  bientôt  rentrer  à  la  mai- 
son? —  En  vérité,  c'est  conscience  de  nous  tenir  si  long- 
temps dehors  par  un  temps  semblable!  Avez-vous  juré  de 
nous  faire  geler  le  nez  et  les  oreilles?  —  Nous  vous  avons 
promis  «  un  hiver  en  Russie  »  et  nous  vous  le  tenons;  — 
d'ailleurs  le  thermomètre  ne  marque  guère  plus  de  sept 
ou  huit  dpgrés  de  froid  aujourd'hui,  une  température 
presque  printanière,  et  îes  Sanioïèdos  qui  campaient  sur 
le  fleuve  glacé  ont  été  obligés  de  partir,  parce  qu'il  faisait 
trop  chaud.  —  IS'ayez  donc  aucune  inquiétude  et  suivez- 
nous  bravement.  Les  chevaux  de  la  troïka  piaffent  à  la 
porte  et  s'impatientent. 

—  11  y  a  aujourd'hui  course  sur  la  Neva  ;  ne  négligeons 
pas  cette  occasion  de  faire  connaissance  avec  le  sport 
septentrional,  qui  a  ses  élégances,  ses  recherches,  ses  bi- 
zarreries, et  soulève  des  passions  aussi  vives  que  le  sport 
anglais  ou  fiançais. 

La  Perspective  Nevsky  et  les  voies  aboutissant  à  la 
grande  place  oîi  se  dresse  la  colonne  Alexandrine,  ce  gi- 
gantesque monolithe  de  granit  rose  qui  dépasse  les  énor- 
imités  égyptiennes,  présentent  un  spectacle  d'une  anima- 
jlion  extraordinaire,  à  peu  près  comme  chez  nous  l'avenue 
des   Champs-Elysées  ,    lorsque   quelque  steeple-chase  à 


118  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

la  Marche  fait  rouler  toute  la  carrosserie  fashionable. 

Les  troïkas  passent  avec  un  frisson  de  grelots,  empor- 
tées par  leurs  trois  chevaux  tirant  en  éventail,  et  chacun 
d'une  allure  diverse;  les  Jraineaux  fi!ent  sur  leurs  patins 
d'acier,  attelés  de  magnifiques  steppeurs,  que  maîtrisent 
difficilement  les  cochers  coiffés  de  leur  bonnet  de  velnurs 
à  quatre  pans,  et  vêtus  de  leur  cafetan  bleu  ou  vert.  D  au- 
tres traîneaux  à  quatre  places  et  à  deux  chevaux,  des  ber- 
lines, des  calèches  démontées  de  liurs  roues  et  posant  sur 
des  sabots  de  fer  retroussés  à  leur  bout,  se  dirigent  du 
même  côté,  formant  comme  un  troupeau  de  voitures  de 
plus  en  plus  pressé.  Quelquefois  un  traîneau  à  la  vieille 
mode  russe,  avec  son  garde-neige  de  cuir  tendu  comme 
une  voile  de  boute-hors,  et  son  petit  clieval  à  crins  désor- 
donnés, galopant  à  côté  du  trotteur,  se  laufile  dans  l'inex- 
tricable dédale,  frétillant  et  rapide,  éclaboussant  ses  voi- 
sins de  parcelles  blanches. 

Un  pareil  concours  produirait  à  Paris  une  grande  ru- 
meur, un  prodigieux  tintamarre;  mais  à  Saint-Pétersbourg 
le  tableau  n'est  bruyant  que  pour  l'œil,  si  l'on  peut  s'ex- 
primer ainsi.  La  ni  ige,  qui  interpose  son  tapis  d'ouate 
entre  le  pavé  et  les  véhicule?,  éteint  la  sonorité.  Sur  ces 
chemins  matelassés  par  l'hiver,  l'acier  du  patin  fait  à 
peine  le  bruit  du  diamant  qui  rayerait  un  carreau.  Les 
petits  fouets  des  moujiks  ne  claquent  pas;  les  maîtres,  en- 
veloppés dans  leurs  fourrures,  ne  parlent  pas,  car  s'ils  le 
faisaient,  leurs  paroles  seraient  bientôt  gelées  comme  ces 
mots  de  gueule  que  Panur^e  rencontra  prés  du  pôle.  Et 
tout  cela  se  meut  avec  une  activité  silencieuse  au  milieu 
d'un  tourbillon  muet.  —  Quoique  rien  n'y  ressemble 
moins,  c'est  un  peu  l'effet  de  Venise. 

Les  piétons  sont  rares,  car  personne  ne  marche  en  Pais- 
sie,  excepté  les  moujiks  à  qui  leurs  hottes  de  feutre  per- 
mettent de  tenir  pied  sur  les  trottoirs  débarrassés  de  neige, 
mais  souvent  miroités  d'un  veiglas  dangeieux,  surtout 
quand  on  est  chaussé  des  indispen>;ables  galoches. 

Entre  l'Amirauté  et  le  palais  d'Hiver  se  trouve  le  p'an- 
cher  de  bois  qui  descend  du  qn;ii  à  la  Neva;  à  cet  endroit 


COUUbLû  SUR  LA  NEVA.  H9 

les  traîneaux  et  les  voitures  marchant  sur  plusieurs  files 
sont  forcés  de  ralentir  leur  allure,  et  même  de  s'arrêter 
tout  à  fait,  attendant  leur  tour  de  descendre. 

Profitons  de  ce  temps  d'arièt  pour  examiner  les  voisins 
et  voisines  dont  le  hasard  nous  rapproche.  Les  hommes 
sont  en  pelisse  avec  la  casquette  militaire  ou  le  bonnet  do 
fourrure  en  dos  de  castor;  le  chapeau  est  rare.  Outre  qu'il 
ne  tient  pas  chaud  par  lui-même,  ses  bords  empêcheraient 
de  relever  le  collet  de  la  pelisse,  et  la  base  du  crâne  res- 
terait ainsi  exposée  à  des  douches  glaciales  de  bise.  Mais 
les  femmes  sont  moins  vêtues.  Elles  ne  parassent  pas  à 
beaucoup  près  aussi  frileuses  que  les  hommes.  La  pelisse 
de  satin  noir  doublé  de  martre  zibeline  ou  de  renard  bleu 
de  Sibérie,  le  manchon  de  même  poil,  voila  tout  ce  qu'el- 
les ajoutent  à  leur  toilette  de  ville,  en  tout  semblable  à 
celle  des  plus  élégantes  Parisiennes.  Leurs  cols  blancs, 
que  le  froid  ne  parvient  pas  à  rougir,  sortent  dégagés  et 
nus  des  palatines,  et  leur  tête  n'est  préservée  que  par  i  n 
coquet  chapeau  français  dont  la  pase  découvre  les  che- 
veux et  le  bavolet  protège  à  peine  la  nuque.  Nous  pensions 
avec  effroi  aux  coryzas,  aux  névralgies,  aux  rhumatismes 
que  risquaient,  pour  le  plaisir  d'être  à  la  mode  ou  de 
montrer  de  riches  bandeaux,  ces  intrépides  beautés,  dans 
un  pays  et  par  une  température  où  rendre  un  salut  est 
parfois  une  action  périlleuse  ;  animées  du  feu  de  la  co- 
quet! erie,  elles  ne  semblent  nullement  souffrir  du  froid. 

La  Russie,  dans  son  immense  étendue,  ccmpiend  bion 
des  races  diverses,  et  le  type  de  la  beauté  féminine  y  varie 
beaucoup.  Cependant  on  peut  signaler,  comme  traits  ca- 
ractéristiques, une  extrême  blancheur  de  peau,  des  yeux 
gris-bleu,  des  cheveux  blonds  ou  châtains,  un  certain  em- 
bonpoint provenant  du  manque  d'exercice  et  de  la  ré- 
clusion que  counna!  de  un  hiver  de  sept  ou  huit  mois.  On 
dirait,  à  voir  les  beautés  russes,  des  odalisques  que  le 
génie  du  Nord  tient  enfermées  dans  une  serre-chaude. 
Elles  ont  un  teint  de  cold-cream  et  de  neige,  avec  des 
nuances  de  camellia  prés  de  l'onglet,  comme  ces  femmes 
du  sérail  toujours  voilées  et  dont  le  soleil  n'a  jamais  ef- 


120  VOYAGE  EN  RUSSIE 

fleuré  lépiderme.  Dans  la  blaiiclieur  de  leurs  visages, 
leurs  traits  déli'^,afs  s'estompent  à  demi  comme  les  traits 
du  visage  de  la  lune,  et  ces  lignes  peu  accusées  forment 
des  [liysionomies  d'une  douceur  hyperboréenne  et  d'une 
grâce  polaire. 

Comme  pour  contredire  notre  description,  voici  que, 
dans  le  traîneau  arrêté  prés  de  notre  troïka,  rayonne  une 
beauté  tor.te  méridionale,  aux  sourcils  d'un  noir  velouté, 
un  nez  aquilin,  à  l'ovale  allongé,  au  teint  brun,  aux 
lèvres  rouges  comme  la  grenade,  pur  type  de  la  race  r.au- 
casique,  une  Circassienne,  peut-être  hier  encore  maho- 
mèlane.  Çà  et  là,  quelques  yeux  un  peu  bridés  et  remon- 
tant vers  la  tempe  par  l'angle  externe,  rappellent  que, 
par  un  côté,  la  Russie  louche  à  la  Chine  ;  —  des  Finnoi- 
ses mignonnes,  aux  prunelles  de  turquoise,  aux  cheveux 
d'or  pâle,  au  teint  blanc  et  rosé,  apportent  une  variété 
septentrionale  de  type  qui  fait  contraste  avec  quelques 
belles  Grecques  d'Odessa,  reconnaissables  à  la  coupe 
droite  de  leur  nez  et  à  leurs  grands  yeux  noirs,  pareils  à 
ceux  des  madones  byzantines.  —  Tout  cela  forme  un  en- 
semble charmant,  et  ces  jolies  tètes  sortent,  comme  des 
fleurs  d'hiver,  d'un  amoncellement  de  fourrures,  recou- 
vert lui-même  par  les  peaux  d'ours  blanches  ou  noires 
jetéi  s  sur  les  traîneaux  et  les  calèches. 

L'on  descend  à  la  INéva  par  un  large  parquet  en  pente, 
assez  semblable  à  ceux  qui,  autrefois,  rejoignaient,  dans 
l'ancien  Cirque  Olympique,  le  théâtre  à  l'arène,  entre  les 
lions  de  bronze  du  quai,  dont  les  piédestaux  délimitent  le 
débarcadért\  lorsqye  le  fleuve,  libre  de  glaces,  est  sil- 
lonné de  nombreuses  embarcations. 

Le  ciel  n'avait  pas  ce  jour-là  ce  vif  azur  qu'il  prend 
lorsque  le  froid  a  atteint  de  18  à  ^0  degrés.  Un  immense 
dais  de  brume  d'un  gris  de  perle  très-doux  et  très-fin,  te- 
nant (le  la  leige  en  suspens,  posait  sur  la  ville  et  semblait 
s'appuyer  sur  les  clochers  et  sur  les  flèches  connue  sur 
di  s  piliers  d'or.  Celte  teinte  tranquille  et  neutre  lais.^ait 
toute  leur  va',  ur  aux  édifices  colorés  de  nuancer^  claires 
el  relevés  de  filets  d'aigent.  Devant  soi,  l'on  apercevait. 


COURSES  SUR  LA  NEVA,  I'21 

de  l'aufre  côté  Ju  fleuve,  ayant  l'apparence  d'un  vallon  à 
demi  comblé  par  les  avalanches,  les  colonnes  rostrales  de 
granit  rose  qui  s'élèv-^nt  près  du  classique  monument 
de  la  Bourse.  A  la  pointe  de  lile  où  la  Neva  se  sépare 
en  deux,  l'aiguille  de  la  forteresse  dressait  son  auda- 
cieuse arête  dorée,  rendue  plus  vive  par  le  ton  gris  du 
ciel. 

Le  champ  de  course,  avec  ses  tribunes  de  planches  et 
sa  piste  tracée  par  des  cordes  rattachées  à  des  piquets 
plantés  dans  la  glace  et  des  haies  factices  en  branches  de 
sapin,  s'étendait  transversalement  au  fleuve.  L'affluence 
du  monde  et  des  voitures  était  énorme.  Les  privilégiés 
occupaient  les  tribunes ,  si  c'est  un  priA-ilége  que  de 
rester  immobile  au  froid  dans  une  galerie  ouverte.  Autour 
du  champ  de  course  se  pressaient  deux  ou  trois  rangs 
de  traîneaux,  de  troïkas,  de  calèches  et  même  de  simples 
télègues  et  autres  véhicules  plus  ou  moins  primitifs,  car 
aucune  restriction  ne  semble  entraver  ce  plaisir  popu- 
laire; le  lit  du  fleuve  apparlient  à  tout  le  monde.  Les 
hommes  et  les  femmes,  pour  mieux  voir,  déplaçant  les 
cochers,  montaient  sur  les  sièges  et  les  strapontins.  Plus 
près  des  barrières  se  tenaient  les  moujiks  aux  touloupes 
de  peau  de  mouton  et  aux  boites  de  feutre,  les  soldats  en 
capotes  grises,  et  les  autres  peisonnes  qui  n'avaient  pas 
pu  trouver  de  meilleures  places.  Tout  ce  monde  formait 
sur  le  plancher  de  glace  de  la  Neva  un  fourmillement  noir 
assez  inquiétant,  pour  nous  du  moins,  car  personne  ne 
paraissait  songer  qu'un  fleuve  profond,  grand  à  peu  près 
comme  la  Tamise  au  pont  de  Londres,  couloit  sous  celle 
croûte  gelée  de  deux  ou  trois  pieds  d'épaisseur  au  plus, 
où  pesaient  sur  le  même  [joint  des  milliers  de  curieux  et 
un  nombre  considérable  de  chevaux,  sans  compter  les 
équipages  de  toutes  séries.  Mais  l'hiver  russe  est  fidèle, 
et  il  ne  joua  pas  le  tour  à  la  foule,  d'ouvrir  sous  elle  des 
trappes  anglaises  pour  l'engloutir. 

Fn  dehors  du  champ  de  course,  les  cochers  entraînaient 
les  steppeurs  qui  n'avaient  pas  encore  concouru,  ou  pro- 
menaie'it,  pour  les  refi  oidir  graduellement  sous  leur  s 

11 


122  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

tapis  de  Perse,  les  nobles  bêtes  ayant  fourni  l'épreuve. 

La  piste  forme  une  sorte  d'ellipse  allongée;  les  traî- 
neaux ne  partent  pas  de  front  :  ils  sont  placés  à  des  in- 
tervalles égaux,  que  le  plus  ou  moins  de  vitesse  des  trot- 
teurs diminue.  Ainsi  deux  traîneaux  stationnent  en  face 
des  tribunes  ;  deux  autres  aux  extrémités  de  l'ellipse,  at- 
lendaiit  le  signal  du  départ.  Parfois  un  homme  à  cheval 
galope  à  côté  du  trotteur  pour  l'exciler  et  lui  faire  déve- 
lopi  er  tous  ses  moyens  par  l'émulalioti.  Le  cheval  du 
traîneau  m  doit  que  Irolter,  mais  parfois  son  allure  est 
si  rapide  que  le  clieval  au  galop  a  de  la  peine  à  le  suivre, 
el,  une  fois  lancé,  le  boule-en-train  l'abandonne  à  son 
élan.  Beaucoup  de  cochers,  sûrs  du  fond  de  leurs  bêles, 
dédaignent  d'employer  cette  ressource  et  courent  seuls. 
Tout  trotteur  qui  s'emporterait  et  ferait  plus  de  six  foulées 
au  galop  serait  mis  hors  de  concours. 

C'est  merveille  de  voir  fder  sur  la  glace  unie  qui,  dé- 
bbiyée  de  neige,  appaïaît  comme  une  ])ande  de  verre  som- 
bre, ces  magnifiques  bêtes  souvent  payées  des  sommes 
folles  !  La  fumée  sort  à  longs  jets  de  leurs  naseaux  écar- 
lales;  un  brouillard  baigne  leurs  flancs,  et  leur  queue 
semble  poudrée  d  une  poudre  diamantée.  Les  clous  de 
leurs  fers  mordent  la  surface  unie  el  glissanle,  et  ils  dé- 
voient l'espace  avec  la  même  sécurité  fière  (|ue  s'ils  fou- 
laient l'allée  de  parc  la  mieux  battue.  Les  cochers,  ren- 
versé--; en  arrière,  tiennent  les  guides  à  pleins  poings,  car 
des  clicvaux  de  cette  vigueur  n'ayant  à  traîner  qu'un  poids 
insignifiant,  et  ne  devant  pas  prendre  le  galop,  ont  plus 
besoin  d'être  retenus  que  poussés.  Ils  trouvent  d'ailleuis 
iaus  celte  tension  un  point  d'appui  qui  leur  permet  de 
'abandonner  à  tout  leur  train.  Quelles  prodigieuses  fou- 
lées font  ces  steppeurs  qui  semblent  mordie  leurs  ge- 
noux! 

Aucune  condition  particulière  d'âge  ou  de  poids  ne 
nous  a  semblé  imposée  aux  concurrents  :  on  ne  leur  de- 
mande qu'une  somme  de  vitesse  dans  un  temps  donné  et 
mesuré  au  chronomètre  :  c'est  du  moins  ce  qui  nous  a 
[jaru.  Souvent  des  troïkas  luttent  contre  des  traîneaux 


COURSES  SUR  LA  NEVA.  125 

à  un  OU  à  deux  chevaux.  Chacun  choisit  le  véhicule  ou 
l'attelage  qu'il  croit  le  plus  convenable.  Parfois  même 
il  prend  à  un  spectateur  venu  dans  son  traîneau  la  fan- 
taisie de  courir  la  chance,  et  il  entre  en  lice. 

A  la  course  dont  nous  parlons,  il  se  produisit  un  in- 
cident assez  pittoresque.  Un  moujik  venu  ,  dit-on ,  de 
Vladimir,  apportant  à  la  ville  uns  provision  de  bois 
ou  de  viandes  gelées,  regardait  la  course,  mêlé  à  la  foule, 
du  haut  de  sa  troïka  rustique.  Il  était  vêtu  d'une  touloupe 
miroitée  dégraisse,  coiffé  d'un  bonnet  de  vieille  fourrure 
effilochée,  chaussé  de  bottes  de  feutre  b'anc  -îvachies; 
une  baibe  inculte  et  torne  frisait  à  son  menton.  Son  atte- 
lage se  composait  de  trois  petits  chevaux  échovelés,  ha- 
gards, velus  comme  des  ours,  sales  à  faire  peur,  hérissés 
de  glaçons  sous  le  ventre,  portant  la  tête  basse  et  mor- 
dillant la  neige  amoncelée  eu  tas  sur  le  fleuve.  Une  douga, 
liaute  comme  une  ogive,  bariolée  de  couleurs  tranchantes 
formant  des  raies  et  des  zigzags,  était  la  pièce  la  plus  soi- 
gnée de  l'équipage,  façonnée  sans  doute  à  coups  de  hache 
par  le  moujik  lui-même. 

Cette  carrosserie  sauvage  et  primitive  présentait  le  con- 
traste le  plus  étrauge  avec  les  traîneaux  de  luxe,  les  troïkas 
triomphantes  et  les  équipages  élégants  qui  piaffaient  aux 
alentours  du  champ  de  course.  Plus  d'un  regard  ironi- 
qu('  raillait  l'humble  véhicule.  —  A  vrai  dire,  il  produi- 
sait sur  cette  richesse  l'effet  d'une  taclie  de  cambouis  sur 
un  manteau  d'hermine. 

Cependant  les  petits  chevaux  aux  poils  amalgamés  de 
sueur  gelée,  jetaii-nt,  à  travers  les  mèches  roides  de  leurs 
crinières,  des  rej^ards  en  dessous  aux  bêtes  de  race,  qui 
semblaient  s'écarter  d'eux  avec  dédain,  car  les  animaux, 
eux  aussi,  méprisent  la  misère.  Un  point  de  feu  brillait 
dans  leur  prunelle  sombre,  et  ils  frappaient  la  glace  de 
leurs  sabots  mignons,  nitachés  à  des  jambes  fines  et  ner- 
^euses,  barbeléi  s  eomme  d  s  plumes  d  aigle. 

Le  'non  ik  debout  sur  ^(tï  biége,  contempliit  la  course 
sans  paraître  sur  ris  par  les  prouesses  des  trotteurs,  l'ar- 
fois  même  un  sourire  errait  sous  les  cristaux  de  sa  mous- 


124  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

tache,  son  œil  gris  pétillait  de  malice,  et  il  avait  lair  de 
dire:  «  Nous  en  ferio!>s  bien  autant.  » 

Prenant  une  résolution  subite,  il  entra  dans  la  lice  et 
tenta  l'aventure.  Les  trois  petits  ours  mal  léchés  secouè- 
rent leur  tête  avec  un  sentiment  de  fierlé  comme  s'ils 
comprenaient  qu'ils  avaient  à  soutenir  l'iionneur  du  pau- 
vre cheval  des  steppes,  et,  sans  êlre  poussés,  ils  prirent 
une  allure  telle  que  les  autres  concurrents  commencèrent 
à  s'alarmer;  leurs  petites  jambes  menues  allaient  comme 
le  vent,  et  ils  l'emporté/  ont  sur  tous  les  autres  pur  sang 
anglais,  barbes,  race  d'Orloff,  d'une  minute  et  quelques 
secondes.  Le  moujik  n'avait  pas  trop  présumé  de  son  rus- 
tique attelage. 

Le  prix  lui  fut  décerné  —  une  magnifique  pièce  d'ar- 
genterie ciselée  par  Vaillant,  l'orfèvre  en  vogue  de  Saint- 
Pétersbourg.  —  Ce  tt  iomplie  excita  parmi  le  peuple,  or- 
dinairement silencieux  et  calme,  un  enthousiasme  bruyant. 

A  la  sortie  de  la  lice,  1"S  amateurs  entourèrent  le  vain- 
queur, et  lui  proposèrent  d'acheter  ses  trois  chevaux; 
on  lui  en  offrit  jusqu'à  trois  mille  roubles  pièce,  somme 
énorme  et  pour  les  bêtes  et  pour  l'homme.  11  faut  dire, 
à  l'honneur  du  moujik,  qu'il  refusa  opiniâtrement.  En- 
louranl  sa  pièce  d'argenterie  d'un  morceau  de  vieille 
étoffe,  il  remonta  sur  sa  troïka,  et  s'en  retourna  à  Vla- 
dimir comme  il  était  venu,  ne  voulant  se  séparer  à  aucun 
prix  des  gentilles  bêtes  qui  avaient  fait  de  lui  le  lion  de 
Saint-Pétersbourg  pour  un  moment. 

La  course  était  finie,  et  les  voitures  quittèrent  le  lit  dn 
fleuve  pour  regagner  les  différents  quartiers  de  la  ville  ; 
l'escalade  des  rampes  de  bois  qui  unissent  la  Neva  aux 
quais  fournirait  à  un  peintre  de  chevaux,  à  Svertzkov,  par 
exemple,  le  sujet  d'une  composition  intéressante  et  ca- 
ractéristique. Pour  gravir  la  pente  r^ipide,  les  nobles 
bêtes  courbaient  le  col,  pinçaient  les  planches  glissantes 
de  leurs  ongles  et  s'écrasaient  sur  leurs  jarrets  nerveux  ; 
c'était  une  confusion  pleine  d'effets  pittoresques,  et  qui 
eûl  pu  être  dan.:ereiise  sans  l'habileté  des  cochers  russes. 
Les  traîneaux  montaient   quatre   ou    cinq    de  front  en 


COURSES  SUR  LA  KEVA.  125 

lignes  irrégulières,  et  plus  d'une  fois  nous  sentîmes  à 
notre  nuque  la  chaude  haleine  d'un  steppeur  impatient 
qui  eût  volontiers  passé  par-dessus  notre  tête  s'il  n'eût 
été  \igoureusemenl  retenu  ;  souvent  un  flocon  d'écume, 
tombé  d'un  morsd'ar^^cnt,  vini  se  figer  sur  le  chape  lu  d'une 
femme  effrayée  et  poussant  un  petit  cri.  Les  voilures  avaient 
l'air  d'une  armée  de  chars  donnant  l'assaut  aux  quais 
de  granit  de  la  Neva,  assez  semblables  aux  parapets  d'une 
forteresse.  Malgré  le  tumulte,  il  n'y  eut  pas  d'accident, — 
l'absence  de  roues  rend  plus  difficile  d'accrocher,  —  et 
les  équipages  se  dispersèrent  clans  toutes  les  directions 
avec  une  rapidité  qui  alarmerait  la  prudence  parisienne. 

C'est  un  vif  plaisir,  quand  on  est  resté  deux  ou  trois 
heures  en  plein  air,  exposé  à  un  vent  qui  s'est  roulé  sur 
lesnei^çes  du  pôle,  de  rentrer  chez  soi,  de  se  démailloler  de 
sa  pelisse,  d'ôter  ses  pieds  des  galoches,  d'essuyer  ses 
moustaches  dont  les  glaçons  se  fondent,  et  d'allumer  un 
cigare,  car  il  n'est  pas  permis  de  fumer  dehors  à  S.iint- 
Pétersbourg.  La  tiède  atmosphère  du  poêle  enveloppe 
comme  une  caresse  votre  corps  engourdi,  et  rend  la  sou- 
plesse à  vos  membres.  Un  verre  de  thé  bien  chaud  —  en 
Russie  on  ne  prend  pas  le  thé  dans  des  taises  —  achève 
de  vous  rendre  tout  à  fait  confortable,  comme  disent  les 
Anglais.  La  circulation  suspendue  par  l'immobilité  se  ré- 
tablit, et  vous  savourez  cette  volupté  de  la  maison  que  le 
Midi,  tout  extérieur,  ne  connaît  pjs.  —  Mais  déjà  le  jour 
baisse,  car  la  nuit  vient  vite  à  Saint-Pétersbourg,  et  dès 
trois  heures  il  faut  allumer  h^s  lampes.  —  Les  cheniijiées 
fument  aux  toits  des  maisons  dégorgeant  des  vapeurs 
culinaires ,  partout  les  fourneaux  flambent,  car  on  dîne 
plus  tôt  dans  la  ville  des  tzars  qu'à  Paris.  Six  heures  est 
la  limie  extrême,  et  encore  chez  les  gens  qui  ont  voyagé 
et  pris  les  habitudes  anglaises  ou  françaises.  —  Juste- 
ment nous  sommes  invité  à  dîner  en  ville;  il  faut  faire 
sa  toilette,  et  par-dessus  l'habit  noir  endosser  la  pelisse 
et  plonger  de  nouveau  les  petites  bottes  fines  dans  les 
lourdes  traloches  fourrées. 

La  nuit  venue,  la  température  a  fraîchi  ;  un  vent  tout  à 

11. 


126  VOYAGL  L>'  RUSSIE. 

fait  arctique  fait  courir  la  neige  sur  les  trottoirs  comme 
une  fumée.  La  piste  crie  sous  le  patin  du  traîneau.  Au 
fond  du  ciel  balayé  de  ses  brumes  reluisent  les  étoiîes 
larges  et  pâles,  et  à  travers  l'obscurité,  sur  le  dôme  doré 
de  Saint-lsaac,  brille  une  paillette  lumineuse  semblable  à 
une  lampe  de  sanctuaire  qui  ne  s'éteint  jamais. 

Nous  remontons  jus  lu'aux  yeux  le  collet  de  notre  pe- 
lisse, nous  ramenons  sur  nos  genoux  la  peau  d'ours  du 
traîneau,  et,  sans  soufirir  d'un  écart  de  trente  degrés 
entre  la  chaleur  de  notre  appartement  et  le  froid  de  la 
rue,  nous  nous  trouvons  bientôt,  grâce  aux  sacramentels 
na  prava,  na  leva  (à  droite!  à  gauche!),  devant  le  pé- 
ristyle delà  maison  où  nous  sommes  attendus.  Dès  le  bas 
de  l'escalier  l'almosphère  de  serre  chaude  nous  saisit  et 
liquéfie  le  givre  de  notre  barbe,  et  dans  l'aniichambre,  le 
domestique,  vieux  soldat  retraité  qui  a  gardé  la  capote 
raililaire,  nous  débarrasse  de  nos  fourrures  qu'il  accroche 
parmi  celle>  des  convives,  déjà  tous  arrivés  —  car  l'exac- 
titude est  une  qualité  rus^e.  —  En  Russie,  Louis  XIV  ua'.'. 
rait  pas  pu  dire  :  J'ai  failli  atteudrel 


DETAILS   D'INTERIEUR 


L'antichambre,  en  Russie,  a  un  aspect  tout  particulier. 
Les  pelisses  pendues  au  râtelier,  avec  leurs  manches  flas- 
ijues  et  leurs  plis  droits,  figurent  vaguement  dos  corps 
humains  accrochés  ;  les  galoches  placées  au-dessous  si- 
mulent les  pieds,  et  l'effet  de  ces  pelleteries,  sous  la 
clarté  douteuse  de  la  petite  lampe  descendant  du  plafond, 
est  assez  fanta-tique.  Achim  d'Arnim  y  verrait,  avec  son 
œil  visionnaire,  la  défroque  de  M.  Peau-d'Ours  en  visite  ; 
Hoffmann  logerait  de  bizarres  fantômes  d'archivistes  ou 
de  conseillers  auliques  sous  leurs  plis  mystérieux.  Nous, 
Français,  réduit  aux  contes  de  Perrault,  nous  y  voyons  les 
sept  femmes  de  Barbe-Bleue  dans  le  cabinet  noir.  Ainsi 
suspendues  auprès  du  poêle,  les  fourrures  s'imprègnent 
d'une  chaleur  qu'elles  conservent  au  dehors  pendant  une 
';u  deux-heures.  Les  domestiques  ont  pour  les  reconnaître 
un  instinct  merveilleux  ;  même  quand  le  nombre  des  in- 
vités fait  lessembler  l'antichambre  au  magasin  de  Michel 
ou  de  Zimmermann,  ils  ne  se  trompent  jamais  et  posenl 
■«ur  les  épaubs  de  chacun  le  vêtement  qui  lui  revient. 

Un  appartement  russe  confortable  réunit  toutes  les  re 
cherches  de  la  civilisation  anglaise  et  française  ;  au  pre- 
iTiier  coup  d'œil,  on  pourrait  se  croire  dans  le  ^Vest  Fnd 
ou  le  faubourg  Sainl-Ilonoré  ;  mais  bientôt  le  caractère 


123  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

local  se  trahit  par  une  foule  de  délails  curieux.  D'abord 
la  Madone  byzanline  avec  son  enfant,  montrant  leurs  faces 
et  leurs  mains  brunes  à  travers  les  découpures  des  pla- 
ques d'argi.mt  ou  de  vermeil  qui  représentent  les  drape- 
ries, miroite  aux  lueurs  d'une  lampe  toujours  allumée,  et 
vous  avertit  que  vous  néles  ni  à  Paris  ni  à  Londres,  raa's 
bien  dans  la  Russie  orthodoxe,  dans  la  sainte  Paissie.  Quel- 
quefois l'imnge  du  Sauveur  remplace  celle  de  la  Vierge. 
—  On  voit  aussi  des  saints,  ordinairement  les  sainls  pa- 
tronyuiiques  du  maitre  ou  de  la  maîtresse  de  la  maison, 
revêtus  de  carapaces  d'orfèvrerie,  nimbés  d'auréoles  d'or. 

Puis,  le  climat  a  des  exigences  qu'on  ne  saurait  éluder. 
Partout,  les  fenêtres  sont  doubles,  et  l'espace  laissé  libre 
enireks  deux  vitrines  est  recouvert  d'une  couche  de  sable 
fm  destiné  à  absorber  la  buée,  et  qui  empêche  la  glace 
d'étamer  les  carreaux  de  ses  fleurs  de  vif-argent.  Des  cor- 
nets de  sel  y  sont  plantés,  et  parfois  le  sable  est  dissimulé 
par  une  plate-bande  de  mousse.  A  cause  des  doubh^s  vi- 
trages, les  fenêtres,  en  Russie,  n  ont  ni  volets,  ni  contre- 
vents, ni  jalousies  ;  on  ne  pourrait  les  ouvrir  ni  les  fermer, 
car  les  châssis  sont  à  demeure  pour  tout  1  hiver,  et  soi- 
gneusement lûtes.  Un  étroit  vasistas  sert  à  renouveler 
l'air,  opération  désagréable  et  même  dangereuse  par  le 
contraste  trop  grand  de  la  température  extérieure  et 
de  la  température  intérieure.  D'épais  rideaux  de  riches 
étoffes  amortissent  encore  l'impression  que  le  froid  pour- 
rait produire  sur  le  verre,  beaucoup  plus  perméable  qu'on 
ne  pense. 

Les  pièces  sont  plus  vastes  et  plus  hautes  qu'à  Paris. 
Nos  architectes,  si  ingénieux  à  modeler  des  alvéoles  pour 
l'abeille  humaine,  découperaient  tout  un  apparteini^it  et 
souvent  d  ux  étai;es  dans  un  salon  de  Saint-Pétersbourg. 
Comme  toutes  les  chambres  sont  hermétiquement  closes 
et  que  la  porte  de  sortie  donne  sur  un  escalier  chauffé,  il 
y  régne  une  chaleur  invariable  de  15  à  16  degrés  au 
moins  qui  permet  aux  femmes  d'être  vêtues  de  mousse- 
line et  d'avoir  les  bras  cl  les  épaules  nus.  Les  gueules  de 
cuivre  des  calorifères  soufflent  sans  intcrrupl-'on,  de  nuit 


DÉTAILS  D'INTÉRIEUR.  110 

comme  de  jour  ;  leurs  trombes  brûlantes  et  do  .  ands 
poê'es  aux  proportions  monumentales,  en  be  le  l'aience 
blanche  ou  peinte,  montant  jusqu'au  plafond,  ri^pandenl 
leur  chaleur  soutenue  là  où  les  calorifères  ne  peuvent  dé- 
boucher. Les  cheminées  sont  rares;  elles  ne  servent, 
quand  il  y  en  a,  qu'au  p; intemps  et  à  l'automne.  En  hit 
ver  elles  entraîneraient  le  calorique  et  refroidiraient  la 
chambre.  On  les  ferme  et  on  les  remplit  de  fleurs.  Lts 
fleurs,  \oilà  un  luxe  vraiment  russe  !  Les  maisons  en  re- 
gorgent !  les  fleurs  vous  reço  venl  à  la  porle  et  montent 
avec  vous  l'escalier  ;  des  lierres  d'Irlande  festonnent  la 
rampe  ;  des  jardinières  sur  les  paliers  font  face  aux  ban- 
quettes. Dans  l'embrasure  des  croisées  s'étalent  des  bana- 
niers avec  leurs  larges  feuilles  de  soie  ;  des  talipots,  des 
magnolias,  des  camélias  arborescents  vont  mêler  leurs 
fleurs  aux  volutes  dorées  des  corniches;  des  orchidées  pa- 
pillonnent en  l'air  autour  des  culs-de-lampe  en  cristal,  en 
porcelaine  ou  en  terre  cuite  curieusement  ouvragée.  Des 
cornets  du  Japon  ou  de  verre  de  Bohême,  posés  au  cenlre 
des  tables  ou  sur  l'angle  des  buffets,  jaillissent  des  gerbes 
de  fleurs  exotiques.  Elles  vivent  là  comme  en  serre  chaude, 
et,  en  effet,  c'est  une  serre  chaude  que  tout  appartement 
russe.  Dans  la  rue  vous  étiez  au  pôle,  dans  la  maison  vous 
pouvez  vous  croire  au  tropique. 

Il  semble  que,  par  cette  profusion  de  verdure,  l'œil 
cherche  à  se  consoler  de  l'implacable  blancheur  de  Ihi- 
ver  :  le  désir  de  voir  quelque  chose  qui  ne  soit  pas  blanc 
doit  devenir  comme  une  sorte  de  maladie  nostalgique  en 
ce  pays  où  la  neige  couvre  la  terre  plus  de  six  mois  de 
l'année.  On  n'a  pas  même  la  salisfciCtion  de  regarder  les 
toits  peints  en  vert,  puisqu'ils  ne  changent  leurs  chemises 
blanches  qu'au  prinL  mps.  Si  les  appartements  ne  se  trans- 
formaient en  jardins,  on  croirait  que  le  vert  a  disparu 
pour  jamais  de  la  nature. 

Quant  aux  meubles,  ils  sont  pareils  aux  nôtres,  mais 
plus  grands,  plus  amples,  comme  il  le  faut  pour  la  di- 
mension des  pièces  ;  mais  ce  qui  est  bien  russe,  c'ist  ce 
cabinet,  d'un  Lois  frêle  et  précieux,  découpé  à  jour  comme 


130  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

des  lames  d'évenlail,  qui  occupe  un  angle  du  salon  et  que 
festonnent  les  plantes  grimpantes  les  plus  rares,  espèce 
de  confessionnal  de  la  conversation  intime,  garni  à  l'iiité- 
rieur  de  divans,  où  la  maîtresse  de  la  maison,  s'isolantde 
la  foule  des  in\ités,  tout  en  demeurant  avec  eux,  peut  re- 
cevoir trois  ou  quatre  hôtes  de  distinction.  Quelquefois  ce 
cabinet  est  en  glaces  de  couleur,  ramagées  degiavures  à 
l'acide  fluorique  et  montées  dans  des  panneaux  de  cuivre 
doré.  Il  n'est  pas  rare  non  plus  de  voir  à  travers  les  poufs, 
les  dos-à-dos,  les  bergères  et  les  paphos  capitonnés,  quel- 
que giiiantesque  ours  blanc  empaillé  et  rembourré  en  ma- 
nière de  sofa,  offrir  aux  visiteurs  un  siège  tout  à  fait  po- 
laire ;  quelquefois  de  petits  oursons  noirs  servent  do 
tabourets.  Cela  rappelle,  à  travers  toutes  les  élégances  de 
la  vie  moderne,  les  banquises  de  la  mer  du  Nord,  les  im- 
menses steppes  couvertes  de  neige  et  les  profondes  forêts 
de  sapms  :  la  vraie  Russie,  qu'on  est  tenté  d'oublier  à 
Saint-Pétersbourg. 

La  chambre  à  coucher  ne  présente  pas,  en  général,  le 
luxe  et  la  recherche  qu'on  y  apporte  en  France.  Derrière 
un  paravent  ou  une  de  ces  cloisons  ouvragées  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure,  se  cache  un  petit  lit  bas,  semblable 
à  un  lit  de  camp  ou  à  un  divan.  —  Les  Russes  sont  d'ori- 
gine orientale,  et  même,  dans  les  classes  élevées,  ils  ne  tien- 
nent pas  aux  douceurs  du  coucher  ;  ils  dorment  où  ils  se 
trouvent,  un  peu  partout,  comme  les  Turcs,  souvent  dans 
leurs  pelisses,  sur  ces  larges  canapés  de  cuir  vert  qu'on 
rencontre  à  chaque  coin.  L'idée  de  faire  delà  chambre  à 
coucher  une  sorte  de  sanctuaire  ne  leur  vient  pas;  les  an- 
ciennes habitudes  de  latente  semblent  les  avoir  suivis  jus- 
qu'au sein  de  la  vie  civilisée,  dont  ils  connaissent  pourtant 
toutes  les  élég.mces  et  toutes  les  corruptions. 

De  riches  tentures  tapissent  les  murailles  ;  et  si  le  maî- 
tre de  la  maison  se  pique  d'être  amateur,  à  coup  sûr  du 
damas  rouge  des  Indes,  de  la  brocatclle  aux  orfrois  som- 
bres se  détacheront  éclairés  par  de  puissants  réilecteurs, 
encadrés  des  plus  riches  bordures,  un  Horace  Yernet,  un 
Gudin,  un  Calame,  un  Koekkoek,  quelquefois  un  Leys,  un 


DÉTAILS  D'INTEUIELR.  131 

Jladoii,  un  Tenkate,  ou,  s'il  veut  faire  preuve  de  patiio- 
lisine,  un  Brulov  et  un  Aïvasovsky;  —  ce  sont  les  peintres 
les  plus  à  la  mode  ;  notre  école  moderne  n'est  pas  en- 
core paivenue  là-bas.  Cependant  nous  avons  rencontré 
deux  ou  trois  Meissonier  et  à  peu  près  autant  Je  ''i  oyon. 
La  manière  de  nos  peintres  ne  semble  pas  assez  Unie  aux 
Paisses. 

L'intérieur  que  nous  venons  de  décrire  n'est  point  ce- 
lui d'un  palais,  mais  d'une  maison,  non  pas  liourgeoise, 
—  ce  mot  n'a  guère  de  signification  en  lUissie  —  mais 
d'une  maison  comme  il  faut.  Saint-PélersLourg  regorge 
d'hôtels  et  de  palais  immenses  dont  nous  ferons  connaître 
quelque s-uns  à  nos  lecteurs. 

Maintenant  que  nous  avons  indiqué  à  peu  près  le  décor, 
il  est  temps  de  passer  au  diner.  Avant  de  se  mellrt  à 
tablelesconvivess'approcheiit  d'un  guéridon  oùsont  placés 
du  caviar  (œufs  d'esturgeon),  des  filets  de  harengs  mari- 
i.és,  des  anchois,  du  fromage,  des  olives,  des  tranches  de 
saucisson,  du  bœuf  fumé  cîe  Hambourg  et  autres  hors- 
d'œuvre  qu'on  mange  avec  des  pe'.its  pains  pour  s'ouvrir 
l'appéiit.  Le  luncheon  se  fait  debout,  et  s'arrose  de  ver- 
mouth, de  madère,  d'eau-de  vie  de  Danlzik,  de  Cognac  et 
de  cumin,  espèce  d'aniselte  qui  rappelle  le  raki  dii  Con- 
slantinople  et  des  lies  grecques.  Les  voyageurs  imprudents 
ou  tiii  ides  qui  ne  savent  pas  résister  aux  insistances  polies, 
se  laissent  aller  à  goûter  de  tout,  ne  songeant  pas  que  ce 
n'est  là  que  le  prologue  de  la  pièce,  et  ils  s'asseoient  ras- 
sasiés devant  le  diner  véritable. 

Dans  toutes  les  maisons  comme  il  faut,  on  mange  à  la 
française  ;  cependant  le  goût  national  se  fait  jour  par  quel- 
ques détails  caractéristiques.  Ainsi,  à  côté  du  pain  blanc 
ou  sert  une  tranche  de  pain  de  seigle  bien  noir,  que  les 
invités  russes  grignotent  avec  une  sensualité  visible.  Us 
paraissent  aussi  trouver  fort  bons  des  espèces  de  con- 
con.bres  marines  à  l'eau  fie  sel ,  qu'on  nomme  ogoui  tzis,  et 
qui,  d'abord,  ne  nous  ont  pas  paru  autrement  délicieux. 
Au  niilit  u  du  dim  r,  ajtrés  avoir  bu  les  grands  crus  do 
Cordeaux  et  le  vin  de  Champagne  de  la  veuve  Clicquot, 


132  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

qu'on  ne  trouve  qu'en  Russie,  on  prend  du  porter,  de  l'aie, 
et  surtout  du  kwas,  espèce  de  bière  locale  faite  de  croûtes 
de  pain  noir  fermentées,  au  goût  de  laquelle  il  faut  s'ac- 
coutumer et  qui  ne  semble  pas,  aux  étrangers,  digne  des 
magnifiques  verres  de  Boliême  ou  d'argent  ciselé  où  mousse 
sa  liqueur  brune.  Cependant,  après  un  séjour  de  quelques 
mois,  on  finit  par  prendre  goût  aux  ogourtzis,  au  kwas  et 
au  chichi,  le  potage  national  russe. 

Le  chtchi  est  une  sorte  de  pot-au  feu  dans  lequel  il 
entre  de  la  poiliine  de  mouton,  du  fenouil,  des  oignons, 
des  carottes,  du  chou,  de  l'orge  mondé  et  des  pruneaux! 
Ces  ingrédients,  assez  bizarrement  réunis,  ont  une  saveur 
originale  à  laquelle  on  se  fait  bien  vite,  surtout  quand 
rhabitude  des  voyages  vous  a  rendu  cosmopolite  en  cui- 
sine et  a  préparé  vos  papilles  dégustatrices  à  tous  leséton- 
nements.  Un  autre  potage  assez  usité  est  le  potage  aux 
quenèfes:  c'est  un  consommé  où,  lorsqu'il  bout,  on  fait 
tomber  goutte  à  goutte  une  pâte  délayée  avec  des  œufs  et 
des  épices  qui,  surprise  par  la  chaleur,  se  fige  en  petites 
boules  rondes  ou  ovales,  à  peu  près  comme  les  œufs  po- 
chés dans  nos  consommés  parisiens.  Avec  le  chtchi  on  sert 
des  boulettes  de  pâtisserie. 

Tous  ceux  qui  ont  lu  Monte-Cristo  se  souviennent  de  ce 
repas  où  l'ancien  prisonnier  du  château  d'If,  réalisant  les 
merveilles  des  féeries  avec  une  baguette  d'or,  lait  servir 
un  sterlet  du  Volga,  phénomène  gastronomique  inconnu 
sur  les  tables  les  plus  recherchées,  en  dehors  de  la  Russie. 
En  effet,  le  sterlet  mérite  sa  réputation  :  c'est  un  poisson 
exquis,  à  chair  blanche  et  fine,  un  peu  grasse  peut-être, 
qui  tient  le  milieu,  pour  le  goût,  entre  l'éperlan  et  la 
lamproie.  Il  peut  acquérir  une  grande  dimension,  mais 
ceux  de  taille  moyenne  sont  les  meilleurs.  Sans  dédaigner 
la  cuisine,  nous  ne  sommes  ni  un  Grimod  de  la  Reyniére, 
ni  un  Gussy,  ni  un  Brillai-Savarin,  pour  parler  du  sterlet 
d'une  manière  suffisamment  lyrique,  et  nous  le  regrct- 
lons,  car  c'est  un  mets  digne  des  gourmets  les  plus  pré- 
cieux. Pour  une  fourchette  délicule,  le  sterlet  du  Volga 
vaut  le  voyîge. 


DETAILS  D'INTÉRIEUR.  133 

Les  gelinottes,  dont  la  chair,  parfumée  par  les  baies  de 
genièvre  dont  elles  se  nourrissent,  répand  une  odeur  de 
térébenthine  qui  surprend  d'abord,  apparaissent  fréquem- 
ment sur  lis  tables  russes.  On  y  sert  aussi  l'énorme  coq 
de  bruyère.  Le  fabuleux  jambon  d'ours  y  remp  ace  paifois 
le  classique  jambon  d'York,  et  le  filet  d'élan  le  vulgaire 
roast-beef.  Ce  sont  là  des  plats  qui  ne  se  trouvent  sur  au- 
cun menu  occidental. 

Chaque  ptuple,  môme  lorsque  l'uniformité  de  la  civili- 
sation l'envahit,  garde  ses  goùls  particuliers  et  conserve 
quelques  mets  de  terioir  dont  les  étrangers  n'apprécient 
que  difficilement  la  saveur.  Ainsi  la  soupe  froide  où  na- 
gent, parmi  des  morceaux  de  poisson,  des  cristaux  de 
glace  dans  un  bouillon  aromatisé,  vinaigré  et  sucré  à  la 
fois,  étonne  les  palais  exotiques  comme  le  gaspacho  des 
Andalous.  Celte  soupe,  du  reste,  ne  se  sert  qu'en  été;  elle 
est,  dit-on,  rafraîchissante  ei  les  Russes  en  raffolent. 

Comme  la  plupart  des  légumes  viennent  en  serre  chaude, 
leur  maturité  n'a  pas  de  date  marquée  par  les  saisons  et 
les  primeurs  n'en  sont  plus  ou  en  sont  toujours  :  on  mange 
des  petits  pois  frais  à  Saint-Pétersbourg  dans  tous  les  mois 
de  l'année.  Les  asperges  ne  connaissent  pas  l'hiver. — Elles 
sont  grosses,  tendres,  aqueuses  et  toutes  blanches  ;  on  ne 
leur  voit  jamais  cette  pointe  verte  qu'elles  ont  chez  nous, 
et  l'on  peut  les  attaquer  indifféremment  par  un  bout  ou 
par  l'autre.  En  Angleterre  on  mange  des  côtelettes  de  sau- 
mon, en  Russie  on  mange  des  côtelettes  de  poulet.  —  Ce 
mets  est  devenu  ;'i  la  mode  depuis  que  l'empereur  Nicolas 
en  a  goûté  dans  une  petite  auberge  près  de  Torjek  elles  a 
trouvées  bonnes.  La  recelte  en  avait  été  donnée  à  l'hôtesse 
par  un  Français  malheureux  qui  ne  pouvait  pas  payer  au- 
trement son  écot,  et  fit  ainsi  la  fortune  de  cette  femme. 
Nous  partageons  le  goût  de  l'empereur, — les  côtelettes 
farcies  sont  vraiment  un  mets  délicat  !  Citons  ejicore  les 
côtelettes  à  la  Préobrajenski  qui  mériteraient  de  figurer 
sur  la  carte  des  meilleurs  restaurants. 

Nous  n'avons  noté  que  les  particularités  et  les  dissem- 
blances ;  car  dans  les  grandes  maisons  la  cuisine  est  toute 


154  YOKAGE  EN  RUSSIE. 

française  et  faite  par  des  Français.  La  France  fournit  le 
monde  de  cuisiniers  ! 

La  grande  recherche  à  Saint-Pétersbourg,  c'est  d'a\oii' 
des  huîtres  fraîches;  comme  elles  viennent  de  loin,  en 
été  la  chaleur  les  corrompt;  en  hiver  le  froid  h  s  gèle  ;  on 
les  paye  quelquefois  un  rouble  pièce.  Des  huîtres  payées 
si  cher  sont  rarement  bonnes.  On  raconte  même  qu'un 
moujik  devenu  très- riche,  pour  un  baril  d'huîtres  fraîches 
donné  à  son  seigneur  à  un  moment  où  elles  étaient  introu- 
vables, reçut  sa  liberté,  pour  laquelle  il  avait  offert  en 
vain  des  sommes  énormes,  —  cinquante  ou  cent  mille  rou- 
bles, dit-on.  Nous  ne  garantissons  pas  l'authentieité  de 
riiislorielte,  mais  elle  prouve  du  moins,  si  elle  est  inventée, 
la  rareté  des  huîtres  à  Saint-Pétersbourg,  dans  certaines 
époques. 

Par  la  même  raison,  au  dessert  il  y  a  toujours  une  cor- 
beille de  fruits;  des  oranges,  des  ananas,  des  raisins,  des 
poires,  des  pommes  s'y  groupent  en  élégantes  pyramides; 
les  raisins,  ordinairement,  arrivent  de  Portugal;  quelque- 
fois ils  ont  arrondi  leurs  grains  d'ambre  pâle  aux  rayons 
des  calorifères  dans  la  terre  de  la  maison  à  demi  enfouie 
sous  la  neige.  En  janvier  nous  avons,  à  .'^aint-Péiersbourg, 
mangé  des  fraises  qui  essiiyaientde  rougir  au  milieu  d'une 
feuille  verte,  sur  un  pot  de  terre  en  miniature.  Les  fruits 
sont  une  des  passions  des  peuples  septentrionaux  ;  ils  les 
font  venir  à  grands  frais  de  l'étranger,  ou  forcent  la  na- 
ture rebelle  de  leur  climat  à  leur  en  donner  au  moins  l'ap- 
pnrcnce,  car  le  goût  et  le  parfum  manquent.  Le  poêle, 
quelque  bien  chauffé  qu'il  soit,  supplée  toujours  impar- 
faitement le  soleil. 

Nous  espérons  qu'on  nous  pardonnera  ces  détails  gas- 
tronomiques,—  il  est  leut-étre  curieux  de  connaître  la 
manière  dont  un  peuple  se  nourrit  :  «  Dis-moi  ce  que  lu 
manges,  je  te  dirai  qui  tu  es;  »  le  proverbe  ainsi  modifié 
n'en  est  pas  moins  vrai.  Tout  en  imilant  la  cuisine  Iran- 
çaise,  les  Puisses  gardent  le  goût  de  certains  mets  natio- 
naux, et  ce  sont  ceux-là  qui,  au  fond,  leurplii-cnl  le  plus. 
11  en  est  de  même  de  leur  caractère;  quoiqu'ils  se  confor- 


DÉTAILS  D'INTÉRIEUR.  lôo 

ment  aux  derniers  raffinements  de  la  civilisation  occiden- 
tale, ils  n'en  conservent  pas  moins  certains  instincts  pri- 
mitifs, et  il  n'en  coûterait  pas  beaucoup,  même  aux  plus 
élégants,  pour  aller  vivre  dans  la  steppe 

Quand  vous  êtis  à  tab'e,  un  domestique  en  habit  noir, 
cravaté  et  ganté  de  blanc,  irréprochable  dans  sa  tenue 
comme  un  diplomate  anglais,  se  tient  derrière  vous  d'un 
air  imperturbablement  sérieux,  prêt  à  cmtentervos  moin- 
dres désirs. — Vous  pouvez  vous  croire  à  Paris  ;  mais  si  par 
hasard  vous  regardez  attentivement  ce  domestique,  vous 
remarqut^rez  qu'il  a  un  teint  jaune  d'or,  de  petits  yeux 
noirs  bridés  et  retroussés  vers  les  tempes,  des  pommettes 
saillantes,  un  nez  camard  et  des  lèvre-  épaisses — le  maitre, 
qui  a  suivi  votre  regard,  dit  négligemment,  comme  la 
chose  du  monde  la  plus  naturelle  :  —  c'est  un  Talar  Mongol 
des  contins  de  la  Chine. 

Ce  Tar:are  mahométan  et  peut-être  idolâtre  accomplit 
sa  fonction  avec  une  régularité  automatique,  et  le  major- 
dome iv.  ;ilus  minutieux  n'aurait  rien  à  lui  reprocher.  11 
produit  l'effet  d'un  vrai  domesti|ue  ;  mais  il  nous  plairait 
davantage  s'il  portail  le  costume  de  sa  tribu,  la  tunique 
bouclée  à  la  taille  par  une  ceinture  de  métal  et  le  bonnet 
de  peau  d'agneau  ;  cela  serait  plus  pittoresque,  mais  moins 
européen,  et  les  Russes  ne  veulent  pas  a\oir  l'air  asiatique. 

Tout  le  service  de  table,  porcelaines,  cristaux,  argen- 
terie, pièces  de  surtout,  ne  laisse  rien  à  désirer,  mais  n'a 
pas  do  caractère  particulier,  excepté  toutefois  de  char- 
mantes petites  cuillers  en  platine  niellé  d'or  avec  lesquelles 
on  déguste  les  friandises  du  desseï  t,  le  café  et  le  Ihe. 

Les  jattes  de  fruits,  les  assiettes  montées  alternent  avec 
des  corbeilles  de  fleurs,  et  souvent  un  cordon  de  bouquets 
de  violettes  entoure  les  nougats,  les  bombes  et  les  petits- 
fours.  La  maîtresse  distribue  gracieusement  ces  boiquets 
aux  convives. 

Quant  à  la  conversation,  elle  a  toujours  lieu  en  français, 
surtout  si  riuMe  i  st  étranger.  Tous  les  Paisses  de  quelque 
distinction  parlent  notre  langue  très-facilement,  avec  les 
idiolismes  du  jour  et  les  tours  de  phrase  à  la  mode,  comme 


136  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

s'ils  l'avaient  apprise  sur  le  boulevard  des  Italiens.  Ils  en- 
tendraient même  le  français  de  Duvert  et  Lausanne,  si  spé- 
cial et  si  profondément  parisien,  que  beaucoup  de  provin- 
ciaux ne  le  comprennent  pas  sans  peine.  Ils  n'ont  pas  d'ac- 
cent, seulement  on  les  reconnaît  à  une  légère  cantilène 
qui  ne  manque  pas  de  grâce  et  qu'on  finit  par  imiter  soi- 
même;  ils  reto^nbent  aussi  dans  certaines  formules,  natio- 
nales sans  doute,  familières  aux  gens  qui  parlent  même 
très-bien  un  idiome  qui  n'est  pas  leur  langue  maternelle  ; 
ainsi  ils  appliquent  le  mot  absolument  d'une  façon  bizarre. 
Vous  dites,  par  exemple  :  —  Esl-ce  qu'un  tel  est  mort? — 
On  vous  répondra  absolument  dans  le  sens  du  oî/i  français 
et  du  si  italien.  Les  mots  donc  et  déjà  reviennent  souvent 
et  placés  hors  de  propos  avec  une  signification  interroga- 
tive.  —  Avez-vous  donc  déjà  vu  Saint-Pétersbourg  ou 
BI"*  Bosio  ? 

Les  manières  des  Russes  sont  polies,  caressantes  et  d'une 
urbanité  parfaite.  —  On  est  surpris  de  les  trouver  au  cou- 
rant des  moindres  détails  de  notre  littérature;  ils  lisent 
beaucoup,  et  tel  auteur,  peu  connu  en  France,  l'est  davan- 
tage à  Saint-Pétersbourg.  Les  cancans  de  coulisses,  la 
chronique  scandaleuse  du  demi-monde  arrivent  jusqu'aux 
bords  de  la  Neva,  et  nous  avons  appris  là-bas  sur  les  choses 
de  Paris  maint  détail  piquant  que  nous  ignorions. 

Les  femmes  ont  aussi  l'esprit  très-cultivé;  avec  la  faci- 
lité qui  caractérise  la  race  slave,  elles  lisent  et  savent 
plusieurs  langues.  Beaucoup  ont  pratiqué  Byron,  Goëlhe, 
Henri  Heine,  dans  l'idiome  original,  et  si  quelque  écrivain 
leur  est  présenté,  elles  savent,  par  une  citation  ad'o'.te- 
ment  amenée,  lui  prouver  qu'elles  l'ont  lu  et  quelles  s'en 
souviennent.  Quant  à  leur  toilette,  elle  est  de  la  dernière 
élégance  —  plus  à  la  mode  que  la  mode.  Les  crinolines 
s'étalent  aussi  vasles  à  Saint-Pitershour'^  qu'à  Paris,  et 
font  ballonner  des  étoffes  magnifiques.  Des  diamants  nom- 
breux étincellent  sur  de  fort  belles  épaules  très-décolletées, 
et  aux  poignets  quelques  bracelets  d'or  à  chaîne  brisée  de 
Circacie  ou  du  Caucase,  témoignent  s  uls,  par  leur  oifé- 
vrerie  orientale,  qu'on  est  en  lUissie. 


DETAILS  D'INTERIEUR.  137 

Après  le  dîner,  l'on  se  disperse  dans  les  salons.  Snr  les 
tables  gisent  des  albums,  des  livres  de  beauté,  des  keep- 
seakes,  des  landscapes  qui  servent  de  contenance  aux  gens 
embarrassés  ou  timides.  Des  stéréoscopes  tournants  o  frent 
la  distraction  de  leurs  tableaux  mobiles;  parlois,  une 
feumic  se  lève,  cédant  aux  instances,  va  s'asseoir  au  [liaiio, 
et  chante  en  s'accompagnant  quelque  air  national  russe 
ou  quelque  chanson  tzigane,  où  la  mélanco'ie  du  Nord  se 
mêle  à  l'ardeur  di:  Midi,  avec  un  accent  éli  ange,  et  qui 
ressemble  à  une  cachucha  dir-oée  au  clair  de  lune,  sur  la 
ocige. 


l\ 


va    BAL  AU    PALAIS    D'HIVER 


Nous  allons  vous  raconter  une  fêle  à  laquelle  nous  avons 
assisté  sans  y  être,  d'où  notre  personne  était  absente  quoi- 
que notre  œil  y  fût  invité,  —  un  bal  à  la  cour  !  —  I  ivisible, 
nous  avons  tout  vu,  et  pourtant  nous  ne  portions  pas  au 
doigl  l'anneau  de  Gygès,  ni  sur  la  tête  un  cbapeau  de  Ko- 
bold  en  feutre  vert,  ni  aucun  autre  talisman. 

Sur  la  plac-!  Alexandrine,  recouverte  de  son  tapis  de 
neige,  stationnaient  de  nombreuses  voitures  par  un  froid  à 
figer  cochers  et  chevaux  parisiens,  mais  qui  ne  semblait 
pas  assez  rigoureux  aux  Russes  pour  allumer  les  brasiers 
sous  les  kiosques  de  tôle  à  toit  chinois  avoisinant  le  palais 
d'Hiver.  Les  arbres  de  l'Amirauté,  diamantés  de  givre, 
avaient  l'air  de  grandes  plumes  blanches  plantées  enterre, 
et  la  colonne  triomphale  avait  praliné  son  granit  rose 
d'une  couche  de  glace  seuiblable  à  du  sucre;  la  lune,  qui 
se  levait  pure  et  claire,  versait  sa  lumière  morte  sur  ces 
blancheurs  nocturnes,  bleuissait  les  ombres  et  donnait 
une  apparence  fantasmatique  aux  silhouettes  immobiles 
des  équipages,  dont  les  lanternes  gelées,  lucioles  polaires, 
poncluaient  de  points  jaunâtres  l'immense  étendue.  Au 
fond,  le  colossal  palais  d'Hiver  flnnboyait  par  toutes  ses 
fenêtres,  comme  une  montagne  percée  de  trous  et  éclairée 
par  une  ignition  intérieure. 


UN  DAL  AU  PALAIS  D'HIVER.  Ij'.t 

Un  silence  parfait  régnait  sur  la  place;  la  rigueur  de  la 
température  éloignait  les  curieux,  que  chez  nous  ne  u;an- 
(iueraitpas  d'attrouper  le  spectacle  d'une  telle  féto,  même 
vue  de  loin  et  par  dehors;  et  quand  il  y  eût  eu  foule,  les 
abords  du  palais  sont  si  vastes  qu'elle  se  fût  disséminée  et 
perdue  dans  cet  énorme  espace  qu'une  armée  seule  peut 
remplir. 

Un  traîneau  traversa  diagonalement  la  grande  nappe 
blanche  où  s'allongeait  l'ombre  de  la  colonne  Aloxandiine 
et  alla  se  perdre  dans  la  rue  sombre  qui  sépare  le  palais 
d'Hiver  de  l'Ermitage,  et  à  laquelle  son  pont  aérien  pr'He 
quelque  ressemblance  avec  le  canal  de  la  Paille  à  Venise. 

Quelques  minutes  après,  un  œil,  qu'il  n'est  pas  besoin 
de  supposer  joint  à  un  corps,  voltigeait  le  long  d'une  cor- 
niche supportée  par  le  portique  d'une  galerie  du  palais; 
des  lignes  de  bougie  implantées  dans  les  moulures  de  l'en- 
tableuîent  l'abrilaienl  derrière  une  haie  de  feu  et  ne  per- 
mettaient point  d'apercevoir  d  en  bas  sa  faible  étincelle. 
La  lumière  le  cachait  mieux  que  l'ombre  n'eût  pu  le  faire; 
il  disparaissait  dans  l'éblouissement. 

La  galerie  vue  de  là  s'étendait  longue  et  [irofoiide  avec 
ses  colonnes  polies,  son  parquet  miroitant  où  glissait  le 
reflet  des  ors  et  des  bougies,  ses  tableaux  remplissant  les 
cntre-colonnements  et  dont  le  raccourci  empêchait  de  dis- 
cerner le  sujet.  Déjà  des  uniformes  étincelanls  s'y  prome- 
naient, d'amples  robes  de  cour  y  traînaient  leurs  flots 
d'étorfes.  Peu  à  peu  la  foule  grossit  et  remplit  comme  un 
fleuve  bigarré  et  scintillant  le  lit  de  la  galerie,  devenu  trop 
étroit  malgré  ses  larges  dimensions. 

Tons  les  regards  de  cette  foule  se  tournaient  vers  la 
porte  par  où  devait  entrer  1  empereur.  Les  battants  s'ou- 
vrirent :  l'empereur,  l'impératrice,  les  grands-ducs  tra- 
versèrent la  galerie  entre  deux  haies  d'invités  subitement 
formées,  adressant  quelques  paroles  à  des  personnages  de 
distinction  placés  sur  leur  passage,  avec  une  familiarité 
gracieuse  et  noble.  Puis  tout  le  groupe  impérial  dis- 
parut sous  la  porte  faisant  face  à  la  première,  suivi,  à 
distance  respectueuse,  des  grands  dignitaires  de  l'État, 


140  VOYAGE  ES  RUSSIE. 

du  corps  diploinalique,  d'S  généraux  et  des  courtisans. 

A  peine  le  corlége  pénétrait-il  dans  la  salle  de  bal  que 
l'œil  y  était  in  tallé,  muni  celte  fois  d'une  bonne  lorgnette. 
C'était  comme  une  fournaise  de  lumière  et  de  chaleur,  un 
éclat  embrasé  à  faire  croire  à  un  incendie.  Des  cordons  de 
feu  couraient  sur  les  corniches  ;  dans  l'enlre-deux  des 
croisées,  des  torchères  à  mille  bras  brûlaient  comme  des 
buissons  arJen's;  des  centaines  de  lustres  descenda'ent 
du  plafond  en  constellations  ignées  au  milieu  d'une  brume 
phosphorescente.  Et  toutes  ces  clartés,  croisant  leurs 
rayons,  formaient  la  plus  éblouissante  illumination  a 
giorno  qui  ait  jamais  fait  tournoyer  son  soleil  au-dessus 
d'une  fête. 

La  première  impression,  surtout  à  cette  hauteur,  en  se 
penchant  sur  ce  gouffre  de  lumière,  est  comme  une  sorte 
de  vertige;  d'abord,  à  travers  les  effluves,  les  rayonne- 
ments, les  irradiations,  les  reflets,  les  bluettes  des  ])0U- 
gies,  des  glaces,  des  ors,  des  diamants,  des  pierreries, 
des  étoffes,  on  ne  distingue  rien  Une  scintillation  four- 
millanle  vous  empêche  de  saisir  aucune  forme  ;  puis  bien- 
tôt la  prunelle  s'iiabitue  à  son  éblouissement  et  cliasse  les 
papillons  noirs  qui  voletaient  devant  elle  comme  lorsqu'on 
a  regardé  le  soleil  ;  elle  embrasse  d'un  bout  à  l'autre  cette 
salle  aux  dimensions  gigantesques,  tout  en  marbre  et  en 
stuc  blanc,  dont  les  parois  polies  miroitent  comme  les 
jaspes  el  les  porphyres  dans  les  architectures  babylo- 
niennes des  gravures  de  Marlynn,  reflétant  vaguement  les 
lueurs  el  les  objets. 

Le  kaléidoscope,  avec  son  écroulement  de  parcelles  co- 
lorées qui  se  recomposent  sans  cesse,  formant  de  nouveaux 
dessins  ;  le  chromatrope,  avec  ses  dilatations  et  ses  con- 
tractions, où  une  toile  devient  fleur,  puis  change  ses  pé- 
tales pour  des  pointes  de  couronne,  et  finit  par  tourbillon- 
ner en  soleil,  passant  du  rubis  à  l'émeraude,  de  la  topaze 
à  l'aMiélliysle  autour  d'un  centre  de  diamant,  peuvent 
seuls,  grandis  des  millions  de  fois,  donner  une  idée  de  ce 
parlcire  mouvant  d'or,  de  pierreries,  de  fleurs,  renouvelant 
ses  arab  sques  étincelantes  par  son  agitation  perpétuelle. 


UX  BAL  AU  PALAIS  D'HIVER.  141 

A  l'enlrée  de  la  famille  impériale  cet  éclat  mobile  se 
fixa,  et  l'on  put  démêler  les  physionomies  et  les  pei  sonnes 
à  travers  la  scintillation  apaisée. 

En  Russie,  les  bals  de  la  cour  s'ouvrent  par  ce  qu'on 
appelle  une  polonaise  ;  ce  n'est  pas  une  danse,  mais  une 
sorte  de  défilé,  de  procession,  de  marche  aux  flambeaux, 
qui  a  beaucoup  de  caraciére.  Les  assistants  se  séparent  de 
manière  à  laisser  libre  au  milieu  de  la  salle  de  bal  une 
sorte  d'allée  dont  ils  forment  la  baie.  Quand  toul  le  monde 
est  en  place,  l'orchestre  joue  un  air  d'un  rbylhme  majes- 
tueux  et  lent,  et  la  promenade  commence  ;  elle  est  con- 
duite par  l'empereur  donnant  la  main  à  une  princesse  ou 
à  une  dame  qu'il  veut  honorer. 

L'empereur  Alexandre  II  portait  ce  soir-là  un  élégant 
costume  militaire  que  faisait  valoir  sa  taille  haute,  svelte, 
dégagée.  C'était  une  sorte  de  veste  ou  jaquette  blanche 
descendant  jusqu'à  mi-cuisse,  à  brandebourgs  d'or,  bordée 
en  renard  bleu  de  Sibérie  au  col,  aux  poignets  et  sur  le 
pourtour,  étoilée  au  flanc  par  les  plaques  des  grands  or- 
dres. Un  pantalon  bleu  de  ciel,  collant,  moulait  les  jambes 
et  se  terminait  à  de  minces  bottines.  Les  cheveux  de  l'em- 
pereur sont  coupés  ras  et  dégagent  son  front  uni,  plein  et 
bien  formé.  Ses  traits,  d'une  régularité  parfaite,  Si^mblent 
modelés  pour  Tor  ou  le  bronze  de  la  médaille;  le  bleu  des 
yeux  prend  une  valeur  particulière  des  tons  bruns  de  la 
figure,  moiais  blanche  que  le  front  à  cause  des  voyages  et 
des  exercices  en  plein  air.  Les  contours  de  la  bouche  ont 
une  netteté  de  coupe  et  d'arête  tout  à  fait  grecque  et  sculp- 
turale; lexpression  de  la  pliysionomie  est  une  fermeté 
majestueuse  et  douce  qu'éclaire,  par  moment,  un  sourire 
plein  de  grâce. 

A  la  suite  de  la  famille  impériale  viennent  les  hauts  of« 
ficiers  de  l'armée  et  du  palais,  les  grands  dignitaires  don- 
nant chacun  la  main  à  une  dame. 

Ce  ne  sont  qu'uniformes  plastronnes  d'or,  épauleltes 
étoilées  de  diamants,  brochettes  de  décorations,  plaques 
d'émaux  et  de  pierreries  formant  sur  l  s  poitrines  des 
foyers  de  lumière.  Quelques-uns,  les  plus  élevés  en  faveur 


442  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

el  en  grade,  ont  au  col  un  ordre  plus  amical  encore  qu'ho- 
norifique, s'il  est  possible  :  le  portrait  de  l'empereur  en- 
touré de  brillants;  mais  ils  sont  rares,  ceux-là,  et  on  les 
compte. 

L'i  cortège  marche  toujours  et  se  recrute  en  route  :  un 
seigneur  se  détache  de  la  haie  et  tend  la  main  à  une  dame 
placée  en  face  de  lui,  et  le  nouveau  couple  s'ajoute  aux 
autres  et  prend  rang  dans  le  défilé,  rhythmant  son  pas,  le 
ralentissant,  l'accélérant  selon  l'allure  de  la  tète  ;  ce  ne 
doit  pas  être  une  chose  aisée  que  de  marcher  ainsi,  se  te- 
nant par  le  bout  du  doigt,  sous  le  feu  de  mille  regards 
facilement  ironiques  :  la  moindre  gaucher  e  de  conte- 
nance, le  plus  léger  embarras  des  pieds,  la  plus  imper- 
ceptible faute  de  mesure  se  remarijuent.  Les  habitudes 
militaires  sauvent  beaucoup  d'hommes,  mais  quelh  diffi- 
culté  pour  les  femmes  !  La  plupart  s'en  tirent  admirable- 
ment bien,  et  de  plus  d'une  on  peut  dire  :  Et  vera  incessu 
patuitdea!  Elles  passent  légères,  sous  leurs  plumes,  leurs 
fleurs,  leurs  diamants,  baissant  pudiijuement  les  yeux  ou 
les  laissant  errer  avec  un  air  de  parfaite  innocence,  ma- 
nœuvrant d'une  inflexion  de  corps  ou  d'un  petit  coup  de 
talon  leurs  flots  de  soie  et  de  dentelles,  se  rafraîchissant 
d'une  palpilation  d'éventail,  aussi  à  l'aise  que  si  el'es  se 
promenaient  dans  l'allée  solilaire  d'un  parc  :  marcher 
d'une  manière  noble,  gracieuse  et  simple,  lorsqu'on  vous 
regarde,  plus  d'une  grande  actrice  ne  l'a  jamais  su  ! 

Ce  qui  fait  l'originalité  de  la  cour  de  Russie,  c'est  qu'au 
cortège  se  joignaient  de  temps  à  autre  un  jeune  prince 
circassien  à  taille  de  guêpe,  à  poitrine  évasée,  avec  son 
ïlégant  et  fastueux  costume  oriental, un  chet  des  Lesghiens 
de  la  garde,  ou  un  officier  mongol  dont  les  soldats  ont  en- 
core pour  armes  l'arc,  le  carquois  et  le  bouclier.  Sous  le 
gant  blanc  de  la  civiUsation  se  cachait,  pour  se  tendre  à 
la  main  d'une  princesse  ou  d'une  comtesse,  la  petite  main 
asiatique  habituée  à  manier  l'étroit  manche  du  kindjal 
entre  ses  duigts  bruns  et  nerveux.  Gela  ne  semblait  éton- 
nant à  personne;  en  effet,  quoi  de  plus  naturel  qu'un 
prince  mingrélien  ou  niahoraétan,  marchant  la  polonaise 


UN  CAL  AU  PALAIS  D'HIVER.  14S 

avec  une  grande  dame  de  Saint-Pétersbourg,  grecque  or- 
thodoxe !  Ne  sont-ils  pas  l'un  et  l'autre  sujtts  de  l'empe- 
reur dt'  toutes  les  Rus^ies? 

Les  uniformes  et  les  habits  de  gala  d'  s  hommes  sont  si 
éclatants,  si  riches,  si  variés,  si  chargés  d'or,  de  brode- 
ries et  de  décorations,  que  les  femmes,  avec  leur  élégance 
moderne  tt  la  grâce  légère  des  modes  actuelles,  ont  de  la 
peine  à  lutter  contre  ce  massif  éclat;  ne  pouvant  être  plus 
riches,  elles  sont  plus  belles  ;  leurs  épaules  et  leurs  poi- 
trines nues  valent  tous  les  plastrons  d'or.  Pour  soutenir 
cette  splendeur,  il  leur  faudrait,  comme  au.v  madones  by- 
zantines, des  robes  d'or  et  d'argent  estampé,  des  pectoraux 
de  pierreries,  des  nimbes  radiés  de  diamants;  mais  dansez 
donc  avec  une  châsse  d'orfévrtrie  sur  le  corps  ! 

N'allez  pas  croire  à  une  simplicité  par  trop  primitive 
cependant  !  Ces  simples  robes  sont  en  point  d'Angleterre, 
et  leurs  deux  ou  trois  tuniques  suf  erposées  valent  plus 
qu'une  dalmatique  en  brocart  d'or  ou  d'argent  ;  ces  bou- 
quets sur  cette  jupe  de  tailatane  ou  de  gaze  sont  rattachés 
avec  des  nœuds  de  diamants  ;  ce  ruban  de  velours  a  pour 
boucle  ou  pour  ferret  une  pierre  qu'on  pourrait  croire 
détacliée  de  la  couronne  d'un  tzar.  Quoi  de  plus  simple 
qu'une  robe  b'anche,  taffetas,  tulle  ou  moire,  avec  quel- 
ques grappes  de  perles  et  la  coiffure  assortie  :  une  lésille 
ou  deux  ou  trois  rangs  tournés  dans  les  cheveux  !  Mais  les 
perles  valent  cent  mille  roubles,  et  jamais  pêcheur  n'en 
rapportrra  de  plus  londcs  ni  d'un  orient  plus  pur  dos 
profondeurs  de  l'Océ m  !  D'ailleurs  en  étant  .'-impie  on  fait 
sa  cour  à  l'impératrice,  qui  préfère  l'élégance  au  faste; 
mais  soyez  sûr  que  Mammon  n'y  perd  rien.  Seu!ement,  au 
premier  coup  d'oeil,  dans  un  délilér.  pide,on  s'imaginerait 
que  les  femmes  ruï;ses  déploient  moins  de  luxe  que  les 
hommes:  c'est  une  eneur.  Comme  toutes  les  femmes, 
elles  savent  rendre  la  gaze  plus  chère  que  l'or. 

Quand  la  polonaise  a  parcouru  le  salon  et  la  galerie,  le 
bal  commence.  Les  danses  n'ont  lien  de  caractéristique  : 
ce  sont  des  quadrilles,  des  vnlses,  des  rédowas,  comme  à 
Paris,  comme  à  Londres,   comme  à  Madiid,   comme  à 


144  TOYAGE  SIE. 

Vienne,  comme  partout  dans  le  grand  monde;  exceptons 
toutefois  la  mazourka,  qui  se  danse  à  Saint-Pétersbourg 
avec  une  perfection  et  une  élégance  inconnues  ailleurs. 
Les  origuialilés  locales  tendent  partout  à  disparaître,  et 
elles  désertent  d'abord  les  hautes  régions  de  la  société. 
Pour  les  retrouver,  il  faut  s'éloigner  des  centres  de  civili- 
sation et  descendre  jusqu'au  fond  du  peuple  ! 

Le  coup  d'œil.du  reste, était  charmant: les  figures  de  la 
danse  formaient  dessyméiries  au  milieu  de  la  foule  splen- 
dide  qui  se  nngeait  pour  lui  faire  place  ;  les  tourbillons  de 
la  valse  évasaien(  ^  robes  comme  les  jupes  des  derviches 
tourneurs,  et,  dans  la  rapidité  de  1  évolution,  les  nœuds 
de  diamanis,  les  lames  d'argent  et  d'or  s'allongeaient 
en  lueurs  serpentantes  comme  des  éclairs;  les  petites 
mains  gantées,  posées  sur  les  épauleltes  des  valseurs, 
avaient  l'air  de  camellias  blancs  dans  des  vases  d'or 
massif. 

Entre  les  groupes  se  faisaient  remarquer,  par  son  ma- 
gnifique costume  de  magnat  hongiois,  le  premier  secré- 
taire de  l'ambassade  d'Autriche,  et  l'ambassadeur  de  Grèce 
portant  le  bonnet  grec,  la  veste  soutachée,  la  fustanelle  et 
les  knêniides  du  pallikaie. 

Après  une  heure  ou  deux  de  contemplation  à' vol  d'oi- 
seau, l'œil  se  transporta  sous  les  arceaux  d'une  autre  salle 
par  des  couloirs  mystérieux  et  dédaliens  où  le  bruit  loin- 
tain de  l'orchestre  et  de  la  fêle  expirait  en  vagues  mur- 
mures. Une  obscurité  relative  régnait  dans  cette  salle  d'une 
dimension  énorme  :  c'était  là  que  devait  avoir  lieu  le  sou- 
per. Bien  des  cathédrales  sont  moins  vastes.  Au  fond,  à 
travers  lombre,  se  dessinaient  les  lignes  blanches  des 
tables;  aux  angles  scintillaient  vaguement  de  gigantesques 
blocs  d'orfèvreries  confuses  jetant  une  paillette  brusque, 
renvo\ant  en  éclair  un  reflet  venu  on  ne  sait  d'où  :  c'é- 
taient les  dressoirs.  Une  estrade  de  velours  ébauchait  ses 
marches  aboutissant  à  une  table  enfer  à  cheval.  Avec  une 
aciivité  silencieuse  allaient  et  venaient  des  laquais  en 
grande  livrée,  dts  m;ijuidomos,  des  officiers  de  bouche 
donnant  la  deiui^»'^.  main  aux  apprêts.  Quelques  rares  lu- 


UN  BAL  AU  PAL.US  D'HIVER.  •  •    145 

miéres  serpentaient  sur  ce  fond  sombre,  comme  des  étin- 
celles sur  du  papier  brûlé. 

Cependant  d'innombrables  bougies  cbargeaient  les  can- 
délabres et  suivaient  les  cordons  des  frises  ou  le  contour 
des  arcades.  Elles  jaillissaient  blancbesde  leurs  torchères 
touffues,  comme  des  pistils  du  calice  des  fleurs,  mais  pas 
la  momdre  étoile  lumineuse  ne  tremblait  à  leurs  pointes. 
On  eût  dit  des  stalactites  gelées,  et  l'on  entendait  déjà, 
comme  un  bruit  d'eaux  débordées,  le  bruit  sourd  de  la 
foule  qui  approchait.  —  L'empereur  parut  sur  le  seuil  :  ce 
fut  comme  un  fiât  lux.  Une  flamme  subtile  courut  d'une 
bougie  à  l'autre,  aussi  rapide  que  léclair  :  tout  s'alluma 
d'un  seul  coup,  et  des  torrents  de  jour  remplirent  subite- 
ment l'immense  salle  embrasée  comme  par  magie.  Ce 
passage  brusque  de  la  pénombre  à  la  claité  la  plus  écla- 
tante est  vraiment  féerique.  Dans  notre  sièfJe  de  prose,  il 
faut  que  tout  prodige  s'explique  :  des  fils  de  fulmi  coton 
relient  l'une  à  l'autre  toutes  les  mèches  des  bougies  en- 
duites d'une  essence  iuflammable,  et  le  feu,  mis  en  sept 
ou  huit  endroits,  se  propage  instantanément.  On  empluie 
ce  moyen  pour  allumer  les  grands  lustres  de  Saint-Isaac, 
qui  laissent  pendre  comme  un  fil  d'araigiiée,  au-dessus  de 
la  tête  des  fidèles,  un  fil  de  coton-poudre.  Avec  une  rampe 
de  gaz  baissée  et  haussée,  on  pourrait  produire  un  effet 
analogue  ;  mais  le  gaz,  que  nous  sachions,  n'est  point  em- 
ployé au  palais  d'Hiver.  On  n'y  brûle  que  de  la  bougie  en 
vraie  cire.  Ce  n'est  plus  qu'en  Russie  que  les  abeilles  con- 
tribuent au  luminaire. 

L'impératrice  prit  place,  avec  quelques  personnages  de 
haute  distinction,  sur  l'estrade  où  était  placée  la  table  en 
fer  à  cheval.  Derrière  son  fauteuil  doré  s'épanouissait, 
comme  un  gigantesque  feu  d'artifice  végétal,  une  im- 
mense gerbe  de  cameliias  blancs  et  roses  palissés  contre 
le  mur  de  marbre.  Douze  nègres  de  grande  taille,  choisis 
parmi  les  plus  beaux  spécimens  de  races  africaines,  vêtus 
à  la  mameluck,  turban  blanc  roulé  en  torsade,  veste  verte 
à  coins  d'or,  ample  pantalon  rouge  serré  par  une  ceinture 
de  cachemire,  le  tout  soutaché  et  brodé  sur  foules  les 

13 


14G  ■  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

coutures,  d'scendaiont  et  montaient  les  marches  de  l'es- 
trade, remeltani  les  assiettes  aux  laquais  ou  les  leur  pre- 
nant des  mains  avec  ces  mouvements  pleins  de  grâce  et 
de  dignité,  même  dans  un  emploi  servile,  particuliers 
aux  Orientaux.  Ces  Orientaux  ayant  oublié  Desdemona 
faisaient  majestueusement  leur  devoir  et  donnaient  à  la 
fête  tout  européenne  un  cachet  asiatique  du  meilleur 
goût. 

Sans  désignation  de  place,  les  invités  s'étaient  assis  à 
leur  convenance  aux  tables  disposées  pour  eux.  Des  riches 
surtouts,  argentés  et  dorés,  représentant  des  groupes  de 
figures  ou  de  fleurs,  des  mythologies  ou  des  fantaisies  or- 
nementales, en  garnissaient  le  milieu  ;  des  candélabres 
alternaient  avec  les  pyramides  de  fruits  et  les  pièces  mon- 
tées. Contemplée  de  haut,  l'étincelante  symétiie  des  cris- 
taux, des  porcelaines,  des  ai^genleries  et  des  bouquets,  se 
compienail  mieux  encore  que  d'en  bas.  Un  double  cordon 
de  poitrines  de  femmes,  scintillantes  de  diamants,  serties 
de  dentelles,  régnait  le  long  des  nappes,  trah's-ant  leurs 
beautés  pour  l'œil  invisible,  dont  le  regard  pouvait  aussi 
se  promener  sur  les  raies  qui  séparaieiftles  cheveux  bruns 
ou  blonds,  parmi  les  fleurs,  les  feuillages,  les  plumes  et 
les  pierreries. 

L'emp  reur  parcourait  les  tables,  adressant  quelques 
mots  à  ceux  qu'il  veut  bien  distinguer,  s' asseyant  quelque- 
fois et  trempant  ses  lèvres  dans  un  verre  de  vin  de  Cham- 
pagne, puis  s'éloigiiant  pour  faire  la  même  chose  plus 
loin.  Ces  stations  de  quelques  minutes  sont  considérées 
comme  une  grande  faveur. 

Après  le  souper,  les  danses  reprirent  ;  mais  la  nuit 
s'avançait.  11  était  temps  de  partir  ;  la  fête  ne  pouvait 
plus  que  se  répéter,  et  pour  un  témoin  seulement  oculaire 
elle  n'offrait  plus  le  même  intérêt.  Le  traîneau,  qui  avait 
traversé  la  place  pour  s'arrêter  à  une  petite  porte,  dans  la 
ruelle  séparant  le  palais  d'Hiver  de  1  Ermitage,  reparut,  se 
dirigeant  du  côté  de  l'église  de  Saint-Isaac  et  emportant 
une  pelisse  et  un  bonnet  de  fourrure  qui  ne  laissait  pas 
voir  de  visage.  Comme  si  le  ciel  eût  voulu  rivaliser  avec 


UN  BAL  AU  PALAIS  DIIIVEH.  147 

les  splendeurs  de  la  terre,  une  aurore  boréale  tirait  dans 
la  nuit  son  feu  d'artifice  polaire,  aux  fusées  d'argent,  d'or, 
de  pourpre  et  de  nacre,  éteignant  les  étoiles  par  ses  irra- 
diations phosphorescjnlca. 


i;i 


LES    THEATRES 


Les  théâtres  à  Saint-Pétersbourg  ont  une  apparence  mo- 
numentale et  classique.  Ils  rappellent  en  général  par  leur 
architecture  rOcL'on  de  Paris  ou  le  théâtre  de  Bordeaux. 
Isolés  au  milieu  de  vasies  places,  ils  offrent  une  grande 
facilité  d'abords  et  de  dégagements.  Pour  notre  part,  nous 
préférerions  un  style  plus  original,  et  il  nous  semble  qu'il 
était  possible  de  le  créer  avec  les  formes  propres  aux 
pays,  dont  on  eût  tiré  des  effets  neufs.  Mais  ce  reproche 
n'est  pas  spécial  à  la  Russie.  L'admiration  malentendue 
de  l'antiquité  peuple  toutes  les  capitales  de  Parthénons  et 
de  Maisons  Carrées  copiés  plus  ou  moins  exactement,  à 
grand  renfort  de  moellons,  de  briques  ou  de  plaire.  Seu- 
l.'menf,  nulle  part  ces  pauvres  ordres  grecs  n'ont  l'air 
plus  dépaysé  et  plus  malheureux  qu'à  Saint-Pétersbo-irg  ; 
habitués  à  l'azur  et  au  soleil,  ils  grelottent  sous  la  neige 
qui  couvre  leurs  toits  plats  pendant  un  long  hiver.  Q  Cït 
vrai  qu'on  les  balaye  soigneusement  à  chaque  nouvelle 
tombée,  ce  qui  est  la  meilleure  critique  du  style  choisi. 
Des  stalaclitcs  de  glace  dans  les  acanthes  des  chnpiteaux 
corinthiens  !  que  dites-vous  de  cela  ?  Une  réaction  loman- 
tique  s'opère  maintenant  en  faveur  de  l'architecture  mos- 
covito-byzantine,  nous  souhaitons  qu'elle  réussisse.  Chaque 
contrée,  lorsqu'on  ne  la  violente  pas  au  nom  d'un  pré- 


LES  TIIEÀTUES.  149 

tendu  bon  goût,  produit  ses  monumenls  comme  elle  pro- 
duit ses  hommes,  ses  animaux  et  ses  plantes,  d'après  les 
nécessités  de  climat,  de  religion  et  d'origine  ;  et  ce  qu'il 
faut  à  la  Russie,  c'est  le  grec  de  Byzance  et  non  le  grec 
d'Athènes. 

Cetle  réserve  faite,  il  ne  reste  plus  qu'à  louer.  Le  grand 
théâtre  ou  Opéra  italien  est  magnifique,  d'une  grandeur 
colossale,  et  peut  rivaliser  pour  la  dimension  aveclaScala 
ou  San  Carlo  :  les  voitures,  stationnant  sur  une  place  im- 
mense, y  accèdent  sans  trouble  ni  désordre.  Deux  ou  trois 
vestibules  à  portes  vitrées  empêchent  l'air  glacé  du  dehors 
de  faire  irruption  dans  la  salle  et  ménagent  la  transition 
de  10  ou  15  degrés  de  froid  à  20  ou  25  degrés  de  chaleur. 
— D'anciens  soldats  en  uniforme  de  vétérans  vous  attendent 
à  l'entrée  pour  vous  débarrasser  de  vos  pelisses,  de  vos 
fourrures  et  de  vos  galoches;  ils  vous  Ks  rendent  sans 
jamais  se  tromper  :  cette  mémoire  de  la  pelisse  nous 
semble  une  spécial  té  rus^e.  Connue  au  théâtre  d.'  Sa  Ma- 
jesté, à  Londres  (Her  Majesty's  Théâtre),  on  ne  va  à  l'Opéra 
italien  de  Saint-Pétersbourg  qu'en  habit  noir,  cravate 
blanche,  gants  paille  ou  de  couleur  claire,  à  moins  qu'on 
ne  porte  l'uniforme  d'un  grade  ou  d'une  fonction  quelcon- 
que, ce  qui  est  le  cas  le  plus  fréquent  ;  les  femmes  sont 
en  tenue  de  soirée,  coiifées  en  cheveux,  décolletées  et 
bras  nus.  Celte  étiquette,  que  nous  approuvons,  contribue 
beaucoup  à  l'éclat  du  spectacle. 

Le  parterre  du  grand  théâtre  est  divisé  au  milieu  par  un 
large  passage.  Un  coriidor  demi-circulaire  l'entoure, 
bordé  d'un  côté  par  un  rang  de  baignoires  et  permet, 
pendant  l'entr'acte,  de  causer  avec  des  personnes  de  con- 
naissance qui  occupent  les  loges  du  rez-de-cliausLée.  Cette 
disposition  si  commode,  en  usage  dans  tous  les  principaux 
théâtres  des  capitales,  excepté  à  Paris,  devrait  bien  y  être 
imitée  lorsqu'on  reconstruira  l'Opéra  d'une  façon  défini- 
tive. On  peut  ainsi  quitter  el  reprendre  sa  place  sans  dé- 
ranger personne. 

Ce  qui  vous  frappe  d'abord  en  entrant,  c'est  la  loge  im- 
périale; elle  n'est  pas  installée,  comme  chez  nous,  cnlro 

13 


150  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

les  colonnes  d'avant-scène,  mais  au  plein  milieu,  en  face 
de  l'acteur.  Sa  hauteur  coupe  deux  rangs  de  loges  ; 
d'énormes  hampes  dorées,  surchargées  de  sculptures, 
soutiennent  les  courtines  de  velours  relevées  de  câblas  et 
de  glands  d'or,  et  supportent  un  gigantesque  blason  aux 
armes  de  Russie,  de  la  plus  fière  et  de  la  plus  fantasque 
tournure  héraldique.  C'est  un  beau  motif  d'ornementation 
que  cet  aigle  aux  deux  têtes  sommées  de  couronnes,  aux 
ailes  éployées,  à  la  queue  en  éventail  dont  les  pennes 
tiennent  le  milieu  entre  la  plume  et  le  fleuron,  ayant  dans 
ses  serres  le  globe  et  le  sceptre,  en  abime  l'écusson  de 
Saint-Georges,  et,  comme  un  collier  d'ordre  sur  son  ventre 
papelonné,  les  armoiries  des  royaumes,  des  duchés  et  des 
provinces.  Aucun  décor  gréco-pompéien  ne  produirait  un 
effet  si  satisfaisant  et  n'aurait  cette  convenance 

La  toile  ne  représente  pas  un  rideau  de  velours,  à  larges 
plis,  à  hautes  crépines,  mais  une  vue  du  Peterhof  avec  ses 
arcades,  ses  portiques,  ses  statues  et  ses  toits  peints  en 
vert  à  la  mode  russe.  Les  devantures  des  loges,  superpo- 
sées régulièrement  à  la  mode  italienne,  sont  ornées  de 
médaillons  blancs  à  cadre  d'or  tarabiscotés  contenant  des 
figures  et  des  attributs  d'un  ton  léger  et  tendre,  approchant 
du  pastel  et  se  détachant  d'un  fond  rose.  Il  n'y  a  ni  gale- 
ries ni  balcons  ;  les  avant-scènes,  au  lieu  d'èlre  flanquées 
de  colonnes,  sont  isolées  par  ces  mêmes  grandes  hampes 
ouvragées  et  dorées,  assez  semblables  aux  mâts  destinés 
à  soutenir  le  pavillon  des  tentes  orientales  ;  cet  arrange- 
ment a  de  la  grâce  et  de  la  nouveauté. 

Il  n'est  pas  aisé  de  définir  le  style  de  la  salle,  à  moins 
qu'on  n'emprunte  à  l'espagnol  son  mot  plateresco  qui  veut 
dire  proprement  slyle  d'orfèvrerie,  et  désigne  une  sorte 
d'architecture  où  une  ornementation  sans  frein  ni  règle  se 
joue  en  mille  caprices  exubéiants  et  d'une  richesse  désor- 
donnée. Ce  ne  sont  que  rocailles,  entrelacs,  chicorées, 
fleurons,  faisant  jouer  en  mille  points  brillants  le  reflet 
des  lustres  sur  leurs  dorures  multipliéis;  mais  l'eflot  gé- 
néral est  gai,  splendide,  heureux,  et  le  luxe  de  la  salle 
encadre  bien  le  luxe  des  spectateurs.  Celle  folie  ornemen- 


LES  THÉÂTRES.  -151 

(aie  nous  plaît  mieux  dans  un  théâtre  qu'une  architecture 
maussadement  correcte.  En  pareil  cas,  un  peu  d'extrava- 
gance sied  inieuxque  de  la  pédanterie.  —  Du  velours,  de 
l'or,  de  la  lumière  à  profusion,  que  faut-il  déplus? 

On  donne  au  premier  rang  de  loges  au-dessus  des  bai- 
gnoires le  nom  de  bel  étage,  et,  sans  qu'il  y  ait  à  ce  suj^  t 
aucune  interdiction  formelle,  ce  bel  étage  est  réservé  à  la 
haute  aristocratie,  aux  grands  dignitaires  de  la  cour.  — 
Aucune  femme  non  titrée,  quelles  que  fussent  sa  richesse 
et  sa  respectabilité,  n'oserait  s'y  faire  voir  ;  sa  présence 
dans  ce  rang  privilégié  étonnerait  tout  le  monde  et  surtout 
elle-même.  —  Ici  le  million  ne  suffit  pas  à  effacer  toutes 
les  démarcations. 

Les  premiers  rangs  de  l'orchestre  sont  par  l'usage  ré- 
servés aux  personnes  de  distinction  ;  sur  la  fde  qui  touche 
aux  musiciens  on  ne  voit  que  des  ministres,  des  grands 
officiers,  des  ambassadeurs,  des  premiers  secrétaii  es  d'am- 
bassade et  autres  gens  considérables  et  considérés.  —  Un 
étranger  célèbre  à  un  titre  quelconque  peut  s'y  asseoir.  — 
Les  deux  rangs  suivants  sont  encore  très-aristocratiques, 
—  La  quatrième  file  commence  à  admettre  des  banquiers, 
des  étrangers,  des  fonctionnaires  d'un  certain  ordre,  des 
artistes;  mais  un  négociant  n'oserait  pas  s'aventurer  au 
delà  du  cinq  ou  sixième  rang.  C'est  une  sorte  de  conven- 
tion tacite  que  personne  n'invoque  et  à  laquelle  tout  le 
monde  obéit. 

Cette  coutume  familière  d'aller  à  l'orchestre  nous  a  sur- 
pris d'abord  chez  des  gens  d'une  si  grande  position  ;  nous 
y  avons  vu  les  premiers  personnages  de  l'empire.  Avoir  sa 
stalle  n'empêche  pas  d'ailleurs  d'avoir  sa  loge  pour  la  fa- 
mille, mais  c'est  la  place  préférée,  et  cette  habitude  a  sans 
doute  fait  naître  la  réserve  qui  refoule  le  public  ordinaire 
quelques  banquettes  plus  loin.  —  Celte  classification  ne 
doit  pas  choquer  en  Russie,  où  le  Tchine  partage  la  société 
en  quatorze  catégories  bien  distinctes  dont  la  première 
c'asse  ne  contient  souvent  que  deux  ou  trois  pei  sonnes. 

On  ne  joue  pas  à  l'Opéra  italien  de  Saint-Pétersbourg 
lopéra  et  le  ballet  dans  la  même  soirée.  Ce  sont  deux 


i52  VOYAGE  EJl  RUSSIE. 

Spectacles  parfaitemeiil  séparés  et  qui  ont  chacun  son 
jour.  Le  prix  d'abonnement  pour  le  ballet  est  moins  cher 
que  le  prix  d'abonnement  pour  l'opéra.  Comme  la  danse 
doit  seule  former  tout  le  spectacle,  les  ballets  ont  plus  de 
déveh)ppement  que  chez  nous  :  ils  vont  jusqu'à  quatre  ou 
cinq  actes,  avec  beauc  )Up  de  tableaux  et  de  changements 
à  vue,  ou  bien  l'on  en  joue  deux  dans  la  même  soirée. 

Les  hautes  célébrités  du  chant  et  de  la  danse  ont  fait 
leur  apparition  sur  le  Grand-Théâtre.  Chaque  étoile  est 
venue  à  son  tour  biiller  sous  ce  ciel  polaire  et  n'y  a  perdu 
aucun  de  ses  rayons.  A  force  de  roubles  et  de  bon  accueil, 
l'on  a  vaincu  la  crainte  chimérique  des  extinctions  de  voix 
et  des  rhumatismes.  Nul  gosier,  nul  genou  n'a  souffert 
dans  ce  pays  de  neige  où  l'on  voit  le  froid  sans  le  sentir. 
Uubini,  Tamburini,  Lablache,  Mario,  la  Giisi,  Taglioni, 
Elssler,  Carlotta,  y  ont  été  tour  à  tour  et  admirés  et  com- 
pris ;  Rubini  même  y  a  été  décoré  ;  d'augustes  approba- 
tions anmient  la  verve  des  artistes  et  leur  montrent  qu'ils 
sont  finement  a ipréciés,  quoique  souvent  ils  ne  so  décident 
qu'un  peu  tard  à  entreprendre  le  voyage. 

Cette  année,  Tamberlick,  Calzolari,  Ronconi,  mesdames 
Bosio,  Lotti,  Bernardi,  Doltini,  formaient  une  tète  de 
troupe  admirable  ;  madame  Ferraris,  la  plus  parfaite 
ballerine  du  monde  depuis  la  retraite  de  Carlotta  Grisi, 
jouait  un  ballet  composé  pour  elle  par  Perrot,  le  choré- 
graphe sans  rival.  Se  faire  applaudir  pour  un  pas,  à  Saint- 
Péte:sbourg,  n'est  pas  chose  facile.  Les  Russes  sont  très- 
connaisseurs  en  ballet,  et  le  feu  de  leurs  lorgnettes  est 
redoutable.  Qui  l'a  subi  victorieusement  peut  être  sûr 
de  soi.  Leur  Conservatoire  de  danse  fournit  des  sujets 
remarquables  et  un  corps  de  ballet  qui  n'a  pas  son  pa- 
reil pour  l'ensemble,  la  précision  et  la  rapidité  des  évo- 
lutions. C'est  plaisir  de  voir  ces  lignes  si  droites,  ces 
groupes  si  nets  qui  ne  se  décomposent  qu'au  moment 
voulu  pour  se  reformer  sous  un  autre  aspect  ;  tous  ces 
petits  pieds  qui  retombent  en  mesure,  tous  ces  bataillons 
chorégraphiques  qui  ne  se  déconcertent  et  ne  s'em- 
brouillent jamais  dans  leurs  manœuvres  !  Là,  pas  de  eau- 


LES  THEATRES.  153 

serios,  de  ricanements,  d'oeillades  aux  avanl-scèn'^s  ou  à 
l'orcheslre.  C'est  bien  le  monde  de  la  pantomime,  d'où 
la  parole  est  absente  ;  l'action  ne  déborde  pas  de  son 
cadre.  Ce  corps  de  bal'et  est  choisi  avec  soin  parmi  les 
élèves  du  Conservatoire  :  beaucoup  sont  jolies,  toutes  sont 
jeunes  et  bien  faites  et  savent  sérieusement  leur  éiat,  ou 
leur  art,  si  vous  l'aimez  mieux. 

Les  décors,  trés-riches,  très-nombreux,  très-soignés, 
sont  faits  par  des  peintres  allemands.  La  composition  en 
est  souvent  ingénieuse,  poétique  et  savante,  mais  parfois 
surchargée  de  détails  inutiles  qui  distraient  l'œil  et  em- 
pêchent l'effet.  La  couleur  en  est  généralement  pâle  et 
froide;  les  Allemands,  comme  on  sait,  ne  sont  pas  colo- 
ristes, et  ce  défaut  est  sensible  quand  on  arrive  de  Paris, 
où  l'on  pousse  si  loin  la  magie  de  la  décoration.  Quant  au 
théâtre  en  lui-même,  il  est  admirablement  machiné  ;  les 
vols,  les  engloutissements,  les  tranformations  à  vue,  les 
jouxde  lumière  électrique  et  tous  les  prestiges  que  néces- 
site une  mise  en  scène  compliquée  s'y  exécutent  avec  la 
promptitude  la  plus  certaine. 

Comme  nous  l'avons  dit,  l'aspect  de  la  salle  est  très- 
brillant;  les  toilettes  des  femmes  se  détachent  à  ravir  du 
fond  de  velours  pourpre  des  loges,  et  pour  l'étianger, 
l'enlr'acte  n'est  pas  moins  intéressant  que  le  spectacle;  il 
peut,  sans  inconvenance,  le  dos  tourné  à  la  toile,  tenir 
quelques  instants  au  bout  de  sa  jumelle  ces  types  fémi- 
nins si  variés  et  si  nouveaux  pour  lui;  quelque  voisin 
complaisant,  et  possédant  son  aristocatie  sur  le  bout  du 
doigt,  lui  nomme  de  leur  titre  de  princesse,  de  comtesse 
ou  de  baronne  les  têtes  blondes  ou  brunes  qui  unissent  la 
rêverie  du  Nord  à  la  placidité  orientale,  comme  elles  mê- 
lent les  fleurs  aux  diamants. 

Dans  la  pénombre  des  baignoires  scintillent  vaguement 
quelques  célébrités  de  théâtre,  deux  ou  trois  bohémien- 
nes de  Moscou,  aux  ajustements  bizarres,  et  un  certain 
nombre  de  baronnes  d'Ange  exportées  du  demi-monde 
parisien,  dont  les  figures  connues  n'ont  pas  besoin  de  no- 
menclateur. 


15i  VOYAGE  EN  RtSSIE. 

Le  Théâtre-Français,  appelé  aussi  théâtre  Michel,  est  si- 
tué sur  la  place  de  ce  nom.  L'intérieur,  commodément 
distribué,  mais  décoré  a^sez  pauvrement,  a,  comme  le 
grand  théâtre,  son  orchestre  occupé  aux  premiers  rangs 
par  les  Russes  et  les  étrangers  de  distinction.  Il  est  très- 
suivi  et  la  composition  de  la  troupe  ne  laisse  rien  à  dési- 
rer :  on  y  compte  mesdames  Volnys,  Naptal-Arnault,  Thé- 
ric,  Mila,  Berton,  Deschamps,  H.  Yarlet,  Yernet,  Leménil, 
Pechena,  Têtard,  qui  jouent  la  comédie,  le  vaudeville,  le 
drame,  a\ec  un  talent  qu'il  n'tst  pas  besoin  de  spécifier  à 
des  lecieurs  français.  Les  acteurs  s'y  disputent  les  nou- 
veautés pour  leurs  représentations  à  bénéfice,  qui  ont 
lieu  ordinairement  le  samedi  ou  le  dimanche,  et  qui  dé- 
terminent le  spectacle  de  la  semaine.  Telle  pièce  a  sa 
première  représentation  à  Saint-Pétersbourg  presque  en 
même  temps  qu'à  Paris. 

On  ne  peut  se  défendre  d'un  certain  orgueil  en  voyant 
à  six  ou  sept  cents  lieues  de  Poris,  sous  le  soixantième  de- 
gré de  latitude,  notre  idiome  assez  répandu  pour  alimen- 
ter de  spectateurs  un  théâtre  exclusivement  français.  Ce 
qu'on  appelle  à  Saint-Pétersbourg  la  colonie  ne  remplit 
pas  à  coup  sûr  la  moitié  de  la  salle;  le  théâtre  Michel 
vient  d'être  rebâti  sur  un  plan  plus  riche  et  plus  vaste; 
l'ouverture  a  été  inaugurée  par  un  discours  en  vers  très- 
bien  tournés,  de  H.  Yarlet,  que  Berton  a  dit  avec  beau- 
coup d'art,  de  sentiment  et  de  verve. 

Pendant  notre  séjour  dans  la  ville  des  tsars,  se  trouvait 
de  passage  le  célèbre  acteur  nègre  américain  Ira  Aldrigge; 
il  donnait  des  représentations  au  théâtre  du  Cirque,  qui 
s'élève  non  loin  du  Grand-Théâtre.  C'était  le  lion  de 
Saint-Pétersbourg,  et  il  fallait  s'y  prendre  phis'eurs  jours 
d'avance  pour  obtenir  une  stalle  d'un  rang  possible  à 
l'une  de  ses  soirées.  Il  joua  d'abord  Othello.  L'origine 
d'Ira  Aldrigge  le  dispensait  de  toute  teinture  au  jus  de 
réglisse  et  au  marc  de  café;  il  n'avait  pas  besoin  de  met- 
tre ses  bras  dans  les  manches  d'un  tricot  chocolat.  La 
peau  du  rôle  était  la  sienne,  et  il  ne  lui  fallait  nu!  effort 
pour  y  entrer.  Aussi  son  entrée  en  scène  fut-elle  magni- 


lES  THÉÂTRES.  ihb 

fiqus  :  c'était  Othello  lui-même  comme  l'a  créé  Shake- 
speare, avec  ses  yeux  à  demi  fermés  et  comme  éhlouis  du 
soleil  d'Afrique,  sa  nonchalante  attitude  orientale  et  cette 
désinvolture  de  nègre  qu'aucun  Européen  ne  peut  imiter. 
Comme  il  n'y  avait  pas  de  troupe  anglaise  à  Saint-Péters- 
bourg, mais  seulement  une  troupe  allemande,  Ira  Aldrigge 
récitait  le  texte  de  Shak<  speare,  et  ses  interlocuteurs, 
lago,  Cassio,  Desdemona,  lui  rép(  ndaient  par  la  traduc- 
tion de  Schlpgel.  Les  daux  langues,  toutes  deu\  d'origine 
saxonne,  ne  se  contrariaient  pas  trop,  surtout  pour  nous 
qui,  ne  sachant  ni  l'anglais  ni  l'allemand,  nous  attachions 
principalement  aux  jeux  de  physionomie,  à  la  pantomime 
et  aux  côtés  plastiques  du  rôle.  Mais  ce  mélange  devait 
sembler  bien  bizarre  pour  ceux  qui  connaissaient  les  deux 
idiomes.  Nous  nous  attendions  à  une  manière  énergique, 
désordonnée,  fougueuse,  un  peu  barbare  et  sauv;ige,  dans 
le  genre  de  Kean  ;  muis  le  grand  tragédien  nègre,  sans 
doute  pour  paraîlre  aussi  civilisé  qu'un  blanc,  a  un  jeu 
sage,  réglé,  classique,  majestueux,  rappelant  beaucoup 
celui  de  Macreade.  Dans  la  scène  finale,  ses  fureurs  ne 
sortent  pas  des  liiuites;  il  étouffe  Desdemone  avec  des 
procédés,  et  il  rugit  convenablement.  En  un  mot,  autant 
qu'on  peut  juger  un  acteur  dans  de  telles  conditions,  il 
nous  a  semblé  avoir  plus  de  talent  que  de  génie,  plus  de 
science  que  d'inspiration.  Toutifois  hâtons-nous  de  dire 
qu'il  produisait  un  effet  immense  et  soulevait  dintnrmi- 
nables  applaudissements.  Un  Othello  plus  f  luve  et  plus  fé- 
roce aurait  peut-être  moins  réussi.  Après  tout,  Oihello  vit 
depuis  longtemps  parmi  les  chrétiens,  et  le  lion  de  Saint- 
Marc  a  dû  apprivoiser  le  lion  du  désert. 

Le  lé,  erloire  d'un  acteur  nègre  semble  devoir  se  bor- 
ner à  des  pièces  de  cou'eur;  mais,  quand  on  y  réfléchit, 
si  un  comédien  blanc  se  barbouille  de  bistre  pour  |Ouer 
un  rôle  noir,  pourquoi  un  comédien  noir  ne  s'enfarii.e- 
rait-il  pas  de  céruse  pour  jouer  un  rôle  blanc?  —  C'est  ce 
qui  arriva.  Ira  Aldrigge  joua,  la  semaine  suivante,  le  roi 
Lear  de  manière  à  produire  toute  l'illusion  désirable.  \li\ 
crâne  de  carton  couleur  de  chair,  d'où  pendaient  quel- 


lo6  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

ques  mèches  argentées,  couvrait  sa  chevelure  laineuse  el 
lui  descendait  jusqu'aux  sourcils  comme  un  casque;  un 
rajouté  en  cire  comblait  la  courbure  de  son  nez  épaté.  Un 
fard  épais  enduisait  ses  joues  noires,  et  une  grande  barbe 
blanche  enveloppant  le  reste  de  sa  figure,  descendait  jus- 
que sur  sa  poitrine.  La  transformation  était  complète; 
Cordelia  n'aurait  pu  se  douter  qu'elle  avait  pour  pèie  un 
nègre.  —  Jamais  l'art  du  maquillage  ne  fut  poussé  plus 
loin.  Par  une  sorte  de  coquetterie  bien  concevable,  Ira 
Aldrigge  n'avait  pas  blanchi  ses  mains,  et  elles  apparais- 
saient, au  bout  des  manches  de  sa  tunique,  brunes  comme 
des  pattes  de  singe.  Nous  le  trouvâmes  supérieur  dans  le 
rôle  du  vieux  roi  persécuté  par  ses  méchantes  filles  à  ce 
qu'il  était  dans  celui  du  More  de  Venise.  Là,  il  jouait; 
dans  V)thello  il  était  lui-même.  Il  eut  des  mouvements  su- 
perbes d'indignation  et  de  colère,  mais  avec  des  faibles- 
ses, des  tremblements  séniles  et  une  sorte  de  rabâchage 
somnolent,  comme  cela  doit  être  pour  un  vieillard  pres- 
que centenaire  qui  passe  de  l'idiotisme  à  la  folie,  sous  le 
poids  d'intolérables  malheurs.  Chose  étonnante  et  qui 
montre  combien  il  se  maîtrise  :  quoique  robuste  et  dans 
la  force  de  l'âge.  Ira  Aldrigge  ne  laissa  pas  échapper  dans 
toute  la  soirée  un  seul  mouvement  jeune  :  la  voix,  le  pas, 
le  geste,  tout  était  octogénaire. 

Les  succès  du  tragédien  noir  piquèrent  d'émulation  Sa- 
moilof,  le  grand  comédien  russe,  qui  joua  aussi  au  théâ- 
tre Alexandre,  Othello  et  le  Roi  Lear  avec  une  verve  et  une 
puissance  toutes  shakespeariennes.  Samoïlof  est  un  acteur 
de  génie  à  la  façon  de  Frederick  :  il  est  inégal,  fantasque, 
souvent  sublime,  plein  d'éclairs  et  d'inspirations.  11  est  à 
la  fois  terrible  et  burlesque;  et  s'il  représente  admirable- 
ment les  héros,  il  ne  joue  pas  moins  bien  les  ivrognes. 
C'est,  du  reste,  un  homme  du  monde  d'excellentes  ma- 
nières. Artiste  jusqu'au  bout  des  doigts,  il  dessine  lui- 
même  ses  costumes  et  crayonne  des  caricatures  aussi  spi- 
rituelles de  trait  que  d'inlention.  —  Ses  représentations 
furent  sui\ies,  mais  pas  autant  que  celles  d'Ira  Aidrigge. 
—  En  conscience,  Samoïlof  ne  pouvait  se  faire  nègre! 


XIII 


LE   STCHOUKINE.DVOR 


Chaque  ville  a  son  réceptacle  mystérieux  éloigné  du 
centre,  qu'on  peut  ne  pas  voir,  même  après  un  long  sé- 
jour, lorsque  vos  habitudes  vous  promènent  dans  le  même 
réseau  de  rues  aristocratiques  ;  son  ossuaire,  où  vont  s'eii.- 
piler,  souillés,  fangeux,  méconnaissables,  tous  les  débris 
du  luxe  encore  assez  bons  pour  des  consommateurs  de 
cinquième  ou  sixième  main.  Là  finissent  les  coquets  cha- 
peaux, délicats  chefs-d'œuvre  des  modistes  en  vogue, 
bossues,  flétris,  graisseux,  bons  à  coiffer  des  ânes  savants; 
les  fracs  noirs  de  fin  drap,  jadis  tout  étoiles  de  décora- 
tions, qui  ont  eu  l'honneur  de  figurer  dans  des  bals  splen- 
dides;  les  robes  de  soirée  jetées  le  matin  à  la  femme  de 
chambre,  les  blondes  jaunies,  les  dentelles  éraillées,  les 
fourrures  chauves,  les  mobiliers  hors  d'usage,  l'humus 
et  le  stratum  des  civilisations.  Paris  a  le  Temple,  Madrid 
le  Piastro,  Gonslantinople  le  bazar  des  poux,  Saint-Péters- 
bourg le  Slchoukine-Dvor,  un  quartier  de  haillons  des  plus 
curieux  à  visiter. 

Remontez  en  traîneau  la  Perspective  Newsky,  dépassez 
leGostinnoï-Dvor,  une  soite  de  Palais-Hoyal  avec  des  gale- 
ries bordées  d'élégantes  boutiques;  à  cette  hauteur,  dites 
à  voire  ibvochlchick  le  sacramentel  na  leva,  et,  après  avoir 

14 


158  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

franchi  trois  ou  quatre  rues,  vous  vous  trouvez  à  deslina- 
(ioii. 

Entrez,  si  vos  nerfs  olfactifs  ne  sont  pas  trop  délicats, 
par  le  bazar  des  chaussures  et  des  peaux;  la  forte  odeur 
du  cuir  se  combinant  avec  le  relent  des  choux  nigres  com- 
pose un  parfum  tout  local,  plus  sensible  pour  les  étran- 
gers que  pour  les  Russes,  et  auquel  on  a  de  la  peine  à 
s'hal)ituor;  mais,  quand  on  veut  tout  voir,  il  ne  faut  pas 
être  petite-maîtresse. 

Les  boutiques  du  Stchoukine-Dvor  sont  faites  de  bouts 
de  planchos;  ce  sont  des  bouges  sordides,  dont  la  neige, 
d'une  blancheur  immaculée  qui  argentait  leurs  toits,  ce 
jour-là,  faisait  paraître  les  tons  rances  encore  plus  sales. 

Des  guirlandes  de  vieilles  bottes  en  cuir  gras,  et  quelles 
boites!  des  peaux  roidies  et  rappelant  par  une  sorte  de 
silhouette  sinistrcment  caricaturale  la  forme  de  la  bêle 
qu'autrefois  elles  revêtaient,  des  touloupes  graisseuses  et 
tlépenaillêes  gardant  comme  une  vague  empreinte  hu- 
maine, formaient  la  décoration  composite  des  devantures  : 
tout  cela,  pendu  à  l'air  et  rehaussé  de  quelques  touches  de 
neige,  prenait  sous  un  ciel  bas  et  d'un  gris  jaunâtre  un 
aspect  misérablement  lugubre;  les  marchands  n'étaient 
guère  plus  propres  que  leur  marchandise;  et  cependant, 
M  Rembrandt  l'eût  voulu,  il  eût,  en  égralignant  de  ha 
chures  une  planche  de  cuivre  vernie,  fait,  d'après  ces 
hommes  barbus  emmaillotés  de  peaux  de  mouton,  quel- 
que miraculeuse  eau-forte,  et  mis  par  un  rayon  le  carac- 
tère dans  ces  laideurs.  L'art  trouve  son  butin  partout. 

Un  grand  nombre  de  ruelles  coupent  les  baraquements 
du  Stchoukine-Dvor.  Chaque  quartier  est  affecté  à  un  genre 
de  commerce  ;  plusieurs  petites  chapelles,  dont  l'intérieur 
montre,  à  la  clarté  des  lampes,  les  plaques  de  vermeil  et 
d'argent  de  ses  iconostases  en  miniature,  brillent  aux  an- 
gles des  carrefours.  Partout  ailleurs,  dans  le  Stchouk'ue- 
Dvor,  il  est  défendu  d'avoir  de  la  lumière  ;  une  étincelle 
iiieitrail  le  feu  à  ce  ramas  de  vieilles  planches  et  de  vieilles 
thoses.  On  ne  brave  le  danger  que  pour  la  gloriticalion 
des  images.  Ces  masses  d'orfèvrerie  dans  ce  lieu  sombre  et 


LE  STCHOIKINE-DVOR.  150 

misérable  ont  un  flaniboieii;ent  [  arliculier.  Acheteurs  et 
marchands,  en  passant  devant  ces  chapelles,  font  une 
multitude  de  signes  de  croix,  à  la  méthode  grecque.  Quel- 
ques-uns, des  plus  fervents  ou  des  moins  pressés,  se  pros- 
ternent le  front  contre  la  neige,  murmurent  une  prière, 
et,  en  se  relevant,  jettent  un  kopek  dans  le  Ironc  placé  à 
la  porte.  —  Une  des  plus  curieuses  rues  de  Slchoukine- 
Dvor  est  celle  où  se  tiennent  les  imagiers;  — si  l'on  n'é- 
tait pas  sûr  de  la  date,  on  pourrait  se  croire  en  plein 
moyen  âge,  tant  le  style  de  ces  peintures,  faites  d'hier 
pour  la  plupart,  est  archaïque.  La  Paissie,  pour  ses  ima- 
ges, continue  la  tradition  byzantine  avec  une  fidélité  ab- 
solue. Ses  enlumineurs  semblent  avoir  fait  leur  apprentis- 
sage sur  le  mont  Athos,  au  couvent  d'Agia  Lavra,  d'après 
les  préceptes  du  Manuel  de  peinture  recueillis  par  le 
moine,  élève  de  Pansélenos,  le  Raphaël  de  cet  art  tout 
spécial  où  l'imitation  trop  exacte  de  la  nature  est  regardée 
comme  unesorte  d'idolâtrie. 

Ces  boutiques  sont  tapis.-ées  d'images  de  haut  en  bas. 
On  y  voit  des  madones  montrant  leurs  tètes  brunes,  co- 
piées sur  le  portrait  dé  la  Vierge  fait  par  saint  Luc,  à  tra- 
vers les  estampes  d'or  ou  d'argent  :  des  christs  et  des 
saints  d'autant  plus  appréciés  des  dévots  qu'ils  sont  plus 
primitivement  barbares  ;  des  peintures  représentant  des 
scènes  du  Vieux  et  du  A'ouveau  Testament  avec  une  mul- 
titude de  figures  aux  gestes  roides  et  symétriques,  d'un 
coloris  rembruni  à  dessein,  et  recouvertes  d'un  vernis 
jaune  comme  les  étuis  à  roseau  et  les  cadres  de  miroirs 
persans,  pour  simuler  la  fumée  des  siècles  ;  des  plaques 
de  bronze  articulées  comme  des  feuilles  de  paravent  ou  des 
volets  de  Cryptique  encadrant  des  suites  de  bas-reliefs 
pieux;  de  croix  d'argent  oxydé,  d'une  charmante  forme 
gréco-byzantine,  où  tout  un  monde  de  figurines  microsco- 
piques, fourmil.ant  entre  des  légendes  en  vieux  slavon, 
jouent  le  drame  sacré  du  Golgolha  ;  des  couvertures  de 
livres  historiées  et  raille  autrts  menus  objets  de  dévo- 
tion. 

Quelques-unes  de  ces  images,  finies  avec  plus  de  soin , 


1G0  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

dorées  ou  plaquées  plus  richement,  moulent  à  des  prix 
assez  élevés.  Il  n'y  faut  pas  chercher  de  valeur  artistique; 
mais  toutes,  même  les  plus  grossières,  ont  un  caractère 
étonnant.  La  sauvagerie  de  leurs  formes,  la  crudité  de  leurs 
couleurs,  le  mélange  de  l'orfèvrerie  et  de  la  peinture  leur 
donnent  un  cachet  hiératique  et  solennel  plus  propre  peut- 
être  à  stimuler  la  piété  que  des  représentations  savantes. 
Ces  images  sont  identiquement  pareilles  à  celles  qu'ont 
révérées  les  ancêtres.  Immuables  comme  le  dogme,  elles 
se  sont  perpétuées  de  siècle  en  siècle  ;  l'art  n'a  pas  eu  de 
prise  sur  elles,  et  les  corriger,  malgré  leur  barbarie  et 
leur  naïveté,  lui  eût  paru  un  sacrilège.  Plus  la  madone  est 
noire,  enfumée,  roide,  plus  elle  inspire  de  confiance  au 
fidèle  qu'elle  regarde  de  ses  grands  yeux  sombres,  fixes 
comme  l'éternité. 

Il  est  vrai  de  dire  que  les  imageries  du  Stchoukine-Dvor 
sont  comme  chez  nous  les  fabriques  de  gravures  sur  bois 
d'Épinal  :  le  vieux  style  s'y  réfugie  avec  les  routines  po- 
pulaires. ASaint-Isaac  et  dans  d'autres  églises  ou  chapel- 
les modernes,  tout  en  conservant  l'aspect  général  et  1  al- 
titude consacrée,  les  artistes  n'ont" pas  craint  de  donner 
aux  madones  toute  la  beauté  idéale  dont  ils  ont  pu  les 
douer  ;  —  ils  ont  aussi  débarbouillé  les  saints  barbus  et 
farouches  de  leur  hâle  de  bistre  pour  leur  restituer  la  co- 
loration humaine.  Au  point  de  vue  de  la  science,  cela 
vaut  mieux  sans  doute,  mais  peut-être  l'effet  religieux  est- 
il  ainsi  moins  grand.  Le  style  byzantin  russe,  avec  ses 
fonds  d'or,  ses  formes  symétriques,  ses  applications  de 
mêlai  et  de  pierres,  prête  admirablement  à  la  décoration 
des  églises  ;  il  a  un  air  mystérieux  et  surnaturel  tout  à  fait 
en  harmonie  avec  sa  destination. 

Dans  une  de  ces  boutiques,  nous  trouvâmes  ajustée  en 
madone  grecque  une  petite  copie  delà  Vierge  à  rhoslie, 
de  M.  Ingres.  Les  mains  jointes  pour  la  prière,  dont  les 
doigts  se  touchent  délicatement  par  le  bout,  n'étaient  vrai- 
ment p«s  mal  réussies  malgré  la  difficulté  de  la  pose,  et  la 
lête  conservait  assez  bien  le  caractère  du  modèle.  Nous  ne 
nous  attendions  guère  à  rencontrer  au  Stchoukine-Dvor  ce 


LE  STCIIOUKINE-DVOR.  161 

souvenir  de  l'illustre  maître.  Comment  et  par  quels  che- 
mins son  chef-d'œuvre  est-il  arrivé  à  servir  de  patron  pour 
une  image  russe?  —  Nous  la  marchandâmes.  On  en  de- 
mandait dix  roubles  seulement,  parce  qu'elle  n'élait  pla- 
quée d'aucune  orfèvrerie. 

Les  marchands  d'images  sont  plus  soignés  dans  leur 
tenue  que  leurs  voisins  les  revendeurs  de  cuirs.  Us  por- 
tent, en  général,  le  vieux  costume  russe,  le  caftan  de  drap 
bleu  ou  vert,  fermé  d'un  bouton  près  de  l'épaule,  serré  à 
la  taille  par  une  étroite  ceinture,  les  grosses  bottes  de  cuir 
noir,  les  cheveux  séparés  par  une  ligne  médiane,  longs  de 
chaque  côté,  coupés  courts  sur  la  nuque,  ce  qui  dégage 
le  col,  la  barbe  touffue  et  frit^ée,  blonde  ou  couleur  noi- 
sette; plusieurs  ont  de  belles  figures,  sérieuses,  intelli- 
gentes et  douces,  et  pourraient  poser  pour  les  christs 
qu'ils  vendent,  si  l'art  byzantin  admettait  l'imitation  delà 
natuie  dans  les  images  consacrées.  Quand  ils  vous  voient 
arrêtés  devant  leurs  montres,  ils  vous  prient  poliment 
d'entrer,  et  n'achetiez-vous  que  quelques  babioles,  ils 
vous  font  passer  en  revue  tout  leur  magasin,  et,  non  sans 
quelque  orgueil,  vous  arrêtent  aux  pièces  les  plus  riches 
et  les  mieux  ouvrées. 

Rien  n'est  plus  curieux  pour  l'étranger  que  ces  boutiques 
si  profondément  russes.  Il  peut  s'y  duper  facilement  lui- 
même  en  achetant  comme  antique  un  ohjet  toutmoderne; 
mais  en  Russie  le  vieux  date  d'hier,  et  les  mêmes  formes, 
lorsqu'il  s'agit  de  représentations  religieuses,  se  répètent 
invariablement.  Ce  que  les  connaisL^eurs,  même  experts, 
pourraient  prendre  pour  l'œuvre  de  quelque  moine  grec 
du  n^'uviènie  ou  du  dixième  siècle,  sort  souvent  de  l'atelier 
voisin,  et  le  vernis  d'or  eu  est  à  peine  séché. 

Il  est  amusant  de  voir  l'admirai  ion  naïve  et  pieuse  des 
moujiks  passant  par  celte  rue,  qu'on  pourrait  appeler  la  rue 
sainte  du  Stchoukine-Dvor.  Malgré  le  froid,  ils  stationnent 
en  extase  devant  le»  madones  et  les  saints,  et  rêvent  de 
posséder  nn  pareil  tableau  pour  le  suspendre,  à  la  lueur 
d'une  lampe,  dans  l'angle  de  leurs  cabanes  de  troncs  de 
sapin.  Mais  ils  finissent  par  s'éloigner,    regardant  l'em- 

14. 


162  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

pîette  comme  au-dessus  de  leurs  moyens.  Quelques-uns 
cependant,  plus  riches,  entrent,  après  avoir  tàté  le  petit 
cahier  de  roubles  en  papier  serré  dans  leur  bourse,  pour 
voir  si  l'épaisseur  en  est  satisfaisante,  et  ils  rassortent 
après  de  longues  discussions,  emportant  leurs  achats  soi- 
gneus.'ment  enveloppés.  Les  comptes  se  font  à  la  manière 
chinoise,  avec  un  abaque,  cadre  garni  de  fils  de  fer  pas- 
sant à  travers  des  boules  qu'on  déplace  suivant  les  chiffres 
qu'on  veut  additionner. 

Tout  le  monde  n'achète  pas  au  Slchoukine-Dvor  ;  on  y  va 
flâner,  et  dans  les  ruelles  se  presse  une  population  fori 
bigarrée  :  le  moujik  en  louloupe,  le  soldat  en  copote  grise 
y  coudoient  l'homme  du  monde  en  pelisse  et  l'antiquaire 
espérant  que'que  trouvaille  de  plus  eu  plus  rare,  car  la 
naïveté  s'est  envoies  de  ce  bazar,  et,  de  peur  de  se  trom- 
per, les  marchands  y  demandent  des  prix  extravagants  du 
moindre  bibelot.  Le  regret  d'avoir  cédé  jadis  à  bon  compte 
quehiue  objet  rare  dont  ils  ignoraient  la  valeur  les  a  ren- 
dus plus  déliants  que  les  Auvergnats  de  la  rue  de  Lappe. 

On  trouve  de  tout  dans  ce  capharnaûm  :  les  bouquins 
ont  leur  quartier  ;  des  livres  français,  anglais,  allemands, 
de  tous  les  pays  du  monde,  sont  venus  s'échouer  là  sur  la 
neige,  parmi  les  livres  russes  dépareillés,  fripés,  tachés, 
vermoulus.  Ouelquefois  les  investigateurs  patients  rencon- 
trent parmi  beaucoup  de  fa! ras  un  incunable,  une  édition 
princeps,  un  volume  perdu,  sorti  delà  circulation  et  arrivé 
au  Stchuukine-Dvor  par  une  suite  d'aventures  qui  pour- 
raient fournir  le  sujet  d'une  Odyssée  humoristique.  Quel- 
ques-uns de  ces  libraires  ne  savent  pas  lire,  ce  qui  ne  les 
empêche  pas  de  connaître  furt  bien  leur  marchandise. 

11  y  a  aussi  des  boutiques  d'estampes,  de  lithographies 
noires  ou  coloriées.  On  y  rencontre  fréquemment  des  por- 
traits d'Alexandre  I",  de  l'empereur  Nicolas,  des  grands- 
ducs  tt  des  grandes-duchesses,  des  hauts  dignitaires  et 
des  généraux  des  règnes  précédents,  crayonnés  par  des 
mains  plus  zélées  qu'habiles,  et  qui  donneraient  une 
étrange  idée  de  leurs  augustes  modèles.  Vous  pensez  bien 
que  les  Quatre  Parties  du  monde,  les  Quatre  Saisons,  lu 


LE  STCHOUKINE-DYOR.  163 

Demande  en  mariage,  la  Noce,  le  Coucher  et  le  Lever  de 
la  mariée,  tous  les  horribles  barbouillages  de  notre  rue 
Saint-Jacques  s'y  rencontrent  à  nombreux  exemplaires. 
Parmi  les  flâneurs  et  les  acheteurs,  les  femmes  sont  en 
minorité;  ce  serait  le  contraire  chez  nous.  Les  femmes 
russes,  quoique  rien  ne  les  y  oblige,  semblent  avoir  con- 
servé l'habitude  orientale  de  la  réclusion;  elles  sortent 
peu.  A  peine  si,  de  loin  en  loin,  on  aperçoit  une  mougike 
avec  son  mouchoir  noué  sous  le  menton,  son  surtout  de 
drap  ou  de  feutre  posé  comme  une  redingote  d'homme  sur 
ses  épaisses  jupes,  et  ses  grosses  bottes  de  cuir  gras,  pié- 
tinant dans  la  neige,  où  elle  laisse  des  empreintes  qu'on 
ne  croirait  pas  appartenir  à  la  plus  délicate  moitié  du 
genre  humain;  les  autres  femmes  qui  s'arrêtent  aux  éta- 
lages sont  des  Allemandes  on  des  étrangères.  —  Dans  les 
boutiques  duStchoukine-Dvor,  comme  au  bazar  de  Srayrne 
ou  de  Gonstantinople,  ce  sont  les  hommes  qui  vendent. 
Nous  ne  nous  souvenons  pas  d'avoir  vu  une  marchande 
russe, 

La  rue  des  meubles  d'occasion  fournirait  la  matière 
d'un  cours  d'économie  domestique  et  donnerait  plus  d'un 
renseignement  sur  la  vie  intime  russe  à  qui  saurait  dé- 
chitfrer,  d'après  ces  restes  plus  ou  moins  bien  conservés, 
l'histoire  de  leurs  anciens  possesseurs  :  touslesstyles  y  figu- 
rent; les  modes  tombées  en  désuétude  forment  des  stratifi- 
cations régulières;  chaque  époque  y  superpose  par  couche 
ses  formes  devenues  ridicules.  Ce  qui  domine,  ce  sont  les 
grands  canapés  de  cuir  vert,  un  meuble  vraiment  russe! 
Dans  un_autre  endroit  sont  les  malles,  les  valises,  les 
karzines  et  autres  objets  de  voyage,  empilés  jusqu'au  mi- 
lieu de  la  voie  et  à  demi  enfouis  sous  la  neige  ;  puis  vien- 
nent les  vieilles  marmites,  les  ferrailles,  les  pots  égneulés, 
les  écuelles  de  bois  fendues,  les  ustensiles  hors  d'usage, 
ce  qui  n'a  plus  nom  dans  aucune  langue,  le  haillon  arri- 
vant à  la  charpie  et  justiciable  du  chiffonnier  seul.  S'il  ne 
aisait  12  ou  15  degrés  de  froid,  une  promenade  en  pareil 
ieu  aurait  ses  périls,  mais  toute  la  genl  fourmillante  meurt 
à  une  pareille  température. 


164  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Par  un  temps  plus  chaud,  le  danger  eût  augmenté  pour 
nous  par  le  voisinage  d'un  joueur  d'orgue  qui  nous  sui- 
vait obstinément  dans  l'espérance  de  quelques  kopeks  que 
l'ennui  d'entr'ouvir  notre  pelisse  nous  fit  quelque  temps 
lui  refuser.  Ce  joueur  d'orgue  avait  une  physionomie  fa- 
lote et  caractéristique.  Une  loque  crasseuse,  effrangée  en- 
tourait sa  tête  comme  un  diadème  dérisoire  :  une  vieille 
peau  d'ours,  autrefois  tablier  d'un  droschki,  couvrait  ses 
épaules  et,  faisant  un  ressaut  sur  la  caisse  de  l'orgue,  dessi- 
nait au  pauvre  diable  une  croupe  hottentote  du  plus  singu- 
lier profil  qui  contrastait  avec  sa  maigreur.  On  ne  s'ex- 
pliquait pas  d'abord  cette  bosse  tombée  dans  les  reins,  car 
la  manivelle  seule  de  l'instrument  passait  à  travers  les 
poils  de  la  fourrure  effilochée,  et  la  main  qui  la  tournait 
rappelait  le  geste  d'un  singe  se  grattant  avec  avidité. 

Une  espèce  de  sayon  de  bure,  découpé  en  dents  de  scie 
par  le  bas,  et  des  bottes  de  feutre,  complétaient  ce  cos- 
tume digne  de  la  pointe  de  Callot. 

A  elles  seules  les  bottes  étaient  tout  un  poëme  de  mi- 
sère et  de  délabrement.  Avachies,  déformées,  plissées  en 
spirale,  elles  sortaient  à  demi  du  pied,  et  leurs  bouts  se 
relevaient  en  pointes  de  toit  chinois,  de  sorte  que  les 
jambes  paraissaient  s'arquer  sous  le  poids  du  torse  et  de 
l'orgue  comme  si  elles  n'eussent  pas  contenu  de  tibias. 
Le  malheureux  avait  l'air  de  marcher  sur  deux  faucilles. 

Quant  à  la  face,  la  nature  s'était  amusée  à  le  modeler 
d'après  le  masque  de  Thomas  Yireloque,  cette  puissante 
création  de  Gavarni  :  un  nez  dodécaèdre  s'épatant  entre 
deux  pommettes  saillantes,  au-dessus  d'un  large  rictus, 
dans  un  fouillis  de  rides,  en  était  le  trait  le  plus  percep- 
tible, car  les  broussailles  des  cheveux  et  de  la  barbe  pois- 
sée de  glaçons  empêchaient  de  saisir  les  contours  du  vi- 
sage; cependant,  à  travers  les  poils  désordonnés  du 
sourcil,  pétillait  un  petit  œil  d'un  bleu  d'acier  exprimant 
une  sorte  de  malice  picaresque  et  philosophique  ;  mais 
l'hiver  russe  avait  enluminé  de  son  rouge  seplentrional 
cette  copie  en  chair  et  en  guenilles  d'une  lithographie  pa- 
risienne. On  eût  dit  une  tomate  dans  de  l'étoupe. 


LE  STCHOUKINE-DVOR.  1G5 

L'orgue  enfoui  sous  la  peau  d'ours,  quand  son  maitre 
l'agaçait  avec  la  manivelle,  geignait  lamentablement, 
semblait  demander  grâce,  poussait  des  soupirs  asthmati- 
ques, toussait,  râlait  comme  un  moribond;  il  mordait  çà 
et  là,  par  les  quelques  dents  restées  à  son  rouleau,  deux 
ou  trois  airs  de  l'autre  siècle,  tremblotants,  vieillots,  ca- 
ducs, du  comique  le  plus  lugubre,  faux  à  faire  hurler  les 
chiens,  mais  touchants,  après  tout,  comme  ces  refrains 
d'autrefois  que  murmure  d'une  voix  cassée  et  d'une  ha- 
leine sifflante  l'aïeule  centenaire  tombée  en  enfance.  — 
Ces  spectres  de  chansons  finissaient  par  faire  peur. 

Sûr  de  l'effet  de  son  instrument,  et  voyant  qu'il  avait 
affaire  à  un  étranger,  car  vis-à-vis  d'un  Russe  il  ne  se  fût 
pas  permis  celte  insistance,  le  drôle,  avec  une  volubilité 
de  macaque,  tournait  la  manivelle  comme  s'il  eût  tra- 
vaillé derrière  Mengin  à  moudre  ces  airs  qui  soutiennent 
l'éloquence  du  fameux  marchand  de  crayons;  quand  il  se 
fut  rendu  suffisamment  intolérable,  une  grosse  poignée  de 
cuivre  le  fit  taire;  il  reçut  nos  kopcks  en  souriant,  et, 
pour  nous  prouver  sa  reconnaissance,  arrêta  net  la  valse 
commencée.  L'orgue  poussa  un  grand  soupir  de  satisfac- 
tion. 

Nous  avons  peint  le  côté  pittoresque  du  Stchoukine- 
Dvor  :  c'était  le  plus  amusant  pour  nous.  —  Il  contient 
aussi  des  galeries  couvertes  bordées  de  boutiques  conte- 
nant des  denrées  de  toutes  sortes  :  des  soudacs  fumés  pour 
les  longs  carêmes  grecs,  des  olives,  des  beurres  blancs 
comme  ceux  de  Constantinople,  qui  viennent  d'Odessa; 
des  pommes  vertes,  des  baies  rouges  dont  on  fait  des 
tartes,  des  meubles  neufs,  des  habillements,  des  chaus- 
sures, des  étoffes  et  des  orfèvreries  d'usage  vulgaire  : 
c'est  curieux  encore,  mais  ce  n'est  plus  singulier  comme 
ce  bazar  oriental  éparpillé  au  milieu  de  la  neige. 


XîV 


Zl  CHY 


Si  vous  vous  promenez  à  Saint-Pétersbourg,  sur  la  Pers« 
I  ective  New.-^ky,  et  il  est  aussi  difficile  de  l'éviter  qu'étant 
V.  Venise  de  ne  pas  aller  sur  la  place  Saint-Marc,  à  Naples, 
dans  la  rue  de  Tolède,  à  Madrid,  Puerta  del  Sol,  chez 
nous,  boulevard  des  Italiens,  vous  remarquerez  sans  aucun 
doute  le  magasin  de  Beggrow.  A  celte  place,  le  trottoir 
est  toujours  encombré  de  curieux  qui  contemplent  les  ta- 
bleaux, les  aquarelles,  les  gravures,  les  photographies,  les 
statuettes,  et  jusqu'aux  boîtes  de  couleurs,  souvent  par 
un  froid  de  sept  ou  huit  degrés.  Au-dessus  du  groupe  la 
vapeur  des  haleines  se  condense  en  nuage  et  forme  là 
comme  un  brouillard  permanent  ;  vous  y  mêlerez  à  coup 
sûr  la  fumée  de  voire  souffle,  attendant  pour  arriver  à  la 
vitrine  la  survivance  d'un  spectateur  qui  se  rappelle  tout 
à  coup  et  fort  à  propos  qu'il  a  affaire  à  l'autre  bout  de  la 
ville  par  delà  le  pontd'Anischkof,  dans  la  Ligowha,  ou  de 
l'autre  côté  du  fleuve  à  la  dernière  Perspective  de  Wassili- 
Ostrof.  Mais,  si  vous  n'êtes  pas  encore  bien  acclimaté  et 
que  la  rigueur  de  la  température  vous  effraye,  tournez 
hardiment  le  boulon  de  la  porte  et  pénétrez  sans  crainte 
dans  le  sanctuaire.  Beggrow  est  un  jeune  homme  aux  ma- 
nières accomplies,  un  parfait  gentleman,  qui,  n'achetiez- 
vous  rien,  vous  recevra  avec  une  politesse  exquise   et 


ZICHY.  167 

VOUS  montrera  complaisamment  ses  richesses.  L'artiste, 
l'iiomme  du  monde,  l'homme  de  lettres,  l'amateur,  en- 
trent chez  lui  comme  on  entre  à  Paris  chez  Desforges; 
l'on  y  feuillette  les  albums,  l'on  y  regarde  les  gravures  ré- 
cemment arrivées,  l'on  y  fait  de  l'esthétique  et  l'on  y  ap- 
prend les  nouvelles  de  l'art. 

Un  jour  que  nous  étions  là,  examinant  des  épreuves  hé- 
liographiques,  une  grande  aquarelle  posée  dans  un  angle 
sur  un  chevalet,  attira  impérieusement  nos  regards  pai 
son  aspect  chaud  et  bi-illant,  quoique  déjà  le  crépuscuk 
affaiblît  la  clarté;  mais  souvent  les  peintures,  surtout 
lorsqu'elles  sont  bonnes,  ont  à  celte  heure-là  des  phos- 
phorescences magiques.  On  dirait  qu'elles  retiennent  et 
concentrent  un  moment  la  lumière  qui  va  les  quitter. 

Nous  nous  approchâmes  et  nous  trouvâmes  en  face  d'un 
chef-d'œuvre  qu'il  nous  était  impossible  d'attribuer  à  au 
cun  maître  connu  et  que  tous  auraient  été  fiers  de  signer 
Ce  n'était  pas  Bonnington,  ce  n'était  pas  Louis  Boulanger, 
ce  n'était  pas  Eugène  Lami,  ni  Gattermole,  ni  Lewis,  ni 
E.  Delacroix,  ni  Decamps,  ni  aucun  de  ceux  qui  transpor 
tent  dans  l'aquarelle  la  force  et  la  richesse  de  l'huile 
c'était  une  manière  toute  neuve,  un  faire  tout  à  fait  origi 
nal,  une  surprise,  une  découverte,  un  cru  non  classé  du 
terrain  de  l'art,  égal  aux  plus  célèbres,  d'une  sève,  d'un 
bouquet,  d'un  goût  insolite,  mais  exquis. 

Cela  représentait  une  orgie  florentine  au  seizième  siècle. 
De  vieux  seigneurs,  libertins  émérites,  anciens  débris  d'é- 
légance, achevaient  de  souper  avec  de  jeunes  courtisanes. 
Sur  la  table  pillée  et  ravagée  brillaient  des  aiguières,  des 
vases,  des-drageoirs,  des  boîtes  à  épices  de  Benvenulo 
Cellini,  des  restes  de  vins  mettaient  des  rubis  ou  des  to- 
pazes dans  les  flacons  et  dans  les  coupes;  des  fruits 
avaient  roulé,  parmi  quelques  feuilles,  de  leurs  plateaux 
émaillés.  Au  fonds'entre-voyaient,  dans  une  ombre  trans- 
])arcnlc  qui  concentrait  la  lumière  sur  les  groupes  de 
figures,  des  fresques  ou  des  tapisseries  dcmi-éleintes,  des 
buffets,  des  dressoirs,  des  cabinets  sculptés,  trahissant 
leur  relief  par  quelque  filet  bleuâtre.  D'amples  rideaux  de 


168  VOYAGE  EN  RUSSIE 

brocatelle  cassaient  puissamment  leurs  plis  ramassés  avec 
des  Ions  d'une  richesse  chaude  et  sourde,  et  les  compar- 

imentsdu  plafond  s'enchevêtraient,  faisant  deviner,  plu- 
tôt qu'ils  ne  les  montraient,  leurs  arabesques  dorées  et 
peintes.  Les  figures,  par  l'aisance  de  leurs  mouvements, 
îi  variété  de  leurs  attitudes,  leurs  poses  prises  au  vol, 

eurs  raccourcis  pleins  de  hardiesse,  le  jet  libre  et  pur  de 
leur  dessin,  accusaient  un  talent  sûr  de  lui-même  depuis 
longtemps,  nourri  de  fortes  études,  ayant  le  sens  de  la 
grande  peinture  et  pliant  le  corps  humain  sous  tous  les 
aspects,  même  ceux  que  le  modèle  ne  saurait  donner  avec 
cette  facilité  puissante  qui  n'appartient  qu'aux  véritables 
maîtres.  Les  jeunes  femmes,  dans  leur  folle  toilette  un  peu 
saccagée,  riaient  et  se  renversaient,  déployant  la  gaieté 
factice  de  la  courtisane,  et  ne  s'opposaient  qu'à  demi  à 
des  entreprises  qu'elles  savaient  sans  danger;  sous  le  fard 
et  le  rire  d'emprunt  perçaient  pourtant  la  fatigue,  le  dé- 
goût et  l'ennui.  L'une,  un  peu  détournée,  semblait  rêver, 
à  son  jeune  amant,  ou  à  ses  années  d'innocence;  l'autre 
paraissait,  dans  son  abandon  ironique,  avoir  une  envie 
folle  d'arracher  la  perruque  au  libertin  suranné,  pénible- 
ment agenouillé  à  ses  pieds  avec  une  galanterie  d'un 
autre  temps;  mais  la  puissance  du  fauve  métal  domptait 
et  matait  toutes  ces  fantaisies,  et,  à  leurs  poses  complai- 
santes pleines  d'une  déférence  secrète,  on  voyait  que  des 
femmes  de  cette  sorte,  fussent-ils  vieux  et  laids,  ne  trou- 
vent jamais  complètement  ridicules  des  hommes  riches. 
Au  reste,  les  seigneurs,  malgré  les  flétrissures  de  l'âge  et 
de  la  débauche,  rendues  plus  visibles  peut-être  par  les 
efforts  faits  pour  les  dissimuler,  avaient  encore  grande 
mine  sous  leurs  vêtements  d'une  élégance  outrée,  qui  rap- 
pelaient les  beaux  costumes  de  VilloreCarpaccio,  et  dont 
la  coupe  juvénille  se  déformait  sur  des  corps  délabrés,  des 
membres  osseux  ou  alourdis.  Dans  leurs  ridos  plâtrées  se 
lisait  plus  d'une  pensée  profonde  digne  de  Machiaval,  et 
la  satisfaction  méchante  du  vieillard  blasé,  profanant  à  prix 
d'or  les  délicates  tleurs  de  la  beauté  et  de  la  jeunesse.  Quel- 
ques-uns semblaient  heureux  comme  des  limaces  sur  des 


ZICHY.  163 

roses;  d'autres  confessaient,  par  leur  air  morne,  l'irrépara- 
hle  tristesse  de  la  nature  épuisée  s'abattant  sous  le  vice;  et 
tout  cela  d'une  couleur,  d'un  esprit,  d'une  touche,  d'une 
science  à  émerveiller;  avec  une  pointe  légère  de  carica- 
ture arrêtée  à  temps,  car  la  peinture  est  chose  sérieuse, 
et  une  grimace  immobile  devient  bientôt  insupportable. 

Dans  un  coin  de  ce  chef-d'œuvre  était  écrit  un  nom  bi- 
zarre, à  configuration  hongroise,  à  résonnance  italienne  : 
Zichy. 

Comme  nous  exprimions  chaleureusement  notre  admi- 
ration, Beggrow  nous  répondit  simplement:  «Oui,  c'est  de 
Zichy,  »  trouvant  tout  naturel  que  Zichy  fît  une  aquarelle 
magnifique,  et  il  nous  ouvrit  un  carton  qui  contenait  plu- 
sieurs sépias  du  jeune  maître,  d'un  caractère  si  varié,  si 
opposé,  qu'on  eût  pu  les  attribuer  facilement  à  des  mains 
diverses. 

C'était  d'abord  une  scène  de  l'effet  le  plus  pathétique 
et  le  plus  navrant  :  une  pauvre  famille  perdue  dans  la 
steppe;  au  pied  d'un  bloc  de  glace,  épuisée  de  fatigue, 
saisie  de  froid,  flagellée  du  vent,  aveuglée  de  neige,  une 
malheureuse  femme  a  cherché  un  temporaire  et  insuffi- 
sant abri.  A  cette  irrésistible  envie  de  dormir  qui  est  plu- 
tôt la  congélation  que  le  sommeil,  et  dont  on  est  pris  par 
les  froids  intenses,  a  succédé  la  mort;  le  nez  se  pince,  les 
paupières  se  convulsent,  et  la  bouche  figée  dans  l'expira- 
tion suprême  a  rendu  un  dernier  souftle  glacé  aussitôt. 
Près  de  la  mère  est  étendu  un  petit  enfant  mort,  à  demi 
enveloppé  d'un  haillon,  et  dessiné  en  raccourci  par  la  tête 
avec  une  hardiesse  et  un  bonheur  incroyables.  Un  jeune 
garçon  de  treize  ou  quatorze  ans,  plus  robuste,  et  dont  le 
jeune  sang'  vivace  a  mieux  résisté  à  la  fatale  torpeur,  s'in- 
quiète et  s'empresse  autour  de  sa  mère;  effaré,  éperdu, 
avec  une  tendresse  passionnée  et  une  terreur  folle,  il  l'ap- 
pelle, il  la  secoue,  il  tâche  de  l'éveiller  de  ce  sommeil  ob- 
stiné qu'il  ne  comprend  pas.  On  sent  qu'il  n'a  jamais  vu 
mourir,  et  pourtant  à  son  épouvante  intime,  à  son  horreur 
secrète,  on  devine  qu'il  a  flairé  la  mort.  Tout  à  l'heure 
celte  mère  adorée  lui  fera  peur  comme  un  spectre,  au 

45 


170  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

corps  se  sera  substitué  le  cadavre,  mais  bientôt  le  blanc 
linceul  aura  tout  recouvert. 

Puis  c'était  une  dogaresse  près  de  sou  Marine  Faliero, 
écoutant  avec  un  intérêt  rêveur  un  jeune  virtuose  jouant 
du  tympanon  devant  elle  dans  un  riche  appartement  véni- 
tien, s'ouvrant  sur  un  balcon  à  colonnettes  et  à  trèfles,  d( 
style  lombard  ou  moresque.  Zichy,  comme  Gustave  Doré 
possède  un  vif  sentiment  du  moyen  âge;  il  en  sailTarchi 
teclure,  l'ameubleuient,  l'armurerie,  le  costume,  le  galbe 
et  il  le  reproduit  non   pas  par  un  pénible  travail  ar- 
chaïque, mais  d'une  manière  libre  et  légère,  comme  si 
les  modèles  posaient  devant  ses  yeux,  ou  qu'il  eût  vécu 
avec  eux  dans  une  familiarité  intime.  Il  n'en  fait  pas 
ressortir,  comme  Doré,  l'éléuient  grotesque  et  fantastique, 
il  en  rend   plus  volontiers  le  côté  élégant,  en  évitant 
toutefois  le  genre  troubadour  et  chevaleresque  à  la  Mar- 
changy. 

Un  troisième  dessin  nous  déroula  complètement.  Les 
deux  premiers  rappelaient,  Tun  la  sentimentalité  pathé- 
tique d'Ary  Scheffer  et  d'Octave  Tassaërt,  l'autre  les  eaux- 
fortes  de  Chassériau  sur  le  More  de  Venise,  et  ni  l'un  ni 
l'autre  ne  ressemblaient  à  la  grande  aquarelle  de  l'orgie 
florentine.  Ce'ui  que  nous  avions  sous  les  yeux  nous  fit 
l'illusion  d'une  des  meilleures,  des  plus  vives  et  des  plus 
spirituelles  sépias  de  Gavarni.  G'était  un  officier  de  spahis 
ou  de  chasseurs  d'Afrique  au  moment  de  rejoindre,  et 
recevant  avec  la  plus  martiale  indifférence  les  adieux 
d'une  beauté  trop  tendre  qui  lui  pleurait  et  lui  sanglolail 
sur  l'épaule  dans  une  pose  de  douleur  bien  faite  pour  tou- 
cher; le  spahis,  Ulysse  toujours  en  partance  et  habitué 
aux  plaintes  des  Galypso  délaissées  dans  les  îles  des  gar 
nisons,  subissait  la  tiède  rosée  de  larmes  comme  la  pluit 
dans  le  dos,  d'un  air  ennuyé,  patient  et  morne,  faisant 
tomber  de  l'ongle  de  son  petit  doigt  la  cendre  blanche 
formée  au  bout  de  sa  cigarette,  et  courbait  son  pied  en 
dedans  comme  un  homme  qui  n'a  plus  aucun  souci  de 
l'élégance.  On  ne  saurait  imaginer  l'esprit,  la  finesse  et  le 
pétillant  de  ce  léger  lavis,  fait  au  bout  du  pinceau  avec 


ZICHT.  171 

une  incroyable  certitude  de  main  sur  le  premier  bout  de 
papier-torchon  venu. 

De  Gavarni  nous  sautons  à  Goya,  le  fantasque  auteur  des 
Caprices,  dans  la  Nuit  de  Noce,  autre  dessin  de  Zichy.  Un 
vieillard  a  épousé  une  belle  jeune  tille  pauvre,  et  l'heure 
du  coucher  venue,  l'époux  se  défait  pièce  à  pièce,  non- 
seulement  de  ses  habits,  mais  de  plusieurs  portions  de  son 
corps.  La  perruque  enlevée  laisse  briller  un  crâne  chauve 
et  poli  comme  celui  que  les  trappistes  usent  sous  leurs 
doigts;  l'œil  de  verre,  placé  dans  une  coupe  d'eau,  pro- 
duit celte  cavité  noire  oh  le  ver  du  sépulcre  file  sa  toile; 
le  râtelier,  jeté  sur  la  table  de  nuit,  fait  hideusement 
grincer  ses  fausses  mâchoires  et  simule  le  ricanement  dé- 
chaussé de  la  mort.  Rien  n'est  plus  effrayant  que  ce  rire 
osanore,  séparé  de  la  tête,  débridé  de  lèvres  et  s'égayant 
tout  seul  dans  un  coin.  Il  fait  penser  à  celte  terrible  vision 
d'Edgard  Poe,  «  les  dents  de  Bérénice.  » 

La  pauvre  enfant,  qui  croyait  n'avoir  épousé  qu'un  vieil- 
lard et  qui  surmontait  ses  répugnances  virginales  en 
pensant  à  une  vieille  mère  rendue  à  l'aisance,  à  une  sœur 
plus  jeune  sauvée  du  vice,  recule  d'épouvante  à  la  vue  de 
ce  spectre  osseux  et  plus  que  mûr  pour  les  hôtes  de  la 
tombe,  qui  tend  verselledesmains  goutteuses  tremblantes 
de  luxure  et  de  sénilité.  Elle  a  sauté  à  bas  du  lit,  et  le 
reflot  de  la  lampe  trahit  dans  le  nuage  d'une  chemise  en 
batiste  les  purs  et  suaves  contours  de  son  corps  charmant, 
baigné  d'une  ombre  pudique  qui  pourtant  n'en  laisse  per- 
dre aucune  beauté.  —  Ce  que,  sous  une  autre  main,  l'idée 
d'un  «  coucher  de  mariée  »  pourrait  avoir  de  vulgaire, 
disparaît  ici  derrière  la  sombre  fantaisie  des  détails  et  la 
puissante  originalité  de  l'effet.  —  Si,  pour  donner  l'idée 
d'un  peintre  inconnu  à  Paris,  nous  avons  été  obligé  de 
chercher  des  analogues,  ne  croyez  pas  pour  cela  au  pas- 
tiche, à  la  copie,  à  l'imitation.  Zichy  est  une  nature  géniale 
qui  tire  tout  d'elle-même;  il  n'a  jamais  rencontré  dans  les 
sentiers  de  l'art  les  maîtres  auxquels  on  pourrait  croire 
qu'il  ressemble.  Quelques-uns  de  ces  noms  ne  sont  pas 
même  parvenus  jusau'à  lui. 


172  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

—  Comment  se  fait-il,  disions  nous  à  Beggrow,  que 
Zichy  n'ait  rien  envoyé  à  l'Exposition  universelle,  que 
nous  n'ayons  vu  aucune  composition  de  lui  gravée,  ni  ja- 
mais rencontré  un  de  ses  tableaux  ou  de  ses  dessins  dans 
aucune  collection?  La  Russie  jalouse  garde  donc  pour  elle 
seule  le  secret  et  le  monopole  de  ce  talent  si  fin,  si  neuf, 
si  étrange? 

—  Oui,  nous  répondit  tranquillement  Beggrow,  Zichy 
travaille  beaucoup  pour  la  cour  et  pour  la  ville;  aucun  de 
ses  dessins  ne  restent  longtemps  dans  ma  boutique,  et  si 
vous  en  avez  vu  quelques-uns  réunis,  c'est  un  hasard.  Les 
cadres  n'étaient  pas  prêts,  h' Orgie  florentine  sera  enlevée 
ce  soir,  et  vous  êtes  entré  fort  à  propos. 

Nous  sortîmes  du  magasin,  et  comme  La  Fontaine  qui, 
émerveillé  d'une  lecture  récente  de  Baruch,  arrêtait  tout 
le  monde  en  disant  :  «  Avez-vous  lu  Baruch?  »  nous  com- 
mencions toutes  nos  conversations  par  cette  phrase  : 
«  Connaissez-vous  Zichy?  » 

—  Certainement,  nous  répondait  toujours  l'interlocu- 
teur, et  un  jour  M.  Lwof,  directeur  du  Conservatoire  de 
dessin,  nous  dit  :  Si  vous  désirez  le  connaître  vous-même, 
c'est  un  plaisir  qu'on  peut  vous  procurer. 

Il  existe  à  Saint-Pétersbourg  une  sorte  de  club  qu'on 
appelle  «  la  Société  du  vendredi;»  elle  est  composée  d'ar- 
tistes, et  se  réunit,  comme  son  nom  l'indique,  le  vendredi 
de  chaque  semaine;  elle  n'a  pas  de  local  particulier,  et 
chaque  membre  reçoit  à  tour  de  rôle  les  confrères  jusqu'à 
ce  que  la  liste  des  noms  soit  épuisée;  alors  l'évolution 
recommence. 

Des  lampes  à  manchon  sont  rangées  sur  une  longue  ta- 
ble couverte  de  papier  vélin  ou  torchon,  de  cartons  tendus, 
de  crayons,  de  pastels,  de  godets  d'aquarelle,  de  sépia, 
d'encre  de  Chine,  et,  comme  dirait  M.  Scribe,  «  de  tout  ce 
qu'il  faut  pour  dessiner.  »  Chaque  vendredien  prend  place 
et  doit  exécuter  dans  sa  soirée  un  dessin,  croquis,  lavis  ou 
pochade,  qui  reste  à  la  Société  et  dont  la  vente  ou  la  mise 
en  loterie  forme  un  fonds  de  secours  pour  les  artistes 
malheureux  ou  en  état  de  iiêne  momentanée;  des  cigares 


ZICHY.  173 

et  des  papyros  (on  nomme  ainsi  les  cigarettes  à  Saint-Péters- 
bourg) hérissent,  comme  les  flèches  hérissent  les  carquois, 
des  cornets  de  bois  sculptés  ou  de  terre  vernissée,  po^és 
entre  les  pupitres,  et  chacun,  sans  interrompre  son  tra- 
vail, tire  à  lui  soit  un  havane,  soit  un  papyros  dont  la  fu- 
mée estompe  bientôt  le  paysage  où  la  figure  en  voie 
d'exécution.  Des  verres  de  thé  circulent  avec  quelques 
petits-fours;  on  avale  à  petites  gorgées  la  boisson  brûlante 
et  l'on  se  repose  un  peu  en  causant.  Ceux  qui  ne  se  sentent 
pas  bien  inspirés  se  lèvent  et  vont  voir  l'ouvrage  des 
autres,  et  souvent  reviennent  à  leur  place  comme  piqués 
d'émulation  et  illuminés  d'une  lueur  soudaine. 

Vers  une  heure  du  matin  l'on  sert  un  léger  souper  oij 
règne  la  cordialité  la  plus  franche  et  qu'animent  des  dis- 
cussions d'art,  des  récits  de  voyage,  d'ingénieux  para- 
doxes, de  folles  plaisanteries  ou  quelques-unes  de  ces 
charges,  caricatures  parlées  plus  vraies  que  les  comédies, 
dont  l'observation  perpétuelle  de  la  nature  donne  le  secret 
aux  artistes,  et  qui  provoquent  des  rires  irrésistibles,  puis 
chacun  se  retire,  ayant  fait  une  bonne  œuvre,  — quelque- 
fois  un  chef-d'œuvre,  —  et  s'étant  amusé,  ce  qui  est  rare. 
Nous  voudrions  bien  voir  s'établir  une  semblable  société  à 
Paris,  oij  les  artistes,  en  général,  se  voient  si  peu  et  ne  se 
connaissent  presque  que  par  les  rivalités. 

On  nous  fit  l'honneur  de  nous  admettre  dans  la  Société 
du  vendredi,  et  c'est  à  une  de  ces  réunions  que  nous  vîmes 
Zichy  pour  la  première  fois. 

Le  vendredi  avait  lieu  ce  soir-là  dans  Wassili-Ostro:', 
chez  Lavezzari,  un  peintre  cosmopolite,  qui  a  tout  vu  et 
tout  dessine-.  Des  aquarelles  oii  nous  reconnaissions  l'Al- 
hambra,  le  Parthénon,  Venise,  Constantinople,  les  pylônes 
de  Karnac,  les  tombeaux  de  Lycie,  couvraient  les  murs 
quelquefois  à  demi  cachés  par  les  gigantesques  feuilles 
des  plantes  tropicales  dont  la  température  de  serre  chaude 
qui  règne  dans  les  appartements  permet  en  Russie  d'orner 
les  intérieurs. 

Un  jeune  homme  de  trente  ou  trente-deux  ans,  aux 
longs  cheveux  blonds,  relombanlenbouclesdésordonnées, 

15. 


m  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

iiax  yeux  d'un  gris  bleuâtre,  pleins  de  feu  et  d'esprit,  à  la 
barbe  claire  et  légèrement  Irisée,  aux  traits  agréables  et 
doux,  était  debout  près  d'une  table,  disposant  son  papier, 
ses  pinceaux  à  lavis  et  son  verre  d'eau;  il  répondait  avec 
un  rire  argentin,  un  vrai  rire  d'enfant,  à  une  plaisanterie 
que  venait  de  lui  adresser  un  de  ses  camarades.  G'étai 
Zichy. 

On  nous  présenta.  Nous  lui  exprimâmes  de  notre 
mieux  la  vive  admiration  que  nous  inspiraient  YOrgie 
floj'entine  et  les  dessins  de  lui  que  nous  avions  vus  chez 
Beggrow.  Il  nous  écoutait  avec  un  air  de  plaisir  visible, 
car  il  ne  pouvait  mettre  notre  sincérité  en  doute,  mêlé 
d'une  surprise  modeste  qui  n'était  pas  jouée,  à  coup 
sûr. 

Il  semblait  se  dire  :  «  Suis-je  en  effet  un  si  grand  homme 
que  cela?  »  non  pas  que  Zichy  n'ait  la  conscience  de  son 
talent,  mais  il  n'y  attache  pas  l'importance  qu'il  devrait. 
Il  croit  facile  ce  qu'il  fait  facilement,  et  il  s'étonne  un  peu 
de  ce  qu'on  s'extasie  sur  une  chose  qui  ne  lui  a  coûté  que 
trois  ou  quatre  heures  de  travail,  tout  en  fumant  et  en 
causant.  Un  trait  de  génie  n'est  pas  bien  long  à  donner 
—  quand  on  a  du  génie,  et  Zichy  en  a. 

Il  nous  fit  la  galanterie  d'improviser  une  composition 
sur  un  sujet  tiré  du  lîoi  Candaule,  une  nouvelle  antique 
de  nous  qui  a  déjà  eu  l'honneur  d'inspirer  une  statue  à 
Pradier  et  un  tableau  à  Gérôme.  L'instant  choisi  était 
celui  où  Nyssia,  ne  pouvant  supporter  que  deux  mortels 
vivants  connaissent  le  secret  de  ses  charmes,  introduit 
Gygès  dans  la  chambre  nuptiale  et  dirige  le  ;  oignard  sur 
la  poitrine  du  roi  endormi.  Sous  la  main  sûre  et  rapide  de 
l'arlisle  un  splendide  intérieur  gréco-asiatique  se  créait 
comme  par  enchantement.  L'Héraclide  aux  muscles  d'ath- 
lète s'était  déjà  affaissé  sur  les  coussins,  etNyssia,  mince 
et  blanche  comme  une  statuette  taillée  dans  une  colonne 
de  marbre  de  Paros,  laissait  tomber  son  dernier  vêtement, 
geste  voluptaoux,  rendu  terrible  par  sa  signification,  car 
il  est  le  signal  convenu  du  mourlre;  le  doriphorc  Gygôs 
s'avançait  à  pas  de  tigre,  serrant  convulsivement  la  froide 


ZICIIY.  175 

lame  contre  sa  poitrine.  Le  crayon  courait  sans  hésitation, 
comme  s'il  eût  copié  un  modèle  invisible. 

Pendant  ce  temps,  les  autres  vendrediens  travaillaient 
aussi  avec  une  ardeur  et  une  prestesse  étonnantes;  Svert- 
chkof  dessinait  aux  crayons  de  couleur  un  cheval  repo- 
sant amicalement  sa  tète  sur  le  col  de  son  compagnon. 
Comme  Horace  Vernet,  comme  Alfred  de  Dreux,  comme 
Achille  Giroux,  Svertchkof  excelle  à  faire  jouer  des  moires 
sur  la  croupe  satinée  des  chevaux  de  race;  il  connaît  ad- 
mirablement les  ressorts  de  leurs  jarrets  nerveux  ,  il  sait 
entrelacer  les  veines  sur  leur  col  fumant,  faire  jaillir  le 
feu  de  leurs  prunelles  et  de  leurs  narines;  mais  il  a  un 
faible  pour  le  petit  cheval  de  l'Ukraine,  échevelé,  vehi, 
inculte,  pour  le  pauvre  cheval  du  mougik;  il  le  peint  at- 
telé au  rosposnik,  au  télègue  ou  au  traîneau,  tirant  dans 
la  glace  ou  dans  la  neige,  par  les  bois  de  sapins  dont  les 
frimas  courbent  les  branches.  On  sent  qu'il  aime  ces  bra- 
ves animaux,  si  sobres,  si  patients,  si  courageux,  si  durs 
à  la  fatigue;  il  est  le  Sterne  de  ces  bonnes  bêtes,  et  la  page 
du  Voyage  sentimental  sur  l'âne  qui  mange  une  feuille 
d'artichaut  n'est  pas  plus  touchante  que  tel  de  ses  croquis. 
Nous  retrouvâmes  là,  en  train  de  faire  bouillonner  contre 
des  rochers  les  eaux  écumeuses  d'une  petite  cascade  à  la 
sépia,  un  vieil  ami  à  nous,  Pharamon  Blanchard,  que  nous 
n'avons  jamais  vu  à  Paris,  et  avec  qui  nous  avons  passé 
bien  des  heures  à  Madrid,  â  Smyrne,  h  Constantinople;  il 
nous  fallait  venir  à  Saint-Pétersbourg  pour  le  rencontrer 
après  six  ans  d'absence. 

Popof,  le  Téniers  russe,  esquissait  avec  une  naïveté  char- 
mante une  scène  de  paysans  prenant  leur  thé;  Lavazzari 
conduisait  un  arabe  attelé  de  bœufs jDar  les  rues  étroites 
d'une  ville  orientale,  tandis  que  Charlemagne,  l'artiste 
qui  a  fait  ces  vues  si  justes  et  si  vraies  de  Saint-Pétersbourg 
qu'on  i)out  admirer  au  vitrage  de  Daziario,  ajoutait  de  sa 
propre  autorité  une  île  au  lac  Majeur  et  la  couvrait  de 
constructions  féeriques,  à  ruiner  les  princes  Borromée, 
malgré  leur  richesse.  Un  peu  plus  loin,  Lowf,  le  directeur 
du  conservatoire  de  dessin,  illuminait  d'un  chaud  rayon 


176  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

de  soleil  la  place  publique  de  Tiflis.  Le  prince  Maxin- 
tof  lançait  au  galop  une  escouade  de  pompiers,  vue  en 
raccourci,  devant  laquelle  se  rangeaient  les  drochkys  en 
toute  hâte,  serrant  le  mur  de  leurs  roues.  Un  Italien  qui  a 
su  donner,  dans  ses  aquarelles  si  transparentes  et  si 
chaudes,  l'intérêt  du  traghetto  de  la  piazelta,  à  Venise, 
au  débarcadère  de  l'Amirauté,  faire  du  canal  de  Fontanka 
un  dessin  qu'eussent  signé  Ganaletto  et  Guardi,  et  rendre 
avec  une  magie  de  couleur  tout  orientale  les  magnificen- 
ces byzantines  du  Kremlin  et  de  ses  églises  bariolées,  sem. 
blables  à  des  pagodes  indoues,  Premazzi,  arrondissait  sur 
d'élégantes  colonnes  le  porche  d'un  couvent,  détachant  sa 
blanche  façade  sur  le  fond  bleu  d'un  lac.  Hoch,  achevant 
une  tête  de  femme,  mêlait  au  pur  type  romain  aimé  de 
Léopold  Robert  quelque  chose  de  la  grâce  de  WinterhaK 
ter.  Rûhl,  avec  une  pincée  de  plombagine  et  un  morceau 
d'ouate,  brochait  des  Gudin  et  des  Aiwazosky  k  la  va- 
peur; Rûhl  qui,  à  la  fin  d'un  souper,  sait  être  devant  des 
amis  tour  à  tour  Macaluso  ou  Henri  Monnier,  à  moins 
que,  faisant  courir  sur  le  clavier  ses  doigts  si  agiles, 
il  ne  joue  le  dernier  opéra  ou  qu'il  n'en  improvise  un 
autre. 

A  notre  tour,  il  fallut  nous  exécuter,  car  nul  profane 
n'est  admis  régulièrement  dans  la  société  à  l'exception  de 
M.  Mussard,  qu'on  dispense  de  tout  dessin  en  faveur  de 
son  goût,  de  son  esprit,  de  sa  science,  et  h  la  condition 
expresse  qu'il  causera.  Une  tête  au  crayon,  que  quelques 
fleurettes  et  brins  de  paille  dans  les  cheveux  pouvaient 
faire  passer  pour  une  Ophélie,  fut  indulgemment  admise 
comme  morceau  de  réception,  et  dans  le  petit  cénacle  du 
vendredi,  l'on  voulut  bien  ne  pas  nous  traiter  en  Philistin  ; 
à  chaque  réunion  nous  eûmes  place  au  pupitre  de  pein- 
tre, et  nos  gribouillages  allèrent  grossir  le  portefeuille 
commun. 

Cependant  Zichy  lavait  à  grande  eau  son  dessin  et  com- 
'  mençait  à  y  jeter  ces  jeux  d'ombre  et  de  lumière  qu'il  fait 
contraster  si  habilement,  lorsqu'on  vint  annoncer  le  sou- 
per. Un  macaroni  d'une  SMCCulencc  exquise  et  d'une  sa- 


ZICHY.  177 

veur  locale  irréprochable  y  figurait  avec  honneur.  Un  char- 
mant profil  d'Italienne,  suspendu  à  la  muraille,  expliquait 
peut-être  cette  perfection  classique. 

Le  lendemain  nous  reçûmes  une  lettre  de  Zichy  dans 
laquelle  il  nous  disait  qu'ayant  relu  le  Roi  Candaule,  il 
avait  déchiré  son  dessin  en  mille  morceaux,  —  le  bar- 
bare, le  vandale  I  —  En  même  temps  il  nous  invitait  à  dî- 
ner chez  lui,  afin  de  nous  montrer,  en  attendant  la  soupe, 
des  choses  plus  dignes  d'être  vues  et  capables  de  justifier 
un  peu  la  bonne  opinion  que  nous  avions  de  lui.  A  la  let- 
tre était  joint  un  petit  plan  de  sa  main  destiné  à  nous 
faire  trouver  sa  maison,  précaution  qui  n'avait  rien  de  su- 
perflu, vu  notre  parfaite  ignorance  de  la  langue  rssse.  A 
l'aide  du  plan,  avec  les  quatre  mots  qui  forment  le  fond 
du  dialogue  entre  l'étranger  et  l'isvochtchik  :  préama  (en 
avant),  naprava{h  droite],  na  leva  (h  gauche),  stoi  (ar- 
rête), nous  parvînmes  heureusement  au  pont  de  Vosne- 
sensky,  non  loin  duquel  Zichy  demeure. 

Malgré  la  réserve  que  nous  nous  sommes  toujours  im- 
posée dans  nos  voyages,  nous  introduirons  le  lecteur  avec 
nous  chez  Zichy,  sans  croire  abuser  de  l'hospitalité  offerte: 
si  l'on  doit  s'arrêter  sur  le  seuil  du  foyer  intime,  on  peut, 
ce  nous  semble,  entre-bâiller  la  porte  de  l'atelier.  Zichy 
nous  pardonnera  donc  de  lui  amener  quelques  visiteurs 
qui  n'ont  pas  été  présentés  régulièrement. 

Tout  appartement  en  Russie  commence  par  une  sorte 
de  vestiaire,  où  chaque  survenant  se  débarrasse  de  sa  pe- 
lisse entre  les  mains  du  domestique  qui  l'accroche  à  un 
porte-manteau  ;  puis  on  se  déchausse  de  ses  galoches, 
comme  en  .Orient  on  ôte  ses  babouches  à  l'entrée  de  la 
mosquée  et  du  sélamlick.  Le  premier  plan  de  savates,  qui 
surprenait  si  fort  les  Parisiens  dans  le  tableau  de  Gérûme, 
la  Prière  des  Amantes,  se  rencontre  ici  dans  toutes  les  an- 
tichambres, pour  peu  que  le  maître  de  la  maison  soit  puis- 
sant, célèbre  ou  aimable;  c'est  vous  dire  qu'il  y  a  toujours 
une  cordonnerie  abondante  au  vestiaire  de  Zichy.  Cepen- 
dant ce  jour-là  aucune  galoche,  aucune  botte  fourrée,  au 
cun  chausson  de  feutre  n'était  rangé  au  bas  du  râtelier  dea 


178  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

pelisses  :  Zichy  avait  fait  défendre  sa  porte  pour  que  nous 
pussions  causer  librement. 

Nous  traversâmes  d'abord  un  salon  assez  vaste,  dont  un 
superbe  trophée  d'équipages  de  chasse  occupait  l'une  des 
parois.  C'étaient  des  fusils,  des  carabines,  des  couteaux, 
des  carnassières,  des  poires  à  poudre,  suspendus  à  des 
massacres  de  cerf  et  groupés  avec  des  peaux  de  lynx,  de 
loup,  de  renard,  victimes  ou  modèles  de  Zichy.  On  aurai 
pu  se  croire  chez  un  grand  veneur  ou  tout  au  moins  che; 
un  sportman,  si  un  tableau  très-chargé  d'ombres  à  h 
Rembrandt  et  représentant  un  prophète  dans  sa  caverne, 
si  une  épreuve  de  l'Hémicycle  de  Paul  Delaroche,  grav( 
par  Henriquel  Dupont,  et  de  la  Smala  d'Horace  Yernet,  à 
la  manière  noire,  n'eussent  attesté,  avec  quelques  cadres 
vides  attendant  une  toile,  que  l'on  était  bien  chez  un  ar- 
tiste. 

Des  vases  contenant  des  plantes  de  serre  chaude  à  lar- 
ges feuilles  étaient  rangés  contre  la  fenêtre,  sans  doute 
pour  maintenir  la  tradition  du  vert,  couleur  qui  disparaît 
en  Russie  huit  mois  chaque  année,  et  qu'un  peintre,  plus 
que  tout  autre,  a  besoin  de  conserver. 

Au  milieu  de  la  pièce  s'arrondissait  la  grande  table  de 
travail  du  vendredi. 

Une  seconde  pièce,  beaucoup  plus  petite,  succédait  à 
celle-ci.  Un  double  divan  en  garnissait  deux  faces,  et  se 
repliait  en  angle  émoussé  vers  le  fond  de  la  chambre,  con- 
tre une  de  ces  élégantes  cloisons  à  jour  semblables  à  des 
grilles  de  chœur  ou  de  parloir,  chefs-d'œuvre  de  la  me- 
nuiserie nationale,  oîi  le  bois,  comme  le  fer  forgé,  se  plie 
aux  rinceaux,  aux  volutes,  aux  treillis,  aux  colonnettes, 
aux  trèfles,  aux  arabesques  et  aux  caprices  de  toutes  sor- 
tes; des  lierres  et  d'autres  plantes  grimpantes,  dont  le 
pied  est  caché  dans  des  jardinières,  suspendent  leurs  feuil- 
lages naturels  aux  feuillages  sculptés,  et  produisent  l'effet 
'3  plus  charmant  du  monde. 

Avec  ces  jolies  cloisons",  frappées  à  l'emporle-pioce 
comme  des  truelles  h  poissons  ou  des  papiers-dentelles,  on 
s'isole  à  demi  au  milieu  ou  dans  le  coin  d'un  salon;  on 


ZICHY.  179 

se  compose  une  chambre  à  coucher,  un  cabinet,  un  bou- 
doir, un  retrait,  comme  disaient  les  gothiques;  on  s'en- 
ferme sans  être  au  secret,  et  l'on  se  baigne  dans  l'atmo- 
sphère générale  de  l'appartement. 

Sur  les  consoles,  formées  par  les  saillies  de  l'ornemen- 
tation,  posaient  les  deux  sveltes  statuettes  de  Pollet, 
X Étoile  du  matin  et  la  Nuit,  moulées  en  stéarine,  et,  à  tra- 
ders les  barreaux,  on  apercevait  des  costumes  caractéris 
iques  de  Tcherghess,  de  Lesghines,  de  Circassiens,  d 
[iosaques  des  frontières  caucasiques,  accrochés  à  la  mu 
raille,  qui  composaient  dans  l'ombre,  par  leurs  couleur 
variées,  un  fond  riche  et  chaud,  sur  lequel  se  détachaien 
en  clair  les  fines  découpures  de  la  cloison. 

Aux  parois  latérales  nous  remarquâmes  d'un  côté,  la 
Défaite  des  Huns  et  la  Destruction  de  Jérusalem,  magni- 
fiques gravures  allemandes,  d'après  les  fresques  de  Kaul- 
bach,  dans  l'escalier  du  Musée,  à  Berlin,  placées  au-dessus 
d'une  rangée  de  médaillons  au  pastel,  portraits  des  ven- 
drediens,  dessinés  par  Zichy^  et  de  l'autre  côté,  Y  Assas- 
sinat du  duc  de  Guise,  de  Paul  Delaroche,  quelques  bouto 
d'étude,  quelques  plâtres  ou  autres  bibelots. 

Dans  la  pièce  du  fond,  oîi  Zichy  nous  reçut,  notre  œil 
fut  d'abord  attiré  par  une  armure  d'enfant  du  seizième 
siècle,  debout  sur  la  cheminée,  à  l'endroit  que  les  Philis- 
tins décorent  d'une  pendule.  La  glace  était  remplacée  avec 
avantage  dans  le  même  goût;  une  panoplie  cosmopolite 
en  tenait  lieu  :  il  y  avait  là  des  masses  d'armes,  des  épées 
de  Tolède,  des  lames  bleues  de  Damas,  des  fissahs  de  Ka- 
bylie,  des  yatagans,  des  kriss,  des  dagues,  des  fusils  à 
long  canon  niellé,  à  crosse  incrustée  de  turquoises  et  de 
coraux.  Un  second  trophée  composé  de  carquois,  d'arcs, 
de  tromblons,  de  pistolets,  de  casques  géorgiens  <\  gor 
gerins  de  mailles,  de  narghilés  en  acier  du  Khornssan 
de  fourchettes  d'appui  persanes,  de  zagaies  africaines,  e 
de  ces  millcobjets  qu'une  curiosité  pittoresque  rassemble 
couvrait  toute  une  paroi  de  la  chambre.  —  Zichy  est  un 
habitué  du  Stchoukin-Dvor  de  Saint-Pétersbourg  et  da 
Moscou;  à  Gonstantinople,  il  ne  quitterait  pas  le  bazar  des 


180  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

armures;  il  en  a  la  passion,  il  en  cherche,  il  en  achète,  il 
en  troque,  il  en  échange  contre  des  croquis;  on  lui  en 
ionne,  et  pour  peu  qu'il  se  déterre  un  outil  de  destruction 
barbare,  féroce  et  singulier,  il  tinit  par  arriver  chez  lui. 
En  montrant  tout  ce  bric-à-brac,  Zichy  peut  dire  comme 
Rembrandt  :  «  Voilà  mes  antiques.  » 

L'autre  face  en  retour  d'équerre  est  occupée  par  une  bi- 
bliothèque polyglotte,  qui  témoigne  du  goût  et  de  la  science 
de  l'artiste,  qui  lit  dans  l'original  les  chefs-d'œuvre  de 
presque  toutes  les  littératures  d'Europe.  Les  deux  autres 
faces  sont  percées  de  croisées,  car  la  pièce  forme  l'angle 
de  la  maison,  et  ne  contiennent  dans  les  entre-deux  des 
fenêtres  que  de  menus  objets  inutiles  à  décrire. 

Mais,  direz-vous,  ennuyé  peut-être  de  cette  description 
un  peu  longue,  vous  nous  aviez  promis  de  nous  mener  à 
l'atelier  de  Zichy,  et  jusqu'à  présent  vous  n'avez  invento- 
rié que  ti'ois  pièces  meublées  plus  ou  moins  pitloresque- 
ment.  Ce  n'est  pas  faute  de  bon  vouloir,  mais  Zichy  n'a  pas 
d'atelier,  ni  lui,  ni  aucun  artiste  de  Saint-Pétersbourg.  Le 
cas  de  peinture  n'a  pas  été  prévu  dans  celte  ville,  qui  est 
pourtant  l'Athènes  du  Nord  ;  les  propriétaires  n'y  ont  pas 
songé;  aussi  l'art  se  loge-t-il  comme  il  peut,  et  cherche-t-il, 
souvent  en  vain,  dans  un  appartement  bourgeois,  la  place 
d'un  chevalet  et  un  angle  de  jour  favorable;  ce  ne  sont 
pourtant  ni  les  terrains  ni  les  moyens  de  construction  qui 
manquent. 

Zichy  travaillait  à  un  pupitre  sur  le  coin  d'une  table, 
près  d'une  fenêtre,  profitant  en  toute  hâte  d'un  reste  de 
jour  blafard.  Il  achevait  un  grand  dessin  à  l'encre  de 
'  Chine,  destiné  à  la  gravure.  C'était  un  Werther  au  moment 
f  suprême  du  suicide.  Le  vertueux  amant  de  Charlotte,  ayant 
condamné  son  amour  comme  impossible  et  coupable,  se 
préparait  à  exécuter  la  sentence  portée  par  lui  contre  lui- 
même.  Sur  la  table  couverte  d'un  tapis,  sorte  de  tribunal 
devant  lequel  s'était  assis,  pour  délibérer  sa  propre  cause, 
,  Werther,  juge  de  Werther,  brûlait  une  lampe  à  demi  épui- 
sée, témoin  du  débat  nocturne.  L'artiste  avait  représenté 
Werther  debout,  comme  un  magistrat  rendant  un  verdict. 


ZICIIT.  181 

Pi  tandis  que  ses  lèvres  se  referinnicnt,  al)ais  ant  leurs 
1  oins,  après  l'arrêt  prononé,  sa  ni:iin  délicate,  comme 
celle  d'un  rêveur  et  d'un  oisif,  cherchait  à  talons  parmi 
les  papiers  la  crosse  du  pistolet. 

La  télé,  éclairée  en  dessous  par  la  lueur  de  la  lampe, 
avait  la  dédaigneuse  sérénité  d'expression  d'un  homme 
sûr  d'éi'-liapper  désornwis  a:ix  douleurs  morales,  regardant 
déjà  la  vie  de  l'autre  côté.  On  sait  combien  la  poidre,  les 
cheveux  crêpés  et  les  modes  de  1789  prêtent  peu  à  l'ex- 
pression tragique.  Cei>enilanl  Zicliy  a  trouvé  moyen  de 
faire  de  Werther,  endépii  des  vi.'n-ttes  du  temps  et  du  cé- 
lèbre frac  bleu,  une  création  idéale,  poélique  et  pleine  de 
style.  L'effet  a  une  \igueur  digne  de  Rembranclt  ;  la  lu- 
mière venant  d'en  bas  frappe  les  objets  d'ombres  et  de 
clairs  inattendus,  modelant  tout  avec  une  magie  fantas- 
tiquement réelle  ;  derrière  l'amant  de  Charlotte  s'élève 
jusqu'au  plafond  une  ombre  poilce  pareille  à  un  fantôme. 
Le  speclre  semble  se  tenir  là  tout  prêt  à  rsmplaccr 
l'homme  qui  va  disparaître.  On  imaginerait  difficilement  la 
puissance  de  couleur  obteiue  dans  ce  dessin  avec  l'encre 
de  Ciiine,  ordinairement  si  froide. 

Comme  nous  l'avons  dit,  Zichy  est  une  nature  muUiple  : 
vous  croyez  le  connaître,  vous  lui  assignez  un  rang,  une 
manière,  un  genre  ;  tout  à  coup  il  vous  met  sous  les  yeux 
une  œuvre  nouvelle  qui  vous  déroule,  et  jend  voire  appré- 
ciation incomplète.  Qui  se  serait  allendu,  après  le  Wer- 
ther, aux  trois  grandes  aqu  irelles  de  nature  morte,  repré- 
senlint  le  renard,  le  loup  et  le  lynx,  dont  1  s  peaux 
pendaient  dans  so.i  salon,  et  qu'il  avait  tués  lui-même? 
Ni  Barye,  ni  Jadin,  ni  Delacroix  ne  feraient  mieux.  Ce  ta- 
1  ni  seul  suffirait  à  Paris  pour  illustrer  sou  homme,  et 
c'est  un  des  moindres  de  Zichy;  c'est  une  vérité  d-^  lôn, 
une  science  d'attache,  u  le  libe; lé  de  touche,  un  bonli'ur 
de  rendu,  une  coiiiprèhonsion  de  cli  ique  nature,  dont 
0  1  n'a  pas  idée.  Chaque  bêle  a  gardé  daus  la  mort  son 
caractère.  Le  renard,  l'œil  demi  cligné,  le  musea'i  plus 
efdlè  que  de  coutume,  plissait  quelques  rides  fines  aux 
coins  dj  sa  gueule,  semble  méditer  quelque  ruse  sjprêmp 

16 


1.S2  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

qui  n'a  pas  ré!is>i.  Le  loup  découvre  ses  gencives  el  ses 
crocs,  comme  s'il  cherchait  bcstialemeiU  à  nuirtlrc  la 
balle  qui  l'a  traversé.  Le  lynx  est  sublime  de  férocité,  de 
révolte  et  de  rage  impuissantes  :  son  rictus  convulsé 
se  retrousse  avec  une  grimace  affreuse  jusqu'aux  orbites 
où  se  vitrent  les  prunelles,  formant  des  sillons  peaussus 
comme  ceux  que  tr  use  le  rire  sardoniquo  ;  on  eût  dit 
un  héros  sauvage  tué  en  trahison  par  un  iilanc,  au  moyen 
d'une  arme  qu'il  ne  conn  it  pas,  et  lui  jetant  son  mépris 
dans  une  dernière  convulsion. 

Chacune  de  ces  aquarelles  n'avait  den.andé  qu'un  jour 
de  travail.  La  putrélaclion  rapide  des  modèles  exigeait  de 
Zichy  celte  célérité,  qui  d'ailleurs  ne  lui  fait  rien  sacrifier 
ni  lâcher.  Son  œil  est  si  sûr,  sa  main  si  certaine,  que  tout 
coup  porte. 

Après  cela,  si  vous  aviez  J'idée  de  classer  Zichy  comme 
peinlre  d'animaux,  vous  vous  tromperiez  étrangement  ;  il 
est  bien  tout  ;iuiant  un  peintre  d'histoire  t  examinez  plutôt 
ces  magnifiques  compositions  à  la  plume,  représentant 
d'anciennes  batailles  moscovites  et  l'établissement  du 
cliristianisme  en  liussie,  œuvres  de  sa  jeunesse,  où  l'on 
sent  encore  Tinfluence  allemande  de  son  maître  Wald- 
muller.  On  vous  dirait  que  ces  dessins  d'un  si  beau  style, 
d'une  tournure  si  héroïque,  d'une  invention  si  abondante, 
sont  de  Kaulbach  que  cela  ne  vous  étonnerait  pas.  Nous 
douions  même  que  Kaulbach  eût  mis  dans  l'ajustement 
des  f;uerriers  tarlares  celte  barbarie  féroce  et  curieuse, 
car  ici  le  manque  de  documents  historiques  laissait  toute 
latitude  à  la  fantaisie  du  peintre.  Ces  dessins  très-faits, 
lès-arrêlés,  n'auraient  besoin  que  d'être  grandis  au  car- 
reau pour  devenir  d'excellents  carions,  et  s'étaler  enfres- 
qu's  sur  les  murailles  de  quelque  palais  ou  monument 
public. 

Que  diriez-vous  si  à  ces  compositions  sévères  qui,  expo- 
sées à  la  vitrine  de  Goupil,  gravées  comme  les  Cornélius, 
les  Overbeck,  paraîtraient  venir  de  la  grave  école  de  Dus- 
seldoif,  succédait  une  fantaisie  légère,  un  rêve  d'amour 
impossible,  s'envolanl  dans  le  bleu,  cmporlé  par  une  chi- 


ZICHY.  183 

mère  au\  cheveux  noirs  bouclés,  d'un  crayon  aussi  délicat, 
aussi  aérien  que  celui  de  Vidal  ?  Un  nuage  rose,  modelé 
sur  l'azur  par  le  souffle  des  caprices  libertins?  Bon  !  vous 
écriei  iez-vous,  notre  jeune  artiste  est  un  Walteau  moderne, 
un  Boucher  avec  des  élégances  anglaises,  et  des  grâces  du 
livre  ofbeauties;  le  burin  des  Bobinson  et  des  Finden  le 
réclame.  Ce  serait  cerles  là  un  jugement  téméraire,  cai 
Zichy  vous  tirerait  aussitôt  de  son  carton,  en  riant  de  cfe 
frais  rire  enfantin  qui  lui  est  particulier,  une  somliresépia 
improvisée  un  soir  sous  la  lampe,  et  qui  égale  en  vigueur 
sinistre  les  maîtres  les  plus  violents  et  les  plus  dramati- 
ques. 

La  scène  se  passe  dans  un  cimetière  ;  il  fait  nuit.  Une 
faible  lueur  lunaire  perce  à  travers  des  bancs  de  nuages 
gros  de  pluie.  Lt  s  crois  de  bois  noir,  les  monuments  fu- 
nèbres, les  colonnes  tronquées  ou  surmontées  d'une  urne 
que  voile  un  crêpe,  les  génies  de  la  mort  élei.nant  sous  le 
pied  la  torche  de  la  vie,  toutes  les  variétés  lugubres  de 
l'arcliitecture  sépulcrale  découpent  leurs  sombres  sil- 
houettes sur  l'horizon  plein  de  terreurs  mystérieuses. 

Au  premier  plan,  parmi  des  terres  rejetées,  vibrent 
deux  pioclies  plantées  dans  la  glaise.  Un  trio  monstrueux 
s'occupe  à  une  œuvre  sans  nom,  comme  les  sorcières  de 
Macbeth.  Des  voleurs  de  lombeauv ,  hyènes  à  face  d'homme, 
qui  fouillent  les  sépultures  pour  dérober  à  la  moi  t  ses 
derniers  joyaux,  l'anneau  d'or  de  li  femme,  le  hochet 
d'argent  de  l'enfant,  le  médaillon  de  l'amant  ou  de  l'amante, 
le  reliquaire  du  fidèle,  ont  déterré  un  riclie  cercueil, 
dont  le  couvercle  de  velours  unir  à  galons  d'argent  laisse 
voir  en  «'entrouvrant  une  jeune  femme,  la  tète  posée  sur 
un  oreiller  de  dentelle.  Le  linceul  écarté  la  montre  le 
menton  penché  sur  la  poitiine,  dans  une  de  ces  médita- 
tions d'éternité  qui  distraient  les  loisirs  de  la  bière,  un 
bras  replié  sur  son  cœur  arrêté  à  jamais,  et  que  lever 
mine  déjà  sourdement.  Un  des  voleurs,  masque  bestial, 
figure  de  bagne,  coiffé  d'une  immonde  casquette,  tient  un 
bout  de  chandelle  qu'il  abrite  de  sa  main  contre  l:'  vent 
nocturne.  La  lumière  tremblotante  tombe  livide  et  blafarde 


184  VOYAGE  EN  RrSSIE. 

sur  la  pâleur  de  la  morte.  Un  autre  bandit,  à  moitié  enfoui 
dans  la  fosse,  et  dont  les  traits  féroces  produisent  l'eflet 
d'une  hure  parmi  des  gioins,  soulève  dans  ses  pat' es  la 
main  fluette  et  blanche  comme  de  la  cire  que  le  cadavre 
lui  abandonne  dans  son  indifférence  spectrale.  Il  ain  che 
de  l'annulaiie  séparé  des  autres  doigts,  et  qui  peut-être  va 
se  briser  sous  ce  tiraillement  sacrilège,  nue  bague  pré- 
cieuse, la  bague  nuptiale,  sans  doute  !  Un  troisième  gredin, 
en  vedette  sur  la  bosse  d'une  fosse  récente,  écoute,  en  se 
taisant  un  cornet  acousiique  de  son  bonnet,  l'aboiement 
lointain  de  quelque  chien  inquiet  des  manœuvres  de  la 
bande  ou  le  pas  à  peine  saisissable  d'un  gardien  faisant  sa 
tournée  sur  le  chemin  de  ronde.  La  plus  ignoble  peur 
crispe  sa  face  noire  d'ombres,  et  son  pantalon  aux  plis  cra- 
puleux, moite  de  rosée,  alourdi  par  la  terre  grasse  des  ci- 
metières, trahit  des  membres  et  dos  articulations  de  singe. 
On  lie  saurdit  pousser  plus  loin  l'horieur  romantique.  Ce 
dessin  que  nous  vantons,  tout  Paris  le  veira  ;  il  est  à  nous  : 
Zichy  nous  en  a  fait  hommage,  c'est  son  chef-d'œuvre  et 
un  chef-d'œuvre.  Quand  on  le  contemple,  on  pense  au 
Lazare  de  Rembrandt,  au  Suicidé  de  De(  amps,  à  Vllamlet 
avec  les  fossoyeurs  d'Eugène  Delacroix,  et  ces  teri'ibles 
souvenirs  ne  lui  nuisent  en  rien.  Quelle  magie  de  lumière 
et  de  clair-obscur,  quelle  puissance  d'effet  obtenues  par 
des  moyens  si  simples  !  Sur  le  devant  un  peu  de  sépia 
rousse,  au  fond  quelques  teintes  d'encre  de  Chine.  La  plUs 
riche  palette  ne  donnerait  pas  des  résultats  siprcstigiux. 

A  celte  scène  effrayante,  qu'on  prendrait  au  premier 
ospect  pour  un  repas  de  gouhs,  l'aitisle  oppose  une 
Bacchante  surprise  par  un  saUjre,  d'un  slyle  si  pur,  si  an- 
tique, que  vous  vous  demandez  de  (juelle  inlaille,  de  (juel 
camée,  de  quelle  fresque  de  Tompèi,  de  quel  vase  grec  des 
Studij  est  tiré  ce  beau  groupe. 

De  l'antiquité  nous  redescendons  en  plein  mo\en  âge 
avec  la  composition  des  Juifs  martyrs.  Dans  ce  dessin, 
d'une  grande  importance,  Zichy  a  l'ésumé  d'ime 
manièie  aussi  pillore  que  que  profonde  la  double  persé- 
cution politique  et  religieuse  qui,  sous  prétexte  do  venger 


ZIGIIY.  185 

la  mort  d'un  Dieu,  s'acharnail  contre  le  malheureux  peuple 
d'Israël. 

Au  fond  d'une  cave  ou  plutôt  d'une  arrière-bouli(|ue 
souterraine,  asile  insuffisant,  cachette  précaire,  est  réunie 
U'ie  famille  juive,  formant  un  groupe  de  désolation  et 
d'épouvonte.  Les  solides  portes  du  caveau,  malgré  leurs 
verrous,  leurs  barres  et  leurs  serrures  ont  crevé  sous  la 
pression  extérieure,  et  leurs  bdltants  jetés  hors  des  gonds 
se  renveisent  sur  les  marches  de  l'escalier.  Un  flot  de 
lumière  pénètre  dans  la  retraite  mystérieuse  et  en  trahit 
tocs  les  secrets.  La  puissance  spirituelle  et  la  puissance 
temporelle  apparaissent  au  sommet  des  degrés  avec  un 
éclat  lulgurant  ;  la  croix  et  le  glaive  brillent  au  milieu  de 
la  clarté  soudaine  aux  yeux  éblouis  des  pauvres  juifs, 
forcés  dans  leur  dernier  repaire.  Parmi  l'escouade 
tum  ilueuse  des  soldats,  la  process'on  des  moines  s'avance 
doucereusement  impassible,  tranquillement  fanatique, 
implacable  comme  un  dogme.  Le  justicier,  le  seigneur,  ie 
baron  féodal  a  prêté  à  l'^glie  la  force  matérielle  dont  il 
dispose,  il  a  livré  Icscorps  ;  l'inquisition  va  prendre  les 
âmes.  Il  est  là  hautain  et  superbe  dans  son  pourpoint  roide 
comme  une  cuiras  e,  personnification  saisissante  du 
moyen  âge.  Le  moine,  face  large  et  carrée,  en  dépit  d'un 
embonpoint  à  la  frère  Jean  des  Entommeures,  a  un  carac- 
tère de  puissance  irrésistil  le,  et  porte  comme  un  diadème 
la  couronne  de  sa  tonsure  :  on  sent  qu'il  représente  une 
grande  chose.  Derrière  lui  un  plat  masque  de  bedeau, 
écrasé  par  le  poing  de  la  trivialité,  se  penche  et  regarde 
d'un  gros  œil  plein  de  haine  et  de  curiosité  bêtes  la  frôle 
couvée  humaine  surprise  au  nit',  et  palpitante  comme  la 
colombe  sous  la  serre  de  l'autour.  Cet  homme,  sans  être 
beaucoup  plus  méchant  qu'un  autre,  ne  manquera  pas 
d'aller  à  l'auto-da-fé,  et  cela  le  fera  rire  beaucoup  de  voir 
la  chair  grillée  se  racornir  dans  la  flamme.  Mais  la  figt.re 
vérilablemcnt  effrayante  du  lableau,  et  qui  en  concentre 
l'idée,  c'est  un  spectre  monacal,  un  (roc  à  plis  de  suaire, 
ane  cagoule  engloutissant  comme  la  gueule  d'une  giiivie 
gothique   une  tète   macérée,    décharnée,   livide  malgré 

16. 


180  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

l'ombre  qui  la  baigne,  et  aussi  terrible  que  celle  du  moine 
dans  le  Saint  Basile  d'Herrera  le  Vieux.  Une  lumière  pa- 
reille au  luisant  d'un  bec  d'épervier  accuse  son  nez  osseux 
et  mince.  Des  phosphorescences  fauves  étoiKnl  vaguement 
au  fond  de  la  capuce,  indiquant  les  yeux  où  la  vie  de  cette 
face  morle  s'est  réfugiée  ;  de  cette  vivante  tête  de  mort 
recouverte  d'une  peau,  où  bouillonnent  froidement  tant 
de  chaudes  passions,  part  la  pensée  unitaire  qui  dirige  tout. 

Le  père  de  famille,  juif  n  ajestueux,  dont  les  grands 
traits  orientaux  rappellent  les  prophètes  bibliques,  voyant 
tout  espoir  perdu,  s'est  redressé  de  toute  sa  hauteur  ;  il  r.e 
s'abaisse  pas  à  des  mensonges  inutiles,  et  sa  simaire 
entr'ouverte  laisse  voir  sur  son  cœur  les  phylactères  où 
sont  écrits  en  lettres  hébraïques  les  versets  du  Meux  Tes- 
tament et  les  sentences  du  Talmud.  Il  confessera  sa  foi, 
l'antique  foi  d'.4braham  et  de  Jacob,  et  maityr  sans  au- 
réole, il  mourra  ignominieusement  pour  Jéhovah,  qui  est 
pourtant  aussi  le  Dieu  de  ses  persécuteurs.  Sa  femme, 
belle  jadis  comme  liachel,  mais  dont  les  terreurs  et  les 
chagrins  ont  flélri  sans  les  enlaidir  les  nobles  traits,  se 
renverse  en  joignant  les  mains  vi  en  fermant  les  yeux, 
comme  pour  ne  pas  voir  l'effroyable  réalité  ;  sur  ses  ge- 
noux repose  son  pelit-fîls,  endormi  au  milieu  de  ce  tumulte 
du  paisible  sonmieil  de  l'enfance,  un  nourris^on  beau 
comme  l'Enfant  Jésus  dans  sa  crèche.  La  jeune  mère, 
d'une  beaulé  céleste,  s'est  affaissée  presque  évanouie,  les 
cheveux  épars,  la  tète  flottant  sur  sa  poitrine,  les  bras 
inertes,  sans  force,  sans  pensée,  sans  volonté,  folle  d'épou- 
vante. Son  pur  type  hébraïque  réalise  tout  ce  qu'a  pu  faire 
rêver  la  liébecca  d'Ivanhoë. 

Sur  le  devant,  dans  une  pose  du  raccourci  le  plus  auda- 
cieux, a  roulé  un  jeune  garçon  foudroyé  de  peur.  Un  peu 
en  arrière  rampe  l'aïeul,  eu  qui  sont  concentrés  (ous  les 
instincts  sordides  de  la  race  ;  il  tâche  de  protéger  de  ses 
vieilles  mains  tremblantes  et  de  son  corps  voûté  les  vases 
d'ar;.;ent  ot  d'or  qu'Israël  n'oublie  jamais  d'emporter  d'É- 
gyple;  en  ce  moment  suprême,  il  ne  songe  qu'à  une  chose, 
«  sauver  la  caisse  !  » 


ZICIIY  187 

L'exécution  de  ce  dessin  est  à  la  fois  large  et  finie  ;  l'es- 
tompe et  le  crayon  sont  les  moyens  employés.  A  des  blancs 
lumineux,  argentins,  s'opposent  des  noirs  veloutés  comme 
ceux  des  belles  gravures  anglaises.  Les  Juifs  martyrs  se- 
ront une  magnifique  estampe,  et  telle  est,  sauf  erreur, 
leur  destination. 

Si  Meissonier  pratiquait  l'aquarelle,  il  ne  s'y  prendrait 
pas  autrement  que  Zichy.  ^^uus  avons  vu  de  lui  un  lans- 
quenet filant,  après  lioire,  sa  longue  moustache  grise  près 
d'une  table,  où  il  a  déposé  son  casque  à  côté  d'un  pot  de 
bière  et  d'un  vidrecome.  Cela  couvrirait  bien  un  ■  tab;i- 
lière,  de  celles  que  portait  Fréiièiic  le  Grand;  mais  ne 
croyez  pas  au  fini  pointillé  et  pa'ientdela  miniature:  tout 
est  indiqué  par  touches,  par  méplats,  avec  une  aisance  et 
une  fermelé  rares.  La  main  qui  tortille  la  moustache  est 
un  chef-d'œuvre  ;  les  phaL^nges,  les  osselets,  les  ongles, 
les  nerfs,  les  veines,  jusqu'à  la  peau  rugueuse  et  hâ'ée  du 
soldat,  on  y  retrouve  tout.  La  cuirasse  fait  illusion  avec  ses 
reflels  métalliques,  et  sur  le  buffle,  flétri  par  un  long 
usage,  le  frottement  du  fer  a  laissé  sa  trace  bleuâtre.  Dans 
les  yeux  du  soudard,  gros  à  peine  comme  la  tète  d'une 
épingle,  le  point  lumineux,  la  pupille,  l'iris  de  la  prunelle, 
se  discernent  aisément  ;  aucun  détail  de  sa  trogne  enlu- 
minée par  le  soleil  et  parle  vin  n'est  omis  ou  sacrifié.  Son 
masque  microscopique  a  le  relief  et  la  puissance  d'une 
peinture  à  l'huile  de  grandeur  naturelle,  et  en  !e  regardant 
quelques  minutes  on  sait  son  caractère  par  cœur.  Il  est 
brutal  et  bon  enfant  avec  une  pointe  de  ruse,  fort  ivrogne 
et  grand  maïaudeur.  Il  a  tué  quelques  ennemis  sans  doute, 
mais  quel  Achille  de  poulailler,  et  que  de  fois  sa  rapière 
s'est  changée  en  brorhe  ! 

Personne  ne  ressemble  moins  à  Meissonier  qu'Eugène 
Lami:  Zichy  les  reproduit  également  bien  tous  les  deux,  et 
ce  qu'il  va  de  singulier,  c'e^t  qu'il  n'a  jamais  rien  vu  de 
ces  deux  artistes  si  dilfèrents  l'un  de  l'autre.  La  souplesse^ 
de  son  talent  et  les  convenances  du  sujet  lui  font  seules 
trouver  ces  manières  diverses.  Les  esquisses  des  affftarel- 
les  représentant  les  scènes  du  couronnement  sont  des  mer- 


i>S  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

veilles  d'esprit,  de  grâce  et  d'élégance  aristocratiques. 
Jamais  pc  intre  de  higk  life  n'a  rendu  avec  plus  de  brillant, 
de  richesse  et  de  pompe  les  cortèges,  les  cérémonirs  et 
les  représentai  ions  de  gala;  le  pinceau  de  l'ai  liste  pétille 
quand  il  exprime  l'élincelant  et  joyeux  tumulte  des  fêtes; 
il  prend  du  style  quand  il  faut  peindre  l'intérieur  des 
églises  byzantines  aux  mosaïques  d'or,  aux  courtines  de 
velours,  sur  lesquelles  se  détachent  comme  des  icônes  des 
têtes  augustes  et  sacrées. 

Le  croquis  de  la  représentation  officielle  au  théâtre  de 
Moscou  est  une  des  impossibilités  les  plus  adroitement 
escamotées  qu'on  puisse  voir  ;  le  point  de  perspective  est 
pris  du  balcon;  et  les  lignes  courbes  des  galeries  s'étagent 
chargées  de  femmes  étoiîées  de  diamants,  de  hauts  person- 
nages plaqués  d'ordres  et  de  croix;  des  points  de  goua- 
che blancs  et  jaunes  piquent  les  teinles  plates  du  lavis,  et 
font  une  scintillai  ion  d'or  et  de  pierreries  à  éblouir  les 
yeux.  Quelques  traits  piécisent  à  ne  jamais  s'y  méprendre 
les  ressemblances  historiques  ou  officielles,  et  toutes  ces 
beautés  et  ces  magnificences  nagent  dans  une  atmosphère 
doîée,  diamantée,  ardente;  l'atmosphère  des  illumina- 
tions a  giorno,  si  difficile  à  rendre  avec  les  moyens  de  la 
peinture. 

Maintenant,  pour  compléter  l'évolution,  nous  allons  vous 
montrer  Zichy  émule  des  Grant,  des  Landseer,  des  Jadin, 
des  Alfred  de  Dreux  et  autres  illustrations  de  la  peinture 
cynégétique,  ^^otre  artiste  a  fait  pour  un  magn  fique  livre 
de  chasse,  offert  à  l'empereur  de  Russ  e,  des  encadre- 
ments historiés  du  goût  le  plus  exquis.  Chaque  page  offre 
un  espace  où  l'on  inscrit  le  nombre  des  pièces  tuées,  es- 
pace disposé  de  façon  à  laisser  libre  une  ample  marge.  Sur 
chacune  de  (es  marges  l'artiste  a  dessiné  une  chasse  di- 
verse, surmontant  de  la  manière  la  plus  ingénieuse  la  dif- 
ficulté que  lui  présentait  le  cadre.  11  y  a  lâchasse  à  l'ours, 
au  lynx,  à  l'élan,  au  loup,  au  lièvre,  au  coq  de  bruyère, 
à  la  gelinole,  à  ,1a  grive,  à  la  bécassine,  toutes  avec  leur 
é(iuipage  spécial  et  le  paysage  qui  leur  sert  de  fond  habi- 
tuel :   c'est  tantôt  un   effet  de  neige,  tantôt  un  cITot  de 


ZICIIY.  189 

brouillard,  une  aurore  ou  un  crépuscule,  un  fourré  ou 
des  bruyères,  selon  les  retiaites  el  les  mœurs  de  l'animal 
Les  fauves  et  les  bêtes  de  poil  it  de  plume,  les  chevaux  de 
sang,  les  chiens  de  race,  les  fusils,  les  couteaux,  les  poires 
à  poudre,  les  épieux,  les  rets  et  tous  les  engins  de  chassp 
sont  touchés  avec  une  finesse,  une  vérité  et  une  exactitude 
incroyables,  dans  un  ton  léger  qui  ne  dépasse  pas  la 
gamme  chiire  de  l'ornement,  et  s'harmonise  avec  les  tein- 
tes argentées,  rousses  ou  blru  Jtres  du  paysage.  Chaque 
chasse  est  conduite  par  un  haut  fonctionnaire,  par  un  sei- 
gneur, dont  la  tète  grande  comme  l'ongle  est  un  délicieux 
portrait  en  miniature.  L'album  se  term.ine  par  un  trait 
desprit  du  meilleur  goût.  Parmi  tous  ces  Nemrods,  grands 
chasseurs  devant  Dieu,  devait  se  trouver  le  comte  A.,  qui 
ne  chasse  pas.  Zichy  l'a  représenté  descendant  Us  maiihes 
de  l'escalier  du  palais,  et  venant  au-devant  de  l'empereur, 
qui  rentre  avec  la  chasse.  11  figure  ainsi  dans  l'album  cy- 
négétique sans  mentir  à  la  véiité. 

-Â'ous  nous  a  rêtons,  car  il  faut  en  finir.  Mais  nous  n'a- 
vons pas  tout  dit;  le  livre  de  chasse  seul  qui  contient 
quinze  ou  vingt  feuilles,  demandirait  un  article,  et  voilà 
que  nous  nous  apercevons  que  nous  n'avons  rien  dit  des 
sorc  ères  sur  le  bûcher  d'Omphale,  coiffée  de  la  peau  de 
liun  et  dans  la  pose  de  l'Hercule  Farnèse,  charmant  sym- 
bole de  la  grà(  e  se  moquant  de  la  force;  mais  Zichy 
comme  Gustave  Doré  est  un  monstre  de  génie,  un  porien- 
tum,  pour  nous  servir  de  l'expression  latine,  un  cratère 
toujours  en  éruption  de  talent.  Notre  article  est  déjà  in- 
complet ;  mais  nous  avons  écrit  assez  pour  faire  compren- 
dre que  Zicliycst  une  des  plus  étonnantes  individnaliléa 
que  nous  ayons  leucontrées  depuis  1850,  cette  époque  cii- 
malérique  de  l'art. 


IS 


S.MNT-ISAAC 


Quand  le  voyageur,  entré  dans  le  golfe  de  Finlande,  ap- 
proche de  Sainl-Pélersbourg,  ce  qui  d'abord  préoccupe  son 
regaid,  c'est  le  dôme  de  Saint-Isaac,  posé  sur  la  sillinuette 
de  la  ville  comme  une  mitre  d'or.  Si  le  ciel  est  pur  et 
qu'un  rayon  en  descende,  l'effet  devient  magique  :  celte 
impression  première  est  juste  et  l'on  doit  s'y  abandonner. 
L'église  de  Saint-Isaac  brille  au  pn^mier  rang  [larmi  les 
édifices  religieux  qui  ornent  la  capitale  de  loues  les  Rus- 
sies.  De  consiruction  moderne,  récemment  inougurée,  elle 
peut  être  cons  dérée  comme  le  suprême  effort  de  l'archi- 
tecture actuelle.  Peu  de  temples  ont  vu  s'écouler  moins  de 
temps  entre  la  pose  de  leur  pierre  de  fondaiion  et  celle  de 
leur  pierre  de  couronnement.  L'idée  de  l'architecte,  M.  A. 
Ricard  de  Montferrand,  un  Français,  a  été  suivie  d'un  bout 
à  l'autre,  sans  modifications,  sans  remaniements  autres 
que  ceux  apportés  par  lui-même  à  son  plan  pendant  l'exé- 
cution des  travaux.  Il  a  eu  ce  bonheur  rare  d'achever  le 
monument  qu'il  avait  conmioncé,  et  qui,  par  son  impor- 
tance, semblait  devoir  absorber  plus  d'une  vie  d'artiste. 

Une  volonté  toute-puissante,  à  laquelle  lion  ne  résis- 
tait, pas  même  l'obstacle  matériel,  et  qui  ne  reculait  devant 
aucun  sacrifice,  a  opéré  en  grande  partie  ce  prodige  de 
célérité.  Entrepris  en  1819,  sous  Alexandre  1",  continué 


SAINT-ISAAC.  \9i 

SOUS  Nicolas,  terminé  sous  Alexandre  II,  en  1858,  Saint- 
Isaac  est  un  temple  complet,  lini  à  l'extérieur  et  à  l'inté- 
rieur, d'une  unité  absolue  de  style,  portant  sa  date  fixe  et 
son  nom  d'auteur.  Comme  beaucoup  de  cathédrales,  i 
n'est  pas  le  lent  produit  du  temps,  une  cristallisation  dfs 
siècles,  où  chaque  époque  a,  en  quelque  sorte,  sécrélé  sa 
stalactite,  et  que  trop  souvent  la  sève  de  la  foi,  arrêtée  ou 
ralentie  dans  sou  jet,  n'a  pu  parcourir  jusqu'au  bout.  La 
grue  symbolique  qui  se  dresse  sur  les  temples  inachevés, 
au  dôme  de  Cologne  et  à  la  cathédrale  de  Séville,  n'a  ja- 
mais figuré  sur  son  fronton.  Des  travaux  non  intei  rompus 
l'ont  amené  en  moins  de  quarante  ans  au  point  de  perfec- 
tion où  on  le  voit  aujourd'hui. 

L'aspect  de  Saint-Isaac  rappelle,  fondus  dans  une  syn- 
thèse harmonieuse,  Saint-Pierre  de  Rome,  le  Panthéon 
d'Agrippa,  Saint-Paul  de  Londres,  Saiite-Geneviéve  de  Pa- 
ris et  le  dôme  des  Invalides.  Élevant  une  église  à  coupole, 
M.  de  Moniferrand  a  dû  nécessairement  étudier  ce  genre 
d'édifices  et  profiter,  en  gardant  son  originalité  propre,  de 
l'expérience  de  ses  devanciers.  11  a  choisi  pour  son  dôme 
la  courbe  la  plus  élégante  et  qui,  en  mêmn  temps,  offre 
le  plus  de  résistance  ;  il  l'a  ceint  d'un  diadème  de  colon- 
nes, et  posé  entre  quatre  clochetons,  empruntant  une 
beauté  à  chaque  système. 

A  la  simplicité  régulière  de  son  plan,  que  l'œil  et  l'es- 
prit comprennent  sans  hésiter,  on  ne  se  douterait  guère 
que  Saint-lsaac  contient  dans  sa  construction,  en  appa- 
rence si  homogène,  des  fragments  d'une  église  antérieuie 
qu'il  a  dû  absorber  et  utiliser,  église  dédiée  au  même  pa- 
tron, et  que  rendaient  historiquement  vénérable  les  noms 
de  Pierre  lé  Grand,  de  Catherine  11,  de  l'aul  1",  qui  tous 
avaient  plus  ou  moins  contribué  à  sa  splendeur,  sans  pou- 
voir cependant  l'amener  à  la  perfection  définitive. 

Les  plans  soumis  à  l'empereur  Alexandre  1"  par  M.  Ili- 
card  de  Montrerrand  furent  adoptés,  et  les  travaux  com- 
mencèrent ;  mais  bientôt  l'on  parut  douter  qu'il  fût  possi- 
ble de  relier  les  portions  nouvelles  aux  anciennes  sur  des 
fondements  assez  incompressibles  pour  éviter  tout  tasse- 


192  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

ment  et  toute  dislocalion,  et  d'élever  dans  les  airs,  d  une 
manière  solide,  à  une  si  jrrande  hauteu' ,  la  coupole  avec 
son  cercle  de  colonnes.  Des  méuioin  s  furent  raèine  rédi- 
gés par  des  gens  de  l'art  contre  les  projets  de  M  de  Mont- 
ierrand.  L'activité  se  ra'eiitil  quoique  l'on  continuât  à  tail- 
ler dans  les  carrières  les  gigantesques  monolithes  qui 
devaient  supporter  les  frontons  et  le  dôme  ;  mais,  à  l'avé- 
nement  de  l'empereur  Mcolas,  les  plans  revisés  avec  soin 
furent  jugés  exécutables.  L'on  reprit  les  travaux,  et  leur 
réussite  complète  montra  combien  les  prévisions  avaient 
été  justes. 

Aous  n'avons  pas  à  suivre  dans  leurs  détails  les  combi- 
Laisons  ingénieuses  employées  pour  asseoir,  d'une  façon 
indestructible,  surunsol  marécageux,  cettemasseé  orme, 
amener  de  loin  et  soulever  à  cette  élévation  des  colonnes 
d'une  seule  pièce,  quoi  jue  ce  travail,  disparu  ou  caché, 
ne  soit  pas  le  moins  curieux  :  l'édifice  dans  sa  forme  plas- 
tique relève  seul  de  notre  jugement. 

Le  plan  de  Sainl-lsaac  le  Dalmale,  saint  de  la  liturgie 
grecque,  qui  n'a  aucuu  rapport  avec  le  patriarche  de  l'An- 
cien Testament,  est  une  croix  à  bras  égaux,  dif  érenles  en 
cela  de  la  croix  latine  dont  li  pied  s^  prolonge.  La  néces- 
sité d'orien  er  l'église  vers  le  levant  et  de  conserver  l'ico- 
nostase déjà  consacrée,  jointe  à  celle  de  faire  regarder  la 
^éva  et  la  statue  de  Pierre  le  Grand  au  principal  portique 
rèjDélé  exactement  sur  l'autre  face,  n'a  pas  permis  de  met- 
tre la  grande  porte  vis-à-vis  du  sanctuaire.  Les  deux  en- 
trées correspondant  aux  deux  portiques  monumentaux 
son'  latérales  par  rapport  à  riconostasi%  devant  laquelle 
s'ouvre  une  porte  donnant  sous  le  petit  porli'iuo  octostyle 
à  un  rang  de  colonnes  reproduit  symétriquement  à  l'op- 
posile.  Le  rite  grec  exige  cette  disposition  que  l'architec- 
ture a  dû  accepter  et  concilier  avec  l'aspect  de  l'édifice 
cfui  ne  pouvait  piésenter  au  lleuve,  dont  le  sépare  une  va-te 
jilace,  un  de  ses  bas-côtés.  C'est  cettr'  raison  qui  fait  que 
L  s  bras  dos  croix  dorées  surmontant  le  dôme  et  les  clo- 
chetons ne  sont  point  paralii-les  aux  façades,  mais  bidi  à 
l'iconostase,  en  sorte  que  l'église  a  deux   orient;ilious  : 


SAINT-ISA  4C.  19  j 

l'une  religieuse,  Taiili  e  archileclurale,  mais  ce  désaccord 
inévitable,  la  silualioii  donnée,  est  masqué  avec  une  habi- 
leté telle  qu'il  faut  une  grande  attention  et  un  long  exa- 
men pour  le  découvrir.  A  l'intérieur,  il  est  impossible  de 
le  soupçonner;  une  élude  assidue  deSainl-Isaac  a  seule  pu 
nous  le  faire  a^ercesoir. 

Lorsqu'on  se  place  à  l'angle  du  boulevard  de  l'Amirauté, 
Sjint-Isaac  vous  apparaît  dans  toute  sa  magnificence,  et 
de  ce  point  l'on  peutjuger  l'édifice  entier.  La  façide  prin- 
cipale se  présente  dans  son  plein  développenent,  ainsi 
qu'un  des  portiques  latéraux  ;  trois  des  quatre  clochetons 
sont  visibles,  et  le  dôme  se  profile  sur  1  ■  ci.l  avec  sa  ro- 
tonde de  colonnes,  sa  calotte  d'or  et  sa  lanterne  hardie 
que  domine  le  signe  du  sulut. 

A  première  vue,  l'efretest  des  plus  satisfaisants.  Ce  que 
les  lignes  du  monument  pourraient  avoir  de  trop  sévère, 
de  trop  sobre,  de  trop  classi  jue  en  un  mot,  est  rehaussé 
heureusement  par  la  richesse  et  la  couleur  des  matériaux, 
les  plus  beaux  que  jam  ns  la  piété  humaine  ait  employés  à 
Il  c justruclion  d  un  temple  :  l'or,  le  marijre,  le  bronze, 
le  granit.  Sans  tomber  dans  le  bariolage  de  l'architecture 
systématiquement  polychrome,  Saint-Isaac  emprunte  à  ces 
splendides  ma'ières  une  harmonieuse  variété  de  tons  dont 
la  sincérité  augmente  le  chume  ;  là  rien  n'est  pe  nt,  rien 
n'est  faux,  rien  dan>  ce  luxe  ne  ment  à  Dieu.  Le  granit 
massif  soutient  le  bronze  éternel,  le  marbre  indestructible 
revêt  les  murailL's,  et  l'or  pur  éclate  sur  les  croix,  le 
dôme,  les  clochetons,  donnant  à  l'édifice  le  cachet  orien- 
tal et  byzantin  de  l'Église  grecque. 

Saiut-ls.iac  repose  sur  un  soubassement  de  granit  qui 
eût  dû,  nous  le  croyons,  être  plus  élevé  ;  non  qu'il  ne  soit 
en  rapport  exai;t  avec  l'édifice,  mais,  isolé  au  milieu  d  une 
place  que  bordent  des  palais  et  de  hautes  maisons,  le 
Dionumenl  eût  gagné  comme  perspective  à  être  exhaussé 
parlabjs  ',  d'autant  plus  qu'une  longue  ligne  horizontale 
tend  à  fléchir  au  milieu,  vérité  que  l'art  grec  a  reconnue 
en  donnant,  à  jiarlirdu  point  central, une  l 'gère  dé  livité 
à  l'architrave  du  Pdrlhénon.  Une  grande  place,  quelque 

17 


10  i  V0Y4GK  EN  RUSSIE. 

plane  qu'elle  soit  d'ailleurs,  semble  toujours  un  peu  con- 
cave à  ton  centre.  C'est  cet  effet  d'optique,  dont  on  ne  se 
rendp.is  bien  compte,  qui  fait  paraître,  malgré  l'hannonie 
réelle  de  ses  proportions,  Saint-lsaac  trop  bas  d'iissiilte. 
On  remédierait  à  cet  inconvénient,  qu'il  ne  faut  pas  s'exa- 
gérer, en  imprimant  une  faible  pente  au  terrain,  du  pied 
de  la  catbédrale  aux  extrémités  de  la  place. 

On  accède  à  chaque  portique,  répondant  à  chaque  bras 
de  la  croix  grecque  du  plan,  par  trois  colossales  marches 
de  granit  calculées  pour  des  pas  de  ^éant,  sans  pitié  ni 
souci  des  jambes  humaines  ;  mais  aux  trois  péristyles  qui 
ont  des  portes,  les  degrés  s'entaillent  et  se  divisent  en 
neuf  marches,  vis  à-vis  des  entrées.  Le  quatrième  porti- 
que n'offie  pas  cette  disposition  :  comme  l'iconostase  s'y 
adosse  intérieurement,  il  ne  saurait  y  avoir  de  porte,  et 
l'escalier  de  granit,  digne  des  temples  de  Karnao,  règne 
sans  interruption  ;  seulement  de  chaque  côté,  dans  l'angle 
près  du  mur,  ses  degrés,  sur  un  étroit  espace,  se  distri- 
buent trois  par  trois,  pour  qu'on  puisse  gagner  la  plate- 
forme du  portique. 

Tout  ce  soubassement  en  granit  de  Finlande,  rougeâtre 
't  moucheté  de  gris,  est  assemblé,  drossé,  poli  avec  une 
perfection  égyptienne,  et  portera ,  sans  se  lasser,  le 
temple  qui  pèse  sur  lui  pendant  de  longues  séries  tle 
siècles. 

Le  portique  principal  qui  regarde  la  Neva  est,  comme 
tous  les  autres,  octostyle,  c'est-à-dire  composé  d'une  ran- 
gée de  huit  colonnes  d'ordre  corinthien,  monolithes,  à  so- 
cles et  à  chapiteaux  de  bronze.  Deux  'groupes  do  quatre 
colonnes  semblables,  placées  en  arriére,  soutiennent  les 
caissons  du  plafond  et  le  toit  du  fronton  triangulaire, 
dont  l'architrave  pose  sur  la  première  file  ;  en  tout,  seize 
colonnes  qui  forment  un  péristyle  plein  de  richesse  et 
do  majesté.  Le  portique  de  la  façade  opposée  réj'ète 
celui-ci  de  point  en  point.  Les  deux  autres,  également  oc- 
tostyles,  n'ont  qu'un  rang  de  colonnes  de  même  ordre  et 
d(!  même  matière.  Ils  ont  été  ajoutés  pendant  l'exécution 
des  travaux  au  plan  primitif,  et  ils  remplissent  très-bien 


SAIiST-ISAAC.  195 

leur  destination,  qui  était  d'orner  les  flancs  un  peu  nus  de 
l'édifice. 

Dans  les  tympans  des  frontons  sont  encastrés  des  ba«- 
reliefs  de  bronze,  que  nous  nous  réservons  de  décrire 
lorsque  nous  en  viendrons  au  détail  de  l'édifice  dont  nous 
indiquons  ici  les  principales  lignes. 

Lorsqu'on  a  franchi  les  neuf  degrés  taillés  dans  les  trois 
assises  granitiques  en  retraite,  dont  la  dernière  sert  de 
stjlobate  aux  colonnes,  on  est  frappé  de  l'énormité  des 
fûts  dissimulée  de  loin  par  l'éléganc  ■  de  leur  proportion. 
Ces  prodigieux  monolithes  n'ont  pas  moins  de  sept  pieds 
de  diamètre  sur  cinquante-six  de  hauteur.  Vus  de  près,  ils 
ressemblent  à  des  tours  cerclées  de  bronze  et  couronnées 
d'une  végétation  d'airain.  Il  y  en  a  quarante-huit  comme 
cela  dans  les  quatre  portiques,  sans  compter  ceux  de  la 
coupole,  qui  n'ont  que  trente  pieds,  il  est  vrai.  Après  la 
coloime  de  Pompée  et  la  colonne  élevée  à  la  mémoire  de 
l'empereur  Alexandre  I",  ce  sont  les  plus  grands  mor- 
ceaux que  la  main  de  l'homme  ait  taillés,  tournés  et  polis. 
Selon  que  le  jour  donne,  nn  rayon  de  lumière  bleue 
comme  un  éclair  d'acier  court  en  frissonnant  le  long  de 
leur  surface  plus  unie  qu'un  miroir  et  par  la  pureté  de  sa 
ligne,  qu'aucun  ressaut  n'interrompt,  prouve  l'intégrité 
du  bloc  monstrueux  dont  l'esprit  doute  encore. 

On  ne  saurait  s'imaginer  quelle  idée  de  force,  de  puis- 
sance et  d'éternité  ex|iriment  dans  leur  muet  langage  ces 
colonnes  gigantesques,  s'élançant  d'un  seul  je',  et  por- 
tant sur  leurs  tètes  d'Atlas  le  poids  comparativement  léger 
des  frontons  et  des  statues.  Ils  ont  la  durée  des  os  de  la 
terre  et  st  mblent  ne  vouloir  se  dissoudre  qu'avec  elle. 

Les  cent- quatre  colonnes  monolithes  employées  à  la 
construction  de  Saint-Isaac  viennent  des  carrières  situées 
dans  deux  petites  Iles  du  golfe  de  Finlande,  entre  Vibor/ 
et  Fiedericksham.  Ou  sait  que  la  Finlande  est  un  des  pays 
les  {Slus  riches  du  globe  en  gianit.  Quelque  catacly.^me 
C03mir|uc  antérieur  à  l'histoire  y  a  sans  doule  accumulé 
par  masses  énormes  celle  belle  miitiére  indestructible 
comme  la  nature. 


190  VOYAGE  EN  HISSIE. 

Coi.linuons  noire  esquisse  liaéaiie.  De  chaque  côlê  de 
ra\anl-corps  formé  par  le  portique,  s'ouvre,  dans  la  mu- 
raille de  marbre,  une  fei  ê  re  monumentale,  à  (.■orniche 
ornementée  de  bronze  et  supportée  par  deux  colonnettes 
de  granit,  à  socles  et  à  chapiteaux  d'airain,  avec  un  bal- 
con à  balustrade  que  soutiennent  des  consoles  ;  des  cor- 
niches denliculées,  surmontées  d'attiqucs,  marquent  les 
grandes  divisions  de  l'architecture,  et  par  leurs  saillies 
projettent  des  ombres  favorables.  Aux  angles  s'applique 
un  pilier  corinihien  cannelé,  au-dessus  duquel  se  tient 
debout  dans  ses  ailes  reployèes  une  figure  d'ange. 

Deux  campaniles  quadrangulaires,  ressortant  de  la 
grande  ligne  de  l'édifice,  à  chaque  coin  du  fronton,  répè- 
tent les  motifs  de  la  fenêtre  monumentale,  colonnes  de 
granii ,  chapiteaux  de  bronze,  balcon  à  balustres,  fronton 
à  trois  po'ntes,  et  lais^eut  voir,  par  leurs  baies  à  plein 
cintre,  leurs  cloches  suspendues  sans  charpente,  à  l'aide 
d'un  mécanisme  particulier.  Une  calotte  ronde,  dorée, 
surmoniée  d'une  croix  au  pied  fiché  dans  un  croissant, 
coifle  ces  campaniles  que  le  jour  traverse,  et  d'où  s'é- 
chappent dans  la  lumière  les  vibrations  harmonieuses  de 
l'airain. 

Il  est  inutile  d^î  dire  que  ces  deux  clochetons  sont  le- 
produils  identiquement  sur  l'autre  façade.  D'ailleurs,  de 
l'endroit  où  nous  sommes  on  voilbril'er  la  coupole  du  troi- 
sième. Le  quatrième  seule  est  caché  parla  masse  du  dôme. 

Aux  deux  coins  de  la  façade,  des  anges  s'agenouillent  et 
suspendent  des  guirlandes  à  des  lampadaires  de  forme 
antique.  Sur  les  acrotères  des  frontons  sont  placés  des 
groupes  et  des  figures  isolées  représeulant  des  apôtres. 

Tout  ce  peuple  de  statues  anime  heureusement  la 
silhouette  de  l'édifice,  et  en  rompt  à  propos  les  lignes  ho- 
rizontales. 

Voici  établies,  à  peu  près,  les  principales  masses  de  ce 
qu'on  pourrait  appeler  le  premier  étage  du  monument. 
Arrivons  au  dôme  (|ui,  (le  la  plate-forme  carrée,  toit  de 
l'église,  s'élance  hardiment  dans  les  cieux. 

Un  socle  rond,  divisé  par  trois  larges  moulures  en  re- 


SAINT-ISAAC.  497 

Iraite,  serl  de  Lase  â  la  tour  et  de  stylobate  aux  vingt- 
quatre  monolithes  de  granit  de  trente  pieds  de  haul,  à 
chapiteaux  et  à  socles  de  hronze,  qui  entourent  le  noyau 
:lu  dôme  d'une  rotonde  de  colonnes,  diadème  aérien  où  la 
lumière  joue  et  brille.  Dans  leurs  interstices  sont  percées 
douze  fi'nètr<  s,  et  sur  leurs  chapiteaux  s'appuie  une  cor- 
niche circulaire  que  surmonte  une  balustrade  coupée  de 
vingt-quatre  piédcitaiix,  où  se  dressent,  les  ailes  pal;  it.m- 
les,  autant  d'anges  tenant  des  instruments  de  la  Passion 
ou  des  attributs  de  la  hiérarchie  céleste. 

Ai:-dcs?us  de  cette  couronne  angélique,  posée  sur  le 
front  delà  cathédrale,  le  dôm"  continue.  Vingt-quatre  fe- 
nêtres se  découpent  entre  un  nombre  égaille  pilastns,  et, 
à  part  r  de  la  corniche,  s'arrondit  l'immense  coupole  étin- 
ce'ante  d'or  tt  striée  de  nervures  en  relief  retombant  à  l'a- 
plomb des  colonnes.  Une  lanterne  octogone,  flanquée  de 
colonnettes,  entièrement  dorée,  surmonte  la  coupole  et  se 
termine  par  une  croix  colossale  frappée  à  jour,  clichée, 
dirait  la  langue  héraldique,  et  victorieusement  implantée 
dans  le  croissant. 

Il  y  a  en  aicliitecliire,  comme  en  musique,  des 
ihyihmes  carrés  d'une  symétrie  harmonieuse  (|ui  char- 
ment l'œil  et  l'oreille  sans  l'inquiéter;  l'esprit  prévoit 
avec  plaisir  le  retour  du  motif  à  une  place  mar  jnée 
d'avance;  Saintlsaac  produit  cet  effet  :  il  se  déve- 
loppe comme  une  belle  phrase  de  musique  religieuse 
tenant  ce  que  promet  son  thème  pur  et  classique,  et  ne 
trouipant  le  regard  par  aucune  dissonance.  Les  colonnes 
roses  forment  d  s  chœurs  égaux,  chantant  la  même  mélo- 
die sur  les  quatre  faces  de  l'édifice.  L'acanthe  corin- 
thienne épanouit  sa  verte  fioiiture  de  bronze  à  tous  les 
chapiteaux.  Dis  bandelettes  de  granit  s  étendent  sur  les 
fris'  s  comme  des  portées  au-dessous  des'-luelles  les  statues 
correspondent  par  des  contrastes  ou  des  ressemblances 
d'allitude  qui  rappellent  les  renversements  obligés  d'une 
fugue,  et  la  gran  le  coupole  l.uice  dans  les  cieux  la  noie 
su{  ri  me  entre  les  quatre  campaniles  qui  lui  servent  d'ac- 
compagnement. 

17. 


198  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Sans  doute  le  motif  est  simple  comme  tous  ceux  puisés 
d.ins  l'antiquité  grecque  et  romaine  ;  mais  quelle  splen- 
dide  exécution  !  quelle  symphonie  de  marbre,  de  granit, 
de  bronze  et  d'or! 

Si  le  choix  de  ce  style  d'architecture  peut  inspirer 
quelque  regret  aux  esprits  qui  croient  le  style  byzantin  ou 
gothique  mieux  approprié  aux  poésies  eL  aux  nécessités 
d'S  cult-'sclirétiens,  il  faut  songer  qu'il  estélernel  et  uni- 
versel, consacra  par  les  siècles  et  1  admiralio.i  humaine  on 
dehors  de  la  mode  et  dt  s  temps  ! 

La  classique  austérité  du  plan  adopté  par  l'architecte 
de  Saint-Isaac  ne  lui  permettait  pas  d'employer  pour  l'ex- 
térieur de  ce  temple,  aux  lignes  sévèrement  antiques,  ces 
fantaisies  où  se  joue  le  caprice  du  ciseau,  ces  guirlaiid's, 
ces  rinceaux,  ces  trophées  entremêlés  d'enfants,  de  petits 
génies,  d'atti'ibuts  souvent  peu  en  rapport  avec  l'édifice, 
et  qui  ne  servent  qu'à  masquer  les  vides.  A  l'exception  des 
acanthes  et  des  rares  ornements  exigés  par  l'ordre  d'archi- 
tecture, toute  la  décoration  de  Saint-Isaac  est  empruntée  à 
la  statuaire  :  des  bas-reliefs,  des  groupes  et  des  statues  de 
bronze,  voilà  tout.  Magnifique  sobriété  ! 

Conservant  le  point  de  vue  que  nous  avons  choisi  à  l'an- 
gle du  boulevard  de  l'Amirauté,  pour  esquisser  d'un  trait 
rapide  l'aspect  général  du  monument,  nous  décrirons  les 
bas-reliefs  et  les  statues  comme  ils  se  présentent  de  cette 
p'ace,  sauf  à  faire  ensuite  le  tour  de  l'église. 

Le  bas-relief  du  fronton  septentrional,  c'est-à-dire  qui 
fait  face  à  la  Neva,  représente  hliésm-iectio)î  du  Christ  ;  il 
est  de  M.  Lemaire,  l'auteur  du  fronlou  de  la  Madeleine, 
à  Paris.  La  décoration  en  est  grande,  monumentale,  déco- 
rative, et  remplii  bien  son  but.  Le  Christ  ressuscité  jaillit 
du  tombeau,  le  labaruni  en  main,  dans  une  pose  ascen- 
sionnelle, au  centre  même  du  triangle,  ce  qui  a  permis  de 
donner  à  la  figure  tout  son  développement.  A  gauche  de 
la  radieuse  apparition,  un  ange  assis  repousse  d'un  ge^te 
foudi'oyant  les  soldats  romains  commis  à  la  garde  du  tom- 
beau, diintles  attitudes  expriment  la  surprise,  la  crainte, 
et  aussi  le  désir  de  s'opi;oser  au  miracle  pré  lit  ;  à   la 


^1 


SALM-ISAAC.  193 

droite,  deux  anges  d'bout  accueillent  avec  une  bonté  ras- 
surante les  saintes  femmes  qui  venaient  pleurer  et  répan- 
dre des  parfums  sur  la  tombe  de  Jésus.  La  Madeleine  s'est 
affaissée  sur  ^es  genoux,  abimée  dans  sa  douleur,  elle  n'a 
pas  encore  vu  le  pndige;  Marthe  et  Marie,  portant  des 
buires  de  nard  et  de  cinname,  regardent  monter  dans  la 
gloire  le  corps  lumineux,  auquel  tristement  elles  venaient 
rendre  les  honneurs  dus  au  mort,  et  que  le  doigt  d'un  des 
anges  leur  indique.  La  composition  pyramide  bien,  et  les 
poses  courbées  que  nécessite  la  diminution  de  la  hauteur 
aux  angles  externes  du  fronton,  s'expliquent  naturelle- 
ment. La  saillie  des  figures,  selon  les  places,  est  calculée 
de  façon  à  produire  des  ombres  fermes,  des  contours  dé- 
cidés qui  n'embarrassent  pas  l'œil;  un  heureux  mélange 
de  ronde  bosse  et  de  méplat  produit  toute  l'illusion  de 
perspective  qu'on  peut  raisonnablement  demander  au 
bas  rehef,  sans  détruire  les  grandes  lignes  architectu- 
rales. 

Au-dessous  du  fronton,  dans  l'entablement  en  granit 
delà  frise  interrompu  par  une  tablette  de  marbre,  est  in- 
scrite une  légende  en  caractère  slavon  qui  est  le  caractère 
liturgique  de  l'Église  grecque.  Cette  inscription,  formée 
par  des  h  ttres  de  bronze  doré,  veut  dire:  a  Seigneur,  par 
ta  force,  le  tsar  se  réjouira.  » 

Sur  des  acrotères,  aux  trois  angles  du  fronton,  sont  pla- 
cés l'évangélisle  saint  Jean  et  h  s  deux  apôtres  saint  Pierre 
et  saint  Paul.  L'évangéliste,  situé  au  sommet,  est  assis  et  se 
groupe  avec  l'aigle  symbolique  ;  il  tient  une  plume  de  la 
main  droite  et  un  papyrus  de  la  main  gauche.  Saint  Pierre 
et  saint  Pjul  sont  reconnaissables,  l'un  aux  clefs,  l'autre  à 
la  grande  épée  sur  laquelle  il  s'appuie. 

Sous  le  péristyle,  au-dessus  de  la  maîtresse  porte,  un 
grand  bas-relief  de  bronze,  arrondi  à  sa  partie  supérieure 
(  omme  la  voussure  qui  lui  sert  de  cadre,  représente  le 
Christ  en  croix  entre  les  deux  larrons.  Au  pied  de  l'arbre 
de  douk'ur  se  désolent  et  s'évanouissent  les  saintes  fem- 
mes ;  dans  un  coin,  les  soldats  romains  jouent  aux  dés  la 
tunique  du  divin  supplicié;  dans  l'autre,  réveillés  par  le 


200  VOYAGE  EN  RISSIE. 

cri  suprême,  les  morts  rossuscilent  et  soulèvent  la  pierre 

fendue  de  leurs  sépulcres. 

Dans  les  deux  entrées  latérales  creusées  en  liéniicycle, 
on  voit,  à  gauche,  le  Portement  de  croix,  à  droite,  la  Des- 
cende au  tombeau.  Le  crucifiement  e^t  de  M,  Vitali,  les  deux 
autres  bas-reliefs  sont  dus  à  M.  le  baron  Klodt. 

La  grande  porte  mor.umenlale  de  bronze  est  ornée  de 
bas-reliefs  disposés  con.me  il  suit  :  dans  le  l.nteau,  ÏEn- 
trée  triomphante  du  Christ  à  Jérusalem;  d;ins  le  battant  à 
gauche,  \'Ecce  Homo;  dans  le  battant  droit,  la  Ftayella- 
tion  ;  au-dessous,  dans  les  panneaux  oblongs,  deux  saints 
en  habits  sacerdotaux,  saint  Nicolas  et  saiit  Isaac,  occu- 
pant cliacun  une  niche  dont  le  cintre  forme  coquille  ;  a  x 
panneaux  inférieurs,  deux  petits  anges  à  genoux,  portai. l 
au  milieu  d'un  cartouche  une  croix  grecque  radiée  et  his- 
toriée d'inscriptions. 

Avec  toutes  ses  plia>es,  le  drame  de  la  Passion  se  déroule 
sous  le  portique,  l'apothéose  rayonne  glorieusement  sur 
le  fronton. 

Passons  maintenant  au  portique  de  l'est,  dont  !e  grand 
bas-relief  est  aussi  de  M.  Lemaire.  Il  représente  un  trait 
de  la  vie  de  saint  Isaac  le  Dalmate,  patron  de  la  cathé- 
drale:— L'empereur  Valens,  surtantdeConstantinoplepour 
aller  combattre  les  Goths,  saint  Isaac,  qui  vivait  dans  une 
cellule  prés  de  la  ville,  l'arrêta  au  passage  et  lui  prédit 
qu'il  ne  réussirait  pas  dans  son  entreprise,  étant  en  guerre 
avec  Dieu  à  cause  de  l'appui  qu'il  prêtait  aux  Ariens.  L'em- 
pereur, irrité,  fit  charger  de  chaînes  et  emprisonner  le 
saint,  lui  promettant  la  mort  si  sa  prophétie  était  fausse,  et 
la  liberté  si  elle  était  vruie.  Or,  l'empereur  Valens  fut  tué 
pendant  l'expédition,  et  saint  Isaac  délivré,  reçut  de  grands 
honneurs  de  l'empereur  Théodose. 

Valens  est  monté  sur  un  cheval  qui  se  cabre  à  demi,  ef- 
frayé par  l'obstacle  du  saint  dtbout  au  milieu  de  la  route. 
Une  statue  équistre  n'est  pas  aisée  à  réussir  en  ronde  bosse, 
et  l'on  en  connaît  peu  d'entièrement  satislaisantes  ;  en 
bas-relief  la  difficulté  augmente,  mais  M.  Leniairc  la  très- 
heureusement  vaincue.  Son  cheval,  d'une  vérité  dégagée 


S.U.NT-ISAAC  2ri 

de  détails  Irop  réels,  comme  il  convient  à  la  statuaire  mo- 
numentale, porte  bien  le  cavalier,  dont  la  figure  ainsi  ex- 
haussée produit  un  excellent  effet  1 1  domine,  sans  artifice 
[  éiiildeinent  cherché,  les  groupes  qui  l'entourent.  Le  saint 
vient  de  lan  er  sa  prédiction,  et  déjà  les  ordres  de  l'em- 
pereur s'exécut(  nt.  Des  soldats  chargent  de  fers  ses  liras 
tendus  qui  supplient  et  menace  .t.  Il  était  diificile  de  con- 
cilier plus  adroitement  la  double  action  du  sujet.  Derrière 
Valens  se  pressent  des  guerriers  dégainant  leur  glaive, 
saisissaiit  leur  bouclier,  revotant  leur  armure,  pour  ex- 
primer l'idée  d'une  armée  allant  en  expédition.  Drrriére 
saint  Isaac  se  cache  une  armée  plus  puissante  au  ciel,  de 
malheureux,  de  pauvres,  de  femmes  pressant  leurs  nour- 
rissons sur  leurs  cœurs.  La  composition  a  de  la  largeur, 
de  la  vérité,  du  mouvement,  et  la  gêne  qu'im  ose  l'a- 
baissement du  triangle  n'a  pas  nui  aux  gioupes  ex- 
trêmes. 

Sur  les  acrolères  du  fronton  posent  trois  statues  ;  au 
milieu  saint  Luc  l'évangéliste,  avec  son  bœuf  couché  près 
de  lui,  peignant  le  premier  porirait  de  la  Vierge,  type  sa- 
cré des  images  byzantines;  de  chaque  côté,  saint  Siméon 
tenant  sa  scie,  saint  Jacques  tenant  son  livre. 

L'inscripiion  slavcne  signifie  littéralement  :  «  Nous  nous 
reposons  sur  toi.  Seigneur,  et  nous  n'aurons  pas  de  doute 
pour  l'éternité.  » 

Comme  l'iconostase  s'appuie  intérieurement  au  mur  de 
ce  portique,  il  n'y  a  pas  de  porte,  et  par  conséquent  pas 
de  bas-reliefs  sous  la  colonnade,  décorée  seulement  de 
pilastres  corinthiens  engagés. 

Le  fronton  méridional  a  été  confié  à  M.  Vitali.  Il  repré- 
sente VAdoralio7i  des  Mages,  un  sujet  que  les  grands  maî- 
tres de  la  peinture  ont  rend':  presque  impossible  sur  toile, 
mais  que  la  statuaire  moderne  a  rarement  abordé  à  cause 
de  la  multiplicité  défigures  qu'il  exige  et  qui  n'elfrayait 
pas  les  naïfs  imagiers  gothiques  dans  leurs  triptyques  si 
patiemment  fou  liés.  C'est  une  composition  d'apparat  élé- 
gamment arrangée,  dune  abondance  un  peu  trop  facile 
peut-être,  mais  qui  séduit  l'œil. 


202  VOYAGE  EiN  RUSSIE. 

fa  sainte  Vierge,  assise  dans  les  plis  de  son  voile  qui, 
par  une  idée  ingénieuse  du  statuaire,  s'entr'ouvre  comme 
les  rideaux  d'un  tabernacle,  olfre  à  l'adoration  des  rois 
mages,  courbés  ou  prosternés  à  ses  pieds  dans  des  altitu- 
des de  respect  oriental,  le  petit  enfant  qui  doit  racheter 
le  monde  et  dont  elle  pressent  déjà  la  divinité  ;  celle  nais- 
sance miraculeuse  précédée  d'apparitions,  ces  rois  accou- 
rus du  fond  de  l'Asie,  guidés  par  une  étoile,  pour  s'age- 
nouiller devant  une  crèche,  avec  des  vases  d'or  et  des 
cassolettes  de  parfums,  tout  cela  trouble  le  cœur  de  la 
sain'e  Mère  toujours  vierge.'elle  a  presque  peur  de  cet  en- 
fant qui  est  un  Dieu.  Quant  à  saint  Joseph,  accoudé  sur 
une  pierre,  il  ne  prend  qu'u  e  part  fort  restreinte  à  la 
scène,  acceptant  d'une  foi  soumise,  sans  trop  les  com- 
prendre, ces  événements  étranges. 

A  la  suite  des  rois  Gaspar,  Melchior  et  Balthasar,  abon- 
dent des  personnages  fastueux,  officiers,  porteurs  de  pré- 
sents, esclaves,  qui  peuplent  richement  les  deux  bouts  de 
la  composition.  Derrière  eux  se  glissent,  avec  une  curio- 
sité timide,  adorant  de  loin,  des  bergers  aux  reins  cou- 
verts de  peaux  de  chèvre.  Dans  l'intervalle  d'un  groupe  à 
un  autre,  le  bœuf  passe  sa  bonne  tète  au  mufle  luisant; 
mais  pourquoi  avoir  supprimé  l'àne?  Il  tirait  son  biin  de 
paille  de  la  crèche,  et,  lui  aussi,  réchauffait  de  son  souflle 
le  futur  Sauveur  du  monde  qui  venait  de  naître  dans  une 
élable.  L'art  n'a  pas  le  droit  d'être  plus  fier  que  la  Divi- 
nité. Jésus  n'a  pas  méprisé  l'àne,  et  c'est  sur  une  ânesse 
qu'il  a  fait  son  entrée  à  Jérusalem. 

Trois  statues,  suivant  lerhythme  invariable  de  la  déco- 
ration, figurent  sur  les  acrotères  de  cette  façade  :  au  som- 
met, saint  Mathieu  écrivant  sous  la  dictée  de  l'ange;  aux 
deux  bouts,  saint  André  avec  sa  croix  en  sautoir,  et  saint 
Philippe  avec  son  livre  et  sa  croix  pastorale. 

L'inscription  de  la  frise  veut  dire  :  «  Ma  maison  sera  ap- 
pelée la  maison  de  la  prière.  » 

l'énétroiis  maintenant  sous  le  péristyle,  nous  y  retrou- 
vons la  même  ordonnance  qu'au  portique  du  nord. 

Au  dessus  de  la  porte  principale,  dans  le  tympan  de  la 


SAINT-ISAAC.  203 

voussure,  s'encadre  un  grand  bas-relief  galvanoplastique, 
comme  celui  du  crucitiemeht,  et  représentant  V Adoration 
des  Bergers.  C'est  la  répétition  plus  familière  de  la  scène 
précédente.  Le  groupe  central  reste  à  peu  près  le  même, 
quoique  la  Vierge  se  dè/ourne  avec  un  mouvement  d'a- 
bandon plus  sympathique  vers  les  bergers  qui  apportent 
au  nouveau-né  leurs  ru?,tiques  offrandes,  que  vers  les  rois 
mages  mettant  à  ses  pieds  de  riches  piésents.  Elle  ne 
trône  pas,  et  se  fait  douce  avec  ces  liumbles,  ces  simples 
et  ces  pauvres  qui  donnent  ce  qu'ils  ont  de  mt  illeur.  Elle 
leur  présente  son  enfant  en  toute  confiance,  ouvrant  les 
langes  pour  leur  montrer  comme  il  est  fort;  et  les  bergers, 
un  genou  en  terre  ou  inclinés,  admirent  el  adorent,  pleins 
de  foi  dans  les  paroles  de  l'ange;  ils  arrivent,  ils  se  pies- 
sent,  la  femme,  une  corbeille  de  fruits  S'  r  l'épaule,  l'en- 
fant avec  une  paire  de  colombes  ;  el,  tout  en  haut,  les 
anges  voltigent  autour  de  l'étoile  qui  désigne  l'étable  de 
Dethléem. 

Dans  les  portes  latérales,  arrondies  en  hémicycle,  se 
trouvent  deux  bas-reiiefs:  celui  de  gauche  représentant 
VAnge  annonçant  la  naissance  du  Christ  aux  bergers,  1  au- 
tre le  Massacre  des  Inriocenls.  Tous  les  deux  sont  de  M.  La- 
ganovski. 

Au  linteau  de  la  grande  porte  de  bronze,  on  voit  la 
Présejitation  au  temple  ;  sur  les  battan!s,  la  Fuite  en 
Egypte,  Jésus  enfant  au  milieu  des  docteurs  ;  au-dessous, 
dans  les  niches  en  conque,  un  saint  et  un  ange  guer- 
riers :  saint  Alexandre  Aev^ki  et  saint  Michel  ;  plus  bas, 
aux  derniers  panneaux,  des  petits  anges  soutenant  des 
croix. 

Ce  portique  contient  dans  sa  décoralion  tout  le  poëme 
de  la  Nativité  et  de  l'enfance  du  Christ,  comme  l'autie con- 
tenait tout  le  drame  de  la  Passion. 

Au  fronton  de  l'est,  nous  avons  vu  saint  Isaac  persécuté 
par  l'empereur  Yalens;  au  fronton  de  l'ouest,  nous  assis- 
tons à  son  triomphe,  si  un  tel  mot  s'accorde  avec  l'hu- 
milité d  un  saint. 

L'empereur  Théodose  le  Grand  revient  victorieux  d'une 


104  TOYAGE  EN  RUSSIE. 

I^uerre  coiitre  les  barbares,  et  près  de  la  Porlc  Dorée,  saint 
Isnac,  glorieusement  délivré  de  sa  prison,  se  présente  à 
lui  dans  son  pauvre  froc  d'ermite,  ceint  d'un  chapelet, 
louant  de  la  main  gauche  la  croix  à  double  croisillon,  et 
levant  la  droite  sur  la  tète  de  l'empereur  qu'il  bénit.  Théo- 
dose se  coufbe  pieusement.  Son  bras,  arrondi  autour  de 
l'impératrice  Flacillo,  l'entraîne  dans  son  mouvement  et 
semble  vouloir  l'associera  la  bénédiction  du  saint.  Cette 
intention  est  charmante  et  rendue  avec  un  rare  bonheur. 
D'august:  s  ress  mblances  se  devinent  dans  les  têtes  lua^es- 
Ineuses  de  l'empereur  et  de  l'impératrice.  Aux  pieds  de 
Théodose  couroimé  de  lauriers  se  discernent  Taigl-î  et  les 
emblèmes  de  la  victoire.  Adroite  du  groupe,  relaîivement 
au  spectateur,  des  guerriers  dont  l'attitude  respire  la  plus 
vive  ferveur  s'inclinent  et  mettent  un  genou  eu  terre, 
abaissfii\l  les  faisceaux  et  les  haches  devant  la  croix.  Au 
second  plan,unpersou)ageà  la  ligure  contractée,  au  geste 
plein  de  dépt  et  de  fureur,  parait  s'éloigner  et  laisser  la 
place  à  saint  Isaac,  dont  l'influonce  remporte:  c'est  D> 
mophile,  le  chef  des  Ariens,  qui  espérait  séiuire  Théoclo  c 
et  taire  prévaloir  l'hérésie.  A  l'extrémitjè  se  voit  ave(;  son 
enfant  celte  femme  d'Édesse,  dont  l'apparition  soudaine  fit 
reculer  les  troupes  envoyées  pour  persécuter  les  chrétiens. 
A  g;iuche,  une  dame  d'honnur  de  l'impératrice  en  riches 
babils  soutient  une  pauvre  femme  paralytique,  symboli- 
sant la  charité  qui  régne  dans  cette  cour  chrétienne.  Un 
petit  enfant,  jouant  avec  la  gracieuse  souplesse  de  son 
âge,  fait  opposition  à  la  roide  immobilité  de  la  malade.  A 
langle  du  bas-ielief,  par  un  synchronisme  qu'aduet  la 
staluaire  idé  disée,  figure  l'arcliitecte  de  l'église  drapé  à 
l'aniiqu"  et  présentant  un  mo  lèlecn  miniatiiro  de  la  ca- 
Ihéàraie  qui  doit  s'élever  plus  tard  sous  le  patronage  de 
saint  Isaac. 

Cette  belle  conijiosition,  dont  les  groupes  se  balancent 
et  se  coordunnenl  avec  une  symétrie  heureuse,  est  de  M. 
Vilali. 

Sous  ce  portique,  plus  simple  que  ceux  du  Nord  el  du 
Midi,  il  n'y  a  pas  do  bas-reliefs  cintrés  ou  demi-circulaires. 


SALNT-ISAAC.  205 

II  est  percé  d'une  seule  porte  s'ouvrant  en  face  de  l'ico- 
nostase. Cette  porte  de  bronze  est  divisée  comme  celles 
que  nous  avons  déjà  décrites.  Le  bas-relief  du  linteau 
r.-'présrnte  le  Sermon  sur  la  montagne.  Dans  bs  caissons 
sujjéiieurs  des  battants  sont  encastrés  la  Résurrection  de 
Lazare  et  Jésus  guérissant  un  paralytique  ;  saint  Pierre  et 
saint  Paul  occupent  les  criques  à  conques  striées  ;  au  bas, 
des  anges  soutiennent  le  signe  delaPiédemption.  Li  vigne 
et  le  blé,  symboles  eucharistiques,  servent  de  motifs  à 
l'ornementation  de  cette  porte  et  des  autres. 

Saint  Marc,  accompagné  du  lion  que  Venise  a  pris  pour 
armes,  écrit  son  Évangile  au  sommet  du  fronton,  dont 
saint  Tbomas,  portant  l'équerre  et  étendant  ce  doigt  scep- 
tique qu'il  voulait  plonger  dans  la  blessure  du  Christ  avant 
de  croire  à  la  résurrection,  et  saint  Barthélémy  avec  les 
instruments  de  son  martyre,  le  chevalet  et  le  couteau, 
décorent  les  extrémités. 

Sur  la  tablette  de  la  frise  on  lit  Tinscription  suivante  : 
Au  Roi  des  rois. 

Par  sa  furme  archaïque,  le  caractère  slavon  se  prèle 
aux  légendes  monumentales.  H  fait  ornement  comme 
l'arabe  coufique.  11  y  a  d'autres  insciiptions  sous  les  péri- 
styles et  au-dessus  des  portes.  Elles  expriment  des  idées 
religieuses  ou  mystiques.  iS'ous  n'avons  traduit  que  celles 
qui  son!  le  plus  en  vue. 

C'est  M.  Vitali  qui,  avec  l'aide  de  MM.  Salemann  et 
Bouilli,  a  modelé  les  sculptures  de  toutes  les  portes  ;  on 
lui  doit  aussi  les  évangélistes  et  les  apôtres  des  acrotères. 
Ces  figures  n'ont  pas  moins  de  quinze  pieds  deux  pouces 
de  hauteur.  L'  s  anges  agenouillés  auprès  des  candélabr  s 
ont  di  .-.-eX)l  pieds,  et  les  hmipadaires  qui  entourent  ces 
guirlandes,  vingt-deux.  Ces  anges  ressemblent,  avec  leurs 
grandes  ailes  é{)loyées,  à  d  s  aigles  mystiques  qui  se 
seraient  abattus  des  hauts  lieux  sur  les  quatre  angb'S  de 
l'édifice. 

Comme  nous  l'avons  dit,  un  essaim  d'anges  s'est  posé 
sur  la  couronne  du  dôme.  La  hauteur  où  ils  sont  placés 
empêche  de  distinguer  les  détails  de  leurs  Irait-,  mais  le 

18 


206  VÛ\Auû  EN  RUSSIE. 

slûliiaire  a  su  leur  donner  des  profils  élégants  et  sveltcs 
qui  se  saisissent  aisément  d'en  l)as. 

Ainsi,  sur  la  corniche  de  la  coupole,  sur  les  acrotères, 
les  altiques  et  les  entabl  /uienls  de  l'édifice,  sans  compter 
les  personnages  à  demi  engagés  des  frontons,  les  bas-reliefs 
des  voussures  et  des  hémicycles,  les  figures  des  portes, 
cinquante-deux  statues,  trois  fois  grandes  comme  nature, 
forment  à  Sfiint-Isaac  un  éternel  peuple  de  bronze  aux 
attitudes  variées,  mais  soumises,  comme  un  cliœur  archi- 
tectural, aux  cadences  d'un  rh\thme  linéaire. 

Avant  de  pénétrer  dans  le  temple,  dont  nous  venons  de 
tracer  un  dessin  aussi  fidèle  que  l'insuffisance  des  mots  le 
permet,  nous  devons  dire  qu'il  ne  faudrait  pas,  d'après 
ses  lignes  nobles,  pures,  sévères,  ses  ornements  sobres  et 
rares,  son  goût  auslérement  antique,  s'imaginer  que  la 
cathéJrale  de  Saint-Isaac  eût,  dans  sa  régularité  parfaite, 
l'aspect  froid,  monotone  et  légèrement  ennuyeux  de  l'ar- 
chitecture qu'on  appelle  c'assique,  faute  d'une  expression 
plus  juste.  L'or  de  ses  coupoles,  la  riche  variété  de  ses 
matériaux,  l'empêchent  de  tomber  dans  cet  inconvénient, 
et  le  climat  la  colore  par  des  jeux  de  lumière,  par  des 
effels  inattendus,  qui  de  romaine  la  rendent  tout  à  fait 
russe.  Les  féeries  du  Aord  voltigent  autour  du  grave  mo- 
nument et  le  nationalisent  sans  lui  ôter  sa  tournure  antique 
et  grandiose. 

L'hiver,  en  Russie,  a  une  poésie  particulière  ;  ses  ri- 
gueurs sont  compensées  par  des  beaulés,  des  elfets  et  des 
aspects  extrêmement  pittoresques.  La  neige  glace  d'argent 
ces  coupoles  d'or,  accuse  d'une  Lgne  étiucelante  les  enta- 
blements et  les  frontons,  met  des  touches  blanches  sur  les 
acanthes  d'airain,  pose  des  points  lumineux  aux  saillies 
des  statues,  et  change  tous  les  rapports  de  tons  par  des 
transpositions  magiiques.  Saint-Isaac,  ainsi  vu,  prend  une 
originalité  toute  locale.  11  est  superbe  de  couleur,  soit 
qu'il  se  détache  tout  rehaussé  de  blanc  d'un  rideau  de 
nuages  gris,  soit  qu'il  découpe  son  profil  sur  un  de  ces 
«  ciels  »  de  turquoise  et  de  rose  qui  brillent  à  Saint-Péters- 
bourg, lorsque  le  froid  est  sec  et  (pic  In  neige  crie  sous  le 


SAINT-ISAAC.  207 

pied  comme  de  la  poudre  de  verre.  Parfois,  après  un  dé- 
^1-1,  une  bise  glaciale  fige  en  une  nuit,  sur  le  corps  du 
monument,  la  sueur  des  granits  et  des  marbres.  Un  réseau 
de  perles,  plus  fines,  plus  rondes  que  les  gouttes  de  rosée 
autour  des  plantes,  enveloppe  les  gigantesques  colonnes 
du  péristyle.  Le  granit  rougeâtre  devient  du  rose  le  plus 
tendre,  et  prend  sur  le  bord  comme  un  velouté  de  pêihe, 
comme  une  fleur  de  prune  ;  il  se  transforme  enunemaiière 
inconnue,  pareille  à  ces  pierres  précieuses  dont  sont  bâties 
les  Jérusalem  célestes.  La  vapeur  cristallisée  revêt  l'édi- 
fice d'une  poussière  de  diamant  qui  jette  des  feux  et  des 
bluettes  quand  un  rayon  l'effleure;  on  dirait  une  cathé- 
drale de  pierreries  dans  la  cité  de  Dieu. 

Chaque  heure  du  jour  a  son  mirage.  Si  l'on  regarde 
Saint-lsaac,  au  matin,  du  quai  de  la  Xéva,  il  apparaît  cou- 
leur d'améthyste  et  de  topaze  brûlée  au  milieu  d'une 
auréole  de  splendeurs  lactées  et  roses.  Les  brumes  lai- 
teuses qui  flottent  à  sa  base  le  détachent  de  la  terre  et  le 
font  nager  sur  un  archipel  de  vapeur.  Le  soir,  sous  une 
certaine  incidence  de  lumière,  du  coin  de  la  petite  Mors- 
kaïa,  avec  ses  fenêtres  traversées  par  les  rayons  du  cou- 
chant, il  semble  illumini'.  et  comme  incendié  à  l'intérieur. 
Les  baies  flamboient  ardemment  dans  les  murailles  som- 
bres ;  quelquefois,  par  les  temps  de  brume,  lorsque  le 
ciel  est  bas,  les  nuages  descendent  sur  la  coupole,  et  la 
coiffent  comme  le  sommet  d'une  montagne.  Nous  avons 
vu,  speclacle  étrange,  la  lanterne  et  la  moitié  supérieure 
du  dôme  disparaître  sous  un  banc  de  brouillard.  La  nuée, 
coupant  de  sa  zone  d'ouate  l'hémisphère  doré  de  la  h.iute 
tour,  donnait  à  la  cathédrale  une  élévation  prodigieuse  et 
l'air  d'une  Dabel  chrétienne  allant  retrouver  et  non  braver 
dans  les  cieux  Celui  sans  lequel  il  n'y  a  pas  de  construc- 
tion solide, 

La  nuit,  qui  dans  les  autr.s  climats  jette  son  crêpe  opa- 
que sur  les  édifices,  ne  peut  entièrement  éteindre  Sau:t- 
Isaac.  Sa  coupole  reste  visible  sous  le  dais  noir  des  cieux, 
avec  des  tons  d'or  pâle  conmie  une  immense  bulle  à  demi 
lumineuse.  Aucunes  ténèbres,  même  celles  des  nuits  les 


208  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

plus  sinistres  de  décembre,  ne  prévalent  contre  elle.  On 
l'aporçoit  toujours  au-dessus  de  la  cité,  et  si  les  ôenieures 
des  hommes  s'effacent  dans  l'ombre  et  le  sommeil,  la 
demeure  de  Dieu  brille  et  semble  veiller. 

Quand  l'obscurité  est  moins  épaisse,  que  la  scintillation 
des  étoiles  et  la  vague  lueur  de  la  voie  lactée  laissent  dis- 
cerner les  fantômes  des  olijets,  les  grandes  masses  de  la 
cathédrale  se  dessinent  majestueusement  et  prennent  une 
soleimité  mystérieuse.  Ses  colonnes  polies  comme  une 
glace  s'ébauchent  par  quelque  luisant  inattendu,  et,  sur 
les  altiques,  les  statues  entrevues  confusément  sembKnl 
des  sentinelles  célestes  commises  à  la  garde  de  l'édifice 
sacré.  Ce  qui  re?te  de  clarté  diffuse  dans  le  ciel  se  con- 
centre sur  un  point  du  dôme  avec  une  intensité  tellt%  que 
le  passant  nocturne  peut  prendre  cette  unique  paillette 
d'or  pour  une  lampo  allumée.  Un  effet  plus  magique 
encore  se  produit  quelquefois  :  des  touches  lumineuses 
flaml;oiont  à  l'extrémité  de  chacune  des  nervures  en  reliel 
qui  divisent  le  dôme,  et  le  ceignent  d'une  couronne 
d'étoiles,  diadème  si  iéral  posé  sur  la  tiare  d'or  du  temple. 
Un  siècle  de  plus  de  foi  et  de  moins  de  science  croirait  au 
miracle,  tant  cet  effet,  naturel  pourtant,  éblouit  et  paraît 
inexplicable. 

Si  la  lune  est  dans  son  plein  et  paraît  dégagée  de  nuages 
vers  le  milieu  de  la  nuit,  Saiiit-Isaac  prend  à  cette  lueur 
d'opale  des  teintes  cendrées,  argentées,  bleuâtres,  viol  lies, 
d'une  délicatesse  inimaginables  :  les  tons  roses  du  granit 
passent  à  l'hortensia,  les  draperies  de  bronze  des  statues 
b'ancliissent  commi-  des  robes  de  lin,  les  calottes  dorées 
des  clochetons  ont  des  reflets,  des  transparences  et  des 
pâleurs  d'ambre,  les  filets  de  iieig'  des  corniches  jettent 
çà  et  là  des  éclairs  de  paillons.  L'astre,  du  fond  de  ce  ciel 
septentrional  bleu  et  froid  comme  l'acier,  semble  ven'r 
mirer  sa  face  d'argent  au  miroir  d'or  du  dôme  ;  le  rayon 
qui  en  résulte  rappelle  l'electrum  des  anciens,  fait  d'or  et 
d'argent  fondus. 

De  temps  en  temps,  les  féeries,  dont  le  Nord  console  la 
longueur  de  ses  nuits  glacées,  déploient  leurs  magnifi- 


SAmT-ISAAC.  209 

ceiices  au-dessus  de  la  calliéiirale.  L'aurore  boréale  fait 
jaillir  derrière  la  silliouelte  sombre  du  mouuinent  son 
immense  feu  d'arlifice  polaire.  Le  bouquet  de  fusées, 
d'effluves,  d'irradiations,  de  bandes  phosphorescentes, 
s'épanouit  avec  des  clartés  d'argent,  de  nacre,  d'opale,  de 
rose,  qui  éteignent  les  étoiles  et  font  paraître  noire  la 
coupole  toujours  si  Umiineuse,  sauf  le  point  brillant,  lampe 
d'or  du  sanctuaire,  que  rien  n'éclipse. 

Nous  avons  essayé  de  peindre  Saint-lsaac  pendant  les 
jours  et  les  nuits  d'hiver.  L'été  n'est  pas  moins  riche  en 
effets  aussi  neufs  qu'admirables. 

Dans  ces  imnerses  jours  qu'interrompt  à  peine  une 
heure  de  nuit  diaphane,  à  la  fois  crépuscule  et  aurore, 
Saint-lsaac,  inondé  de  lumière,  se  dessine  avec  la  netteté 
majestueuse  d'un  m  onument  classique.  Les  mirages  dis- 
parus laissent  voir  la  réalité  superbe  ;  mais  quand  l'ombre 
transparente  enveloppe  la  ville,  le  soleil  continue  à  briller 
sur  le  dôme  colossal.  De  l'hoiizon  où  il  plonge  pour  en 
sortir  immédiatenient,  ses  rayons  atteignent  toujours  la 
coupole  dorée.  De  même,  dans  les  montagnes,  le  plus 
haut  pic  est  encore  illuminé  des  flamines  du  couchant, 
quand  les  sommets  inférieurs  et  les  vallées  baignent  depuis 
longtemps  dans  les  brumes  du  soir  ;  mais,  à  la  fin,  la 
lueur  (juitte  l'aiguille  vermeille  et  semble  à  regret  re- 
monter au  ciel,  tandis  que  l'étincelante  clarté  n'aban- 
donne jamais  le  dOmc.  Toutes  les  étoiles  lussent-elles 
éteintes  au  firmament,  il  y  en  a  toujours  une  sur  Saint- 
lsaac  ! 

Maintenant  que  nous  avons  donné,  autant  qu'il  est  en 
ne  us,  une  idée  de  l'extérieur  de  la  cathédrale  sous  ses 
différents  aspects,  pénétrons  à  l'intérieur,  qui  n'est  pas 
moins  magnifique. 

L'on  eitre  ordinairement  à  Saint-lsaac  par  la  porte  du 
Midi,  n  ais  tâchez  de  trouver  ouv(  rte  la  porte  de  l'Ouest, 
(jui  fait  face  à  l'iconostase  ;  c'est  le  sens  dans  lequel  lédi- 
flcc  se  présente  le  mieux.  Dès  les  premiers  pas,  vous  êtes 
saisi  d'une  soi  te  de  stupeur  :  la  grandeur  gigantesque  de 
rarchileciuie,  la  profusion  des  marbres  les  plus  rares, 

18. 


210  VOYAGE  EN"  RUSSIE. 

l'éclat  des  dorures,  les  teintes  de  fresque  des  peintures 
murales,  le  miroitement  du  pavé  poli  où  les  objets  se  ré- 
fléchissent, tout  se  réunit  pour  vous  produire  une  impres- 
sion d'éblouissement,  surtout  si  votre  regard  se  porte, 
comme  cela  ne  peut  manquer,  du  côté  de  l'iconostase. 
L'iconostase,  merveilleux  édifice,  temple  dans  le  temple 
même,  façade  d'or,  de  malachite  et  de  lapis-lazuli,  aux 
portes  d'ari^ent  massif,  qui  n'est  |)0urlant  que  le  voile  du 
sanctuaire  !  L'œil  s'y  tourne  itivincibicmcnt,  soit  que  les 
battants  ouverts  laissent  voir,  dans  son  étincelaule  trans- 
parence, le  Christ  colossal  sur  verre,  soit  que  renfermés, 
ils  montrent  seulement  par  leur  baie  arrondie  le  rideau 
dont  la  pourpre  semble  teinte  dans  le  sang  divin. 

La  division  intérieure  de  l'édifice  est  d'une  simplicité 
que  l'œil  et  l'esprit  comprennent  sur-le-champ;  trois  nefs 
abouiis£ent  aux  trois  poi  tes  de  l'iconostase,  coupées  trans- 
versalement par  la  nef  qui  figure  les  bras  de  la  croix 
qu'achève,  à  l'extérieur,  la  saillie  des  portiques;  au  point 
d'intersection  s'élève  la  coupole;  aux  angles  quatre  dômes 
se  font  symétrie  et  marquent  le  rhylhme  architectural. 

Sur  un  soubassement  de  marbre  s'appuie  l'ordre  corin- 
thien, colonnes  et  pilastres  cannelés,  à  bases  et  à  chapi- 
teaux en  bronze  doré  et  or  moulu,  qui  décore  l'édifice. 
Cet  ordre,  appliqué  aux  murailles  et  aux  piliers  massifs 
supportant  les  retombées  des  voûtes  elle  toit,  est  surmonté 
d'un  altique  coupé  de  pilastres  formant  des  panneauxet 
des  cadres  pour  les  peintures.  C'est  sur  cet  atli(|ue  que 
posent  les  arcliivoltes,  dont  les  tympans  sont  ornés  de  su- 
jets religieux. 

Les  murs,  dans  l'intervalle  des  colonnes  et  des  pilas- 
tres, du  soubassement  à  la  corniche,  ont  des  revêtements 
en  marbre  blanc  où  se  dessinent  des  panneaux  et  des 
compartiments  en  marbre  de  couleur  vert  de  Gènes, 
griolte,  jaune  de  Sienne,  jaspes  variés,  porphyres  rouges 
de  rinlande,  tout  ce  que  les  veines  des  plus  riches  car- 
rières ont  pu  livrer  de  beau.  Des  niches  à  renfoncement 
appuyées  sur  des  consoles  contiennent  des  pointures  et  in- 
terrompent à  propos  les  sui  farcs  planes. 


SAINT-ISAAC.  2H 

Les  rosaces  et  les  modilloiis  des  suffîtes  sont  en  bronze 
galvaiioplastique  doré  et  se  détachent  de  leurs  caissons  de 
marbre  par  des  saillies  vigourenses.  Les  quatre-vingt- 
seize  colonnes]ou  pilastres  viennent  des  carrières  de  Tvidi, 
qui  fournissent  un  beau  marbre  veiné  de  gris  et  de  rose. 
Les  marbres  blancs  viennent  des  carrières  de  Seravezza. 
Michel-Ange  les  préférait  à  ceux  de  Carrare.  C'est  tout 
dire,  car  quel  connaisseur  en  marbre  que  rarcliilecle  de 
Saint-Pierre  ou  le  sculpteur  du  tombeau  des  Médicis  ! 

Celle  légère  idée  de  rmlérieur  de  l'église  donnée  en 
quelques  lignes,  arrivons  à  la  co  ipole  qui  ouvre  au-des- 
sus de  la  tète  du  visiteur  son  gouffre  suspendu  en  l'air 
avec  une  inéluctable  solidité,  où  le  fer,  le  bronze,  la  bri- 
que, le  granit,  le  marbre,  combinent  leurs  résistances 
presque  éternelles  d'après  les  lois  mathématiques  les^rnitux 
calculées.  Le  dôme  a  de  hauteur,  à  partir  d  i  pavé  jusqu'à 
la  voûte  des  lanternes,  296  pieds  8  pouces,  ou  42  sagènes 
2  archines  (mesure  russe).  La  longueur  de  l'édifice  est  de 
288  pieds  8  pouces,  ou  39  sagènes  2  archines;  sa  largeur, 
en  œuvre,  est  149  pieds  8  pouces,  ou  2J  sagènes  3  ar- 
chines. Nous  n'abusons  pas  des  mesures,  mais  ici  elles 
sont  nécessaires  pour  qu'on  se  figure  la  grandeur  réelle  de 
l'édifice.  C'est  une  échelle  sommaire  qui  peut  servir  pour 
apprécier  relativement  la  proportion  des  détails. 

Au  fond  de  la  lanterne,  un  Saint-Esprit  colossal  déploie 
ses  ailes  blanches  au  milieu  de  rayons,  à  une  hauteur 
immense.  Plus  bas  s'arrondit  une  demi-coupole  à  palmetles 
d'or  sur  champ  d'azur  ;  puis  vient  la  grande  voûte  sphé- 
rique  du  dôme,  bordée  à  son  ouverture  supérieure  par  une 
corniche  dont  la  frise  est  ornée  de  guirlandes  et  de  létes 
d'anges  dorées,  reposant  à  sa  base  sur  l'entablement  d'un 
ordre  de  douze  pilastres  corinthiens  cannelés  qui  sépa- 
rent les  fenêtres  au  nombre  de  douze  également. 

Une  balustrade  feinte,  servant  de  transition  entre  l'ar- 
chitecture et  la  peinture,  couronne  cet  entablemenf,  et 
dans  les  clartés  d'un  vaste  ciel  se  distribue  une  grande 
composition  représentant  le  Triomphe  de  la  Vierge. 

Celte  peinture,  ainsi  que  toutes  celles  du  dôme,  avait 


2!2  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

èlé  confiée  à  M.  Brulof,  connu  à  Paris  par  son  tableau  du 
Dernier  jour  de  Pompei,  qui  figura  à  l'une  des  expositions. 
M.  Briilof  méritait  un  tel  choix  ;  mais  un  état  de  maladie 
terniin  e  par  une  mort  pn'm  turée  ne  lui  permit  pas 
d'exécuter  lui-même  ces  importants  travaux.  Il  n'en  pu 
faire  que  les  cartons,  et  (|uelque  religieusement  que  sa 
pensée  et  ses  indications  aient  été  suivies,  on  doit  regret- 
ter pour  ces  peintures,  très-convenables  d'ailleurs  à  leur 
destination  décorative,  l'œil,  la  main  et  le  génie  même  du 
maître.  Il  aurait  sy,  sans  doute,  leur  donner  tout  ce  qui 
leur  manque  :  la  touche,  la  couleur,  le  feu,  tout  ce  qui 
vient  dans  l'exécution  du  tiavail  le  plus  sagement  ordonné, 
et  que  ne  saurait  y  mettre  un  talent  égal  réalisant  la  pen- 
sée d' autrui. 

Pour  mettre  quelque  ordro  dans  notre  description,  fai- 
sons face  à  l'iconostase  ;  nous  aurons  ain?i  devant  nous  le 
groupe  (|ui  est  le  centre  et  comme  le  nœud  de  cette  vaste 
composition.  La  sainte  Vierge,  au  milieu  d'une  gloire, 
trône  sur  un  siège  d'or;  les  yeux  baissés,  les  mains  croi- 
sées modestement  sur  la  poitrine,  elle  semble,  même  au 
ciel,  subir  plutôt  qu'accepter  ce  triomphe:  mais  elle  e.-t 
l'iiumble  servante  du  Seigneur,  ancilla  Domini,  et  elle  se 
résigne  à  l'apothéose. 

De  chaque  côté  du  trône  se  tiennent  saint  Jean  Baptiste, 
le  précurseur,  et  saint  Jean,  le  bien-aimé  disciple  du 
Christ,  reconnaissable  à  son  aigle.  Us  méritent  tous  deux 
celte  place  d'hoiineur  :  l'un  annonça  le  Christ;  l'autre  le 
suivit  au  Jardin  des  Oliviers,  l'assista  dans  la  Passion,  et  ce 
fut  à  lui  que  le  Dieu  mourant  confia  sa  mère. 

Au-dessous  du  trône  voltigent  de  petits  anges  avec  des 
lis,  symbole  de  pureté.  De  grands  anges  aux  ailes 
éployées,  dans  d'audacieuses  posi  s  de  raccourci  et  placés 
de  distance  en  distance,  stiuliennent  les  bancs  des  nuages 
supportant  les  groupes  que  nous  allons  décrire  en  parlant 
de  la  gauche  de  la  Vierge  relativement  au  spectateur,  et 
en  circulant  aulour  de  la  coupole,  jusqu'à  ce  que  nous 
soyons  revenu  à  h  droite,  fermant  ainsi  le  cycle  de  la  com- 
position. L'un  de  ces  anges  est  chargé  de  la  longue  èpée, 


SAINT-TSAAC.  213 

attribut  de  saint  Paul  (|u'on  voit  en  effet  agenouillé  au- 
dessus  de  lui,  sur  une  nuée  près  de  saint  Pierre,  et  la  tête 
tournée  vers  la  Vierge  ;  des  chérubins  ouvrent  le  livre  des 
Épitres  et  jouent  avec  les  clefs  d'or  du  paradis. 

Sur  le  nuage  qui  flotte  au-dessus  de  la  balustrade  et 
forme  comme  un  socle  aérien  aux  groupes,  on  remarque, 
après  saint  Pierre  et  saint  Paul,  un  vieillard  à  barbe  blan- 
che, en  habit  de  moine  byzantin  :  c'est  saint  Isaac  le  Dal- 
mate,  patron  de  la  cathédrale.  Près  de  lui  se  tient 
saint  Alexandre  Nevski,  revêtu  de  la  cuirasse  et  du  man- 
teau de  pourpre  ;  des  anges  balancent  des  drapeaux  der- 
rière lui,  et  sur  un  disque  d'or  l'image  du  Christ  indique 
les  services  rendus  à  la  religion  par  le  saint  guerrier. 

Le  groupe  suivant  se  compose  de  trois  saintes  femmes 
agenouillées  :  Anne,  mère  de  la  Vierge,  Elisabeth,  mère 
du  précurseur,  et  Catherine,  somptueusement  habillée  : 
manteau  d'hermine,  robe  de  brocart  et  la  couronne  en 
tête,  non  qu'elle  appartint  à  une  famille  royale  ou  prin- 
cière,  mais  parce  qu'elle  réunit  la  triple  couronne  de  la 
virginité,  du  martyr  et  de  la  science,  ce  qui  fit  changer 
son  nom  primitif  de  Dorothée  en  celui  de  Catherine,  dont 
la  racine  syriaque,  Cethar,  veut  dire  couronne.  Ainsi,  ce 
luxe  est  tout  allégorique.  L'ange  placé  sous  le  nuage  tient 
un  fragment  de  la  roue  à  dents  recourbées,  instrument  du 
supplice  que  subit  la  sainte. 

Séparé  par  un  léger  intervalle  du  groupe  que  nous  ve- 
nons de  décrire,  un  troisième  nuage  soutient  saint  Alexis, 
l'homme  en  Dieu,  vêtu  d'une  robe  de  moine,  et  l'empe- 
reurConstantin,  cuirassé  d'or,  drapé  de  pourpre;  un  ange 
porte  à  côté  de  lui  la  hache  et  les  faisceaux  ;  un  autre 
ange,  placé  en  arrière,  tient  l'insigne  du  commandement, 
une  épée  antique  dans  son  fourr.^au. 

Le  dernier  groupe,  en  revenant  au  trône  de  la  Vierge, 
représente  saint  Mcolas,  évêque  de  Myre  et  patron  de  la 
Russie,  vêtu  d'une  dalmatique  et  d'une  étole  verte  semée 
de  croix  d'or,  en  admiration  devant  la  Mère  de  Dieu  ;  il 
est  entouré  d'anges  tenant  des  bannières  et  des  livres  sa- 
crés. 


ni  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

On  a  sans  doute  reconnu  dans  ces  figures  les  saints  pa- 
trons de  la  Russie  et  de  la  famille  impériale.  L'idée  mys- 
tique de  celle  immense  composition  qui  n'a  pas  moins  de 
228  pieds  de  tour,  est  le  triomphe  de  l'Église  symbolisée 
par  la  Vierge. 

La  disposition  de  cette  peinture  rappelle  un  peu  celle 
de  la  coupole  de  Sainte-Geneviève,  du  baron  Gros.  Ce 
n'est  pas  un  reproche  que  nous  faisons  à  M.  Brulof  ;  de 
telles  ressemblances  sont  inévitables  dans  les  sujets  reli- 
gieux dont  les  principales  lignes  sont  déterminées  d'a- 
vance. Se  conformant  aux  intentions  de  l'architecte,  mieux 
que  ne  l'ont  fait  quelques-uns  des  arlislos  chargés  des 
autres  peintures,  M.  Brulof,  ou  ceux  qui  ont  exécuté  ses 
esquisses,  se  sont  tenus  dans  une  gamme  claire  et  mate, 
évitant  les  vigueurs  et  les  noTS,  toujours  nuisibles  dans 
les  peintures  murales,  en  ce  qu'ils  trouent  l'architecture 
et  donnent  aux  objets  un  relief  dérangeant  les  lignes  de 
l'édifice. 

Ces  peintures  el  celles  qui  ornent  la  cathédrale,  même 
lorsqu'elles  sont  sur  fond  d'or,  n'essayent  pas  de  reproduire 
les  attitudes  hiératiques,  immobiles  et  toujours  les  mêmes, 
de  l'art  byzantin. 

M.  de  Montferrand  a  trés-judicieusement  pensé  que  l'é- 
glise dont  il  était  l'architecte,  empruntant  ses  formes  au 
pur  style  grec  ou  romain,  les  artistes  chargés  d'y  peindre 
devaient  s'inspirer  de  la  grande  école  italienne,  la  plus 
experle  et  la  plus  savante  a  décorer  les  édifices  religieux 
de  ce  style.  Les  peintures  de  Sa  nt-Isaac  ne  sont  donc  nul- 
lement arcliaïques,  contrairement  aux  habitudes  de  l'É- 
glise russe,  qui  volontiers  se  conforme  aux  modèles  fixés 
dés  les  premiers  temps  de  l'Église  grecque  et  conservés 
traditionnellement  par  les  peintres  religieux  du  mont  Athos. 

Douze  grands  anges  dorés,  faisant  fonction  de  cariatides, 
soutiennent  des  consoles  où  s'appuient  les  socles  des  pi- 
lastres qui  forment  l'ordre  intérieur  du  dôme  et  séparent 
les  fenêtres.  Ils  ne  mesurent  pas  moins  de  vingt  et  un 
pieds  de  hauteur,  et  ont  éié  exécutés  par  le  procédé  galva- 
noplastiquo  en  quatre  nioiceaux,  dont  les  soudures  sont 


SATNT-ISAAC.  215 

invisibles.  On  a  pu  leur  donner  ainsi  une  légèreté  qui, 
malgré  leur  dimension,  ne  surcharge  pas  la  coupole.  Cette 
couronne  d'anges  dorés,  qu'une  vive  lumière  inonde  et  fait 
élinceler  de  reflets  métalliques,  produit  un  effet  d'une  ri- 
chesse extrême.  Les  figures  sont  disposées  d'après  une 
cerlaine  ligne  architecturale  convenue,  ma's  avec  une  va 
riété  d'altitude  et  de  mouvement  suffisante  pour  éviter 
l'ennui  qui  résulterait  d'une  uniformité  trop  rigoureuse. 
Divers  attributs,  tels  que  livres,  palmes,  croix,  balances, 
couronnes,  clairons,  motivent  de  légères  inflexions  iU 
pose,  et  désignent  les  fonctions  célestes  de  ces  brillantes 
statues. 

L'espace  que  les  anges  laissent  vide  entre  eux  est  rem- 
pli par  des  apôtres  et  des  prophètes  assis,  accompagnés 
chacun  du  symbole  qui  le  fait  reconnaître.  Toutes  ces  figu- 
res, largement  drapées  et  d'un  bon  style,  se  détachent  d'un 
fond  de  luniièie  blonde  d'une  valeur  à  peu  près  semblable. 
Le  ton  général  est  clair,  se  rapprochant  le  plus  possible  de 
la  fresque. 

Les  quatre  Évangélistes,  de  grandeur  colossale,  occupent 
les  pendentifs.  L'artiste  a  cherché  pour  ces  figures  les  atti- 
tudes fières  et  violentes  qu'affectionne  le  peintre  de  la 
chapelle  Sixtine.  Les  pendentifs,  par  leur  forme  bizarre, 
obligent  à  tourmenter  la  composition  jusqu'à  ce  qu'elle 
s'y  renferme,  et  la  gêne  imposée  par  le  cadre  profite  sou- 
vent à  l'inspiration.  Ces  Évangélistes  ont  beaucoup  de  ca- 
ractère. 

Au  lion  ailé  on  reconnaît  saint  Marc  qui,  d'une  main, 
tient  son  Évangile,  et  de  l'autie,  qu'il  élève,  semble  prê- 
cher ou  bénir.  Un  cercle  d'or  brille  autour  de  sa  tète,  una 
large  drnperie  bleue  enveloppe  ses  genoux.  Au-dessus  de 
lui,  des  anges  portent  une  croix. 

Saint  Jean,  vêtu  d'une  tunique  verte  et  d'un  manteau 
rouge,  écrit  sur  une  lonijue  bande  de  papyrus  que  dérou- 
lent deux  anges.  Près  de  lui,  l'aigle  mystique  bat  des  ailes 
et  lance  par  les  yeux  les  éclairs  de  rA[)o.:alypsc. 

Accoudé  à  son  bœuf,  saint  Luc  regarde  le  portiait  de  la 
Vierge,  œuvre  de  son  pinceau,  que  djs  anges  lui  nrésen- 


216  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

tent.  Un  labarum  flolle  au-dessus  de  sa  têle  nimbée  ;  une 
draperie  d'un  rouge  orangé  se  plisse  autour  de  lui  par 
grandes  mas-es. 

L'ange,  compagnon  de  saint  Matliieu,  se  tient  debout  à 
soncôlé.  Le  saint,  eu  tunique  violette  et  manteau  jaune,  a 
un  livre  à  la  main.  Sur  le  ciel  sombre,  qui  lui  sert  de  fond 
comme  aux  autres  figures,  voltigent  des  chérubins  et  scin- 
till.'  une  étoile. 

Sur  les  pointes  des  pendentifs  sont  encastrés  quatre  ta- 
bleaux représentant  des  scènes  de  la  Passion  du  Christ. 
Dan>  l'un,  Judas  précédant  des  soldats,  porteurs  de  falots 
il  de  torches,  donne  à  s»n  rnailre  le  baiser  perfide  qui  le 
désigne  parmi  les  disciples.  Dans  l'autre,  le  Christ  deboat 
est  flagellé  par  deux  tourmentears  armés  de  cordes  à 
nœuds.  Le  troisième  nous  montre  le  Juste  auquelle  peu- 
ple juif  a  préféré  Barabbas,  emmené  du  prétoire  pour 
être  livié  au  bourreau,  tandis  que  Ponce  l'ilate,  sur  son 
tribunal,  se  lave  les  mains  de  ce  s;ingqui  doit  y  faire  une 
tache  éternelle.  Le  quatrième  tableau  représ-nte  ce  que 
les  Italiens  appellent  le  «  spasimo,  »  lafiaissement  de  la 
victime  sous  la  croix  du  supplice  dans  la  marche  au 
Calvaire.  La  Vierge,  les  saintes  lemmes,  saint  Jean,  es- 
cortent le  divin  condanuié  avec  des  altitudes  de  déso- 
lation. 

Dansl'attique  de  ia  nef  transversale  figure  le  bras  de  la 
croix  ;  on  remarque  à  droite,  en  taisant  face  à  l'iconostase, 
le  Sermon  sur  la  montagne,  de  M.  Pietio  Bassine.  Sur  le 
plateau  d'un  lieu  élevé  qu'ombragent  quelques  arbres, 
Jésus,  ass  s,  prêche  au  milieu  des  disciples  ;  la  foule  se 
ju'Csse  pour  l'entendre  ;  les  paralytiques  eux-nièmes  se 
sont  hissés  jusque-là  avec  leurs  béquilles;  les  malades  se 
font  apporter  dans  la  couverture  de  leur  grabat,  avides  de 
la  parole  divine  ;  des  aveugles  arrivent  en  talonnant  ;  dos 
femmes  écoulent  avec  leur  cœur,  landis  que,  dans  un 
coin,  dos  pharisiens  ergolcnt  et  disputent;  l'oido  .name 
est  belle,  tt  les  groupes  bien  distribués  laissent  à  la  figiue 
du  Christ,  placée  au  centre,  toute  son  impi>rlance. 

Les  deux  peintures  latérales  ont  pour  sujet  les  parahules 


SAINT-ISAAC.  217 

du  Semeur  et  du  bon  Samaritain.  Dans  l'une,  lésusse  pro- 
mène au  milieu  des  cliamps  avec  ses  disciples  ;  il  leur 
monire  le  Semeur  jetant  le  grain  el  les  oiseaux  du  ciel 
voltigeant  au-dessus  de  sa  tête.  Dans  l'autre,  le  bon  Sa- 
maritain, descendu  de  son  cheval,  verse  l'huile  sur  les 
blessures  du  jeune  homme  abandonné  au  bord  de  lardule, 
et  dont  le  pharisien  n'a  pas  écouté  les  plaintes.  La  pre- 
mière de  ces  peintures  est  de  M.  Nikiline;  la  seconde,  de 
M.  Sazonof. 

A  la  voûte,  dans  un  panneau  encadré  de  riches  orne- 
ments, des  chérubins  soutiennent  un  livre  sur  un  fond 
de  ciel. 

En  face  du  Sermon  sur  la  montagne,  à  l'autre  bou'  de 
la  nef,  dans  l'atlique,  se  déroule  une  vaste  peinture  de 
M.  Pluchart,  la  Multiplication  des  pains.  Jésus  en  occupe 
le  centre,  et  ces  disciples  distribuent  à  la  foule  affamée 
les  pains  miraculeux  qui  se  renouvellent  sans  cesse,  sym- 
bole du  pain  eucharistique  dont  les  générations  et  les  mul- 
titudes se  nourrissent  sur  la  terre. 

Les  tableaux  des  deux  pai  ois  de  côté  représentent  le  Re- 
tour de  C  enfant  prodigue  eiVOuvrier  de  la  dernière  heure, 
que  les  intendants  veulent  chasser  et  que  le  maître  ac- 
cuedle  :  l'un,  par  M.  Sazonof;  l'autre,  par  M.  Nikitine. 
Des  chérubins  élevant  un  ciboire  sont  peints  au  panneau 
de  la  voûte. 

La  nef  du  milieu,  à  partir  du  transsept  jusqu'à  la  porte, 
est  décorée  par  M.  Bruni.  Dans  le  tympan  du  fond,  Jého- 
vah,  trônant  sur  un  nuage  entouré  d'un  essaim  d'archan- 
ges, d'anges  et  de  chérubins  formant  un  cercle,  symbole 
de  l'élei  njté,  si  mble  être  content  de  la  création  et  la  bé- 
nir. A  la  nutation  de  ses  sourcils,  1  infini  a  tressailli 
jusqu'en  ses  profondeurs  intimes,  et  le  rien  est  devenu 
tout. 

Avec  ses  arbres,  ses  fli  urs  et  ses  animaux,  le  paradis 
terrestre  verdoie  sur  l'attique.  Le  premier  couple  humain 
y  vit  en  paix  au  milieu  des  espèces  que  le  péché  et  la  mort, 
sa  con-éiiuence,  doivent  plus  lard  rendre  hostiles.  Le  lion 
ne  déchire  pas  encore  la  gjizclle,  le  tigre  ne  se  jette  pas 

19 


21  s  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

sur  le  cheval,  l'éléphant  semble  ne  pas  connaître  la  force 
de  ses  défenses,  et  tous  respectent,  sur  le  front  des  hôies 
de  l'Éden,  la  ressemblance  de  Dieu. 

A  la  voûte,  des  anges  émerveillés  contemplent  le  soleil 
et  la  lune,  lampadaires  du  firmament  qui  viennent  de 
s'allumer. 

Le  panneau  deTatlique  a  pour  sujet  le  Déluge.  Les  eaux, 
vomies  par  les  cataractes  de  l'abîme  et  9u  ciel,  ont  re- 
couvert ce  jeune  monde,  si  vite  perverti,  qui  a  déjà  donné 
à  Dieu  le  remords  de  la  création.  Quelques  sommets,  que 
le  niveau  de  Tinondation  va  bientôt  dépasser,  émergent 
seuls  encore  de  l'Océan  sans  rivage.  Les  derniers  débris 
de  la  race  humaine,  condamnée  à  périr,  s'y  accrochent 
désespérément,  et  contractent  leurs  muscles  roidis  pour 
gravir  sur  l'étroit  plateau.  Au  loin,  sous  la  pluie  qui 
tombe  à  torrents,  flotte  l'arche  de  Noé,  portant  dans 
ses  flancs  creux  tout  ce  qui  doit  survivre  de  l'ancienne 
création. 

Au  Déluge,  sur  l'autre  paroi,  fait  pendant  le  Sacrifice  de 
Noé.  De  1  autel  primitif,  fait  d'un  quartier  de  roc,  monte 
au  ciel  dans  lair  serein  la  fumée  bleuâtre  du  sacrifice  ac- 
cepté ;  lepitriarche,  debout,  domine  de  sa  grande  taille 
d'homme  antèdilu\ien  ses  fils  et  ses  brus  prosternés  aulour 
de  lui,  dont  chaque  couple  doit  être  la  source  d'une  grande 
famille  humaine. 

Au  iond,  sur  un  rideau  de  nuées  qui  se  dissipent,  l'arc- 
en-ciel  arrondit  sa  courbe  diaprée,  signe  d'alliance  qui 
promet,  en  paraissant  à  la  fin  des  orages,  que  les  eaux  ne 
recouvriiont  plus  désormais  la  terre,  à  l'iibri  de  toute  ca- 
tastrophe cosmique,  jusqu'au  jugement  dernier. 

Plus  loin,  la  Vision  trEzéchiel  couvre  un  grand  espace 
de  la  Noûte.  Debout  sur  un  quartier  de  roche,  sous  un  ciel 
allumé  de  rouges  lueurs,  au  milieu  d'une  vallée  de  Josa- 
piiai,  dont  la  population  morte  germe  et  tressaille  comme 
le  blé  dans  le  sillon,  le  prophète  regarde  l'effrayant  spec- 
tacle qui  se  déroule  autour  de  lui;  à  l'appel  inéluctable 
des  anges  sonnant  du  clairon,  les  fantômes  se  lèvent  dans 
leurj  suaires;  les  squelettes  se  traînent  sur  leurs  doigts 


SAINT-ISAÂC.  219 

décharnés  et  rajustent  leurs  ossements  épars;  les  cadavres 
montrent  liors  du  sépulcre  leurs  faces  décomposées  où  re 
vient  1.1  vie  avec  l'épouvante  et  le  remords.  Ces  larves,  qui 
furent  les  peuples  de  la  terre,  semblent  demander  grâce 
et  regretter  la  nuit  de  la  tombe,  à  l'exception  de  quelques 
justes  pleins  d'espoir  dans  la  bonté  divine,  et  que  n'alarme 
pas  le  geste  foudroyant  du  prophète. 

Il  y  a  une  grande  puissance  d'imagination  et  une  vigueur 
magistrale  de  style  dans  cette  peinture  d'une  dimension 
considérable  :  l'étude  des  fresques  de  la  Sixtine  s'y  fait 
sentir.  La  couleur  en  est  sobre,  forte,  et  de  ce  ton  histo- 
rique, noble  vêtement  de  la  pensée,  que  les  modernes 
abandonnent  trop  souvent  pour  le  papillotage  à  effet  et  la 
petite  vérité  de  détail  si  fausse  dans  la  peinture  monumen- 
tale et  décorative. 

Au  bout  de  celte  même  nef,  à  la  voûte  de  l'iconostase, 
M.  Bruni  a  peint  le  Jugement  dernier,  dont  la  vision  d'Ezé- 
chiel  n'est  que  la  prophétie.  Un  Ciirist  colossal,  d'une  pro- 
portion double  et  même  triple  de  celle  des  figures  qui 
l'entourent,  se  tient  debout  devant  son  trône  aux  marches 
dénuées  ;  nous  approuvons  beaucoup  cette  manière  byza:;- 
tine  de  faire  prédominer  d'une  manière  visible  le  person- 
nage divin  et  principal  :  elle  frappe  à  la  fois  les  imagina- 
tions naïves  et  les  imaginations  cultivées,  les  unes  par  le 
côté  matériel,  les  autres  par  le  côté  idéal.  Les  siècles  sont 
consommés,  il  n'y  a  plus  de  temps,  tout  est  éternel,  la 
Récompense  et  le  Châtiment.  Renversé  par  le  souffle  des 
anges,  le  vieux  squelette  tombe  en  poudre,  sa  faux  brisée. 
La  Mort  meurt  à  son  tour. 

A  la  droite  du  Christ,  se  pressent  avec  un  mouvement 
sscensionnel  des  essaims  d'âmes  bienheureuses,  aux  for- 
mes sveltes  et  pures,  aux  longues  draperies  chastes,  aux 
figures  rayonnantes  de  i)eauté,  d'amour  et  d'extase,  qui 
accueillent  fraternellement  les  anges.  A  sa  gauche,  tour- 
billonnent dans  l'impétuosité  de  la  chute,  repoussés  par 
des  anges  hautains  et  sévères,  aux  ailes  aiguës,  aux  épées 
flamboyantes,  ces  groupes  maudits,  où  l'on  reconnaît,  avec 
leurs  formes  hideuses,  tous  les  mauvais  penchants  oui  en- 


220  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

traînent  l'homme  à  l'abîme:  l'Envie,  dont  les  cneveux  iia- 
gellent  les  maigres  tempes  comme  des  nœuds  de  ser- 
pent; l'Avarice,  sordide,  anguleuse  et  contractée;  l'Impiété, 
jetant  au  ciel  son  regard  d'impuissante  menace  ;  tous  ces 
coupables,  appesantis  par  leurs  péchés,  roulent  dans  le 
gouffre,  où  les  mains  crispées  de  démons,  dont  on  ne  voit 
pas  le  corps,  les  attendent  pour  les  déchirer  dans  d'éter- 
nels supplices  ;  ces  mains  noueuses,  griffues,  semblables 
aux  peignes  de  fer  employés  par  les  bourreaux,  sont  d'une 
haute  poésie  et  produisent  la  terreur  la  plus  tragique.  C'est 
une  invention  digne  de  Michel-Ange  et  de  Dante.  Ces  mains 
que  nous  avons  vues  sur  le  carton,  nous  les  avons  vaine- 
ment cherchées  sur  la  peinture  ;  la  saillie  de  la  corniche, 
ia  courbe  de  la  voûte  sombre  qui  s'entasse  en  ce  coin, 
empêcbent  sans  doute  de  les  discerner. 

On  devine,  par  ces  descriptions  rapides,  nécessairement 
subordonnées  à  l'ensemble  de  l'église,  combien  sont  im- 
portants les  travaux  exécutés  par  M.  Bruni  dans  Saint-lsaac. 
Il  serait  à  désirer  que  l'on  gravât  ou  que  l'on  phologra- 
phiât  l'œuvre  de  cet  artiste  remarquable,  dont  les  j  eintu- 
res  n'ont  peut-être  pas  toute  la  notoriété  qu'elles  méritent. 
Ces  compositions  à  figures  nombreuses,  trois  ou  quatre 
fois  plus  grandes  que  nature,  couvrent  d'immenses  sur- 
faces, et  il  est  peu  de  peintres  modernes  qui  aient  eu  l'oc- 
casion d'en  exécuter  de  pareilles.  Là  ne  se  bornent  pas 
les  travaux  de  l'artiste,  qui  a  fait  dans  le  sanctuaire 
même  plusieurs  peintures  dont  nous  rendrons  compte  tout 
àlheure. 

Aux  deux  bouts  de  la  nef  transversale,  dont  le  Jugement 
dernier  de  M.  Bruni  occupe  le  milieu,  sont  des  peintures 
ainsi  disposées  et  qu'une  lumière  trop  avare  empêche 
d'apprécier  avec  toute  certitude  :  dans  l'atlique,  au  fond, 
la  Résurrection  de  Lazare,  frère  de  Marie  et  de  Marthe,  de 
W.  Schébonïef  ;  au-dessus,  dans  le  tympan,  Marie  aux  pieds 
du  Christ,  de  M.  Schébonïef  ;  sur  la  paroi  latérale,  Jésus 
guérissant  un  possédé  ;  les  ÎS^oces  de  Cana;  le  Christ  sau- 
vant saint  Pierre  des  eaux,  du  même  artiste.  De  l'autre 
côté,  la  grande  peinture  de  l'altique  représente  Jésus  res- 


SAINT-ISAAC.  221 

suscitant  le  fils  de  la  veuve  de  Naïm  ;  celle  du  tympan,  Jé- 
sus-Christ laissant  approcher  de  lui  les  petits  enfants,  tou- 
les  deux  de  M.  Scliébonïef  ;  la  paroi  latérale  contient  di- 
vers miracles  du  Christ  :  la  Gue'rison  du  paralytique  ;  la 
Pécheresse  repentante  ;  la  Guérison  de  l'aveugle ,  par 
M.  Alexeïef. 

Une  autre  nef  transversale,  car  l'église,  divisée  en  trois 
nefs  dans  le  sens  de  la  longueur,  en  offre  cinq  dans  le  sens 
de  la  largeur,  renferme  des  peintures  de  différents  artistes. 
Joseph  accueillant  ses  frères  en  Eyypte,  de  M.  Markof,  est 
une  vaste  composition  qui  occupe  tout  l'altique.  Jacob  à 
son  lit  de  mort  entouré  de  ses  fils  qu'il  bénit,  est  représenté 
dans  le  tympan;  cette  peinture  est  due  à  M.  Steuben.  Sur 
les  parois  en  trois  panneaux,  suivant  la  division  adoptée, 
M.  Pluchart  a  peint  :  le  Sacrifice  d'Aaron;  \ Arrivée  de  Jo~ 
sué  à  la  terre  promise  ;  la  Toison  trouvée  par  Gédéon. 

Le  Passage  de  la  mer  Rouge,  par  M.  Alexeïef,  se  déve- 
loppe sur  l'attique  faisant  face  à  Joseph  accueillant  ses 
frères.  C'est  une  composition  tumultueuse,  désordonnée, 
et  d'un  mouvement  trop  violent  peut-être  pour  la  peinture 
murale.  On  a  quelque  peine  à  démêler  le  sujet  à  travers 
la  multiplicité  des  figures,  surtout  lorsque  le  fond  ri'est 
pas  favorable.  Au  dessus,  l'ange  exterminateur  frappe  les 
premiers-nés  d'Egypte.  Cette  composition  est  également 
de  M.  Alexeïef. 

Moïse  sauvé  des  eaux;  le  Buisson  ardent  ;  Moïse  etAaron 
devant  Pharaon,  par  M.  Pluchart,  décorent  l'une  des 
parois  ;  l'autre  est  ornée  de  panneaux  représentant  Ma- 
rianne célébrant  les  louanges  de  Dieu;  Jehovah  remettant 
les  Tables  de  la  loi  à  Moïse  sur  le  mont  Sinaï  ;  Moïse  dic- 
tant ses  dernières  volontés,  par  M.  Zavialof. 

A  chaque  bout  des  nefs  latérales,  à  droite  et  à  gauche 
de  la  porte,  s'ariondit  une  coupole.  Dans  la  première,  M. 
Riss  a  représenté  à  la  voûte  l'apothéose  de  sainte  Févronie, 
entourée  d'anges  porlaiitdes  palmes  et  des  instruments  de 
supplice,  torches,  fagots  de  Itûchcr,  glaives  ;  dans  les  pen- 
dentifs, sur  fond  d'or  imitant  la  mosaï(|ue,  les  prophètes 
Osée,  Joël,  Aggée,  Zacharie  j  dans  les  renfoncements  des 

19 


2M  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

arcs,  des  sujets  historiques  et  religieux,  entre  autres  Mi- 
iiine  et  Pojarski,  noms  qui  font  vibrer  en  Russie  tout  cœur 
patriotique.  Qu'on  nous  permette  de  consacrer  quelques 
lignes  à  cette  peinture,  dont  il  ne  suffit  pas,  surtout  pour 
les  lecteurs  qui  ne  sont  pas  russes,  d'énoncer  seulement 
le  sujet,  comme  lorsqu'il  s'agit  d'un  motif  tiré  de  l'Histoire 
Sainte,  que  tous  les  chrétiens  connaissent,  quelle  que  soit 
la  communion  à  laquelle  ils  appartiennent. 

Le  kniaz  Pojarski  et  le  moujik  Minine  ont  résolu  de 
sauver  la  pairie  menacée  p;ir  l'invasion  polonaise.  Ils  se 
préparent  à  partir  et  tous  deux  s'avancent  entête  de  leurs 
troupes.  La  noblesse  et  le  peuple  se  donnent  la  main  dans 
la  personne  de  ces  deux  héros  qui,  voulant  mettre  leur 
entreprise  sous  la  protection  de  Dieu,  font  porter  devant 
eux,  par  le  clergé,  la  sainte  image  de  Notre-Dame  de 
Kazan,  sur  laquelle  tombe,  en  signe  d'acquiescement,  un 
rayon  céleste.  Au  passage  de  la  procession  se  prosternent 
dans  la  neige  hommes,  femmes,  enfants,  vieillards,  hom- 
mes de  tout  âge  et  de  toute  classe.  Au  fond  l'on  aperçoit 
des  palissades  et  l'enceinte  crénelée  du  Kremlin  avec  ses 
tours. 

L'autre  tympan  nous  montre  Dimitri-Donskoï  agenouillé 
au  seuil  d'un  couvent  et  recevant  la  bénédiction  de  saint 
Serge  de  Rodonej,  qui  sort  accompagné  de  ses  moines, 
.avant  d'aller  combattre  victorieusement,  près  de  Kouli- 
kovo,  les  Tatars  commandés  par  Mamaï. 

La  troisième  pi  intnre  a  pour  sujet  Ivan  III  montrant  à 
saint  Pierre  le  Métropolitain  les  plans  de  la  cathédrale  de 
l'Assomption  à  Moscou.  Le  saint  personnage  parait  les  ap- 
prouver et  appeler  la  protection  du  ciel  sur  le  pieux  fon- 
dateur. 

Un  concile  d'apôtres,  sur  qui  descend  l' Esprit-Saint, 
remplit  la  quatrième  voussure. 

Dans  la  coupole  qui  fait  symétiieà  celle-ci,  on  remarque 
les  peintures  suivantes,  toujours  de  la  main  de  M.  Riss  : 
au  plafond  1'  Apotliéose  de  saint-Isaac  le  Dolmate  ;  sur  les 
pendentifs  :  Jonas,  Nalium,  Habacuc  el  Soi)lionie.  Les  ren- 
Ibncemcnts  formés  par  les  arcs  contiennent  des  sujets 


SAIM-ISÂ.\C.  î-25 

relatifs  à  l'introduction  du  christianisme  en  Russie  :  Pro- 
position  faite  à  Vladimir  d'embrasser  la  foi  chrétienne; 
Haptême  de  Vladimir;  Baptême  des  habitants  de  Kief; 
Publication  de  ladoption  du  christianisme  par  Vladimir. 
L'ordre  qui  orne  ces  coupoles  est  ionique. 

Ces  peintures,  liabilemenl  composées,  sont  un  peu  trop 
faites  en  tableau  d'histoire.  L'artiste,  amoureux  de  l'effet, 
ne  s'est  pas  assez  souvenu  des  conditions  de  la  peinture 
murale.  Les  scènes  qui  ont  pour  cadie  des  arcs  ou  des  di- 
visions d'architecture  doivent  être  tranquillisées  plutôt  que 
dramatisées,  et  se  rapprocher  du  bas-relief  polyclirome. 
Lorsqu'il  travaille  dans  une  église  ou  un  palais,  le  peintre 
doit  être  avant  tout  décorateur,  et  faire  le  sacrifice  de  son 
amour-propre  individuel  à  l'effet  général  du  monument. 
!l  faut  que  son  œuvre  y  soit  liée  de  façon  à  ne  pouvoir  s'en 
détacher.  Les  grands-maitres  iialiens  ont,  dans  les  fres- 
ques si  différentes  de  leurs  tableaux,  compris,  mieux  que 
les  maîtres  des  autres  nations,  ce  côté  particulier  de  lart. 

Ce  reproche  ne  s'adresse  pas  précisément  à  M.  Riss  ;  il 
est  méi  itê  à  différents  degrés  par  la  plupart  des  artistes 
chargés  de  peindre  dans  Sainl-Isaac,  qui  n'ont  pas  toujours 
fait  les  sacrifices  d'exécution  nécessaires  à  la  peinture 
murale. 

Les  massifs  auxquels  s'appUquent  les  colonnes  et  les 
pilastres  sont  décorés,  ainsi  que  les  murs,  de  sujets  exé- 
cutés par  différents  artistes,  dans  l'enfoncement  de  niches 
à  consoles  avec  cartouches  contenant  des  inscriptions. 

Dans  ces  niches,  M.  de  ÎVeff  a  peint  :  V Ascension,  Jésus- 
Christ  envoyant  son  image  à  AbgarCj  VExaltation  de  la 
croix,  \di- Naissance  de  la  Vierge,  la  Présentation  au  temple, 
V Intercession  de  la  Vierge,  la  Descente  du  Saint-Esprit.  Les 
peintures  de  M.  de  jNeff  ont  beaucoup  de  couleur  et  de 
sentiment  ;  on  peut  les  ranger  parmi  les  plus  sati;  faisantes 
de  régli>e. 

M.  Steuben  :  Saint  Joachim  et  sainte  Anne,  la  Naissance 
de  saint  Jeati-Baptiste,  l'Entrée  à  Jérusalem,  le  Crucifie- 
ment, Jésus-Christ  au  tombeau^  la  Résurrection,  V Assomp- 
tion de  la  Vierge. 


224  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

M.  Mussini  :  V Annonciation,  la  Naissance  de  Jésus,  la 
Circoncision,  la  Chandeleur,  le  Baptême,  la  Transfigura- 
tion. 

Toutes  les  peintures  de  Saint-lsaac  sont  à  l'huile;  la 
fresque  ne  convient  pas  aux  climats  humides,  et  sa  solidité 
tant  vantée  ne  résiste  pas  d'ailleurs  à  l'action  de  deux  ou 
trois  siècles,  comme  le  démontre  malheureusement  l'état 
de  détérioration  plus  ou  moins  avanié  où  se  trouvent  la 
plupart  des  chefs-d'œuvre  dont  les  maîtres  rêvaient  la 
conservation  et  la  fraîcheur  éternelles.  Restait  la  peinture 
à  l'encaustique;  mais  le  maniement  en  est  difficile,  peu 
familier  et  d'une  pratique  rare.  La  cire  miroite  d'ailleurs 
aux  endroits  travarllés  ;  en  oulre,  Irop  peu  de  temps  a 
passé  sur  les  essais  en  ce  genre  pour  que  l'on  ait  sur  sa 
durée  au  Ire  chose  que  des  prévisions  théoriques.  C'est 
donc  avec  raison  que  M.  de  Montferrand  a  choisi  l'huile 
pour  les  peintures  de  Saint-lsaac. 

Arrivons  maintenant  à  l'iconostase,  ce  mur  de  saintes 
images  enchâssées  dans  l'or,  qui  dérohe  les  arcanes  du 
sanctuaire.  Ceux  qui  ont  vu  les  gigantesques  retables  des 
églises  espagnoles  peuvent  se  faire  une  idée  du  dévelop- 
pement que  la  religion  grecque  donne  à  cette  partie  de 
ses  églises. 

L'architecte  a  fait  monter  son  iconostase  jusqu'à  la 
hauteur  de  l'attique,  de  sorte  qu'il  se  relie  à  l'ordre  de 
l'édifice  et  n'est  pas  en  désaccord  avec  les  proportions 
colossales  du  monument  dont  il  occupe  tout  le  fond,  d'un 
mur  à  l'autre.  C'est  la  façade  d'un  temple  dans  un  temple  ! 

Trois  marches  de  porphyre  rouge  en  forment  le  sou- 
bassement. Une  balustrade  de  marbre  blanc,  à  baluslres 
dorés,  incrustée  de  marbres  précieux,  trace  la  ligne  de 
démarcation  entre  le  prêtre  et  le  fidèle.  Le  plus  pur  marbre 
des  carrières  d'Italie  sert  de  fond  à  la  paroi  de  l'iconostase. 
Ce  Ibnd,  qui  serait  riche  partout  ailleurs,  disparait  pi  esque 
sous  les  plus  splendides  ornements. 

Huit  colonnes  en  malachite,  d'ordre  corinthien,  canne- 
lées, à  bases  et  chapiteaux  de  bronze  doré,  avec  deux 
pilastres  engagés,   composent   la  façade   et  soiilienncnl 


SALNT-ISAAC.  22b 

l'allique.  La  teinte  de  la  malachite  avec  son  éclat  mêlalli- 
que,  ses  verles  nuances  de  cuivre  étranges  et  charmantes 
à  l'œil,  son  parfait  poli  de  pierre  dure,  surprend  par  sa 
beauté  et  sa  magnificence.  D'abord,  on  ne  peut  croire  à  la 
réalité  d'un  tel  luxe,  car  la  malachite  ne  s'emploie  que 
pour  des  tables,  des  vases,  des  coffrets,  des  bracelets  et  des 
bijoux,  et  ces  colonnes,  ainsi  que  leurs  pilastres,  ont 
42  pieds  de  haut.  Sciées  dans  le  bloc  par  des  scies  circu- 
laires inventées  exprès,  les  plaques  de  malachite  s'adap- 
tent avec  une  précision  qui  ferait  croire  à  un  seul  bloc  sur 
un  tambour  de  cuivre,  que  soutient  un  cylindre  de  fer 
coulé  d'un  seul  jet,  sur  lequel  porte  le  pied  de  l'attique. 

L'iconostase  est  percé  de  trois  portes  :  celle  du  milieu 
donne  accès  au  sanctuaire,  les  deux  autres  aux  chapelles 
de  Sainte-Catherine  et  de  Saint-Alexandre  Nevski.  L'ordre 
se  distribue  ainsi  :  un  pilastre  à  l'angle  et  une  colonne, 
puis  la  porte  d'une  chapelle  ;  ensuite  trois  colonnes,  la 
porte  principale,  trois  autres  colonnes,  une  porte  de  cha- 
pelle, une  colonne  et  un  pilastre. 

Ces  colonnes  et  ces  pilastres  divisent  la  paroi  en  espaces 
formant  cadres  et  remplis  par  des  peintures  sur  fond  d'or 
imitant  la  mosaïque,  modèles  des  mosaïques  véritables  qui 
les  viennent  remplacer  au  fur  et  à  mesure  de  leur  achève- 
ment. Du  soubassement  à  la  corniche,  il  y  a  deux  étages 
de  cadres  séparés  par  une  corniche  secondaire  qu'inter- 
rompent les  colonnes,  et  qui  vient  s'appuyer  à  la  porte  du 
milieu  sur  deux  colonnettes  de  lapis-lazuli,  et  aux  portes 
des  chapelles  sur  des  pilastres  de  marbre  blanc  statuaire. 

Au-dessus  règne  un  attique  coupé  de  pilastres,  incrusté 
de  porphyre^  de  jaspe,  d'agate,  de  malachite  et  autres 
matières  précieuses  indigènes,  décoré  d'ornements  en 
bronze  doré  d'une  richesse  et  d'un  éclat  que  ne  <iépasse 
aucun  retable  d'Italie  ou  d'Espagne.  Lespilaslres  à  l'aplomb 
des  colonnes  tracent  des  compartiments  remplis  également 
par  des  peintures  sur  fond  d'or. 

Un  quatrième  étage,  en  manière  de  fronton,  dépasse  la 
ligne  de  l'attique  et  se  termine  par  un  grand  groupe  doré 
d'anges  en  adoration  au  pied  de  la  croix  de  Vitali,  un  ange 


220  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

à  genoux  prie  de  chaque  côlé.  Au  milieu  au  panneau,  une 
peinture  de  M.  Givago  représente  Jésus-Christ  au  Jardin  des 
Oliviers  acceptant  le  calice  d'amertume  pendant  celte 
veillée  funèbre  où  se  sont  endormis  ses  apôtres  les  plus 
chers. 

Immédiatement  au-dessous,  deux  grands  anges  ronde 
bosse,  tenant  des  vases  sacrés,  les  ailes  argentées  et  pal- 
pitantes, la  tunique  bouillonnée  par  l'air,  accompagnés  de 
petits  anges  d'une  saillie  moins  forte,  qui  se  fondent  dans 
la  pproi,  côtoient  un  panneau  de  plus  grande  dmiension 
représentant  la  Cène,  moitié  en  peinture,  moitié  en  bas- 
relit.'f.  Les  personnages  sont  peints;  le  fond,  tout  doré, 
figure,  avec  des  méplats  habilement  ménagés,  la  salle  où- 
se  passa  l'agape  pascale.  Celte  peinture  est  aussi  de  M.  Gi- 
vago. 

Sous  l'arc  de  la  porte,  que  décore  une  inscription 
semi-circulaire  en  caractères  slavons,  s'élève  un  groupe 
ainsi  disposé  :  au  milieu,  le  Chribt,  pontife  éternel  selon 
l'ordre  de  Melchisédech,  trône  sur  un  siège  richement 
orné.  11  tient  d'une  main  la  boule  du  monde,  figurée  pnr 
un  globe  de  lapis-lazuli,  et  de  l'autre  fait  le  geste  consacré. 
Une  auréole  entoure  sa  tête;  ses  vêtements  sont  d'or.  Der- 
rière son  frône  se  pressent  des  anges;  à  ses  pieds  se  cou- 
chent le  lion  ailé  et  le  bœuf  symbolique.  A  sa  droite  s'a- 
genouille la  sainte  Vierge;  à  sa  gauche  Saint  Jean  le 
Précurseur. 

Ce  groupe,  qui  entaille  la  corniche,  ofire  une  particu- 
larité remarquable  :  les  personnages  sont  en  ronde  bosse, 
à  l'exception  des  têtes  et  des  mains  peintes  sur  une  décou- 
pure d'argent  ou  d'autre  métal  tail  ée  d'après  le  contour. 
Cette  composition  de  l'icône  byzantin  avec  la  sculptiu-e 
produit  un  effet  d'une  puissance  extraordinaire,  et  il  faut 
un  examen  attentif  pour  s'apercevoir  que  les  visages  et  les 
parties  de  nu  ne  sont  pas  en  relief.  Les  reliefs  dorés  ont  été 
modelés  par  M.  Klodl  ;  les  parties  méplates,  peintes  par 
M.  de  Neff. 

A  ce  sujet  central  se  rattachent,  par  une  transition  in- 
sensible, des  patriarches,  des  apôtres,  des  rois,  des  saints, 


SAINT-ISAAC.  227 

des  martyrs,  des  justes,  foule  pieuse  qui  forme  la  cour 
et  l'armée  du  Christ,  et  dont  les  groupes  remplissent  les 
vidt  s  de  l'archivolte.  Ces  figures  sont  peintes  seulement 
sur  fond  d'or. 

Les  arcades  des  portes  latérales  ont  à  leur  sommet, 
comme  ornement,  les  tables  de  la  loi  et  un  calice  rayon- 
nant en  marbre  et  en  or  accompagnés  de  petits  anges 
peints. 

Quand  la  porte  sainte,  qui  occupe  le  milieu  de  cette 
immense  façade  d'or,  d'argent,  de  lapis-lazuli,  de  mala- 
chite, de  jaspe,  de  porphyre,  d'agate,  prodigieux  écrin  de 
toutes  les  richesses  que  peut  réunir  la  magnificence  hu- 
maine lorsque  aucune  dépense  ne  l'arrête,  referm^^  mys- 
térieusement ses  battants  de  vermeil  ciselés,  fouillés, 
guillochés,  qui  n'ont  pas  moins  de  trente-cinq  pieds  de 
haut  sur  14  de  largo,  on  discerne  à  travers  l'éblouisse- 
ment  dans  des  cadres  de  rinceaux,  les  plus  merveilleux 
qui  aient  jamais  entouré  œuvre  du  pinceau,  des  peintures 
représentant  les  quatre  évangélistes  en  buste,  l'ange  Ga- 
briel et  la  Vierge  Marie  en  pied. 

Mais  lorsque,  dans  les  cérémonies  du  culte,  la  porte 
sainte  ouvre  ses  larges  battants,  un  Christ  colossal,  for- 
mant le  vitrail  d'une  fenêtre  au  fond  du  sanctuaire,  appa- 
raît dans  l'or  et  la  pourpre,  levant  sa  dextre  pour  bénir 
avec  une  attitude  où  la  science  moderne  a  su  s'ullier  à  la 
majestueuse  tradition  byzantine.  Rien  n'est  plus  beau  et 
plus  splendide  que  cette  image  du  Sauveur  illuminé  de 
rayons  scintillants  comme  au  fond  d'un  ciel  ouvert  par 
l  arcade  de  l'iconostase.  L'obscurité  mystérieuse  qui  régne 
dansl'église.à  certaines  heures  augmente  encore  l'éclat  et 
la  transparence  de  ce  magnifique  vitrail  peint  à  Munich. 

Noilà  les  principales  divisions  tracées  :  décrivons  à  pré- 
sent les  figures  qu'elles  renferment,  en  commençant  par 
la  file  de  premier  rang  qui  se  trouve  à  la  droite  du  visi- 
teur lorsqu'il  regarde  l'iconostase. 

C'est  d'abord  Jésus-Christ  sur  son  ti^ne  d'architecture 
byzantine,  le  globe  en  main  et  bénissant;  puis  vient 
saint  isaac  le  Dahuate  déroulant   o  jilan  de  la  cathédrale. 


228  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Ces  oeux  figures  sont  exéculées  en  mosaïques  sur  des 
fonds  à  petits  cubes  de  cristnl  doublés  d'or  de  duoat,  d'un 
effet  si  chaud  et  si  riche,  qu'on  admire  à  Sainte-Sophie  de 
Constantinople  et  à  Saint-Marc  de  Venise.  Une  peinture  de 
pierres  précieuses  ne  saurait  nvoir  qu'un  champ  d'or. 

Saint  Nicolas,  évêque  de  Myre  el  pa!ron  de  la  Russie,  en 
dalmatique  de  brocart,  la  main  levée  et  tenant  un  livre, 
occupe  le  troisième  panneau.  Saint  Pierre,  séparé  de 
saint  Nicolas  par  la  porte  de  la  chapelle  latérale,  termine 
la  rangée.  Toutes  ces  figures  sont  dues  à  M.  de  iNeff. 

A  partir  du  groupe  de  Jésus-Christ  dans  sa  gloire  et  en- 
touré de  ses  élus,  la  première  figure  qu'on  rencontre  sur 
la  seconde  file  est  saint  Michel  combattant  le  dragon;  puis 
viennent  dans  ce  même  panneau  Sainle  Anne  et  sainte  Eli- 
sabeth qui  réunissent  leurs  maternités  miraculeuses.  Le 
dernier  compartiment  renferme  Constaniin  le  Grand  et 
l'impératrice  Hélène  revêtus  de  pourpre  et  d'or.  Cette  ran- 
gée est  de  M.  Théodore  Brulof. 

Dans  l'altique,  en  suivant  le  même  ordre,  on  voit,  sé- 
parés par  des  piliers  de  marbre  incrustés  de  pierre  dure, 
le  prophète  Isaïe,  dont  le  doigt  étendu  semble  percer  les 
ténèbres  de  l'avenir  ;  Jérémie  avec  le  rouleau  où  ses  la- 
mentations sont  insci  ites  ;  Davd  appuyé  sur  sa  harpe  ; 
Xoé  désigné  par  l'arc-en-ciel  ;  et  enfin,  Adam,  le  père  des 
hommes,  peint  [ar  M.  Givago. 

A  gauche  de  la  porte  sainte,  faisant  symétrie  au  Christ 
placé  de  l'autre  côté,  la  sainte  Vierge,  avec  l'enfont  .lésus 
sur  ses  genoux,  se  présente  la  première.  Ce  tableau  est  déjà 
exéculé  en  mosaïque,  ainsi  que  le  panneau  voisin  repré- 
sentant saint  Alexandre  Nevski  en  costume  de  guerre,  avec 
le  bouclier  et  l'étendard  de  la  foi  où  ligure  l'image  du 
Christ.  Près  de  ^aini  .Mexandre  iXevski  se  trouve  sainte  Ca- 
therine, couronne  au  Iront,  palme  en  main,  ayant  près 
d'elle  la  roue  qui  désigne  son  marlyre;  dins  l'angle  au 
delà  de  l'arcade  de  1 1  cliapelle,  saint  Paul  s'appuie  sur 
son  glaive.  Toute  cette  lile  appartient  à  M.  de  Aelf. 

La  seconde  rangée  contient  :  saint  iMcolas,  en  froc  de 
bure  ;  sainte  Madeleine  et  la  tsarine  Alcxandra,  dans  le 


SAINT-ISAAC.  2-29 

même  panneau;  l'une,  désignée  par  le  vase  de  parfums  ; 
l'autre,  par  la  couronne,  l'épée  et  la  pa'me;  saint  Vladi- 
mir et  sainte  Olga,  reconnaissabies  à  leurs  habits  impé- 
riaux; de  M.  Théodore  Brulof. 

Sur  la  troisième  file  se  succèdent,  dans  l'ordre  où  nous 
les  nommons  :  Daniel  avec  un  lion  couché  près  de  lui  ;  le 
prophète  Elle;  le  roiSalomon,  porlnnt  le  modèle  du  tem- 
ple; .Melchisédech,  roi  de  Salem,  présentant  le  pain  du  sa- 
crifice; et  enfin  le  patriarche  Abraham,  de  M.  Givago, 
ainsi  que  toutes  les  figures  que  nous  venons  de  nommer. 

Ce  rempart  d'images,  séparées  par  des  colonnes  de  ma- 
lachite, des  compartiments  de  marbre  précieux,  des  cor- 
niches richement  ornées,  produit,  dans  la  pénombre 
mystérieuse  qui  baigne  cette  partie  de  la  cathédrale,  un 
effet  magnifique  et  imposant.  Parfois  quelque  rayon  fait 
étinceler  les  fonds  d'or  fauve  :  une  plaque  s'allume  décou- 
pant comme  une  figure  réelle  le  saint  qui  s'en  détache;  un 
filet  de  lumière  glisse  sur  les  cannelures  de  la  malachite, 
une  paillette  s'accroche  à  un  chapiteau  doré,  une  guir- 
lande sillumine  et  fait  saillie.  Les  tètes  peintes  du  groupe 
d'or  prennent  une  vie  singulière  et  ressemblent  à  ces  ima- 
ges miraculeuses  des  légendes  qui  regardent,  pnrlent  ou 
pleurent.  Les  scintillations  des  cierges  jettent  des  lueurs 
inattendues  sur  quelque  détail  resté  obscur  et  dont  toute 
la  valeur  ressort.  Sflon  chaque  heure  de  la  journée,  le 
voile  du  sanctuaire  s'obscurcit  et  s'éclaire  avec  des  ombres 
chaudes  ou  des  flamboiemenis  splemlides. 

A  gauche  de  l'iconostase,  lorsqu'on  y  fait  face,  se 
trouve  la  chapelle  placée  sous  l'invocation  de  sainte  Ca- 
therine; on  y  pénètre  par  l'arcade  surmontée  d'ang(^s  te- 
nant le  ciboire  qui  s'ouvre  dans  la  grande  iconostase 
même,  à  côté  de  la  porte  sainte. 

L'iconobta-e  de  la  chapelle  Sainte-Catherine,  qu'on  aper- 
çoit du  foiidmème  de  l'église,  encadrée  dans  la  net  la- 
térale, offre  cette  disposition  :  la  façade  en  marbre  bbuic 
statuair  •,  incrusté  de  malachite,  décoré  d'ornements  en 
bronze  doré  porte  au  sommet  de  son  fronton  un  groupe 
sculptural  doré,  de  M.  Piraenef,  représentant  iNotre-Sei- 

90 


230  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

gneur  Jésus-Christ  s'élançant  du  tombeau  à  la  grande 
frnyeur  des  gardes.  Dans  le  tympan,  des  chérubins  dé- 
ploient sur  un  linge  ce  portrait  du  Sauveur,  empreinte 
miraculeuse  qui  n'a  pas  été  peinte  par  la  main  humaine. 
La  mise  au  tombeau  du  divin  cadavre  occupe  la  frise. 
Dans  l'archivolte,  au-dessus  de  la  porte,  figure  la  Cène. 
Quatre  têtes  d'Évangélistes,  l'ange  Gabriel  et  Marie,  ornent 
les  battants  do  la  porte. 

Le  Christ  présentant  l'Évangile  ouvert,  occupe  le  pre- 
mier panneau  à  droite  ;  dans  le  panneau  au-dessus  se  voit 
sainte  Catherine  avecles  attributs  ordinaires,  la  couronne, 
la  palme  et  la  roue. 

La  sainte  Vierge  de  Vladimir  fait  pendant  au  Christ  sur 
le  panneau  de  gauche;  au-dessus  d'elle,  sainte  Anastasie 
attachée  au  bûcher,  subit  son  martyre.  Sur  la  porte  de 
droite,  pratiquée  dans  un  pan  coupé,  l'empereur  Constan- 
tin couronné,  vêtu  d'une  robe  de  brocart  d'or  semée  d'ai- 
gles; dans  le  compartiment  supérieur,  saint  Métrophane 
de  Voronèje  avec  la  crosse.  Sur  l'autre  porte,  l'impératrice 
Hélène  tenant  une  croiv,  pour  rappeler  qu'elle  découvrit 
les  restes  de  la  vraie  croix;  au-dessus,  saint  Serge  de  Ra- 
donej. 

A  l'intérieur  de  l'iconostase  sont  peints  Jésus-Christ  bé- 
nissant une  image  du  Sauveur  sur  le  linge,  par  M.  Plu- 
chart,  et  une  sainte  Vierge,  par  M.  Chamchine.    " 

En  face  de  la  fenêtre,  s'élève  la  paroi  latérale  de  la 
grande  iconostase,  décorée  de  sculptures  et  de  peintures. 
Des  pilastres  ioniens,  en  marbre  blanc  statuaire,  soutien- 
nent les  consoles  qui  appuient  l'atlique.  Au-dessus  de  la 
porte,  des  anges  adorent  le  calice  rayonnant  élevé  sur  un 
socle  orné  de  trois  têtes  de  chérubins. 

L'archange  Michel,  copié  librement  par  M.  Théodore 
Drulof  du  saint  Michel  qu'on  voit  au  Louvre,  terrasse  le 
démon  sur  la  porte.  11  a  de  chaque  côté  samt  Alexis  de 
Moscou  et  saint  Pierre  le  Métropolitain,  tous  deux  revêtus 
de  riches  habits  sacerdotaux.  Le  second  rang,  formé  de 
panneaux  encadrés  de  riches  moulures,  contient  saint 
Uoris  et  saint  Glèbe,  saint  Barnabe,  saint  Jean   et  saint 


SAINr-lSAAC.  231 

Timothée  ;  puis  saitit  Théodose  et  saint  Antoine.  Toutes 
ces  figures  sont  peintes  sur  fond  d'or  avec  un  léger  ac- 
cent d'archaïsme. 

Le  plafond  de  la  coupole  représente  l'Assomption  do 
la  Vierge  ;  les  pendentifs  renferment  saint  Jean  Damas- 
cène,  saint  Cyrille  de  Jérusalem,  saint  Clément  et  saint 
Ignace. 

Dans  les  pénétrations  des  arcs,  M.  Bassine,  à  qui  l'on 
doit  les  peintures  murales  de  celte  chapelle,  a  figuré  les 
martyres  de  sainte  Catherine,  de  saint  Dimitri,  de  saint 
Georges,  et  le  renoncement  au  monde  de  sainte  Barbara. 

De  l'autre  côté  de  la  grande  iconostase,  faisant  pendant 
à  la  chapelle  de  Sainte-Catherine,  se  trouve  la  chapelle  de 
Saint-Alexandie  ^evski,  dont  l'iconostase  offre  des  dispo- 
sitions identiques. 

Jésus  sur  le  Thabor,  groupe  doré,  de  M.  Piménef,  cou- 
ronne le  fronton.  Au-dessous,  des  chérubins  déploient  une 
draperie  sur  laquelle  est  écrite  une  légende  en  lettres  sla- 
vonnes.  Dans  la  frise  est  peint  un  portement  de  croix. 
Puis  viennent,  dans  l'archivolte,  la  sainte  Cène,  et  sur  la 
porte  les  quatre  Évangélisles  et  l'Annonciation  figurée  par 
Gabriel  et  Marie. 

A  droite  de  la  por:e,  le  Christ  appelle  à  lui  les  petits 
snfanls.  Le  compartiment  supérieur  est  occupé  par  saiiit 
Alexandre  Nevïki,  en  costume  guerrier.  Dans  le  pan  en 
retraite,  sur  la  même  ligne,  on  voit  le  tsarévich  Dimitri, 
jeune  enfant  que  des  anges  soutiennent  et  portent  au  ciel. 
Au-dessous,  saint  Vladimir  couronné,  vêtu  d'une  i  obe  de 
brocart  et  portant  la  croix  grecque. 

A  gauche,  la  sainte  Vierge  avec  l'enfant  Jésus,  que  air- 
monte  saint  Spii  idion  ;  sur  le  pan  conpé,  saint  Michel  de 
Tver  cuirassé,  et  sainte  Olga,  en  habits  impériaux,  pres- 
sant une  petite  croix  sur  sa  poitrine.  C'est  M.  Maïlof  qui 
a  peint  les  figuies  de  cette  iconostase;  dans  l'intérieur  de 
l'iconosiase,  il  y  a  un  Christ  bénissant,  de  M.  Pluchart,  et 
une  Nativité,  de  M.  Chamchine. 

Le  plafond  de  la  coupe  a  pour  sujet  Jéhovah  dans  sa 
gloire,  entouré  d'un  cercle  d'anges  et  de  séraphins.  Dans 


232  VOYAGE  EN  RUSSIE 

les  pendentifs,  sont  peints  saint  Nicodème,  saint  Joseph, 
mari  de  la  Vierge,  saint  Jacques  le  Mineur,  surnommé  le 
frère  du  Christ,  et  Joseph  d'Arimathie. 

Le  tympans  des  arcs  sont  remplis  par  des  scènes  tirées 
de  la  vie  de  saint  Alexandre  Nevgki,  à  qui  la  chapelle  est 
dédiée.  Dans  l'un,  il  prie  pour  la  patrie  ;  dans  l'autre,  il 
ga^rne  une  bataille  contre  les  Suédois,  et  son  cheval  blanc 
se  cabre  au  milieu  de  la  mêlée  ;  dans  le  troisième,  étendu 
sur  son  lit  de  mort,  il  fait  une  fin  édifiante  et  chrétienne 
entre  les  cierges  qui  brûlent  et  les  prêtres  qui  récitent  des 
prières  ;  dans  le  quatrième,  on  transporte  pieusement  ses 
restes  à  leur  dernière  demeure  sur  un  riche  catafalque 
porté  par  un  bateau.  Ces  peintures,  comme  les  peintures 
murales  de  la  chapelle  de  Sainte-Catherine,  sont  dues  à 
M.  Pietro  Bassine. 

La  paroi  de  l'iconostase  principale,  qui  ferme  de  ce  côté 
la  chapelle  de  Saint-Alexandre  Nevski,  offre  les  mêmes 
divisions  que  l'autre,  et  l'ornement  en  est  identique,  sauf 
qu'au-dessus  de  la  porte,  les  tubles  de  la  loi  sculptées  en 
marbre  rempliicent  le  calice. 

Sur  la  porte,  M.  Théodore  Brulof  a  peint  l'ange  Gabriel. 
Dans  l'imposte,  figure  Moïse  entre  les  prophètes  Samuel 
et  Elisée.  Les  deux  panneaux  voisins  contiennent  saint 
Polycarpe  et  saint  Taraise,  saint  Mélhodius  et  saint  Cyrille, 
apôtres  des  S'aves.  Les  panneaux  qui  accompagnent  la 
porte  repiésentent  saint  Philippe  et  saint  Jonas, métropoli- 
tain de  Moscou.  Tous  ces  personnages,  sur  fond  d'or  et  de 
style  byzantin  modernisé,  sont  de  M.  Dorner. 

Il  nous  reste  à  décrire  le  Saint  des  sainis,  défendu  aux 
regards  des  fidèles  par  le  voile  d'or,  de  malachite,  de  la- 
pis-lazuli  et  d'agate  de  l'iconostase.  On  pénètre  rarement 
dans  l'enceinte  mystérieuse  et  sacrée  où  se  célèbrent  les 
rites  secrets  du  culte  grec.  —  C'est  une  sorte  de  salle  ou  de 
chœur  qu'éclaire  le  vitrail  où  rayonne  le  Christ  gigantes- 
que qu'on  aperçoit  du  fond  de  l'église  quand  les  portes  du 
sanctuaire  s'ouvrent.  Deux  des  parois  sont  formées  par  la 
face  intérieure  des  cloisons  ornées  de  peintures  dont  nous 
venons  de  faire  la  description. 


SAINT-ISA  AC.  235 

Au  midi,  sur  le  revers  de  la  porte,  saint  Laurent  tient 
le  gril,  instrument  de  son  martyre.  Saint  Basile  le  Grand 
et  saint  Grégoire  de  Nazianze  sont  peints  dans  les  compar- 
timents latéraux.  L'atlique,  divisé  en  trois  cadres,  montre 
dans  le  premier  saint  Grégoire  Dialogos  et  saint  Eplirem 
de  Syrie  ;  dans  le  second,  au-dessus  de  la  porte,  saint 
Grégoire  de  Nysse,  saint  Samson  et  saint  Eusébe  ;  dans  le 
troisième,  saint  Cosme  et  saint  Damien.  M.  Dorner,  artiste 
bavarois,  a  peint  les  figures  de  la  seconde  rangée,  et 
M.  Moldavsky  celles  du  bas. 

La  paroi  du  nord  répète  exactement  cette  symétrie  :  saint 
Etienne  est  représenté  sur  la  porte;  il  a  de  chaque  côté 
saint  Jean  Chrysostome  et  saint  Athanase  d'Alexandrie,  de 
M.  Moldavsky.  La  rangée  supérieure,  peinte  par  M.  Dor- 
ner, contient  Alexis,  l'homme  en  Dieu,  et  saint  Jean 
Climax,  saint  Tychon  d'Amathonte,  saint  Pantaleimon 
et  saint  Méthodius,  saint  Antoine  et  saint  Théodore  de 
Kief. 

Derrière  l'iconostase,  on  remarque  une  image  du  Christ 
recueillie  sur  le  linge  tendu  par  sainte  Véronique,  deM.de 
Neff,  et  au-dessus  du  buffet,  un  Christ  bénissant  les  saintes 
offrandes,  de  M.  Chamchine. 

M.  Bruni  a  représenté,  au  plafond,  le  Saint-Esprit  en- 
touré d'anges,  et  sur  les  trois  faces  de  l'attique,  le  Lave- 
ment des  pieds;  Jésus-Christ  donnant  les  clés  à  saint 
Pierre;  Jésus  apparaissant  aux  apôtres,  compositions  plei- 
nes de  style  et  du  plus  pur  sentiment  |religieux. 

L'autel,  en  marbre  blanc  statuaire,  est  de  la  plus  noble 
simplicilé.  Un  modèle  de  l'église  Saint  Isaac  en  argent 
doré  d'un  poids  considérable,  figure  le  tabernacle.  Ce  mo- 
dèle présente  quelques  détails  qu'on  ne  retrouve  pas  dans 
l'édifice  réel.  Ainsi,  les  contre-forts  qui  soutiennent  les 
campaniles  sont  ornés  de  grands  groupes  en  relielcomme 
ceux  de  l'arc  de  triomphe  de  l'Étoile,  et  l'attique,  lisse 
dans  le  monument  exécuté,  offie  une  suite  de  bas  reliefs 
dont  l'effet  eût  été  heureux,  ce  nous  semble. 

Nous  avons  négligé  çà  et  là,  dans  l'intérieur  de  l'église, 
quelques  médaillons  ou  compartiments  encastrés  au  mi- 

20. 


234  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

lieu  des  voussures  et  des  soffites,  mal  éclairés,  difficiles  à 
voir  et  n'ayant  qu'une  valeur  purement  décorative , 
tels  que  des  anges  portant  des  attributs  sacrés,  de 
M.  (Ihamchine,  Élie,  Enoch,  la  Foi,  l'Espérance,  la  Cha- 
rité, la  Sagesse,  l'Amour,  de  M.  Maïkof.  Nous  les  men- 
tionnons pour  mémoire  et  afin  que  notre  travail  soit 
complet. 

Maintenant  que  nous  avons  décrit,  avec  tout  le  soin  dont 
nous  sommes  capable,  l'extérieur  et  l'intérieur  de  Saint- 
Isaac,  esquissons  d'un  pinceau  plus  libre  et  plus  dég;)gé 
quelques-uns  des  princ'paux  effets  de  lumière  et  d'ombre 
de  ce  vaisseau  immense. 

La  lumière  manque  un  peu  à  Saint-Isaac,  ou  du  moins 
elle  est  répartie  inégalement.  La  coupole  jette  un  flot  de 
jour  sur  le  centre  de  la  cathédrale,  et  les  quatre  grandes 
fenêtres  éclairent  suffisamment  les  coupules  situées  aux 
quatre  coins  de  l'édifice.  Mais  d'autres  portions  restent 
obscures,  ou  du  moins  ne  reçoivent  de  clarté  qu'à  cer- 
taines heures  de  la  journée,  et  sous  de  fugitives  incidences 
de  rayons.  C'est  un  défaut  voulu,  car  rien  n'était  plus  fa- 
cile que  de  percer  des  haies  dans  ce  monument  dégagé  de 
toutes  parts.  M.  de  Montferrand  a  recherché  ce  demi-jour 
mystérieux,  favorable  aux  impressions  religieuses  et  à  la 
prière  recueillie.  Mais  il  a  peut-être  oublié  que  cette  om- 
bre, qui  s'accorde  avec  les  architectures  romane,  byzan- 
tine ou  gothique,  est  moins  beuriuse  dans  un  édifice  de 
style  classique  fait  pour  la  lumière,  tout  couvert  de  mar- 
bre précieux,  d'ornements  dorés  et  de  peintures  murales 
qui  doivent  être  vues  et  qu'on  désire  voir,  les  dévolions 
accomplies.  Plusieurs  de  ces  peintures  ont  été  exécutées 
en  grande  partie  à  la  clarté  des  lampes,  ce  qui  était  une 
sorte  de  condamnation  de  l'emplacement  qu'elles  occu- 
paient. Il  eût  été  aisé,  selon  nous,  de  concilier  tout  et  d'a- 
voir tour  à  tour  la  clarté  ou  l'ombre  nécessaire  avec  des 
fenêtres  qu'on  eût  aveuglées  au  moyen  de  volets,  de  ten- 
tures on  de  stores  opaques.  La  religion  n'y  eût  rien  perdu 
et  l'art  y  eut  gagné.  Si  Saint-l'étcrsbourg  a  de  longs  jours 
d'été,  il  y  a  aussi  de  longues  nuits  d'hiver  qui  empiètent 


SALNT-ISAAC.  235 

sur  la  journée,  et  pendant  lesquelles  il  ne  filtre  du  ciel 
qu'une  lumière  avare. 

Pourtant,  il  faut  le  dire,  de  ces  alternatives  d'ombre  et 
de  clair,  il  résulte  des  effets  saisissants.  Lors  ju'on  re- 
garde, au  bout  des  nefs  obcures  qu'elles  terminent,  les 
chapelles  de  Saint- Alexandre  Ne\ ski  et  de  Sainte-Cathe- 
rine, dont  les  iconostases  en  marbre  blanc  ornementées  de 
bronzes  dorés,  incrustées  de  malachite  et  d'agate,  [la- 
quées de  peintures  sur  fond  d'or,  reçoivent  le  rayon  d'une 
grande  fenêtre  latérale,  on  est  ébloui  de  l'éclat  que  ces 
façades  acquièrent,  encadrées  par  les  voussures  sombres 
qui  leur  servent  de  reponssoir.  La  grande  vitrine  repré- 
sentant le  Christ  resplendit  dans  la  pénombre  avec  une 
intensité  de  couleur  merveilleuse.  Ce  jour  amorti  n'a  pas 
d'inconvénient  pour  les  figures  isolées  dont  le  contour  ar- 
rêté se  découpe  sur  un  cbamp  d'or.  Le  brillant  du  métal 
détache  toujours  assez  le  personnage,  mais  dans  les  com- 
positions à  groupes  multiples,  à  fonds  naturels,  il  n'en(st 
pas  toujours  ainsi.  Beaucoup  de  détails  intéressants  écbap- 
penl  aux  yeux  et  même  aux  lorgnettes.  Les  églises  byzan- 
tines, ou,  pour  parler  plus  exactement,  du  style  gréco- 
russe,  où  règne  ce  mystère  religieux  que  M.  de.Montferrand 
a  désiré  obtenir  dans  Saint-lsaac,  ne  renferment  pas  de 
tableaux  proprement  dits  ;  les  murailles  sont  couvertes  de 
peintures  décoratives  dont  les  personnages  sont  tracés 
sans  aucune  recherche  de  l'effet  ou  de  l'illusion  sur  un 
champ  uni  d'or  ou  de  couleur  avec  des  poses  convenues, 
des  attributs  invariables,  exprimés  par  des  traits  simples 
et  des  teintes  plates,  et  qui  habillent  l'édifice  comme  une 
riche  tapisserie,  dont  le  ton  général  contente  l'œil.  — 
Nous  savons  bien  que  M.  de  Montferrand  recommandait 
aux  artistes  chargés  des  peintures  de  Saint-lsaac  de  piocé- 
der  par  larges  masses,  à  grands  traits  et  dans  une  ma- 
nière décorative;  conseil  plus  facile  à  donner  qu'à  suivre 
avec  le  style  d'architecture  adopté.  Chaque  artiste  a  fait 
de  son  mieux,  d'après  sa  nature  et  les  ressources  de  son 
talent,  obéissant,  à  son  insu,  au  caractère  moderne  de 
l'église,  exci  plé  sur  les  iconostases  où  les  figures,  isolées 


23')  YOYAGE  EN  RUSSIE. 

OU  placées  les  unes  à  côté  des  autres  dans  aes  panneaux 
d'or,  se  détiichaient  impérieusement,  et  prenaient  ces  con- 
tours nettement  arrêtés  que  doit  avoir  la  peinluie  lors- 
qu'eliij  est  destinée  à  orner  un  édifice. 

Les  compositions  de  M.  Bruni,  dont  nous  avons  indiqué, 
au  fur  et  à  mesure  qu'elles  se  présentaient  dans  la  descrip- 
tion de  l'église,  le  sujet  et  l'ordoniiaiicc,  se  recommandent 
par  un  grand  sentiment  du  style  et  une  manier»*  vrai- 
ment historique  formée  par  l'élude  profonde  et  réfléchie 
des  maîtres  italiens.  Nous  insistons  sur  celte  qualité, 
car  elle  se  perd  chez  nous  comme  ailleurs.  M.  Ingres  el 
son  école  en  sont  les  derniers  dépositaires.  Un  certain  pi- 
quant anecdotique,  une  rt^cherche  trop  curieuse  de  l'effet 
ou  du  détail,  la  crainte  que  trop  de  sévérité  n'empêche  le 
succès,  enlèvent  aux  œuvres  modernes  le  cachet  de  gra- 
vité magistrale  que  gardaient,  aux  siècles  passés,  des  œu- 
vres même  de  second  ordre.  iM.  Bruni  continue  les  grandes 
traditions,  il  s'inspire  des  fresques  de  la  Sixline  et  du  Va- 
tican, et  mêle,  outre  son  sentiment  personnel,  à  cette  in- 
spiration, quelque  chose  de  la  manière  profonde  et  réflé- 
chie propre  à  l'école  allemande.  On  voit  que  s'il  a 
longlen)ps  contemplé  Michel-.\nge  el  Raphaël,  M.  Bruni  a 
jeté  un  coup  d'œil  sagace  sur  Overbeck,  Cornélius  et  Kaul- 
bach,  trop  ignorés  à  Paris,  et  dont  les  œuvres  ont  pesé 
plus  qu'on  ne  croit  dans  la  balance  de  l'art  actuel.  11  mé- 
dite, arrange,  balance  el  raisonne  ses  compositions  sans 
éprouver  cette  hâte  d'arriver  vile  à  la  peintui  e  qu'on  sent 
aujourd'hui  dans  beaucoup  de  tableaux,  d'ailleurs  pleins 
de  mérite.  Chez  M.  Bruni,  l'exécution  n'est  qu'un  moyen 
d'exprimer  la  pensée  et  non  un  but;  il  sait  que  lorsque  le 
sujet  est  rendu  sur  le  carton  avec  style,  noblesse  et  gran- 
deur, la  lâche  la  plus  importante  de  l'art  est  accomplie. 
Peut-être  même  néiilige-lil  trop  la  couleur,  et  admet-il 
dans  une  trop  grande  proportion  ces  teintes  sobres,  neu- 
tres, assourdies,  abstraites,  pour  ainsi  dire,  que  faitchoi 
sir  sur  la  palette  le  soin  de  laisser  seule  l'idée  en  évi- 
dence. Nous  n'aimons  pas,  dans  la  peinture  d'histoire,  ce 
que  l'on  appelle  l'illusion;  il  ne  faut  pas  qu'une  réalilé 


SAINT-ISAAC.  237 

trop  grossière,  qu'une  vie  trop  matérielle  trouble  ces 
pages  sereiu'^s,  où  l'image  des  objets,  et  non  les  olijets 
eux-mêmes,  doit  seule  se  reproduire  ;  cependant  il  esi  bon 
de  se  gard'  r  un  peu,  surtout  en  songeant  à  l'avenir,  des 
localités  mates  et  sombres  que  conseille  l'étude  des  vieilles 
fresques.  Les  peintures  exécutées  par  M.  Bruni  à  Saint- 
Isaac  sont  les  plus  monumentales  de  celles  que  l'église 
renferme  ;  elles  ont  du  caractère  et  de  la  maestria.  <juoi- 
qu'il  réussisse  bien  les  figures  qui  demandent  de  l'énergie 
et  qu'il  sache  assez  l'anatomie  pour  se  livrer  à  ces  vio- 
lences de  musculature  que  réclament  certains  sujets, 
M.  Bruni  possède  en  outre,  comme  don  spécial,  l'onction, 
la  grâce  et  une  suavité  angélique  se  rapprochant  de  la  ma- 
nière d'Overbeck;  il  y  a  dans  ces  figures  d'anges,  de  ché- 
rubins, d'âmes  bienheureuses,  une  élégance,  une  dis- 
tinction, si  l'on  peut  se  servir  de  ce  mol  employé  d'une 
façon  pins  mondame,  et  une  poésie  d'un  charme  extrême. 
M.  de  Neff  a  compris  les  travaux  qu'on  lui  confiait, 
plus  en  artiste  travaillant  pour  un  musée,  qu'en  décora- 
teur de  monument,  mais  on  ne  peut  lui  en  savoir  mauvais 
gré.  Ses  peintures,  placées  beaucoup  plus  près  de  l'œil, 
à  hauteur  d'appui,  pour  ainsi  dire,  dans  ces  niches  des 
pilastres  qui  forment  cadre  et  donnent  à  la  peinture  mu- 
rale l'aspect  d'un  tableau,  n'exigea'ent  pas  les  sacrifices 
d'effet  et  de  perspective  que  demandent  lesattiques,  les 
voûtes  et  les  coupoles.  Cet  artiste  a  une  couleur  cliaude 
et  brillante,  une  exécution  habile  et  précise  qui  rappellent 
Pierre  de  Hess,  dont  nous  avons  vu  les  travaux  à  Munich. 
Jésus  envoyant  son  image  à  Âbgare  et  V Impératrice  Hélèiie 
retrouvant  la  vraie  croix,  sont  des  tableaux  remarquables 
et  qui  pourraient  être  détachés  de  leurs  places  sans  perdre 
de  leur  valeur.  Toutes  les  autres  peintures  de  M.  de  Nefl 
dans  les  niches  des  pilastres  portent  le  cachet  du  maître, 
et  révèlent  un  artiste  bien  doué,  ayant  un  sentiment  très- 
juste  de  la  couleur  et  du  clair-obscur.  Les  figures  isolées 
qu'il  a  exécutées  sur  les  iconostases,  les  têtes  et  les  parties 
de  nu  peintes  par  lui  dans  le  grand  groupe  doré  qui  sur- 
monte la  porte  sainte,  ont  une  force  de  tons  et  un  relief 


238  VOYAGE  ES  RUSSIE. 

étonnants.  Il  était  difficile  d'accoupler  plus  heureusement 
ia  peinture  à  la  ronde  bosse,  le  travail  du  pinceau  à  celui 
du  ciseau. 

Les  peintures  de  M.  Bruni,  pour  la  composition  et  le 
style;  celle  de  M.  de  Neff,  pour  la  couleur  et  l'exécution, 
nous  semblent  les  plus  satisfaisantes  dans  leur  genre. 

M.  Pietro  Bas^^ine,  dans  ses  nombreux  travaux,  a  m.on- 
trè  de  l'abondance,  de  la  facilité  et  cette  pratique  décora- 
tive qui  distingue  les  peintres  du  dix-huitiéme  siècle, 
auxquels,  de  nos  jours,  on  restitue  l'e.-time  que  leur 
avaient  retirée  David  et  son  école.  On  peut  dire  mainte- 
nant comme  éloge  à  un  artisîe,  qu'il  ressemble  à  Pietro 
de  Cortone,  à  Carie  Maratte  ou  à  Tiepolo.  M.  Bassine 
couvre  aisément  de  grands  espaces.  Il  a  l'entente  de  ce  que 
l'on  appelle,  en  art,  la  machine  ;  ses  compositions  font  ^a- 
bleau,  talent  plus  rare  qu'on  ne  pense  et  qui  se  perd  de 
jour  en  jour. 

On  connaît  à  Paris  le  talent  sobre,  pur  et  correct  de 
M.  Mussini;  il  a  peint,  dans  les  niches  des  pilastres,  plu- 
sieurs compositions  qui  confirment  la  réputation  qu'il 
s'est  acquise.  MM.  Markof,  Zavialof,  Pluchait,  Sazonof. 
Théodore  Bruloff,  Nikitine,  Schebonïef,  méritent  aussi  des 
éloges  pour  la  manière  dont  ils  se  sont  acquittés  de  la 
tâche  qui  leur  était  échue. 

Si  nous  ne  portons  pas  de  jugement  définitif  sur  la  cou- 
pole de  Charles  Brulof,  c'est  que  la  maladie  et  la  mort, 
comme  nous  l'avons  dit  en  décrivant  sa  composition,  exé- 
cu'ée  |ar  M.  Bassine,  l'ont  emiêché  de  la  peindie  lui- 
même,  et  de  lui  imprimer  le  cachet  de  sa  personnalité, 
une  des  plus  puissantes  et  des  plus  remarquables  qu'ait 
produites  l'art  national  russe.  11  y  avait  dans  Druloll 
l'étoffe  d'un  grand  peintre,  et,  parmi  de  nombreux  dé- 
fauts, ce  qui  rachète  tout,  du  génie.  Sa  tète,  qu'il  s'est 
plu  à  reproduire  plusieurs  fois  avec  la  pâleur  et  la  mai- 
greur croissantes  de  la  maladit\  en  pétille.  Sous  ces  che- 
veux blonds  incultes,  derrière  ce  front  de  plus  en  plus 
blême,  qu'illuminent  des  yeux  où  la  vie  s'est  rrfugièe,  il 
y  avait  certes  une  pensée  artistique  et  poétique. 


SAINT-ISAAC.  239 

Maintenant,  résumons  en  quelques  lignes  celle  longue 
étude  sur  la  cathédrale  de  Saint-Isaac  le  Dalmate.  C'est  à 
coup  sûr,  qu'on  en  admette  ou  non  le  style,  rédifice  reli- 
gieux le  plus  considérable  qui  ait  été  exécuté  dans  ce 
siècle.  Il  lait  honneur  à  M.  de  Montferrand,  qui  l'a  mené 
à  bien  dans  un  si  petit  nombre  d'années,  et  a  pu  s'endor- 
mir dans  la  tombe,  en  se  disant,  avec  plus  de  vérité  que 
bii  n  des  poêles  orgueilleux  :  Exegi  monumentum  œre  pe- 
rennins,  satisfaction  rarement  accordée  aux  architectes, 
dunt  les  plans  sont  quelquefois  si  longs  à  se  réaliser,  et 
qui  n'assistent  qu'à  l'état  d'esprit  à  l'inauguration  des 
temples  commencés  par  eux. 

Quelque  rapide  qu'ait  été  la  construction  de  Saint-Isaac, 
cependant  le  temps  écoulé  enire  la  pose  de  la  première 
pierre  et  celle  de  la  dernière  a  été  assez  long  pour  que 
bien  des  changements  se  soient  opérés  dans  les  esprits.  A 
l'époque  où  les  plans  de  la  catliédrale  furent  reçus,  le 
goût  classique  régnait  sans  partage  et  sans  contradiction. 
Onn'aimettaitque  le  style  grec  ou  romain  considérécomme 
type  de  la  perfeclion.  Tout  ce  que  le  génie  de  l'homme 
avait  imaginé  pour  réaliser  l'idéal  d'une  religion  nouvelle 
était  regardé  comme  non  avenu.  L'architecture  romane, 
byzantine,  gothique,  semblait  deinauvais  goût,  contraire 
aux  régies,  barbare,  en  un  mot.  On  lui  trouvait  seulement 
une  valeur  historique,  mais  personne  à  coup  sûr  ne  se  fût 
avisé  de  la  prendre  pour  modèle.  Tout  au  plus  pardon- 
nait-on à  la  Renaissance,  à  cause  de  son  amour  de  l'anti- 
quité, où  elle  mêlait  beaucoup  d'inventions  délicieuses  et 
de  caprices  charmants  blâmés  par  les  critiques  sévères. 
Enfin,  vint  l'école  romantique,  dont  les  études  passionnées 
sur  le  moyen  âge  et  les  origines  nationales  de  l'art,  firent 
îompiendre,  par  des  commentaires  pleins  d'enthousiasme, 
les  beautés  de  ces  basiliques,  de  ces  cathédrales  et  de  ces 
chapelles  dédaignées  si  longtemps  comme  1  œuvre  patiente 
d'époques  croyantes,  mais  peu  éclairées.  On  découvrit  un 
ait  très  complet,  très-raisonné,  ayant  parfaitement  con- 
science de  lui-même,  oliéissant  à  des  règles  certaines, 
possédant  un  symbolisme  compliqué  et  mystérieux,  dans 


•240  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

ces  édifices  aussi  éfonnan's  par  leurs  masses  que  par  le  fini 
de  leurs  dé' ails,  qu'on  avait  cru  jusqu'alois  l'œuvre  ha- 
sardeuse de  tailleurs  de  pierres  et  de  maçons  ignoriints. 
Une  réaction  se  fit  qui  bientôt  de\int  injuste  comme  toute 
réaction.  On  n'accorda  plus  aucun  mérite  aux  édifices 
modernes  tracés  sur  le  patron  classique,  et  peut-être  plus 
d'un  Russe  regrette-t-il  que  dans  ce  temple  somptueux, 
on  n'ait  pas  imité  plutôt  Sainte-Sophie  de  Consiantinople 
que  le  Panthéon  de  Rome.  Une  pareille  opinion  peut  se 
concevoir  et  se  soutenir,  peut-être  même  prévaudrait-elle 
aujourd'hui.  Nous  n"y  trouverions  nous-mêuie  rien  de  dé- 
raisonnable si  l'on  commençait  maintenant  la  construction 
de  Saint-Isaac,  mais  quand  les  plans  en  furent  tracés,  au- 
cun architecte  n'eût  agi  d'autre  façon  que  M.  de  Montfer- 
rand  ;  toute  tentative  dirigée  dans  un  autre  sens  eût  paru 
insensée. 

Quant  à  nous,  en  deho's  de  tout  système,  le  style  clas- 
sique nous  parait  le  plus  convenable  pour  Saint-Isaac, 
cette  métropole  du  culte  grec.  L'emploi  de  ces  formes 
consacrées  en  dehors  de  la  mode  et  du  temps,  qui  ne  peu- 
vent plus,  car  elles  sont  éternelles,  devenir  surannées  ou 
barbares,  quelque  temps  que  l'édifice  teste  debout,  était 
le  plus  sage  pour  un  monument  de  ce  genre,  auquel 
elles  impriment  un  cachet  d'universalité.  Connues  par 
tous  les  peuples  civilisés,  ces  formes  ne  peuvent  qu'exciter 
l'admiration  sans  surprise  et  sans  ciitique,  et  si  un  autre 
style  eût  paru  plus  local,  plus  pittoresque,  plus  imprévu, 
il  eût  olfeit  aussi  l'inconvénient  de  donner  lieu  à  des  ju- 
gements divers,  et  peut-être  de  sembler  bizarre,  impres- 
sion contraire  à  l'efftt  que  l'on  voulait  produire.  M.  de 
Montferrand  n'a  pas  cherché  le  curieux,  il  a  cherché 
le  beau,  et  cerlainemeni  Saint-Isaac  est  la  plus  belle 
église  moderne.  Son  architecture  convient  admirablement 
à  Saint-Pétersbourg,  la  plus  jeune  et  la  plus  neuve  det 
capitales. 

Ceux  qui  regrettent  que  Saint-lsiac  ne  soit  pas  en  style 
byzantin  nous  font  un  peut  l'elfet  de  ceux  qui  regrettent 
que  Saint-Picire  de  Rome  ne  soit  pas  de  style  gothique, 


SAINT-ISAAC.  241 

Ces  grands  temples,  centres  d'une  croyance,  ne  doivent 
affecter  rien  de  particulier,  de  temporaire,  de  local  ;  il 
faut  que  tous  les  siècles  et  tous  les  fidèles,  de  quelque  lieu 
qu'ils  viennent,  puissent  s'y  agenouiller  dans  la  richesse, 
la  splendeur  et  la  beauté  l 


XVÎ 


MOSCOU 


Tout  en  trouvant  la  vie  agréable  à  Saint-Pétersbourg, 
nous  étions  travaillé  du  désir  de  voir  la  vraie  capitale 
russe,  la  grande  ville  moscovite,  entreprise  que  le  chemin 
de  for  rendait  facile. 

Nous  élions  assez  acclimaté  pour  ne  pas  craindre  un 
voyage  par  une  vingtaine  de  degrés  de  froid.  L'occasion 
d'aller  à  Moscou  en  agréable  compagnie  se  présentani . 
nous  saisîmes  à  plein  poing  son  toupet  blanc  de  givre  et 
nous  endossâmes  le  grand  costume  d'hiver  :  pelisse  de 
vison,  bonnet  en  dos  de  castor,  bottes  fourrées  montant 
jusqu'au  dessus  du  genou.  Un  traîneau  prit  notre  malle, 
un  autre  reçut  notre  personne  soigneusement  empaquetée, 
et  nous  voilà  dans  l'immense  gare  du  chemin  de  fer, 
attendant  l'heure  du  départ  indiquée  pour  midi  ;  mais  les 
chemins  de  fer  russes  ne  se  piquent  pas  comme  les  nôtres 
d'une  ponctualité  chronométrique.  Si  quelque  grand  per- 
sonnage doit  f  lire  partie  du  train,  la  locomotive  modère 
son  ardeur  quelques  minutes,  un  quart  d'heure  s'il  le 
faut,  et  lui  donne  le  temps  d'arriver.  Les  voyageurs  sont 
accompagnés  de  leurs  parents  et  de  leurs  amis  ;  et  la  sé- 
paration, quand  sonne  le  dernier. coup  de  cloche,  ne 
s'accomplit  pas  sans  force  poignées  de  main,  embra-^sades 
et  tendres  paroles  souvent  entrecoupées  de  larmes.  Parfois 


MOSCOU.  2i5 

même,  tout  le  groupe  prend  des  billets,  monte  en  wagon 
et  fait  la  conduite  au  partant  jusqu'à  la  station  prochaine, 
sauf  à  revenir  par  le  premier  convoi.  Nous  aimons  celte 
coutume  et  la  trouvons  touchante  ;  on  veut  jouir  encore 
un  peu  de  l'objet  aimé,  et  l'on  retarde  autant  que  possible 
le  moment  douloureux  de  se  quitter.  Un  peintre  eût 
observé  là  sur  des  figures  de  moujiks,  peu  belles  d'ailleurs, 
des  expressions  d'une  simplicité  pathétique.  Des  mères, 
des  femmes,  dont  le  fils  ou  le  mari  s'en  allait  peut-être 
pour  longtemps,  rappelaient  par  leur  nâve  et  profonde 
douleur  les  saintes  femmes  aux  yeux  rougis,  à  la  bouche 
contractée  de  sanglots  contenus,  que  les  artistes  du  moyei 
âge  placent  sur  le  chemin  de  la  croix.  Nous  avons  vu  en 
des  pays  divers  bien  des  cours  de  Messageries,  bien  des 
jetées  d'embarquement,  bien  des  gares  de  défï^rt;  mais 
nous  n'avons  vu  en  aucun  endroit  des  adieux  si  tendres 
et  si  désolés  qu'en  Russie. 

L'installation  d'un  train  de  chemin  de  fer,  dans  une 
contrée  où  le  thermomètre  descend  plus  d'une  fois  par 
hiver  jusqu'à  trente  ou  trente-deux  degrés  Réaumur  au- 
dessous  de  zéro,  ne  doit  pas  ressembler  à  celle  dont  les 
climats  tempérés  se  contentent.  L'eau  chaude  des  manchons 
de  fer  blanc,  qu'on  emploie  chez  nous,  serait  bientôt  gelée 
sous  les  pieds  des  voyageurs,  qui  auraient  pour  chauffe- 
rette un  b'oc  de  glace.  L'air  passant  à  travers  les  jointures 
des  portières  et  des  vitres  introduirait  coryzas,  fluxions  de 
poitrine  et  rhumatismes.  Plu>ieurs  wagons,  soudés  en- 
semble et  communiquant  par  des  portes  qui  s'ouvrent  et 
se  ferment  au  gré  des  voyageurs,  forment  une  espèce 
d'appartement  précédé  d'une  antichambre  avec  watcr  clo- 
set  et  cabinet  de  toilette,  où  s'enlas-ent  les  menus  bagages, 
celte  antichambre  donne  sur  une  plate-forme  entourée 
d'une  balustrade,  où  l'on  accède  par  un  escalier,  pins 
commode,  à  coup  sûr,  que  les  marchepieds  de  nos 
wagons. 

Des  poêles  bourrés  de  bois  chauffent  le  compartiment 
et  en  maintiennent  la  température  à  quinze  ou  seize  de- 
grés, kux  joints  des  fenêtres,  des  bourrelets  de  feutre 


24  i  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

empêchent  toute  intromission  d'air  froid  et  concentrent  la 
chaleur  interne.  Vous  voyez  donc  qu'un  voyage  de  Saint- 
Pétersbourg  à  Moscou,  au  mois  de  janvier,  par  une  clima- 
ture  dont  renonciation  seule  donnerait  le  frisson  à  un 
Parisien  et  lui  ferait  claquer  les  dents,  n'a  rien  de  bien 
arcliquement  glacial.  On  souffrirait  certes  davantage  pour 
accomplir  à  la  même  époque  le  trajet  de  Burgos  à  Yalla- 
dolid. 

Autour  du  premier  wagon  régnait  un  large  divan  à 
l'usage  des  dormeurs  et  des  gens  qui  ne  craignent  pas  de 
se  croiser  les  jambes  à  l'orientale.  Nous  préférâmes  le 
divan  aux  fauteuils  élastiques  garnis  d'oreillettes  capi- 
tonnées de  la  seconde  pièce,  et  nous  nous  installâmes 
confortablement  dans  une  encoignure.  Il  nous  semblait, 
ainsi  casé,  habiter  une  maison  à  roulettes,  et  non  subir 
les  gênes  d'une  voiture.  Nous  pouvions  nous  lever,  mar- 
cher, passer  d'une  pièce  à  une  autre  avec  cette  dose  de 
libre  arbitre  que  possède  un  passager  de  paquebot,  et 
dont  est  privé  le  malheureux  encastré  dans  la  diligence, 
la  chaise  de  poste  ou  le  wagon  tel  qu'on  le  fabrique  encore 
en  France. 

Notre  place  retenue  et  marquée  par  un  sac  de  nuit, 
comme  on  ne  partait  pas  encore  et  que  nous  nous  pro- 
menions près  du  raihvay,  la  forme  singulière  du  luyau  de 
la  locomotive  attira  nos  regards.  Il  est  coiffé  d'un  vaste 
entonnoir  qui  le  fait  ressembler  à  ces  cheminées  vénitiennes 
au  chaperon  évasé,  se  profilant  d'une  manière  si  pittores- 
que au-dessus  des  murs  roses  des  vues  de  Canaletto. 

Les  locomotives  russes  ne  se  chauffent  pas,  comme  les 
nôtres  et  celles  des  pays  occidentaux,  avec  du  charbon  de 
terre,  mais  bien  avec  du  bois.  Des  bûches  di3  bouleau  ou 
de  sapin  s'empilent  symétriquement  sur  le  tender  et  se 
renouvellent  aux  stations  garnies  de  chantiers.  Ce  qui  fait 
dire  aux  vieux  paysans  que,  du  train  dont  on  y  va,  il 
faudra  bientôt  dans  la  sainte  Russie  arracher  les  rondins 
des  isbas  pour  alimenter  les  poêles  ;  mais  avnnt  que  les 
forêts  soient  abattues,  du  moins  celles  qui  ne  sont  pas 
trop  distantes  des  lignes  ferrées,  les  sondages  des  ingé- 


MOSCOU.  24:. 

nieurs  auront  découvert  quelque  banc  d'anthracite  ou  de 
houille.  Ce  sol  vierge  doit  cacher  d'inépuisables  rit  liesses. 
Enfin  nous  voilà  parti.  Nous  laissons  à  notre  droite,  sur 
l'ancienne  route  de  terre,  l'arc  de  triomphe  de  Moscou 
d'une  fîére  et  grandiose  silhouelte,  et  nous  voyons  fuir  les 
dernières  maisons  de  la  ville  de  plus  en  plus  disséminées, 
avec  leurs  clôtures  de  planches,  leurs  murailles  de  bois 
peintes  à  la  vieille  mode  russe  et  leurs  toits  verts  glacés 
de  neige;  car,  à  mesure  qu'on  s'éloigne  du  centre,  les 
constructions  qui,  dans  les  beaux  quartiers,  afieclent  le 
style  de  Berlin,  de  Londres  ou  de  Paris,  reprennent  le 
caractère  national.  Saint-Pétersbourg  commence  à  dispa 
raître  ;  mais  la  coupole  d'or  de  Saint-Isaac,  la  flèche  de 
l'amirauté,  les  pyramidions  de  l'église  des  Chevaliers- 
Gardes,  les  dômes  d'azur  étoile  et  les  clochers  d'étain  à 
forme  bulbeuse  étincellent  encore  à  l'horizon,  et  font 
l'effet  d'une  couronne  byzantine  posée  sur  un  coussin  de 
brocart  d'argent.  Les  maisons  des  hommes  semblent 
rentrer  en  terre  ;  les  maisons  de  Dieu  s'élancer  vers  le 
ciel. 

Pendant  que  nous  regardions,  sur  la  vitre  de  la  portière 
se  dessinait,  par  suite  du  contraste  de  l'air  froid  du  dehors 
avec  l'air  chaud  du  dedans,  de  légères  arborisations  cou- 
leur de  vif-argent,  qui  bientôt  croisent  leurs  rameaux, 
s'étalent  en  larges  feuilles,  forment  une  forêt  magique  et 
étament  si  bien  le  carreau  que  la  vue  du  paysage  est  tota- 
lement interceptée.  Certes,  ri(  n  n'est  plus  joli  que  ci  s  ra- 
mages, ces  arabesques  et  ces  filigranes  de  glace  si  délica- 
tement contournés  par  le  doigt  de  l'Hiver  C'est  une  des 
poésies  du  Nord,  et  l'imagination  peut  y  découvrir  des 
mirages  hyperboréens.  Pourtant,  quand  ou  les  a  contem- 
plés une  heure,  on  s'impatiente  ronire  ce  voile  aux  bro- 
deries blanrhes  qui  vous  empèi'lie  également  d'être  vu  et 
de  voir.  La  curiosité  s'irrite  de  sentir  passer  derrière  cette 
vitre  dépolie  tout  un  mon  le  d'aspects  inconnus  qui  ne  se 
représenteront  peut-être  plus  jamais  à  vos  yeux.  En  France, 
nous  eussions  sans  façon  baissé  le  carreau  ;  mais  en  IJnssie 
c'eût  été  une  imprudence  peut-être  moi"elle  :  le  froid, 

21. 


246  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

qui  guette  toujours  sa  proie,  eût  allongé  dans  le  wagon  ^a 
monstrueuse  patte  d'ours  polaire  et  nous  eût  souffleté  co 
sa  grilfe.  En  plein  air,  on  peut  lutter  avec  lui,  comme 
avec  un  ennemi  farouche,  mais  après  tout,  loyal  et  géné- 
reux dans  sa  rudesse  ;  mais  no  le  laissez  pas  pénétrer  chez 
vous  :  ne  lui  entr' ouvrez  ni  la  porte  ni  la  fenêtre  ;  car  alors 
il  engage  contre  la  chaleur  un  combat  à  outrance;  il  la 
crible  de  ses  flé(  hes  glacées,  et  si  vous  en  recevez  une 
dans  le  flanc,  vous  aurez  bien  de  la  peine  à  en  guéri)'. 

Il  fallait  cependant  prendre  un  parti,  car  il  eût  élé 
triste  d'être  transporté  de  Saint-I'étersbourg  à  Moscou 
dans  une  boite  où  se  découpait  un  carré  d'une  blancheur 
laiteuse,  ne  permettant  de  rien  deviner  au  dehors.  Nous 
nesonnnespas,  Dieu  merci,  du  tempérament  de  cet  Anglais 
qui  se  fit  conduire  de  Londres  à  Coiistantinople  un  bandeau 
sur  les  yeux,  qu'on  ne  lui  enleva  qu'à  l'entrée  de  la  Corne 
d'or,  pour  jouir  brusquement  et  sans  transition  affaiblis- 
sante de  ce  splendide  panorama  sans  rival  au  monde. 
Donc,  enfonçant  notre  bonnet  fourré  jusqu'au  sourcil,  re- 
dressant le  collet  de  notre  pelisse  et  la  serrant  autour  de 
nous,  remontant  nos  bottes  à  mi-cuisse,  enfonçant  nos 
mains  dans  des  gants  dont  le  pouce  seul  était  ariiculé, — 
une  vraie  tenue  de  Samoïéde,  —  nous  nous  dii  igeàmes 
bravement  vers  la  plale-furnie  qui  précédait  l'antichambre 
du  wagon.  Un  vétéran,  en  capote  militaire,  décoré  de 
plusieurs  médailles,  s'y  tenait  surveillant  la  marche  du 
convoi  et  ne  paraissait  nullement  souffrir  de  la  tempéra- 
ture. Une  petite  gratification  d'un  rouble-argent,  qu'il  ne 
sollicita  pas,  mais  qu'il  ne  refusa  pas  non  plus,  le  fit 
obli^^eamment  se  tourner  vers  un  autre  puint  de  l'horizon, 
tandis  (|ue  nous  allumions  un  excellent  cigare  pris  (  liez 
Eliseïef  et  tiré  d'une  de  ces  boîtes  à  parois  de  verre  qui, 
laissent  voir  la  marchandise,  sans  qu'on  ait  besoin  de 
rompre  la  bande  timbrée  par  le  fisc. 

Nous  fûmes  bientôt  forcé  de  jeter  ce  pur  havane  de  la 
Vuelta  de  Abajo,  car  s'il  brûlait  par  l'un  de  S'^s  bouts,  par 
l'autre  il  gelait.  Une  agglutination  de  glace  le  soudait  à 
nos  lèvres,  dont  une  pellicule  restait  collée  à  la  feuille  de 


i 


MOSCOU.  547 

tabac  toutes  les  fois  que  nous  l'ôlions  de  notre  bouclie. 
Fumer  en  plein  air,  avec  vingt  degrés  de  froid,  est  une 
chose  presque  impossible,  et  il  n'en  coûte  pas  beaucoup 
de  se  conformer  à  l'ukase  qui  prohibe,  dehors,  la  pipe  et 
le  cigare.  Le  spectacle  déroulé  devant  nos  yeux  présentait 
d'ailleurs  assez  d'intérêt  pour  nous  dédommager  de  cette 
petite  privation. 

Autant  que  la  vue  pouvait  s'étendre,  la  neige  couvrait 
la  terre  de  sa  froide  draperie,  laissant  deviner  à  travers 
ses  plis  blancs  la  forme  vague  des  objets,  à  peu  près 
comme  un  suaire  le  cadavre  qu'il  dérobe  aux  regards.  Il 
n'y  avait  plus  ni  routes,  ni  sentiers,  ni  rivières,  ni  démar- 
cations d'aucune  sorte.  Rien  que  les  reliefs  et  des  dépres- 
sions peu  sensibles  dans  la  blancheur  générale.  Le  lit  des 
cours  d'eau  gelés  ne  se  dislinguait  plus  que  par  une  espèce 
de  vallée  traçant  des  sinuosités  à  travers  la  neige,  et  sou- 
vent comblée  par  elle.  De  loin  en  loin  des  bouquets  de 
bouleaux  roussâtres,  à  moit  é  ensevelis,  émergaient  et 
montrait  nt  leurs  têtes  chauves.  Quelques  cabanes  bâties 
en  rondins,  et  chargées  de  frimats,  lançaient  leur  fumée 
et  faisaient  tache  sur  la  pâleur  de  ce  morne  drap.  Le  long 
du  chemin  de  fer  se  dessinaient  des  lignes  de  broussailles 
plantées  sur  plusieurs  rangs,  et  destinées  à  arrêter  dans 
sa  course  horizontale  la  poussière  blanche  et  glacée  que 
transporte,  avec  une  impétuosité  effroyable,  le  chasse- 
neige,  ce  khamsin  du  pôle.  On  ne  saurait  imagiier  la 
grandeur  étrange  et  triste  de  cet  immense  paysage  blanc, 
offrant  l'aspect  que  présente  au  télescope  la  lune  vue  en 
son  plein.  Il  semble  qu'on  soit  dans  une  planète  morte  et 
saisie  à  jamais  par  le  froid  éternel.  L'imagination  se  refuse 
à  croire  que  ce  pr(  digieux  entassement  de  neige  se  fondra, 
s'évaporera  ou  se  rendra  à  la  mer  avec  les  flots  grossis 
des  fleuves,  et  qu'un  jour  de  printemps  rendra  vertes  et 
fleuries  ces  plaines  décolorées.  Le  ciel  bas,  couvert,  d'un 
gris  uniforme,  que  la  blancheur  de  la  terre  faisait  paraî- 
tre jaune,  ajoutait  à  la  mélancolie  du  paysage.  Un  silence 
profond  que  troublait  seul  le  grondement  du  train  sur  les 
rails  régnait  dans  la  solitude  de  la  campagne,  car  la  neige 


248  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

amortit  tous  les  sons  avec  son  lapis  d'hermine.  On  n'aper- 
cevait personne  à  travers  l'étendue  déserte  ;  aucune  trace 
d'bonime  ni  d'animal.  L'homme  se  tenait  blotti  entre  les 
bûches  de  son  isba,  l'animal  au  fond  de  sa  tanière.  Seule- 
ment, aux  approches  des  stations,  débouchaient  de  quelque 
pli  de  neige  des  traîneaux  et  des  kibitkas  au  galop  de 
petits  chevaux  échevelés  courant  à  travers  champs  sans 
souci  des  routes  effacées,  et  venant  de  quelque  village 
inaperçu  à  la  rencontre  des  voyageurs.  11  y  avait  dans 
notre  compartiment  déjeunes  seigneurs  allant  à  la  chasse, 
et  vêtus  pour  la  circonstance  de  belles  touloupes  toutes 
neuves  d'un  ton  saumon  clair,  et  relevées  de  piqûres  for- 
mant de  gracieuses  arabesques.  La  touloupe  est  une  sorte 
de  cafetan  en  peau  de  mouton  dont  le  poil  se  porte  en 
dedans  comme  toutes  les  fourrures,  dans  les  pays  vraiment 
froids.  Un  bouton  la  rattache  à  l'épaule,  une  ceinture  de 
cuir  à  plaques  de  métal  la  serre  à  la  taille.  Ajoutez  à  cela 
un  bonnet  d'astrakan,  des  bottes  de  feutre  blanc,  un  cou- 
teau de  chasse  au  ceinturon,  et  vous  aurez  un  costume 
d'une  élégance  toute  asiatique  ;  quoique  ce  soit  le  vête- 
ment des  moujiks,  les  barines  n'hésitent  pas  à  le  prendre 
on  ces  circonstances,  car  il  n'en  est  pas  de  plus  commode 
et  de  mieux  adapté  au  climat.  D'ailleurs,  la  différence 
entre  celte  louloupe  propre,  souple,  chamoisée  comme 
une  peau  de  gant,  et  la  louloupe  souillée,  graisseuse,  rai- 
loilée  du  moujik,  est  assez  grande  pour  que  la  confusion 
ne  soit  pas  possible.  Ces  bois  de  bouleaux  et  de  sapins 
qu'on  aperçoit  à  l'horizon,  où  ils  tracent  des  lignes  brunes, 
ont  pour  hôtes  des  loups,  des  ours,  et  parfois,  dit-on,  des 
élans,  fauve  et  farouche  gibier  du  Nord,  dont  la  chasse 
n'est  pas  sans  danger,  et  qui  demande  des  Nemrods  agiles, 
robustes  et  courageux . 

Une  troïka,  traîneau  attelé  de  trois  chevaux  superbes, 
attendait  nos  jeunes  seigneurs  à  Tune  des  stations,  et 
nous  les  vîmes  s'enfoncer  dans  l'inlérieur  des  terres  avec 
une  r;ipidité  qui  n'avait  rien  à  envier  à  celle  de  la  loco- 
motive, par  une  route  disparue  sous  la  neige,  mais  indi- 
quée de  distance  en  distance  au  moyen  de  perches  servant 


MOSCOU.  249 

de  jalons.  Au  train  dont  ils  allaient,  nous  les  eûmes  bientôt 
pi  rdus  de  vue.  Ils  devaient  retrouver,  à  un  cluVoau  dont 
le  nom  nous  échappe,  des  compagnons  de  chasse,  et  se 
promettaient  bien  d'être  plus  heureux  que  ces  bcn^Hs  des 
fables  de  La  Fontaine,  qui  vendent  la  peau  de  Tours  avant 
de  l'avoir  tué.  Ils  comptaient  tuer  l'ours  et  garder  sa  peau 
pour  en  faire  un  de  ces  tapis  de  pied  à  bordure  écarlate 
et  à  lête  rembourrée,  où  ne  manquent  jamais  de  trébucher 
les  vojageurs  novices  dans  les  salons  de  Saint-Péters- 
bourg. A  leur  air  tranquillement  délibéré,  nous  ne  dou- 
tons pas  de  leurs  prouesses  cynégétiques. 

Nous  ne  mentionnons  pas  station  par  station  les  loca- 
lités que  longe  le  chemin  de  fer  :  cela  n'apprendrait  pas 
grand'chose  à  nos  lecteurs  quand  nous  leur  dirions  que 
le  train  s'arrête  à  telle  ou  telle  localité  dont  le  nom  n'é- 
veillerait chez  eux  aucune  idée  ni  aucun  souvenir, 
d'autant  plus  que  ces  villes  ou  bourgs  de  peu  d'importance 
pour  la  plupart  sont  parfois  assez  éloignes  du  chemin  de 
fer  et  ne  se  trahissent  que  par  les  bulbes  vertes  et  les 
coupoles  de  cuivre  de  leurs  églises.  Car  le  raihvay  de 
Saint-Pétersbourg  à  Moscou  suit  inflexiblement  la  ligne 
droite  et  ne  se  dérange  sous  aucun  prétexte  ;  il  ne  fait 
pas  l'honneur  d'une  courbe  ou  d'un  coude  à  Tver,  la  ville 
la  plus  considérable  qu'il  rencontre  dans  son  parcours, 
et  d'où  partent  les  bateaux  à  vapeur  du  Volga  ;  il  passe 
fièrement  à  quelque  distance,  et  il  faut  rejoindre  Tver  en 
traîneau  ou  en  drojky,  suivant  la  saison. 

Les  stations  bâties  sur  un  plan  uniforme  sont  magnifi- 
ques. Leur  architecture  mélange  agréablement  povr  l'œil 
les  tons  rouges  de  la  brique  et  les  tons  blancs  de  1  pierre. 
Mais  qui  en  a  vu  une  les  a  vues  toutes  ;  décrivons  cellp  où 
l'on  s'arrêta  pour  dîner.  Celte  station  offre  cette  pai  ticu- 
larité  d'êlre  placée  non  sur  le  bord  du  chemin,  mais  au 
milieu,  comme  l'église  de  Marylebone,  dans  le  Strand.  Le 
raihvay  l'entoure  de  ses  rubans  de  fer,  et  c'est  à  ce  point 
que  se  rencontrent,  en  s'évitant,  les  trains  partis  de  Moscou 
et  de  ^^ainl-Pélersbourg.  Les  deux  convois  versent  sur  le 
trottoir  de    gauche  et  de  droite    leurs  voyageurs,   qui 


250  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

sassoient  à  la  même  table.  Le  train  de  Moscou  amène  des 
gens  vfnus  d'Archangel,  deTobolsk,  de  Viatka,  d'Likoulzk, 
des  bords  du  flr uve  Amour,  des  rives  de  la  mer  Caspienne, 
de  Kazan,  de  Tifflis,  du  Caucase,  de  Crimée,  du  fond  de 
toutes  les  lUissies  européennes  et  asiatiques,  qui,  en  pas- 
sant, serrent  la  main  à  leurs  connaissances  occidentales 
apportées  par  le  train  de  Saint-Pétersbourg.  C'est  une 
agape  cosmopolite  où  se  parlent  plus  d'idiomes  qu'à  la 
tour  de  Babel.  De  larges  baies  en  arcades  à  doubles  fenê- 
tres se  faisant  face  éclairaient  la  sa'le  où  la  table  était 
mise  et  où  régnait  une  douce  température  de  terre  qui 
permettait  à  des  lataniers,  à  des  tulipiers,  et  autres  plan- 
tes des  régions  tropicales,  d'épanouir  leurs  larges  feuilles 
soyeuses.  Ce  luxe  de  plantes  rores  et  qu'on  ne  s'attend 
pas  à  trouver  sous  un  climat  si  âpre  est  presque  général 
en  Russie.  Il  donne  un  air  de  fête  aux  intérieurs,  repose 
les  yeux  de  l'éclat  étincelant  de  la  neige,  et  maintient  la 
tradition  de  la  verdure.  La  table  était  splendidement  ser- 
vie, couverte  d'argenterie  it  de  cristaux,  hérissée  de  bou- 
teilles de  toutes  formes  et  de  toutes  provenances.  Les 
longues  quilles  de  vin  du  Rhki  dépassaient  de  la  tête  les 
bouteilles  de  vin  de  Bordeaux  au  long  bouchon,  coiffées 
de  capsules  métalliques,  les  bouteilles  de  vin  de  Champa- 
gne au  casque  en  papier  de  plomb  ;  il  y  avait  là  tous  les 
grands  crus,  les  châteaux  dYquem,  les  hauts  Barsac,  les 
châteaux  Laffitte,  les  Gruau-Lai  ose,  la  veuve  Clicquot,  le 
Rœderer,  le  Moët,  les  Sternberg-Cabinet,  et  aussi  toutes 
les  marques  célèbres  de  bières  anglaises  ;  un  assortiment 
complet  de  boissons  illustres  chamai  ré  d'étiquettes  dorées, 
aux  couleurs  vives,  aux  dessins  engageants,  aux  blasons 
auihentiques.  C'est  en  Russie  que  se  boivent  les  m«illeurs 
vins  de  France  ;  et  le  plus  pur  jus  de  nos  récoltes,  la  mère- 
goutte  de  nos  cuvées  passe  par  ces  gosiers  septentrionaux 
qui  ne  regardent  pas  au  prix  de  ce  qu'ils  avalent.  Excepté 
une  soupe  au  chtchi,  la  cuisine,  il  n'est  pas  besoin  de  le 
dire,  était  française  (t  nous  gardons  souvenir  dun  cer- 
tain chaud  froid  de  gelinottes  que  n'eût  pas  désavoué 
Robert,  ce  grand  officier  de  bouche  dont  Carême  disait  : 


MOSCOU.  251 

«  Il  est  sublime  dans  le  chaud-froid  !  »  Des  garçons  en 
habit  iioii-,  cravate  blanche  et  gants  blancs,  circulaient 
t.utoiii  de  la  table  et  servaient  avec  un  empressement  sans 
biuit. 

Noir  3  appétitsatisfait,  pendant  que  les  voyag-^urs  vidaient 
des  verres  de  toutes  formes,  nous  regardâmes  les  deuv 
salons  situés  aux  extrémités  de  la  salle  et  réservés  aux 
personnages  illustres,  les  élégantes  petites  boutiques  où 
étaient  exposés  des  sachets,  des  bottes  et  des  pantoufles 
de  Toula  en  maroquin  brodé  d'or  et  d'argent,  des  tapis 
circassiens  brodés  en  soie  sur  fondécarlate,  des  ceintures 
tressées  de  fils  d'or,  des  étuis  contenant  des  couverts  en 
platine  niellé  d'or  d'un  goût  charmant,  des  modèles  de 
la  cloche  fendue  du  Kremlin,  des  croix  russes  en  bois, 
sculptées  avec  une  patience  toute  chinoise,  et  historiées 
d'un  nombre  infini  de  personnages  microscopiques,  mille 
riens  amusants  faits  pour  tenter  le  touriste  et  alléger  son 
viatique  de  quelques  roubles,  s'il  n'a  pas,  comme  nous, 
la  force  de  résister  à  la  concupiscence  des  yeux  et  de  se 
contenter  du  simple  aspect.  Cependant  il  est  bien  difficile, 
en  songeant  aux  amis  absents,  de  ne  pas  s'encombrer  de 
ces  jolies  bagatelles  qui  marquent  au  retour  qu'on  n'a 
pas  oublié,  et  l'on  finit  toujours  par  succomber. 

Le  repas  avait  réuni  dans  la  même  salle  les  hôtes  séparés 
des  wagons, ^et  nous  fi  mes  cette  remarque  qu'en  voyage 
comme  en  ville  les  femries  paraissaient  moins  sensibles 
au  froid  que  les  hommes.  La  plupart  se  contentent  de  la 
pelisse  de  satin  doublée  de  fourrures  ;  elles  ne  s'enfouis- 
sent pas  la  tête  dans  des  collets  remontés  et  ne  se  char- 
gent pas  d'un  tas  de  vêtements  superposés.  Sans  doute  la 
coquetterie  y  est  pour  quelque  chose  ;  à  quoi  sert  d'avoir 
une  taille  fine,  un  petit  pied,  et  de  ressembler  à  un  pa- 
quet ?  une  jolie  Sibérienne  attirait  tous  les  regards  par 
une  élégance  que  le  voyage*  n'avait  dérangée  en  rien.  On 
eût  dit  qu'elle  descendait  de  voiture  pour  entrer  à  lopéra. 
Deux  Tsiganes  mises  avec  une  richesse  bizarre  nous  frap- 
pèrent par  l'élrangeté  de  leur  type,  que  rendait  plus  sin- 
gulier encore  leur  parure  à  demi-ci  vili>iée.  Elles  riaient  aux 


252  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

propos  galants  de  jeunes  seigneurs  en  montrant  des  dénis 
d'une  blancheur  féroce  enchâssées  dans  ces  gencives 
brunes  caractéristiques  de  la  race  Bohème. 

En  sortant  de  cette  tiédeur,  malgré  la  pelisse  que  nous 
avions  réendossée,  le  froid,  aux  approches  de  la  nuit,  noui 
sembla  plus  piquant.  En  effet,  le  thermomètre  s'élai! 
abaissé  de  quelques  degrés.  La  neige  avait  pris  une  plus 
grande  intensité  de  blancheur  et  craquait  sous  le  pie.l 
comme  du  veire  pilé.  Des  paillettes  diamantées  flottaient 
en  l'air  et  retombaient  sur  le  sol.  il  eût  été  imprudent  do 
reprendre  notre  poste  à  la  balustrade  du  wagon.  Nous  au 
rions  pu  y  compromettre  l'avenir  de  notre  nez.  D'ailleurs 
le  paysage  continuait  toujours  le  même.  Les  plaines  blan- 
ches succédaient  aux  plainesblanches,  car  il  faut  en  Uussic 
parcourir  d'immenses  espaces  pour  que  l'horizon  change 
d'aspect. 

Le  vétéran  à  la  poitrine  plastronnèe  de  médailles  rem- 
plit le  poêle  de  bûches  et  la  température  du  wagon  qui 
s'était  un  peu  refroidie  remonta  bien  vile  ;  il  y  régnait 
une  douce  tiédeur,  et  sans  le  mouvement  de  Licet  im- 
primé par  la  traction  de  la  locomotive  on  aurait  pu  se 
croire  dans  sa  chambre.  Les  wagons  de  classe  inférieure, 
installés  avec  moins  de  confort  et  de  luxe,  sont<;haiiffésde 
la  même  manière.  En  Russie,  la  chaleur  est  dispensée  à 
tout  le  monde.  Les  seigneurs  et  les  paysans  sont  égaux  de- 
vant le  theimométre.  Le  palais  et  la  cabane  marquent  un 
degré  identique.  C'est  une  question  de  vie  ou  de  mort. 

Couché  sur  le  divan,  la  tête  appuyée  à  notre  sac  de  nuit, 
couvert  de  notre  pelisse,  nous  ne  tardâmes  pas  à  nous 
endormir,  dans  un  parfait  bien-être  et  bercé  par  la  liépi- 
dalion  régulière  de  la  machine.  Quand  nous  nous  réveil- 
lâmes, il  était  une  heure  du  matin  et  la  fantaisie  nous 
prit  d'aller  quelques  instants  contempler  l'attitude  noc- 
turne de  la  nature ^e.tentrionale.  La  nuit  d'hiv«r  est  lon- 
gue et  profonde  sons  ces  latitudes,  mais  aucune  obscurité 
ne  peut  éteindre  tout  à  fait  la  bl.incheur  de  la  neige.  Sous 
le  ciel  le  plus  sombre  on  distingue  sa  pâleur  livide  étalée 
comme  un  drao  mortuaire  sous  une  voûte  de  caveau.  11 


MOSCOU.  253 

s'en  dégage  de  vagues  lueurs,  de  bleuâtres  phosphores- 
cences. Elle  trahit  les  objets  disparus  parla  touche  qu'elle 
accroche  à  leurs  reliefs  et  les  dessine  comme  au  crayon 
blanc  sur  le  fond  noir  de  l'ombre.  Ce  paysage  blafard, 
dont  les  lignes  changeaient  d'axe  et  se  repliaient  rapide- 
ment derrière  le  train,  avait  l'aspect  le  plus  étrange.  Un 
moment  la  lune,  perçant  la  couche  épaisse  dos  nuages,  al- 
longea son  froid  rayon  sur  la  plaine  glacée  dont  les  par- 
ties éclairées  prirent  l'éclat  de  l'argent,  tandis  que  les 
autres  s'azurérent  d'ombres  bleues,  prouvant  la  vérité  de 
l'observation  de  Gœthe  sur  les  ombres  de  la  neige,  dans 
sa  théorie  des  couleurs.  On  ne  saurait  imaginer  la  mélan- 
colie de  cet  immense  horizon  pâle  qui  paraissait  refléter 
la  lune  et  lui  renvoyer  la  lumière  qu'il  en  recevai*.  11  se 
reformait  autour  du  wagon,  toujours  le  même  comme  la 
mer,  et  cependant  la  locomotive  fuyait  à  toute  vitesïC, 
lançant  par  son  tuyau  de  crépitantes  gerbes  d'étin^  elles 
rouges;  mais  il  semblait  à  la  vue  découragée  qu'on  ne 
dût  jamais  sortir  de  ce  cercle  blanc.  Le  froid,  augmenté 
du  déplacement  de  l'air,  devenait  intense  et  nous  péné- 
trait jusqu'aux  os,  malgré  la  moelleuse  épaisseur  de  nos 
fourrures  ;  notre  haleine  se  cristallisait  à  nos  moustaches 
et  nous  faisait  comme  un  bâillon  de  glace  ;  les  cils  de  nos 
yeux  se  prenaient  et  nous  sentions,  quoique  nous  fus- 
sions debout,  le  sommeil  nous  envahir  invinciblement: 
il  était  temps  de  rentrer.  Qunnd  il  ne  fait  pas  de  vent,  le 
fioid  le  plus  rigoureux  est  supportable,  mais  le  moindre 
souffle  aiguise  ses  flèches  et  affile  le  tranchant  de  sa  hache 
d'acier.  Ordmairement,  par  ces  basses  températures  où  le 
mercure  se  fige,  il  n'y  a  pas  un  soupir  de  brise  et  l'on 
pourrait  traverser  la  Sibérie  une  bougie  à  la  main  sans 
que  la  flamme  oscillât  ;  mais  au  plus  léger  courant  d'air 
on  gèle,  fût-on  empaqueté  dans  la  dépouille  des  hôtes  les 
mieux  fourrés  du  pôle. 

Ce  fut  pour  nous  une  sensation  des  plus  agréables  de  re- 
trouver la  bénigne  atmosphère  de  notre  compartiment  el 
de  nous  blottir  en  notre  coin,  où  nous  dormunes  jusqu'au 
petit  jour  avec  ce  sentiment  particu'ier  de  plaisir  qu'é- 

2i 


25 i  VOYAGE  ES  RUSSIE. 

prouve  l'hornme  abrité  contre  les  rigueurs  de  la  saison 
écrites  sur  les  vitres  en  letlns  de  glace.  Le  .Matin  gris, 
comme  dit  Shakespeare,  car  l'Aurore  aux  dtigts  de  rose 
d'Homère  aurait  des  engelures  sous  une  pareille  latitude, 
commençait,  enveloppé  de  sa  pelisse,  à  marcher  sur  !a 
neige  avec  ses  boites  de  feutre  blanc  On  approchait  de 
Moscou  dont  on  discernait  déjà,  de  la  plale-forme  du 
wagon,  la  couronne  dentelée  sur  les  premières  clartés  du 
jour. 

11  y  a  quelques  années  encore,  aux  yeux  d'un  Parisien, 
Moscou  apparaissait  vaguement,  au  fond  d'un  reculeiaeijt 
prodigi»  ux,  comme  dans  une  sorte  d'aurore  boréale  em- 
plissant tout  le  ciel,  aux  lueurs  de  l'incendie  allumé  par 
Roslopchine,  dessinant  son  diadème  byzantin,  héi  issé  de 
tours  et  do  clochers  bizarres,  sur  un  (lamboyemeut  d'é- 
clairs et  de  fumée.  —  C'était  une  ville  fabuleusement 
f  plendide  et  chimériquement  lointaine,  une  tiare  de  pier- 
reries posée  dans  un  désert  de  neige  et  dont  les  revenus  de 
1812  pailaient  avec  une  sorte  de  stupeur  ;  car  pour  eux, 
la  ville  sélait  changée  en  volcan.  En  effet,  avant  l'inven- 
tion des  bateaux  à  vapeur  et  d:  s  chemins  de  fer,  ce  n'était 
pas  une  médiocre  entreprise  que  d'aller  à  Moscou.  C'était 
plus  difficile  encore  que  d'aller  à  Coi  inllie,  dontle  voyage, 
cependant,  n'est  pas  permis  à  tout  le  monde,  s'il  faut  en 
croire  le  proverbe. 

Tout  enfant,  .Moscou  préoccupait  notre  imagination  et 
nous  restions  souvent  en  extase,  sur  le  quai  Voltaire,  de- 
vant la  vitrine  d  un  marchand  de  gravures  où  étaient  ex- 
posées de  grandes  vuespanoiamiques  de  .Moscou  à  l'aqua- 
tinte, coloriées  d'après  les  procédés  de  Demarne  ou  de 
Debucourt,  comme  on  en  faisait  beaucoup  alors.  Ces  clo- 
chers à  forme  d'oignon,  ces  coupoles  surmontées  de  croix 
à  chaînettes,  ces  maisons  peintes,  ces  personnages  à  large 
barbe  et  à  chapeaux  évasés,  ces  femmes  coifiées  du  povoï- 
nik  et  portant  la  tunique  courte  à  ceinture  sous  le  bras, 
nous  semblaient  appartenir  au  monde  de  la  lune,  et  l'idée 
d'y  faire  jamais  un  voyage  ne  se  présentait  pas  à  notre 
esprit;  d'ailleurs,  puisque  Moscou  était  brûlé,  quel  inlè- 


UOSCOU.  25"t 

rêt  pouvait  offrir  ce  monceau  de  cendres? —  il  nous  fallut 
longtemps  pour  admettre  que  la  ville  avait  été  reconstruite 
et  que  tous  lei  vieux  monuments  ne  s'étaient  pas  abîmés 
dans  les  flammes:  Eh  bien,  dans  moins  d'une  demi-heure, 
nous  allions  juger  si  les  aqua-tintes  du  quai  Voltaire 
étaient  inexactes  ou  fidèles! 

Au  débarcadère  était  ameuté  tout  un  peuple  d'isvos- 
cbiks  offrant  leurs  traîneaux  aux  voyageurs,  et  cherchant 
à  décider  leur  préférence.  Nous  en  choisîmes  deux.  Nous 
montâmes  dans  l'un  avec  notre  compagnon  et  l'autre  fut 
chargé  de  nos  malles.  Selon  la  coutume  des  cochers 
russes  qui  n'att«ndent  jamais  qu'on  leur  désigne  l'en- 
droit où  l'on  va,  nos  conducteurs  firent  prendra  à  leurs 
bêtes  un  galop  préalable  et  se  lancèrent  dans  une  direc- 
tion quelconque.  Ils  ne  manquent  jamais  à  cette  espèce  de 
fantasia. 

La  neige  était  tombée  en  bien  plus  grande  abondance  à 
Moscou  qu'à  Saint-Pétersbourg,  et  la  piste  des  traîneaux, 
dont  les  bods  avaient  été  soigneusement  relevés  à  la 
pelle,  dépa-siit  le  niveau  des  trottoirs  dégagés  de  plus  de 
cinquante  centimètres.  Sur  cette  couche  épaisse  et  miroi- 
tée par  les  patins  des  traîneaux  nos  frêles  équipages  vo- 
laient comme  lèvent,  et  les  pieds  des  chevaux  envoyaient, 
dru  comme  grêle,  des  parcelles  glacées  contre  le  cuir  du 
para-neige.  La  rue  que  nous  suivions  était  bordée  d'étuves 
publiques,  de  bains  de  vapeiH%  car  le  bain  d'eau  est  peu 
pratiqué  en  Russie.  Si  le  peuple  a  l'air  sale,  cette  malpi  o- 
pretè  n'est  qu'apparente  et  tient  aux  vêtements  d'hiver 
coûteux  à  renouveler;  mais  il  n'y  u  pas  à  Paris  de  petite 
maîtresse  pétrie  au  cold-cream,  à  la  poudre  de  riz  et  au 
lait  virginal,  qui  ait  le  corps  plus  net  qu'un  moujik  sor- 
tant de  létuve.  Les  plus  pauvres  y  vont  une  fois  au  moins 
par  semaine.  Ces  bains  pris  en  commun,  sans  distinction 
de  sexe,  ne  coûtent  que  quelques  kopecks.  Il  est  bien  en- 
tendu qu'il  existe  pour  les  gens  riches  des  établissements 
plus  luxueux,  où  sont  réunies  toutes  les  recherches  de  l'art 
balnéatoire. 
Après  quelques  instants  d'une  course  insensée,  nos  co- 


258  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

cliers,  jugeant  la  discrétion  poussée  assez  loin,  s'étaient 
retournés  sur  leur  siège  et  nous  avaient  demandé  où  nous 
allions.  Nous  leur  indiquâmes  l'hôtel  Chevrier,  rue  des 
Yie.lles-Gazetlos.  Ils  reprirent  leur  course  vers  un  but  dé- 
sormais certain.  Pendant  la  route,  nous  regardions  avide- 
ment à  droite  et  à  gauche  sans  rien  voir  de  bien  caracté- 
ristique. Moscou  s'est  formé  par  zones  concentriques; 
l'extérieure  est  la  plus  moderne  et  la  moins  intéressante. 
Le  Kremlin,  qui  était  aulrefois  toute  la  ville,  en  présente 
le  cœur  et  la  moelle. 

Au  dessus  de  maisons  qui  ne  différaient  pas  beaucoup 
de  Cilles  deSaiiU-Péterbourg,s'arr''jndissaient  parfais  des 
coupoles  d'azur  éloilées  d'or,  ou  des  clochers  bulbeux  re- 
vêtus d'étain  ;  uno  église  d'architecture  rococo  dressait 
sa  façade  coloriée  d'un  rouge  vif  et  bizarrement  rehaussée 
de  neige  à  toutes  les  saillies  ;  d'autres  fois  l'œil  était  sur- 
pris par  une  chapelle  peinte  en  bleu  Marie-Louise,  que 
l'hiver  avait,  çà  et  là,  glacé  d'argent.  La  question  de  l'ar- 
chitecture polychrome,  si  vivement  débattue  encore  parmi 
nous,  est  depuis  longtemps  tranchée  en  Russie  ;  on  y 
dore,  on  y  argenté,  on  y  peint  de  toutes  couleurs  les  édi- 
fices sans  le  moindre  souci  du  bon  goût  et  de  la  sobriété, 
comme  l'entendent  lespseudo-classiques,  car  il  est  certain 
([ue  les  Grecs  donnaient  des  teintes  variées  à  leurs  monu- 
ments et  même  à  leurs  statues  Bien  de  plus  lunusaiil  que 
celte  riche  palette  appliquée  à  1  archiltciure  condamnée 
dans  l'Occident  aux  gris  blafards,  aux  jaunes  neutres  et 
aux  blancs  sales. 

Les  enseignes  des  magasins  faisaient  ressortir,  comme 
d  es  ornements  d'or,  ces  belles  lettres  de  l'alphabet  russe  qui 
0!it  de»  altitudes  grecques  et  pourraient  s'employer  dins 
des  frises  décoratives,  à  l'exemple  des  caractères  cufiques. 
L)  traduction  en  était  faite,  à  l'usage  des  illettrés  ou  des 
cil  angers,  par  la  représentation  naïve  des  objets  que  ren- 
fermait la  boutique. 

Nous  arrivâmes  bientôt  à  l'hôtel  dont  la  grande  cour 
pavée  en  bois  montrait  sous  des  hangars  la  carrosserie  la 
plus  variée;  traîneaux,  troïkas, tarentasses,  drojkis,  kibit- 


MOSCOU.  2?7 

kas,  chaises  de  poste,  berlines,  landaux,  chars- à-bancs, 
voitures  d'été  et  d'hiver,  car  en  ilussie  personne  ne  mar- 
che, et  si  l'on  envoie  chercher  des  cigares  par  un  domes- 
tique, il  prend  un  traîneau  pour  faiie  les  cent  pas  qui  sé- 
parent la  maison  du  débit  de  tabac.  On  nous  donna  des 
chambres  ornées  de  glaces,  tapissées  de  papiers  à  grands 
ramages  et  garnies  de  meubles  somptueux,  à  l'instar  des 
grands  hôtels  de  Paiis.  Pas  le  plus  petit  vestige  de  cou- 
leur l'cale,  mais  en  revanche  tout  l'outillage  du  confort 
moderne.  Quelque  romantique  qu'où  soit,  on  s'y  résigne 
facilement,  tant  la  civilisation  a  de  prise  sur  les  caractères 
les  plus  rebelles  à  ses  mollesses  ;  il  n'y  avait  de  russe  que 
le  grand  canapé  de  cuir  vert  sur  lequel  il  est  si  doux  de 
dormir  roulé  dans  sa  pelisse. 

Nos  lourds  vêtements  de  voyage  pendus  au  vestiaire  et 
nos  ablutions  faites,  avant  de  nous  lancer  par  la  ville,  nous 
pensâmes  qu'il  serait  bon  de  déjeuner  pour  n'être  pas  dis- 
trait dans  nos  admirations  par  des  tirailleinenls  d'estomac 
el  forcé  de  revenir  à  l'hôtel,  du  fond  de  quelque  quartier 
fantastiquement  éloigné.  Le  repas  nous  fut  servi  au  milieu 
d'une  salle  vitrée,  arrangée  en  jardin  d'hiver  et  encom- 
brée de  plintes  exotiques.  Manger  à  Moscou  un  beefsleack 
aux  pommes  de  terre  soufflées,  dans  une  forêt  vierge  en 
miniature,  est  une  sensation  assez  bizarre.  Le  garçon  qui 
attendait  nos  ordres,  debout  à  quelques  pas  de  la  table, 
quoique  portant  un  habit  noir  et  une  cravate  blanche, 
avait  un  teint  jaune,  des  pommettes  saillantes,  un  petit 
nez  écrasé  qui  dénonçaient  son  origine  mongole  et 
disaient  qu'il  ne  devait  pas  être  né  bien  loin  des  fron- 
tières de  la  Chine,  malgré  son  air  de  garçon  du  café 
Anglais. 

Comme  on  ne  peut  pas  observer  à  son  aise  les  détails 
d'une  ville,  emporté  par  un  traîneau  qui  file  comme  l'é- 
clair, au  risque  de  passer  pour  un  seigneur  médiocre  et  de 
nous  attirer  le  mépris  des  moujiks,  nous  résolûmes  de 
faiie  notre  première  excursion  à  pied,  chaussé  de  fortes 
galoches  fourrées  destinées  à  séparer  la  semelle  de  nos 
bottes  du  tiottoir  glacial,  et  bientôt  nous  arrivâmes  au 

22. 


•258  VOYAGE  EiN  RUSSIE. 

Kilaï-Gorod  quî  est  le  quartier  des  affaires,  sur  la  Kras- 
naïa,laplacc  rouge  ou  plutôt  la  belle  place,  car  en  russe  les 
mois  rouge  et  beau  sont  synonymes.  Un  des  côtés  de  cette 
place  est  occupé  par  la  lo.igue  façade  du  Gostinoi  Dvor, 
immense  bazar  coupé  de  rues  vitrées  comme  nos  passages, 
et  qui  ne  contient  pas  moins  de  six  mille  boutiques.  Le 
mur  d'enceinte  du  Kremlin  ou  Kreml  s'élève  à  l'autre  bout 
avec  ses  portes  percées  dans  des  tours  à  toiis  aigus  et 
laissant  voir  par-dessus  se>  créneaux  les  coupoles,  les  clo- 
chers et  les  flèches  des  églises  ou  couvents  qu'il  ren- 
ferme. A  l'autre  coin,  étrange  comme  l'architecture  du 
rêve,  se  dresse  chimériquement  l'impossible  église  de 
Vassili-Blajennoi,  qui  fait  douter  la  raison  du  témoignage 
des  yeux.  On  la  voit  avec  toute  l'apparence  de  la  réalité, 
et  l'on  se  demande  si  ce  n'est  pas  un  mirage  fanta^-tique, 
un  édifice  de  nuées  bizarrement  coloré  par  le  soleil  et  que 
le  tremblement  de  l'air  va  déformer  ou  évanouir.  C'est 
sans  aucun  doute  le  monument  le  plus  original  du  monde, 
il  ne  rappelle  rien  de  ce  qu'on  a  vu  et  ne  se  rattache  à  au- 
cun style  :  on  dirait  un  gigantesque  madrépore,  une  cris- 
tallisation colossale,  une  grotte  à  stalactites  retournée. 
Mais  ne  cherchons  pas  de  comparaisons  pour  donner  l'idée 
d'une  chose  qui  n'a  ni  prototype,  ni  similaire.  Essayons 
plutôt  de  décrire  Vassili-Blajennoi,  si  toutefois  il  existe 
un  vocabulaire  pour  parler  de  ce  qui  n'a  pas  été  prévu. 

Il  y  a  sur  Vassili-Bla-ennoi  une  légende  qui  probable- 
ment n'est  pas  vraie,  mais  qui  n'en  exprime  pas  moins 
avec  force  et  poésie  le  s  ntiment  de  stupeur  admiralive 
que  dut  produire,  à  l'époque  demi-barbare  où  il  s'éleva, 
cet  édifice  si  singulier,  si  en  dehors  de  toutes  les  tradi- 
tions architecturales.  Ivan  le  Terrible  fit  bâtir  cette  cathé- 
drale en  actions  de  grâces  d  '  la  prise  de  Kazan,  et  lors- 
qu'elle fut  achevée  il  la  trouva  tellement  belle,  admirable 
et  surprenante,  qu'il  ordonna  de  crever  les  yeuv  à  l'ar- 
chitecte —  un  Italien,  dit-on  —  pour  que  désormais  il  ne 
pijt  en  édifier  ailleurs  de  pareilles.  Selon  une  autre  ver- 
sion de  la  même  légende,  le  tsar  demanda  à  l'auteur  de 
l'église  s'il  ne  pourrait  pas  en  élever  une  plus  belle  en- 


MOSCOU.  2o0 

core,  et  sur  sa  réponse  affirmative  il  lui  fit  coii[ior  la 
tête  pour  que  Vassili-Blajennoi  restât  un  monument  sans 
rival.  On  ne  saurait  imaginer  une  cruauté  plus  flatteuse 
dans  sa  jalousie,  et  cet  Ivan  le  Terrible  était  au  fond  un 
vrai  altiste,  un  dileltanfe  passionné.  Cette  férocité,  en 
matière  d'art,  nous  déplaît  moins  que  l'indifférence.  Tou- 
jours est-il  que  Vassili-Blajennoi  n'a  été  tiré  qu'à  une 
épreuve. 

Figurez-vous,  sur  une  espèce  de  plate-forme  qu'isolent 
des  terrains  en  contre-bas,  le  plus  bizarre,  le  plus  inco- 
hérent, le  plus  prodigieux  entassement  de  cabines,  de 
logettes,  d'escaliers  projetés  en  dehors,  de  galeries  à  ar- 
cades, de  retiaits  et  de  saillies  inattendus,  de  porches 
sans  symétrie,  de  chapelles  juxtapo-ées,  de  fenêtres  per- 
cées  comme  au  hasard,  de  formes  indescriptibles,  relief 
des  dispositions  intérieures,  comme  si  l'architecte,  assis 
au  centre  de  ^on  œuvre,  avait  fait  un  édifice  au  repousse. 
Du  toit  de  cette  église,  qu'on  pourrait  prendre  pour  une 
pagode  indoue,  chinoise  ou  Ihibétaine,  jaillit  une  iorèt  de 
clochers  du  goût  le  plus  étrange  et  d'une  fantaisie  dont 
rien  n'approche.  Celui  du  milieu,  le  plus  élevé  et  le  plus 
massif,  présente  trois  ou  quatre  étages  jusqu'à  la  base  de 
sa  flèche.  Ce  sont  d'abord  des  colonnettes  et  des  bandeaux 
denticulés,  puis  des  pilastres  encadrant  de  longues  fe- 
nêtres à  meneaux,  ensuite  un  pnpelonnage  d'arcatures  su- 
perposées, et  sur  les  côtes  de  la  flèche  des  crosses  verru- 
queuscs  dentelant  chaque  arête,  le  tout  terminé  par  un 
lanternon  que  surmonte  une  bulbe  d'or  renversée  portant 
la  croix  russe  sur  sa  pointe.  Les  autres,  de  moindre  di- 
mens'on  et  de  moindre  hauteur,  afectent  des  formes  de 
minaret  et  leurs  tourelles  faiitasqnement  ouvragées  se 
terminent  par  les  renflements  bizarres  de  leurs  coupoles  à 
formes  d'oignons.  Les  unes  sont  martelées  à  facettes,  les 
autres  côtelées,  celles-ci  taillées  en  pointe  de  diamant 
comme  des  ananas,  celles-là  rayées  de  stries  en  spirales, 
d'autres  enfin  imbriquées  d'écaillés,  losangées,  gaufrées 
en  gâteau  d'abeille,  et  toutes  drcàscnl  à  leur  sommet  la 
croix  oniée  de  boules  d'or. 


260  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Ce  qui  ajoute  encore  à  l'effet  fantastique  de  Vassili-BIa- 
jonnoi,  c'est  qu'il  est  colorié  de  la  base  au  faîte  des  tons 
les  plus  disparates  qui  cependant  produisent  un  enseniLle 
harmonieux  et  chaniiant  pour  l'œil.  Le  rouge,  le  bleu,  le 
vert-pomme,  le  jaune  y  accusent  tous  les  membres  de 
l'architecture.  Les  culonnetles,  les  chapiteaux,  les  arca- 
tures,  les  ornements  sont  peints  de  nuances  diverses  qui 
leur  prêtent  un  puissant  relief.  Aux  rares  espaces  planes 
on  a  simulé  des  divisions,  des  panneaux  encadrant  des 
pots  de  fleurs,  des  rosaces,  des  entrelacs,  des  chimères. 
L'enluminage  a  historié  les  dômes  de  clochetons  de  dessins 
pareils  aux  ramages  des  châles  de  l'Inde,  et,  ainsi  posés 
snr  le  toit  de  l'église,  ils  ressemblent  à  des  kiosques  de 
sultans.  M.  Hittorf,  l'apôtre  de  l'architecture  polychrome, 
verrait  là  l'éclatante  confirmation  de  sa  théorie. 

Pour  que  rien  ne  manquât  à  la  magie  du  spectacle,  des 
parcelles  de  neige,  retenues  par  les  stiillies  des  toits,  des 
frises  et  des  ornements,  semaient  de  pailleiles  d'argent  la 
robe  diaprée  de  Yassili  Blajennoi  et  piquaient  de  mille 
points  étiiicelants  cette  décoration  merveilleuse. 

Remettant  à  plus  tard  notre  visite  au  Kremlin,  nous  en- 
trâmes tout  de  suite  dans  l'église  de  Vassili-Blajennoi, 
dont  la  bizarrerie  excitait  au  plus  haut  point  notre  curio- 
sité, pourvoir  si  le  dedans  tenait  les  promesses  du  dehors. 
Le  même  génie  fantasque  avait  présidé  à  la  distribution 
et  à  l'ornementation  intérieures.  Une  première  cha[)elle 
basse,  où  tremblotaient  quelques  lampes,  ressemblait  à 
une  caverne  d'or  ;  des  luisants  soudains  y  jetaient  leurs 
éclaits  parmi  des  ombres  fauves  et  découpaient  comme  des 
fantômes  les  raides  images  des  saints  grecs.  Les  mosaï- 
ques de  saint  Marc  à  Venise  peuvent  donner  une  idée  ap- 
proximativede  ceteffet  dune  étonnante  richesse.  Au  fond, 
l'iconostase  se  dressait  comme  une  muraille  d'or  et  de 
pierreries  entre  les  fidèles  et  les  arcanes  du  sanctuaire, 
dans  une  demi-obscurité  traversée  de  rayons.  Vassili-Bla- 
jennoi n'offre  pas  comme  les  autres  églises  un  vaisseau 
unique  composé  de  plusieurs  nefs  communiquant  entre 
elles  et  se  coupant  à  certains  points  d'intersection  d'après 


MOSCOU.  261 

les  lois  du  rile  suivi  dunsle  temple.  Il  est  formé  d'un  fais- 
ceau d'églises  ou  de  chapelles  juxtaposées  etin  lopendantes 
les  unes  des  autres.  Chaque  clocher  en  contient  une  qui 
s'arrange  comme  elle  peut  dans  ce  moule.  La  voûte  est  la 
gaîne  même  de  la  flèche  ou  la  hulbe  de  la  coupole.  On 
se  croirait  sous  le  casque  démesuré  de  quelque  géant  cir- 
cassieii  ou  tartare.  Ces  calottes  sont  du  reste  merveilleu- 
sement peintes  et  dorées  à  l'intérieur.  11  en  est  de  même 
(les  murailles  recouvertes  de  ces  figures  d'une  baibarie 
hiératique  voulue,  dont  les  moines  grecs  du  mont  Athos 
ont  conservé  l'  patron  de  siècle  en  siècle  et  qui,  en  Rus- 
sie, trompent  plus  d'une  fois  lobservaleur  inattentif  sur 
l'âge  d'un  monument.  C'est  une  sensation  étrange  que  de 
se  trouver  dans  ces  mystéi^cux  sanctuaires  où  les  person- 
nages connus  du  culte  catholiqu'%  se  mêlant  aux  saints 
particuliers  du  calendrier  grec,  semblent  avtc  leur  tour- 
nure archaïque,  byzantine  et  contrainte,  traduits  gauche- 
ment dans  l'or  par  la  dévotion  enfantine  de  quelque  peu- 
plade primitive.  Ces  images  à  l'air  d'idoles  qui  vous 
regardent  à  travers  les  découpures  de  vermeil  des  icono- 
stases ou  s'allongt  nt  symétrique  i  ont  sur  les  parois  dorées, 
ouvrant  leurs  grands  yeux  fixes,  ouvrant  leur  main  brune 
aux  doigts  repliés  d'une  façon  diabolique,  produisent  par 
leur  aspect  farouche,  extra-humain,  immuablement  tra- 
ditionnel, une  impression  rel'gieuse  que  n'obtiendraient 
par  les  œuvres  d'un  art  plus  avancé.  Ces  figures,  dans  le 
miroitement  de  l'or,  sous  les  clartés  vacil'antes  des 
bimpes,  preiment  aisément  une  vie  fantasmatique  capable 
d'3  frapper  les  imaginations  naïves  et  d'inspirer,  quand  le 
jour  baisse,  une  certaine  horreur  sacrée. 

D'étroits  corridors,  des  galeries  aux  arcades  basses 
dont  chaque  coude  touche  les  murs  et  qui  vous  forcent  à 
baisser  la  tête,  circulent  au'our  de  ces  chapelles  et  per- 
mettent d'aller  de  l'une  à  l'autre.  Rien  de  plus  fantasque 
que  c>  s  passages;  l'architecte  semble  avoir  pris  plaisir 
à  brouiller  leur  éciieveau.  Vous  montez,  vous  descendez, 
vous  sortez  de  l'édifice,  vous  y  rentrez,  contournant  sur 
une  corniche  la  rondeur  d'un  clocher,  marchant  dans  l'é- 


262  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

paisseiir,  d'un  mur  par  des  torluosilés  semblables  aux 
tubes  capillaires  des  ma(lri''pores  ou  aux  chemins  que  les 
scotines  tracent  sous  l'écorce  du  bois.  Après  tant  de  tours 
et  de  détours  la  tète  vous  tourne,  le  vertige  vous  prend  et 
l'on  se  croirait  le  moUus^jue  d'un  coquillage  immense. 
Nous  ne  parlons  pas  des  recoins  mystérieux,  des  caecums 
inexpliqués,  des  portes  basses  conduisant  on  n'  sait  où, 
des  escaliers  obscurs  descendant  vers  les  profondeui- 
nous  n'en  finirions  jamais  sur  cette  architecture  où  l'on 
semble  marcher  dans  un  rêve. 

Les  jours  d  hiver  sont  bien  courts  en  Russie  et  déjà 
l'ombre  du  crépuscule  commençait  à  faire  briller  d'un 
éclat  plus  vif  les  lampes  brûlant  devant  les  images  des 
saints  lorsque  nous  sortîmes  de  Vassili-Blajennoi,  augurant 
bien,  d'après  cet  échantillon,  des  richesses  pittoresques 
de  Moscou.  Nous  venions  d'éprouver  cette  sensation  si 
rare  dont  la  recherche  pousse  le  voyageur  aux  extrémités 
du  monde;  nous  avions  vu  quelque  chose  qui  n'existe  pas 
ail'eurs.  Aussi,  nous  l'avouons,  le  groupe  en  bronze  de 
.Minine  et  Pojarsky,  placé  près  du  Gostinoi-Dvor  et  faisant 
face  au  Kremlin,  nous  toucha-t-il  médiocrement  comme 
œuvre  d'art  ;  cependant  le  statuaire  auteur  du  groupe, 
M.  Marloss,  ne  manque  pas  de  talent.  M.iis,  près  de  la 
fantaisie  effrénée  de  Vassili-Blajennoi,  son  travail  nous 
parut  trop  froid,  trop  correct,  trop  sagement  académique. 
Minine  était  un  boucher  de  Nijui-Novgorod  qui  levi  une 
armée  pour  cliasser  les  Polonais  devenus  niaîlres  de  Mos- 
cou, à  la  suite  de  l'usurpation  de  Boris-Godouuof,  et  en 
remit  le  commandement  au  prince  Pojarsky.  k  eux  deux, 
l'iiomme  du  peuple  ft  le  grand  seigneur  délivrèrent  des 
étrangers  la  ville  sainte,  et  sur  le  |)iéd 'Slal  orné  de  bas- 
reliefs  de  bronze  on  lit  cette  inscription  :  «  Au  bourgeois 
Minine  et  au  prince  Pojarsky  la  Puissie  reconnaissante, 
l'an  1818.  « 

En  voyage  nous  avons  pour  règle,  lorsque  le  temps  ne 
nous  presse  pas  d'une  façon  trop  impérieuse,  de  nous 
arrêter  sur  une  impression  vive.  Il  est  une  minute  où  l'œil, 
saturé  de  formes  et  de  couleurs,  se  refuse  à  l'absorption 


MOSCOU.  203 

de  nouveaux  aspects.  Plus  rien  n'y  enfrp,  comme  en  un 
vase  trop  plein.  L'image  antérieure  y  persisle  et  ne  s'ef  ace 
pas.  En  cet  état  on  regarde,  mais  on  ne  voit  plus.  La 
réline  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  sensibiliser  pour  une 
nouvelle  impression.  C'était  notre  cas  en  sortant  de  Vassili- 
Blajennoi,  et  le  Kremlin  voulait  un  regard  frais,  un  œil 
vierge.  Aussi;  après  avoir  jelé  un  dernier  coip  d'œil  aux 
cloclietons  extravaganis  de  la  cathédrale  d'Ivan  le  Terri- 
ble, allions  nous  appeler  un  traîneau  pour  retourner  à 
noire  liûtcl,  quand  nous  fûmes  retenu  sur  la  Krasnaïa  par 
un  bruit  singulier  qui  nous  fît  lever  la  têle  vers  le  ciel. 
Des  corneilles  et  des  corbeaux  traversaient  en  croassant 
l'atmosplière  grisâtre,  qu'ils  ponctuaient  de  leurs  sombres 
virgules,  lis  renti  aient  au  Kremlin  pour  se  coucher,  mais 
ce  n'était  encore  que  l'avantgarde.  Bientôt  arrivèrent  des 
bataillons  pkis  épais.   De  tous  les  points  de  l'horizon 
accouraient  des  bandes  paraissant  obéir  à  l'ordre  de  chefs 
et  suivre  une  marche  stratégique.  Les  noirs  essaims  ne 
volaient  pas  tous  à  la  même  hauteur  et  filaient  par  zones 
superposées,    obscurcissant    véritableu  ont    l'air.    Leur 
nombre  augmentait  de  minute  en  minute.  C'étaient  des 
cris  et  des  battements  d'ailes  à  ne  pas  s'entendre,  et 
toujouis  de  nouvelles  phalanges  débouchaient  au-dessus 
de  notre  tête,  venant  grossir  le  prodigieux  conciliabule. 
Nous  ne  croyions  pas  qu'il  existât  autant  de  corbeaux  et 
de  corneilles  dans  le  monde  entier.  Sans  aucune  exagéra- 
tion, il  fallait  les  compter  par  centaines  de  mille;  ce 
chiffre  même  nous  semble  modeste,  et  le  mot  par  millions 
serait  plus  juste.  Cela  faisait  penser  à  ces  passages  de  ra- 
miers dont. parle  Audubon,   l'ornitiiulogi^te  américain, 
qui  couvrent  le  soleil,  je  tent  ombre  sur  la  terre  comme 
les  nuages,  courbent  les  forêts  sur  lesquelles  ils  s'abattent, 
et  ne  paraissent  pas  diminués  par  les  iiLmenses  massacres 
qu'en  font  les  chasseurs.  L'innombrable  armée  ayant  lait 
sa  jonction  tournoyait  par-dessus  la  Krasnaïa,  montant, 
descendant,  décrivant  des  cercles  et  fais:  nt  le  bruit  dune 
tempête.  Enfin  la  trombe  ailée  parut  prendre  une  résolu- 
tion et  chaque  oiseau  se  dirigea  vers  son  gite  nocturne. 


•2'J4  VOYAGE  EN  Rl'SSIE. 

Eu  un  insfant  les  clochers,  les  coupoles,  les  tours,  les 
loits,  les  créneaux  furent  enveloppés  de  noirs  tourbillons 
et  de  cris  assourdis.-anls.  On  se  disputait  les  places  à 
grands  coups  de  bec.  Le  moindre  trou,  la  plus  étroite 
fissure  pouvant  offrir  un  abri  était  l'objet  d'un  siège 
acharné.  Peu  à  peu  le  tumulte  s'apaisa,  chacun  se  casa 
tant  bien  que  mal,  onn'enfendit  plus  un  seul  croassement, 
on  ne  vit  jlns  un  seul  corbeau,  et  le  ciel,  tout  à  l'heure 
criblé  de  points  noirs,  reprit  sa  lividité  crépusculaire.  On 
se  demande  de  quoi  peuvent  se  nourrir  ces  myriades 
doiseaux  sinistres  qui  dcvoreraicnt  en  un  repas  tous  ks 
cadavres  d'une  déroule,  surtout  lorsque  le  sol  est  recou- 
vert pendant  six  moins  d'un  épais  linceul  de  neige?  Les 
immondices,  les  bêtes  mortes  et  les  charognes  de  la  ville 
n'y  doivent  pas  suffire.  Peut-être  se  mangent-ils  entre  eux, 
comme  les  lats  en  temps  de  disette,  mais  alors  leur 
nombre  ne  serait  pas  si  considérable  et  ils  finiraient  par 
disparaître.  Ils  semblent  d'ailleurs  pleins  de  vigceur, 
d'animation  et  de  turbulerxce  joyeuse.  Leur  mode  d'ali- 
niontation  n'en  reste  pos  moins  un  mystère  pour  nous,  et 
prouve  que  l'inslinct  de  l'animal  trouve  dans  la  nature 
des  ressources  où  la  raison  de  l'homme  n'en  voit  pas. 

IVotre  compagnon  qui  avait  regardé  comme  nous  ce  spec- 
tacle, mais  sans  étonnemenl,  car  ce  n'était  pas  la  première 
fois  qu'il  voyait  «  le  coucher  des  corbeaux  au  Krem'in,  » 
nous  dit  :  «  Puisque  nous  sommes  sur  la  Krasnaïa,  tout 
porlés,  à  deux  pns  du  plus  célèbre  restaurant  russe  d-^ 
Moscou,  ne  retournons  pas  dînera  l'hôtel,  où  l'on  nous 
servirait  un  repas  prétentieusement  français.  Votre  esto- 
mac de  voyageur,  dressé  aux  mets  exotiques,  est  assez 
complais.int  pour  admettre  la  couleur  locale  en  cuisine  et 
pense  que  ce  qui  nourrit  un  homme  peut  en  nourrir  un 
autre.  Entrons  donc  ici,  nous  mangerons  du  chichi,  du 
caviar,  du  cochon  de  lait,  des  sterlets  du  Volga,  avec  ac- 
compagnement d'ogourtsis  et  de  sauce  au  raifort,  le  tout 
arro^é  de  kvvas  (il  faut  bien  tout  connaître)  et  de  vin  de 
Champagne  frappé   Ce  menu  vous  va-  t-il  ?  » 

Sur  notre  réponse  affiimative,  l'ami  qui  voulait  bien 


MOSCOU.  26?! 

nous  servir  de  guide  nous  conduisit  au  restaurant  situé 
au  bout  du  Gostinoi-Dvor,  tout  en  face  du  Ki  emlin.  Nous 
montàni'  s  un  escalier  bien  chauffé  et  nous  entrâmes  dans 
un  vestibule  qui  lessemblait  à  un  magasin  de  pellete- 
ries; des  garçons  nous  débarrassèrent  en  un  clin  d'oeil 
de  nos  fourrures,  qu'ils  accrochèrent  près  des  autres  au 
porte-manteau.  Les  domosti(iues  russes  ne  se  trompent  ja- 
mais en  matière  de  pelisses,  1 1  du  premier  coup  vous  po- 
sent la  vôtre  sur  les  épaules,  sans  numéro  et  sans  aucun 
signe  de  reconnaissance.  Dans  la  première  pièce  se  trouvait 
une  espèce  de  bar-room  chargé  de  bouteilles  de  kummel, 
de  vodka,  de  cognac  et  autres  liqueurs,  de  caviar,  de 
harengs,  d'anchois,  de  bœuf  fumé,  de  languf  s  d'élans  et 
de  rennes,  de  fromages,  de  conserves  au  vinaigre,  délica- 
tesses qui  servent  à  ouvrir  l'appétit  et  se  croquent  sur  le 
pouce  avant  le  repas.  Un  de  Cls  orgues  de  Cn  mone  avec 
jeu  de  trompettes  et  batterie  de  tambour,  qu'-  les  Italiens 
promènent  dans  les  rues,  posés  sur  une  petite  voilure 
attelée  d'un  cheval,  était  adossé  à  la  muraille,  et  sa  ma- 
nivelle tournée  par  [un  moujik  faisait  entendre  nous  ne 
savons  plus  quel  air  d'opéra  à  la  mode.  De  nombreuses 
salies  en  enfilade,  où  flottait  prés  du  plafond  la  fumée 
bleuâtre  des  cigares  et  des  pipes,  se  succédaient  sur  une 
étendue  telle  qu'un  second  orgue  de  Crémone  placé  à 
l'autre  bout  pouvait,  sans  cacophonie,  jouer  un  autre  air 
que  l'orgue  de  la  première  salle.  On  dînait  entre  Donizetli 
et  Yerdi. 

Ce  qbi  donnait  ù  ce  restaurant  une  physionomie  carac- 
téristique, c'est  que  !e  service,  au  lieu  d'être  fait  par  des 
Tatares  travestis  en  garçons  des  Fréres-Provenç-uix,  était 
tout  naïvement  confié  à  des  moujiks.  On  avaitau  moins  la 
sensation  d'être  en  Russie.  C<  s  mou,iks,  jeunes  et  bien 
faits,  la  chevelure  séparée  par  une  raie  médiane,  la  barbe 
soigneusement  peignée,  le  col  nu,  portant  la  tunique  d'été 
rose  ou  blanche,  sériée  à  la  taille,  le  pantalon  bleu  bouf- 
fant eniré  dans  les  bottes  avec  toute  l'aisance  d'un  costume 
national,  avaient  une  grande  tournure  et  beaucoup  d'élé- 
gance naturelle.  La  plupart  étaient  ^blonds,  de  ce  blond 

23 


206  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

noiselte  que  la  légende  attribue  aux  cheveux  de  Jésus- 
Christ,  et  les  traits  de  quelques-uns  se  distinguaient  par 
cette  régulaiité  grecque  qu'on  trouve  plus  souvent  en 
Russie  ciiez  les  hommes  que  c1;bz  les  femmes.  Ainsi  coslu- 
nés,  dans  leur  pose  d'attente  respectueuse,  ils  avaient 
.'a'r  d'esclaves  antiques  au  seuil  d'un  triclinium. 

Après  le  dîner,  nous  fumâmes  quelques  pipes  de  tabac 
russe  d'une  force  extrême,  et  nous  bûmes  deux  ou  trois 
verres  d'excellent  thé  de  caravane  (en  Russie  le  thé  ne  se 
prend  pas  dans  des  tasses),  tout  en  écoutant  d'une  oreille 
distraite  les  airs  joués  par  les  orgues  de  Crémone,  à 
travers  le  bruissement  \a^ue  des  conversations,  et  très- 
satisfait  d'avoir  man^è  de  la  couleur  locale. 


XVll 


LE   KREMLtR 


On  se  figure  volontiers  le  Kremlin  noirci  par  !e  temps, 
enfumé  de  ce  ton  sombre  qui  chez  nous  revêt  les  vieux 
monuments  et  contribue  à  leur  beauté  en  la  rendant  vé- 
nérable. Nous  poussons  cette  idée  jusqu'à  donner  avec  de 
la  suie  mélangée  d'eau  une  patine  aux  portions  neuves  des 
édifices  pour  leur  ôter  la  crudité  blanche  de  la  pierre  et  les 
mettre  en  harmonie  avec  les  constructions  plus  anciennes. 
Il  faut  être  arrivé  à  une  civilisation  extrême  pour  com- 
prendre ce  sentiment  et  attacher  du  prix  aux  traces  que 
les  siècles  ont  laissées  de  leur  passage  sur  l'épiderme  des 
temples,  des  palais  ou  des  forteresses.  Comme  les  peuples 
encore  naïfs,  les  Russes  aiment  ce  qui  est  neuf  ou  du 
moins  ce  qui  en  a  l'air,  et  ils  croient  prouver  leur  respect 
pour  un  monument  en  renouvelant  sa  robe  de  peinture 
aussitôt  qu'elle  s'effrange  ou  s'éraille.  Ce  sont  les  plus 
grands  badigeonneurs  du  monde.  11  n'est  pas  jusqu'aux 
vieilles  fresques  dans  le  goût  byzantin  qui  ornenl  les 
églises  à  l'intérieur  et  souvent  à  l'extérieur  qu'ils  ne  re- 
peignent lorsque  les  couleurs  leur  en  semblent  ternies; 
en  sorte  que  ces  peintures,  si  solennellement  antiques 
d'apparence  et  d'une  barbarie  si  primitive,  sont  parfois 
refaites  d'hier.  Ce  n'est  pas  un  spectacle  rare  que  do  voir 
un  barbouilleur  juché  sur  un  (rôle  échafaudage  retoucher 


2ÔS        '  VOYAGE  ES  RUSSIE. 

avec  l'aplomb  d'un  moine  du  mont  Athos  quelque  mère  de 
Dieu,  et  remplir  de  teintes  fraîches  l'au-lère  contour  qui 
nesl  lui-même  qu'un  poncif  immuable.  Il  faut  donc  ap- 
porter une  extrême  prudence  dans  l'appréciation  de  ces 
peintures  qui  ont  élé  anciennes,  si  l'on  peut  s'exprimer 
ainsi,  mais  qui  n'ont  plus  rien  que  de  moderne,  malgré 
leur  raideur  et  leur  sauvagerie  hiératique. 

Ce  petit  préambule  n'a  d'autre  but  que  de  préparer  le 
lecteur  à  un  aspect  blanc  et  coloré,  au  lieu  de  l'aspect 
sombre,  mélancolique  et  farouche  qu'il  rêvait  dans  ses 
idées  occidentales. 

Jadis  le  Kremlin,  considéré  de  tout  temps  comme  l'a- 
cropole, le  lieu  saint,  le  palladium  et  le  cœur  même  de  la 
Russie;  était  entouré  d'une  palissade  en  forts  madriers  de 
chêne  — la  citadelle  d'Athènes  n'avait  pas  d'autre  défense 
axant  la  première  invasion  des  Perses.  —  Itmilri-Donskoï 
remplaça  la  palissade  par  des  murs  crénelés,  que  fis  rebâ- 
tir le  tsar  Jean  111  à  cause  de  leur  état  de  vétusté  et  d^  dé- 
labrement. C'est  la  muraille  de  Jean  III  qui  subsiste  encore 
aujourd'hui,  mais  souvent  restaurée  et  refaite  en  maint 
endroit.  D'épaisses  couches  de  crépi  empêchent  d'ailleurs 
de  découvrir  les  blessures  que  le  temps  peut  y  avoir  faites 
et  les  noires  traces  du  grand  incendie  de  1812,  qui  du 
reste  ne  fit  que  lécher  de  ses  langues  de  flamme  l'enceinte 
extérieure.  Le  Kremlin  a  quelques  rapports  avec  l'Alham- 
bra.  Comme  la  forteres;e  moresque,  il  occupe  le  plateau 
d'une  colline  qu'il  enveloppe  de  sa  muraille  flanquée  de 
tours:  il  contient  des  demeures  royales,  des  églises,  des 
places,  et,  parmi  les  anciens  édifices,  un  palais  moderne 
qui  s'y  encastre  aussi  regrettablement  que  le  palais  de 
Cliarles-Quinl  parmi  la  délicate  architecture  arabe  qu'il 
écrase  de  sa  masse.  La  tour  d'Ivan-Veliki  n'est  pas  sans 
quelque  ressemblance  avec  la  tour  de  la  Vela  ;  et  du 
Kremlin,  comme  de  l'Alhambra,  on  jouit  d'une  vue  admi- 
rable, d'un  panorama  dont  l'œil  surpris  garde  toujours 
l'éblouissement.  Mais  ne  poussons  pas  plus  loin  ce  rap- 
proclument,  de  peur  de  le  forcer  en  y  appuyant  trop. 

Chose  bizarre,  le  Kiemlin  vu  du  dehors  a  peut-être 


LE  KREMLU.  269 

quelque  clio;e  de  plus  oriental  que  l'Alhambra  lui-même 
avec  ses  massives  tours  rougeâtres  dont  rien  ne  trahit  les 
magnificences  intimes.  Au  dessus  de  la  muraille  à  cré- 
neaux échancrés,  en're  les  tours  à  toits  ouvra irés,  semblent 
mouler  et  descendre  comme  des  bulles  d'or  étim  iantes, 
des  myriades  d:!  coupoles,  de  clochetons  bulbeux  aux  re- 
flets métalliques,  aux  brusques  rehauts  de  lumière,  La 
muraille,  blanche  comme  une  corbeille  d'argent,  enserre 
ce  bouquet  de  fleurs  dorées  et  l'on  a  la  sensation  d'avoir 
devant  soi,  en  réalité,  une  de  ces  villes  féeriques,  telles 
qu'en  bâtit  prodiguement  l'imagination  des  conteurs 
arabes,  une  cristallisation  architecturale  des  Mille  et  une 
Nuits.  Et  quand  l'hiver  saupoudre  de  son  mica  diamanté 
ces  édifices  étranges  comme  le  rêve,  on  se  croirait  vrai- 
ment transporté  dans  une  autre  planète,  car  rien  de  pareil 
n'a  jamais  frappé  votre  regard. 

Nous  entrâmes  au  Kremlin  par  la  porte  Spasskoï  qui 
s'ouvre  sur  la  Krasnaïa.  Nulle  entrée  ne  saurait  itre  plus 
romantique.  Elle  est  percée  dans  une  énorme  tour  carrée 
qui  précède  une  sorte  de  porche  ou  d'avant-corps.  La  tour 
a  trois  étages  en  retraite  et  se  termine  par  une  flèche  por- 
tant sur  des  arcatures  évidées  à  jour.  L'aigle  à  double 
tête,  tenant  aux  serres  la  boule  du  monde,  surmonte  la 
pointe  aiguë  de  la  flèche,  qui  est  octogone  comme  l'étage 
qu'elle  coiffe,  côtelée  à  ses  arêtes  et  dorée  sur  ses  pans. 
Chaque  face  du  second  étage  enchâsse  un  énorme  cadran, 
de  manière  que  la  tour  montre  l'heure  à  chaque  point  de 
l'horizon.  Ajoutez  pour  l'effet  aux  saillies  de  l'architec- 
ture quelques  paillettes  de  neige  posées  comme  des 
réveillons  degouache,  et  vous  aurez  une  légf-re  idée  de 
l'aspect  que  présente  celte  maîtresse  tour  s'élançant  en 
trois  jets  au-dessus  de  la  muraille  denliculée  qu'elle  in- 
terrompt. 

La  porte  Spasskoï  est  l'objet,  en  Russie,  d'une  telle  vé- 
nération à  cause  de  quelque  image  oa  de  quelque  légende 
miraculeuse  sur  lesquelles  nous  n'avons  pu  nous  rensei- 
gner précisément,  que  nul  n'y  serait  passé  la  tête  cou- 
verte fût-ce  l'autocrate  lui-même.  Une  irrévérence  à  cet 

23, 


270  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

égard  serait  regardée  comme  sacrilège  et  deviendrait  peut- 
être  périlleuse.  Aussi  prévient-on  les  étrangers  de  la  cou- 
tume. 11  ne  s'agit  pas  seulement  de  saluer  les  sainles 
images  qui  sont  à  l'entrée  du  porche  et  devant  lesquelles 
brûlent  des  lampes  perpétuelles,  mais  bien  de  rester  dé- 
couvert jusqu'à  ce  qu'on  soit  hors  de  la  voûte.  Or  ce  n'est 
pas  une  chose  agréable  que  de  tenir  à  la  main  son  bonnet 
de  fourrure,  par  un  froid  de  vingt-cinq  degrés,  dans  un 
long  couloir  ou  s'engouffre  un  vent  glacial.  Mais  il 
faut  partout  se  conformer  aux  usages  des  peuples  :  ôter 
son  bonnet  sous  la  porte  Spasslioi  et  ses  bottes  au  seuil 
de  la  Solimanieh  ou  de  Sainte-Sophie  Le  vrai  voyageur 
ne  fait  jamais  d'objection,  dût-il  attraper  le  plus  fameux 
coryza. 

En  débouchant  de  cette  porte  on  se  trouve  sur  l'Espla- 
nade du  KremHn,  au  milieu  du  plus  splendide  entasse- 
ment de  palais,  d'églises,  de  monastères,  que  l'imagi- 
nation puisse  rêver.  Cela  ne  se  rapporte  à  aucun  style 
connu.  Ce  n'est  pas  grec,  ce  n'est  pas  byzaati:i,  ce  n'est 
pas  gothique,  ce  n'est  pas  arabe,  ce  n'est  pas  chinois; 
c'est  russe,  c'est  moscovite.  Jamais  architecture  plus  libre, 
plus  originale,  plus  insoucieuse  des  règles,  plus  roman- 
tique, en  un  mot,  ne  réalisa  ses  caprices  avec  une  telle 
fantaisie.  Parfois  ses  plans  ressemblent  à  des  hasards  de 
cristallisation.  Cependant  les  coupoles,  les  clocheri  à 
bulbe  d'or  sont  la  caractéristique  do  ce  style  qui  semble 
ne  reconnaître  aucune  loi  et  le  font  discerner  à  première 
vue. 

En  contre-bas  de  cette  esplanade,  où  se  groupant  les 
principaux  édifices  du  Kiemliii  et  qui  forme  le  plateau  de 
la  colline,  serpente,  suivant  les  anfractuosilés  du  terrain, 
le  rempart  doublé  de  son  chemin  de  ronde  et  flanqué  de 
tours  d'une  variété  infinie,  les  unes  rondes,  les  autres 
carrées,  celles-ci  sveltes  comme  des  minarets,  celles-là 
massives  comme  des  bastions,  avec  des  collerettes  de  mâ- 
chicoulis, des  élages  en  retiaite,  des  toits  à  pans  coupés, 
des  galeries  à  jour,  des  lanternons,  des  flèches,  d  s 
écailles,  des  côtehires,  toutes  les  manières  imaginables 


LE  KI'.EMLIN.  271 

de  coiffer  une  tour.  Les  créneaux  découpant  profondé- 
ment la  muraille,  entaillés  à  leur  sommet  d'un  cran  pareil 
à  la  coche  d'une  flèche,  sont  alternativement  pleins  ou 
percés  d'une  barbacaiie.  Nous  ignorons  au  point  de  vue 
stratégique  la  valeur  de  cette  délense,  mais,  au  point  de 
vue  de  la  poésie,  elle  satisfait  pleinement  l'imagination  et 
donne  l'idée  d'une  citadelle  formidable. 

Entre  le  rempart  et  le  terre-plein,  bordé  d'une  balus- 
trade, s'étendent  des  jardins  en  ce  moment  saupoudrés  de 
n3ige  et  s'élève  une  pittoresque  et  petite  église  à  clochers 
bulbeux. 

Au  delà  se  déploie  à  perte  de  vue  un  immense  et  prodi- 
gieux panorama  de  Moscou,  auquel  la  crête  dentée  en  scie 
de  la  muraille  forme  un  admirable  premier  plan  et  un  re- 
poussoir pour  les  fuiles  d'horizon  que  l'art  en  l'inventant 
ne  saurait  mieux  disposer. 

La  lloskwa,  large  à  peu  près  comme  la  Seine  et  sinueuse 
comme  elle,  entoure  d'un  repli  tout  ce  côté  du  Kremlin, 
et  de  l'esplanade  on  l'apercevait  en  abime  prise  par  la  ge- 
lée, et  ressemblant  à  du  verre  opaque,  car  on  en  avait  ba- 
layé la  neige  à  l'endroit  que  nous  regardions  pour  tracer 
une  piste  aux  trotteurs  entraînés  en  vue  de  quelque  course 
prochaine  de  traîneaux  sur  la  glace. 

Le  revêtement  du  quai  bordé  d'hôtels  et  de  maisons  su- 
perbes d'architecture  moderne  forme  comme  un  soul)asse- 
raent  de  lignes  correctes  au  vaste  océan  de  maisons  et  de 
toits  qui  s'étendent  par  derrière  à  l'infini,  relevés  par  la 
perspective  et  la  hauteur  du  point  de  vue. 

Une  belle  gelée  —  mot  qui  ferait  frissonner  Méry  d'hor- 
reur, car  ce  frileux  poète  prétend  que  toute  gelée  est 
laide  —  ayant  chassé  du  ciel  le  grand  nuage  uniforme 
d'un  gris  jaunâtre,  tiré  la  veille  comme  un  rideau  sur 
l'horizon  assombri,  un  azur  assez  vif  teignait  la  toile  cir- 
culaire du  panorama,  et  la  recrudescence  du  froid,  cris- 
tallisant la  neige,  en  ravivait  la  blancheur.  Un  pâle  rayon 
de  soleil,  tel  qu'il  peut  luire  au  mois  de  janvier  à  Moscou 
par  ces  courtes  journées  d'hiver  qui  rappellent  le  voisi- 
nage du  pôle,  glissait  obliquement  sur  la  ville  étalée  en 


Îi72  VOYAGE  EN  UUSSIE. 

éventail  autour  du  Kremlin,  rasant  les  toits  couverts  de 
neige  et  en  faisant  par  places  scintiller  les  micas.  Au- 
dessus  de  ces  toits  blancs,  pareils  aux  flocoi.s  d'écume 
d'une  tempête  figée,  jaillissaient  couime  des  écueils  ou 
des  navires  les  masses  plus  hautes  des  monuments  pu- 
blics, des  temples  et  des  monastères.  On  dit  que  Moscou 
renferme  plus  de  trois  cents  églises  et  couvents  ;  nous  ne 
savons  si  ce  chiffre  est  exact  ou  purement  hypeibolique, 
mais  il  paraît  très-vraisemblable  quand  on  regarde  la 
ville  du  haut  du  Kremlin,  qui  lui-même  renferme  un 
grand  nombre  de  cathédrales,  de  chapelles  et  d'édifices 
religieux. 

On  ne  saurait  rêver  rien  de  plus  beau,  de  plus  riche,  de 
plus  splendide,  de  plus  féerique,  que  ces  coupoles  sur- 
montées de  croix  grecques,  que  ces  clochetons  en  forme 
de  bulbe,  que  ces  flèches  à  six  ou  huit  pans  côtelées  de 
nervures,  évidées  à  jour,  s'arrondiisant,  s'évasanl,  s'ai- 
guisaat,  sur  le  tumulte  immobile  des  toitures  neigeuses. 
Les  coupoles  dorées  prennent  des  reflets  d'une  transpa- 
rence merveilleuse  et  la  lumière  au  point  saillant  s'y  con- 
centre en  une  étoile  qui  brille  comme  une  lampe.  Les 
dômes  d'argent  ou  d'éidin  semblent  coiffer  des  églises  de 
la  lune  ;  plus  loin  ce  sont  des  casques  d'azur  constellés 
d'or,  des  calottes  faites  en  plaques  de  cuivre  battu,  im- 
briquées comme  des  écailles  de  dragon,  ou  bien  encore 
des  oignons  renversés  peints  en  vert  et  glacés  de  quelque 
paillon  de  neige  ;  puis  à  mesure  que  les  pans  se  reculent, 
les  détails  disparaissent  même  à  la  lorgnette,  et  l'on  ne 
distingue  plus  qu'un  étincelant  fouillis  de  dômes,  de  flè- 
ches, de  tours,  de  campaniles  de  toutes  les  formes  imagi- 
nables dessinant  d'un  liait  d'ombre  leur  silhouette  sur  la 
teinte  bleuâlte  du  lointain  et  en  détachant  leur  saillie 
par  une  paillette  d'or,  d'argeut,  de  cuivre,  de  saphir  ou 
d'émeraude.  Pour  achever  le  tableau,  figurez-vous,  sur 
les  tons  froids  et  bleutés  de  la  neige,  quel(|ues  traînées 
de  lumière  faiblement  pourprées,  pâles  roses  du  cou- 
chant polaire  semées  sur  le  tapis  d'hermine  de  l'hiver 
russe. 


LE  KREMLIN.  273 

Nous  restions  là,  insensible  au  froid,  absorbé  dans  une 
conteiriplation  muette  et  comme  dans  une  sorte  de  stupeur 
adinirafive. 

Aucune  ville  ne  donne  cette  impression  de  nouveauté 
absolue,  pas  même  Venise,  à  laquelle  Canalelto,  Guardi, 
Ronington,  Joyant,  Wyld,  Ziem  et  les  photographies  vous 
ont  de  longue  main  préparé.  Moscou  n'a  pas  été  jusqu'à 
ce  jour  souvent  visité  par  les  artistes,  et  ses  aspects 
étranges  n'ont  guère  été  reproduits.  Le  rigoureux  climat 
septentrional  ajoute  à  la  singularité  du  décor  par  les  effets 
de  neige,  les  colorations  bizarres  du  ciel,  la  qualité  de  la 
lumière  qui  n'est  pas  la  même  que  chez  nous,  et  fait  aux 
peintres  russes  une  palelte  spéciale  dont  il  est  difficile  de 
comprendre  la  justesse  hors  du  pays. 

Sur  l'esplanade  du  Kremlin,  le  panorama  de  Moscou 
développé  devant  soi,  on  se  sent  vraiment  ailleurs,  et  le 
Français  le  plus  amoureux  de  Paris  ne  regrette  pas  le 
ruisseau  de  la  rue  du  Bac. 

Le  Kremlin  enferme  dans  son  enceinte  un  grand  nombre 
d'éghses  ou  de  cathédi  aies,  comme  les  appellent  les 
Russes.  De  même  l'Acropole,  sur  son  étroit  plateau,  réu- 
nissait un  grand  nombre  de  temples.  Nous  les  visiterons 
les  unes  après  les  autres,  mais  nous  nous  arrêterons 
d'abord  à  la  tour  d'Ivan-Veliki,  énorme  clochei-  octogone 
à  trois  étages  en  reîraite,  dont  le  dernier,  à  partir  d'une 
zone  d'ornements,  s'arrondit  en  tourelle  et  se  termine  par 
une  coupole  renflée,  dorée  au  feu,  en  or  de  ducats,  et 
surmontée  d'une  croix  grecque  ayant  pour  base  le  croissai  t 
vaincu.  A  chaque  étage,  une  arcature  découpée  sur  chaque 
pan  de  la  four  laisse  voir  les  flancs  d'airain  d'une  cloche. 
H  y  en  a  trente-trois,  et  parmi  elles  se  trouve,  dit-on,  le 
fameux  beîfroi  de  Novgorod,  dont  le  tintement  appelait  le 
peuple  aux  tumultueuses  délibérations  de  la  plare  publique. 
L'une  de  ces  cloches  ne  pèse  pas  moins  de  soixante  mille 
kilogrammes,  et  le  bourdon  de  Notre-Dame  dont  (juasi- 
modo  était  si  fier  ne  semblerait,  à  côté  de  ce  monstre 
métallique,  qu'une  simple  sonnette  à  servir  la  messe. 
Il  paraît  d  ailleurs  qu'on  a,  en  Russie,  la  passion  des 


'274  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

cloches  colossales,  car,  tout  près  de  la  lour  d'Ivan-Veliki, 
l'œil  étonné  aperçoit  sur  un  socle  de  granit  une  cloche 
si  énorme  qu'on  la  prendrait  pour  une  tenîe  de  bronze, 
d'autant  plus  qu'une  large  fissure  forme  dans  ses  parois 
comme  une  espèce  de  porte  par  laquelle  un  homme 
entrerait  aisément  sans  baisser  la  tête.  Elle  a  élé  fondue 
par  ordre  de  l'impératrice  Anne,  et  dix  mille  pounds  de 
métal  (150,000  kilogrammes)  furent  jetés  dans  la  four- 
naise. C'est  M.  de  Monlferrand,  l'architecte  français  de 
Saint-Isanc,  qui  l'a  relevée  et  sortie  de  la  terre  où  elle 
était  enfouie  à  moitié,  soit  par  la  violence  de  sa  chute 
pendant  qu'on  l'élevait,  soit  à  la  suite  d  un  incendie  ou 
d'un  écroulement.  Une  telle  masse  a-t-elle  jamais  été 
suspendue?  Le  battant  de  fer  a-t  il  fait  jaillir  la  tempête 
sonore  de  cette  monstrueuse  capsule?  L'histoire  et  la 
légende  sont  muettes  sur  ce  point.  Peut-être,  comme 
quelques  peuples  anciens  qui  laissaient  dans  leurs  camps 
abandonnés  des  lits  de  douze  coudées  pour  faire  croire 
qu'ils  appartenaient  à  une  race  de  géants,  les  Russes  ont- 
ils  voulu,  par  cette  cloche  en  disproportion  avec  tout 
usage  humain,  donner  à  la  postérité  lointaine  une  idée 
fjigantesque  d'eux-mêmes,  si  après  bien  des  siècles  écou- 
lés on  la  retrouvait  dans  quelque  fouille. 

Quoi  qu'il  en  soit,  celte  cloche  a  de  la  beauté,  comme 
toutes  les  choses  en  dehors  des  dimensions  ordinaires. 
La  grâce  de  l'énormité,  grâce  monstrueuse  et  farouche, 
mais  réelle,  ne  lui  fait  pas  défaut.  Ses  flancs  s'évasent 
avec  d'amples  et  puissantes  courbures  que  cerclent  de 
délicats  ornements.  Un  globe  surmonté  delà  croix  la  cou- 
ronne ;  elle  plaît  à  l'œil  par  la  pureté  de  son  galbe  et  la 
patine  de  son  métal,  et  sa  brèche  même  s'ouvre  comme 
la  gueule  d'une  caverne  d'airain,  mystérieuse  et  sombre. 
Au  bas  du  socle,  comme  le  battant  décroché  d'une  porte, 
est  posé  le  fragment  de  métal  représentant  le  vide  de  la 
cassure. 

Mais  c'est  assez  parler  cloches  comme  cela,  entrons 
dans  une  des  plus  anciennes  et  des  plus  caracléri>tiques 
cathédrales  du  Kremlin,  la  première  qui  ait  été  bâtie  en 


LE  KRLMLIN.  27j 

pierres,  la  cathédrale  de  l'Assomplion  (Ouspenski-sobor). 
Ce  n'est  pas,  il  est  vrai,  l'édifice  primitif  fondé  par  Jean 
Kalita,  que  nous  avons  devant  les  yeux.  11  s'écroula  après 
un  siècle  et  demi  d'existence,  et  ce  fut  Ivan  III  qui  le  fit 
rebâtir.  La  cathédrale  actuelle  date  donc  seulement  du 
quinzième  siècle,  malgré  ses  airs  byzantins  et  son  aspect 
archaïque.  On  est  surpris  d'apprendre  qu'elle  est  l'œuvre 
de  Fioraventi,  architecte  bolonais,  que  les  Russes  nomment 
Al  istotèle,  peut-être  à  cause  de  son  grand  savoir.  L'idée 
qui  se  présenterait  naturellement  serait  celle  d'un  archi- 
tecte grec  appelé  de  Constantinople,  la  tête  toute  remplie 
encore  de  Sain  te- Sophie  et  des  types  de  l'archilecture 
giéco-orientale.  L'Assomption  est  presque  carrée,  et  ses 
grands  murs  s'élèvent  droits  avec  unefierlé  de  jet  surpre- 
nante. Quatre  énormes  piliers,  gros  comme  des  tours, 
puissants  comme  les  colonnes  du  palais  de  Karnack, 
supportent  la  coupole  centrale  posée  sur  un  toit  piaf, 
dans  le  style  asiatique,  et  flanquée  de  quatre  coupoles 
plus  petites. 

Cette  disposition  si  simple  produit  un  effet  grandiose, 
et  ces  massifs  piliers  donnent,  sans  lourdeur,  une  ferme 
assiette  et  une  stabilité  extraordinaire  au  vaisseau  de  la 
cathédrale. 

Tout  l'intérieur  de  l'église  est  revêtu  de  peintures  en 
style  byzantin  sur  fond  d'or.  Les  piliers  eux-mêmes  sont 
historiés  de  personnages  étages  par  zones  comme  les 
colonnes  des  temples  ou  des  palais  égyptiens.  Hien  de 
plus  étrange  que  cette  décoi  ation  où  des  milliers  de  ficaires 
vous  eiiveloppent,  comme  une  foule  muette,  montant  et 
descendant  le  long  des  murs,  marchant  par  files  en  pana- 
thénées chrétiennes,  s'isolant  dans  une  pose  dune  raideur 
hiérati((ue,  se  courbant  aux  pendentifs,  aux  voussures, 
aux  coupoles,  et  habillant  le  temple  d'une  tapisserie  hu- 
maine au  fourmillement  immobile.  Un  jour  rare,  disciète- 
ment  ménagé,  ajoute  encore  à  l'effet  inquiétant  et  mysté- 
rieux. Les  grands  samis  farouches  du  calendrier  grec 
prennent  dans  cette  ombre  fauve  et  rutilante  des  appa- 
rences de  vie  formidables  ;  ils  vous  regardent  avec  des 


276  VOYAGE  E.\  l'.USS  E. 

yeux  fixes  et  semblent  vous  menacer  de  leur  main  étendue 

pour  bénir. 

Les  archanges  militants,  les  saints  chevaliers  à  la  mine 
élégante  et  hardie  mêlent  leurs  armures  brillantes  aux 
frocs  sombres  des  saints  moines  et  des  anachorètes,  lis 
ont  cette  fierté  du  tournure,  ce  rrste  de  galbe  antique  qui 
distinguent  les  figures  de  Pansélinos,  le  peintre  byzantin 
maître  du  moine  dAghia  Lavra  dont  Pap.ty  a  fait  de  si 
beaux  dessins.  L'intérieur  de  Saint- Marc  à  Venise,  avec 
son  aspect  de  caverne  dorée,  donne  une  idùe  de  la  cathé- 
drale de  l'Assomption  ;  seulement  le  vaisseau  de  l'église 
mosco\ite  s'élève  d'un  jet  vers  le  ciel,  tandis  que  la  voûte 
de  Saint-Marc  s'écrase  mystérieusement  comme  une 
crypte. 

L'iconostase,  haute  muraille  de  vermeil  à  cinq  étages 
de  figures  qui  a  l'air  de  la  Taçade  d'un  palais  d'or,  éblouit 
l'œil  par  sa  fabuleuse  mngnificcnce.  A  travers  les  décou- 
pures de  l'orfèvrerie,  Ls  mères  de  Dieu,  les  saints  et  les 
saintes  passent  leurs  têtes  brunes  et  leurs  mains  aux  tons 
de  bislre.  Leurs  auréoles  en  relief  accrochani  la  lumière 
font  scintilb  r  les  facettes  des  pierres  précieuses  incrustées 
dans  leurs  rayons  et  flainLoieni  comme  de  viaies  gloires  ; 
aux  im.iges,  objets  d'une  vénération  particulière,  sont 
appliqués  des  pectoraux  de  pierreries,  des  colliers  et  des 
bracelets  constellés  de  diamants,  de  sajhirs,  de  rubis, 
d'émeraudes,  d'améthystes,  de  perles,  de  turquoises  ;  la 
folie  du  luxe  religieux  ne  saurait  aller  plus  loin. 

Quel  beau  motif  de  décoration  que  ces  iconostases, 
voile  d'or  et  de  pierreries  tendu  entre  la  foi  des  fidèles  et 
les  mystères  du  saint-sacrifice  !  Il  faut  reconnai're  que 
les  Russes  en  tirent  un  merveilleux  parti  et  que,  sous  le 
rapport  de  la  magnificence,  la  religion  grecque  n'est  pas 
inférieure  à  la  religion  catholique,  si  elle  ne  l'égale  pas 
dans  le  domaine  de  l'art  pur. 

On  conserve  à  la  cathédrale  de  l'Assomption,  dans  une 
châsse  d'une  valeur  ineslini^ble,  la  tunique  de  iXolre- 
Seigneur.  Deux  autres  reliquaires  élincelaiits  de  pierreries 
contiennent  un  morceau  de  robe  de  la  Vierge  et  un  clou 


LE  KREMLIN.  277 

de  la  vraie  croix.  La  Vierge  de  Vladimir  peiiile  de  la 
main  de  saiiii  Luc,  image  que  les  Russes  regardent  comme 
un  palladium,  et  dont  l'exhibition  fit  reculer  les  hordes 
faroucht'S  de  Timour,  est  ornée  d'un  solitaire  évalué  à 
plus  de  cent  mille  francs.  Le  massif  d'orfèvrerie  qui  l'en- 
cadre a  coûté  deux  ou  trois  fois  celte  somme.  Sans  doute 
ce  luxe  semblerait  un  peu  barbare  à  un  goût  délicat  plus 
épris  de  la  beauté  que  de  la  richesse,  mais  on  ne  peut 
nier  que  ces  eutassemeiits  d'or,  de  diamants  et  de  perles 
ne  produisent  un  effet  religieux  et  splendide.  Ces  vierges 
dont  i'écrin  est  mieux  garni  que  celui  des  reines  et  des 
impératiices  imposent  à  la  piété  naïve.  Elles  prennent 
dans  l'ombre,  à  la  vague  clarté  des  lampes,  un  rayon- 
nem(  nt  surnaturel.  Leurs  couronnes  de  diamants  scintil- 
lent comme  des  couronnes  d'étoiles. 

Du  centre  de  la  voûte  discend  un  immense  lustre  d'ar- 
gent massif  d'un  beau  travail  et  de  forme  circulaire  (|ui 
remplace  l'ancien  lustre  d'un  poids  considérable  enlevé 
pendant  l'invason  française  ;  quarante-six  branches  s'y 
adaptent. 

C'est  dans  la  cathédrale  de  rAssomption  qu'a  lieu  le 
sacre  des  empereurs.  L'estrade  qui  leur  est  dtsiinée 
s'élève  entre  les  quatre  piliers  soutiens  de  la  coupole  et 
fait  face  à  l'icono^lase. 

Les  tombeaux  des  métropolitains  de  Moscou  occupent 
les  parois  latérales.  Ils  sont  de  forme  oblongue,  rangés 
contre  le  mur,  et  ressemblent,  dans  la  pénombre  qui  les 
baigne,  à  des  malles  faites  pour  le  grand  voyage  de  l'éler- 
nité. 

La  cathédrale  des  Saints-Archanges,  dont  la  façade 
tourne  obliquement  vers  l'égl'se  de  l'Assomption  et  n'en 
est  éloignée  que  de  quelques  pas,  n'offre  pas  de  différence 
essentielle  dans  le  plan.  C'est  teujour.-  le  même  système 
de  coupoles  bulbeuses,  de  piliers  massifs,  d'iconostases 
étincelantes  d'oi,  de  peintures  byzantines  revêtant  l'inlé- 
rieur  de  l'édifice  comme  une  tapisserie  sacrée.  Seulement 
ici  les  peinures  ne  sont  pas  sur  fond  d'or  et  ont  plus 
l'air  de  fresques  que  de  mosaïques.  Elles  représentent  les 

2i 


278  VOYAGE  ES  UUSï^IE. 

scènes  du  jugrment  dernier  et  les  poriraits  à  mine  hau- 
taine et  rélDaibative  des  anciens  tsars  russes. 

C'est  là  que  se  trouvent  leurs  tombeaux,  couverts  de 
cachemires  tt  de  riches  étoflVs  comme  les  turbés  des  sul- 
tans de  Constantinople.  Cela  est  sobre,  simple  et  sévère. 
La  mort  n'y  est  pas  enjolivée  des  délicates  floraisons  de 
l'art  gothique,  auquel  la  tombe  fournit  ses  plus  heureux 
thèmes  d'ornement.  Pas  d'anges  agenouillés,  pas  de  vertus 
lliéologales,  pas  de  figures  emblématiques  et  pleureuses, 
pas  de  saints  ni  de  saintes  dans  des  niches  découpées  à 
jour,  pas  de  lambrequins  fantasques  s'enroulant  autour 
des  blasons,  pas  de  chevalieis  revêtus  de  leur  armure,  la 
tète  sur  un  ce  us>  in  de  marbre  et  les  pieds  sur  un  lion  cndor- 
ii:i  :  rien  que  le  cadavre  dans  son  coffre  funèbre  revêtu 
d'une  housse  mortuaire.  L'art  y  perd  sans  doute,  mais 
l'impression  religieuse  y  gagne. 

A  la  cathédrale  de  l'Annonciation,  adossée  au  palais  des 
tsars,  on  vous  fait  remarquer  une  peinture  très-curieuse 
et  très-rare,  qui  représente  l'ange  Gabriel  apparaissant  à 
la  sainte  Vierge  pour  lui  annoncer  que  le  1  ils  de  Dieu 
nailra  d'elle.  L'entrevue  a  lieu  près  d'un  pu  ts,  comme 
celle  de  Jésus  et  de  la  Samaritaine.  D'après  une  tradition 
de  l'Église  grecque,  c'est  plus  tard,  après  son  humble 
acquiescement  aux  volontés  du  Seij^neur,  que  la  sainte 
Vierge  aurait  été  visitée  dans  sa  chambre  par  le  Saint- 
Lsiirit. 

Cette  scène,  peinte  sur  la  paroi  extérieure  de  l'église, 
est  protégée  par  une  sorte  d'auvent  contre  l'intempérie 
des  saisons.  Pour  faire  juger  de  la  richesse  in4érieure  de 
l'église,  un  seul  détail  sulfira.  Le  pavé  est  fait  d'agates 
rapportées  de  Grèce. 

Du  côté  du  Palais  neuf,  et  tout  piès  de  ces  églises,  se 
trouve  un  édifice  étrange,  en  dehors  de  tous  les  styles 
connus  d'architecture,  à  physionomie  asiatique  et  tartaie, 
qui  est  comme  monument  civil  ce  qu'est  Vassili-Blajennoi 
Lonime  monument  religieux,  la  chimère  exactement  réa- 
li^ée  d'une  iinagii  aliciu  somptueuse,  barbare  et  fantasque. 
11  a  été  bâti  sous  Ivan  111  par  l'architecte  Âléviso.  Au-dessus 


LE  KREMLIN,  271» 

de  son  toit  s'élancGiit  avec  une  gracieuse  et  pittore  que 
irrégularité  les  tourelles  coif  ées  d'or  des  chapelles  et 
dos  oratoires  qu'il  renferme.  Un  escalier  extérieur,  du 
haut  duquel  l'empereur  se  montre  au  peuple  après  son 
couronnement,  y  donne  accès  et  produit  par  sa  saillie 
ornementée  un  original  accident  d'architi^cture.  Il  est 
connu  à  Moscou  comme  l'escalier  des  Géants  à  Venise. 
C'est  une  des  curiosités  du  Kremlin.  Il  se  nomme  en  russe 
Krasnoë-Kriltso  (!' Escalier  rouge). 

L'intérieur  du  palais,  résidence  des  anciens  tsars,  sem- 
ble défier  la  description;  on  dirait  que  ses  chambres  et 
ses  passages  ont  été  fouillés  à  mesure  et  sans  plaii  arrêté 
dans  un  énorme  bloc  de  pierre,  tant  ils  s'enchevêtrent 
d'une  façon  bizarre,  déroutante  et  compliquée,  changeant 
de  niveau  et  de  direction  au  caprice  d'une  fantaisie  effré- 
née. On  maiT'he  là-dedans  comme  dans  un  lève,  tantôt 
arrêté  par  une  grille  qui  s'ouvre  mystérieusement,  tantôt 
forcé  de  suivre  un  étroit  couloir  obscur  dont  vos  épaules 
louchent  presque  les  parois;  d'autres  fois,  n'ayant  d'au- 
tre route  que  le  rebord  dentelé  d'une  corniche,  d'où  l'on 
aperçoit  l'S  plaques  de  cuivre  du  toit  et  les  bulbes  des 
clochetons,  montant,  descendant,  ne  sachant  plus  où  l'on 
est,  voyant  de  loin  en  loin  à  travers  des  treillages  d'or 
flamboyer  un  reflet  de  lampe  sur  les  orfèvreries  des  ico- 
nostases, aboutissant,  après  tout  ce  voyage  intérieur,  à 
quelque  salle  d'une  ornementation  folle  et  d'une  richesse 
sauvage,  au  fond  de  laquelle  on  est  surpris  de  ne  pas 
trouver  le  grand  Kniaz  de  Tatarie  assis,  les  jambes  croi- 
sées, sur  son  tapis  de  feutre  noir. 

Telle  est,  par  exemple,  la  salle  qu'on  appelle  la  Cham- 
bre dorée,  et  qui  occupe  tout  l'intérieur  du  palais  à  fa- 
cettes {Granovitaia  Palata),  ainsi  nommée  sans  doute  à 
cause  de  son  revêtement  taillé  en  pointes  de  diamants. 
Le  palais  à  facettes  confine  au  vieux  palais  des  Isars.  Les 
voûtes  d'oi'  de  cette  salle  retombent  sur  un  pili(>r  central 
par  des  ai'catures  surbaissées,  dont  d'épaisses  barres  de 
ft-r  dorées  allant  d'un  arc  à  l'autre  empêchent  l'ècarte- 
ment.  Quelques  peintures  font  Çcà  et  là  des  taches  sombres 


*280  TOYAGE  EN  P.UbSlE. 

sur  la  fauve  splendeur  du  fond.  Sur  le  cordon  des  arc  idcs 
courent  des  légendes  en  vieilles  lettres  slnvonnes,  ma- 
gnifique caractère  qui  se  prête  aus>i  bien  à  l'ornement  des 
édifices  que  l'arabe  cufique.  On  ne  sauiait  imaginer  une 
décoration  plus  riche,  plus  mystérieuse,  plus  sombre  et 
plus  éclatante  à  la  fois  que  celle  de  la  Chambre  dorée.  Le 
romantisme  shakespeariea  aimerait  à  placer  là  le  dénoû- 
ment  d'un  drame. 

Certaines  salles  voûtées  du  vieux  palais  sont  si  basses, 
qu'un  homme  de  taille  un  peu  au-dessous  de  la  moyenne 
peut  à  peine  s'y  tenir  debout.  C'était  là  que,  dans  une 
atmo>phère  surchauffée  par  les  poêles,  les  femmes  ac- 
croupies à  l'orientale  sur  des  piles  de  carreaux,  passaient 
les  longues  heures  de  l'hiver  ru^se  à  regarder,  à  travers 
les  petites  fenêtres,  la  n^ige  s .intiller  sur  l'or  des  cou- 
poles et  les  corbeaux  décrire  leurs  larges  spirales  autour 
des  clochers. 

Ces  appartements,  bariolés  de  peintures,  dont  les  pal- 
mes, les  ramiges,  les  fleurs  rappellent  les  dessins  de  ca- 
chemire, font  penser  à  des  harems  asiatiques  transportés 
dans  les  frimas  polaires.  Le  vrai  goût  moscovite,  f  lUSsé  plus 
tard  par  l'imitation  ma'  entendue  des  arts  de  1  Occident, 
y  apparaît  dans  toute  sa  primitive  originalité  et  avec  son 
âpre  saveur  barbare.  Nous  avons  souvent  remarqué  que 
les  progrès  de  la  civilisation  semblent  enlever  aux  peu- 
ples le  sens  de  l'architecture  et  de  l'ornement.  Les  an- 
ciens édifices  du  Kremlin  prouvent  une  fois  de  plus  com- 
bien est  vraie  cette  assertion,  qui  peut  paraître  tout 
d'abord  paradoxale.  Une  fantaisie  inépuisable  préside  à  la 
décoration  de  ces  chambres  mystérieuses,  où  l'or,  le  vert, 
le  bleu,  le  rouge  se  mêlent  avec  un  bonheur  rare  et  pro- 
duisent des  effets  charmants.  Cette  architecture,  sans  le 
moindre  souci  des  correspondances  symétriques,  s'élève 
comme  les  gâteaux  de  bulles  savonneuses  qu'on  souffle  sur 
une  assiette  au  moyen  d'un  chalumeau  de  paille.  Chaque 
cellule  s'ajoute  à  la  voisine  s' arrangeant  de  ses  angles  et 
de  st's  facettes,  et  le  tout  brille  des  couleurs  diaprées  de 
l'iris.  Cette  comparaison  puéri'e  et  bizarre  en  ajiparonce 


LE  KI'.EMLIN.  281 

rend  mieux  que  toute  autre  le  mode  d'agrégation  de  ces 
palais,  fantastiques,  mais  réels  pourtant. 

C'est  dans  ce  style  que  nous  aurions  voulu  qu'on  bâtit 
le  Palais-iNeuf,  immense  construction  de  goût  moderne  qui 
aurait  sa  beauté  partout  ailleurs,  mais  fait  disparate  au 
milieu  du  \ieux  Kremlin.  L'architecture  classique,  avec 
ses  grandes  ligues  froides,  paraît  plus  ennuyeusemen!  so- 
lennelle encore  parmi  ces  palais  aux  formes  étranges,  aux 
couleurs  voyaules,  et  ce  tumulte  d'églises  à  tournure 
orientale,  durdaut  vers  le  ciel  une  forêt  dorée  de  coupoles, 
do  d:')mes,  de  pyramidions  et  de  clochers  bulbeux.  On 
pouvait  se  croire,  à  l'aspect  de  cette  architecture  mosco- 
vite, dans  quelque  chimérique  ville  d'Asie,  prendre  les 
cathédrales  pour  des  mosquées  et  les  clochers  pour  des 
minarets,  la  sage  façade  du  Palais-Neuf  vous  ramène  en 
plein  occident  et  en  pleine  civilisation  :  chose  doulou- 
reuse pour  un  barbare  romantique  de  notre  espèce. 

i/on  pénètre  dans  le  Pala's-Neuf  par  un  escalii'i'  d'un 
développement  monumental  fermé  à  son  étage  supérieur 
par  une  magnifique  grille  de  fer  poli  qui  s'entr'ouvre 
pour  laisser  passer  le  visiteur.  On  se  trouve  alors  sous 
la  haute  voûte  d'une  salle  en  coupole  où  montent  la  garde 
des  sentinelles  qu'on  ne  relève  pas  de  leur  faction  :  qua- 
tre mannequins  revêtus  de  pied  en  cape  d'une  antique  et 
curieuse  armure  slavonne.  Ces  chevaliers  ont  fort  grande 
mine  ;  ils  jouent  la  vie  à  s'y  méprendre  ;  on  pourrait 
croire  qu'un  cœur  bat  sous  leurs  cottes  de  mailles.  Ces 
armures  du  moyen  âge  ainsi  dressées  nous  causent  tou- 
jours une  espèce  de  frisson  involontaire.  Elles  conservent 
si  fidèlement  la  forme  extérieure  de  l'homme  à  jamais 
disparu  ! 

De  cette  rotonde  partent  deux  galeries  contenant  d'inesti  - 
niables  rich  sses.  Le  trésor  du  calife  Ilaroun-al-Raschid, 
les  puits  d'Aboul-Kasem,  la  voûte  Verte  de  Dresde  réunis 
ensemble  ne  présenteraient  pas  un  tel  amoncellement  de 
merveilles,  et  ici  la  valeur  historique  vient  encore  s'ajou- 
ter à  la  valeur  matérielle.  Là  scintillent,  rayonnent,  lan- 
çant des  éclairs  prismatiques  et  de  folles  bluetles,  les 

2i. 


282  ¥OYAGE  EN  RUSSIE, 

diamants,  les  saphirs,  les  rubis,  les  émeraudes,  toutes  les 
pierres  précieuses  que  la  nature  avare  cache  au  fond  de 
ses  mines  et  qui  sont  prodiguées  comme  si  elles  n'étaient 
que  du  verre.  Elles  consiellent  les  couronnes,  metlent  des 
points  de  lumière  au  bout  des  sceptres,  roulent  eu  pluie 
étincelante  sur  les  insignes  de  l'empire,  forment  des  ara- 
besques et  des  chiffres  laissant  à  peine  voir  l'or  qui  les 
enchâsse  !  L'œil  est  ébloui,  et  la  raison  ose  à  peine  suppu- 
ter les  sonimi^s  que  représentent  ces  magnificences.  Es- 
sayer de  dt'crire  cet  écrin  prodigieux  serait  une  l'olie.  Un 
livre  n'y  suffirait  pas.  11  faut  se  contenter  de  citer  quel- 
ques-unes des  pièces  le  plus  remarquables.  Une  des  plus 
anciennes  couronnes  est  celle  de  Vladimir-Monomaque. 
C'est  un  présent  de  l'empereur  Alexis  Gomnèue.  Elle  fut 
apportée  de  Constantinople  à  Kief  par  une  ambassade 
grecque,  en  1116.  Oulre  le  souvenir  historique  qui  s'y 
ratlache,  c'est  une  œuvre  d'un  i^oût  exquis.  Sur  un  fond 
de  fdigrane  d'or  s'incr.)stent  des  perles  et  des  pierres 
précieuses  disposées  avec  une  admirable  entente  de  l'or- 
nementation. Les  couronnes  de  Kazan  et  d'Astrakan,  d'un 
goût  oriental,  run<>  semée  de  turquoises,  l'autre  surmon- 
tée d'une  énorme  émeraude  brute,  sont  des  joyaux  à  dé- 
sespérer l'art  des  orfèvres  modernes.  La  ronronne  de  Si- 
bérie est  en  drap  d'or  ;  elle  a  comme  toutes  les  autres  la 
croix  grecque  à  soa  sommet,  et,  comme  elles,  elle  est 
étoilée  de  diamants,  de  saphirs  et  de  perl  s.  Le  sceptre 
d'or  de  Vladimir-Monomaque,  long  de  près  d'un  mètre, 
ne  compte  pas  moins  de  deux  cent  soixante-huit  diamants, 
trois  cent  soixante  rubis  el  quinze  émeraudes.  Les  émaux 
qui  recouvrent  la  place  laissée  libre  par  les  pierreries  re- 
présentent des  sujets  religieux  traités  dans  le  style  by- 
zantin; c'est  aussi  un  présent  de  l'empereur  Alexis  Com- 
nène,  de  même  que  le  reliquaive  en  forme  de  croix 
contenant  un  fragment  de  pierre  du  tombeau  de  Notre- 
Seigneur  et  un  morceau  de  son  gibet.  Une  c  isselte  d'or 
rugui  use  de  pierreries  contient  ce  trésor.  Un  joyau  cu- 
r'eiix  c>l  la  chaîne  du  premier  des  Romanoi",  dont  chaque 
anneau  porte  gravé  à  la  suite  d'une  prière  un  îles  titres  de 


lE  KREMLIN.  283 

ce  tsar.  Il  y  en  a  quatre-vingt-dix-neuf.  Nouij  ne  pouvons 
nous  arrêter  aux  trônes,  aux  globes,  aux  sceptres,  aux 
couronnes  des  différents  règnes,  mais  nous  remarquerons 
que,  si  la  richesse  est  toujours  la  même,  la  pureté  du 
goût  el  la  beauté  du  tiavail  diminuent  à  mesure  qu'on  ap- 
proche de  l'époque  moderne. 

Une  chose  non  moms  merveilleuse,  mais  plus  acces- 
sible à  la  description,  c'est  la  salle  des  vaisselles  d'or  et 
d'argent.  Autour  des  piliers  s'étngent  des  crédences  cir- 
culaires en  forme  de  dressoirs  supportant  tout  un  monde 
de  vases,  de  pots,  d'aiguières,  de  flacons,  de  vidreconies, 
de  hanaps,  de  bocaux,  de  cruches,  de  puisoirs,  de  baril- 
lets, de  coupes,  de  chopes,  de  tasses,  de  tnnbales,  de  gobe- 
lets, de  buires,  de  pintes,  de  fiasques,  de  gourdes,  d'am- 
phores, et  de  tout  ce  qui  est  relatif  à  la  Beuverie,  comme 
disait  maître  Rabelais  en  son  langage  pantagruélique. 
Derrière  ces  orfèvreries  étiiicellent  des  plats  d'or  et  de 
vermeil,  grands  comme  ceux  où  les  Burgraves  de  Victor 
Hugo  faisaient  servir  des  bœufs  entiers.  Chaque  pot  est 
coiffé  de  son  nimbe.  Et  quels  pots  !  Il  y  en  a  qui  n'ont  pas 
moins  de  trois  ou  quatre  pieds  de  hauteur  et  ne  sauraient 
être  soulevés  que  par  le  poing  d'un  Titan.  Quelle  énorme 
dépense  d'imagination  dans  celle  variété  de  vaisselle  ! 
Toutes  les  fermes  capables  de  contenir  une  boisson,  vin, 
hydromel,  bière,  kwas,  eau-de-vie,  semblent  avoir  été 
épuisées.  Et  quel  goût  riche,  fantasque,  grotesque  dans 
l'ornementation  de  ces  vases  d'or,  d'argent  ou  de  ver- 
meil !  Tantôt  ce  sont  des  bacchanales  à  figures  joufflues 
et  réjouies  dansant  autour  de  la  panse  d  un  pot,  tantôt  des 
feuillages  entremêlés  d'animaux  et  de  chasses,  d'autres 
fois  des  dragons  s'enroulant  aux  anses,  ou  bien  des  mé- 
dailles antiques  incrustées  dans  les  flancs  d'un  hanap,  un 
triomphe  romain  défilant  avec  ses  buccins  et  ses  ensei- 
gnes, les  Hébreux  portant  la  grappe  de  la  terre  promise 
en  costume  hollandàs,  une  nudité  mythologique  contem- 
plée par  des  satyres  à  travers  des  arabesques  touffues.  Au 
caprice  de  l'artiste,  les  vases  affectent  des  formes  bes- 
tiales, s'épatent  en  ours,  s'allongent  en  cigognes,  battent 


284  VOYAGE  EX  RUSSIE. 

des  ailes  en  aigles,  se  rengorgent  en  canards  ou  cou- 
(  hent  sur  leur  dos  les  ramures  d'un  cerf.  Plus  loin  le 
driigeoir  se  creuse  en  navire,  arrondit  ses  voiles,  dé- 
coupe SCS  pavillons  et  laisse  prendre  lesépices  dont  il  est 
rempli  par  les  écoutilles.  Toutes  les  chimères  possibles 
de  l'orfèvrerie  se  trouvent  réalisées  dans  ce  prodigieux 
dressoir  ! 

La  salle  des  armures  renferme  des  trésors  à  lasser  la 
plume  du  plus  intrépide  nomenclateur.  Les  casques  cir- 
cassiens,  les  cottes  de  mailles  historiées  de  versets  du  Co- 
ran, les  boucliers  à  bosses  de  filigrane,  les  cimeterres,  les 
kandjars  aux  manches  de  jade,  aux  fourreaux  ornés  de 
pierreries,  toutes  ces  armes  d  Orient  qui  sont  en  même 
temps  des  joyaux,  y  brillent  parmi  l'arsenal  le  plus  sévère 
de  l'Occident.  A  voir  toutes  ces  richesses  amoncelées,  la 
tête  vou~  tourne  et  l'on  demande  grâce  au  guide  tropcom- 
pljisant  ou  trop  exact  qui  ne  veut  pas  vous  faire  tort  d'une 
seule  pièce. 

Nous  aimons  beaucoup  les  salles  capilulaires  consacrées 
aux  différents  ordres  de  chevaleries  russes.  Les  ordres  de 
Saint-Georges,  de  Saint-Alexandre,  de  Saint-André,  de 
Sainte-Catherine  occupent  chacun  une  vaste  galerie  dont 
les  motifs  d'ornement  sont  pris  des  pièces  de  leur  blason. 
L'art  héraldique  est  éminemment  décoratif,  et  ses  ap- 
plications aux  monuments  produisent  toujours  un  bon 
effet. 

On  peut  imaginer,  sans  que  nous  en  donnions  le  détail, 
la  somptuosité  d'ameublement  des  salons  d'apparat.  Tout 
ce  que  le  luxe  moderne  a  pu  faire  de  plus  riche  est  ras- 
semblé là,  à  grands  frais,  et  rien  n'y  rappelle  le  charmant 
goût  moscovite.  Ce  style  était  d'ailleurs  commandé  par  ce- 
lui du  palais.  Mais  ce  qui  nous  surprit  beaucoup,  ce  fut 
de  nous  trouver,  au  bout  delà  dernière  pièce,  face  à  lace 
avec  un  pâle  fantôme  de  marbre  blanc,  en  tenue  dapo- 
lhéo>e,  qui  fixait  Lur  nous  ses  grands  yeux  immobiles  et 
penchait  d'un  air  méditatif  son  manque  de  César  romain. 
Napoléon  à  Moscou,  dans  le  palais  du  Tsar:  nous  ne  nous 
attendions  pas  à  celte  rencontre. 


xvnî 


TRO   TZA 


Quand  on  a  quelques  jours  de  loisir  à  Moscou,  le^, 
principales  curiosités  vues,  il  est  une  excursion  qu'on  ne 
manque  pas  de  vous  proposer  et  qu'il  faut  accepter  avec 
empressement.  C'est  une  visite  au  couvent  de  Troïiza.  Le 
voyage  en  vaut  la  peine,  et  nul  ne  se  repent  de  l'avoir 
fait. 

Il  fut  donc  convenu  que  nous  irions  à  Troitza,  et  l'ami 
de  Russie,  qui  avait  gracie;;sement  entrepris  la  charge  de 
nous  piloter,  s'occupa  des  préparatifs  du  dépai  t.  Il  retint 
une  kibitka  et  envoya  en  avant  un  relai  de  chevaux  que 
nous  devions  prendre  à  mi-chemin  ;  car  le  trajet,  en  se 
niellant  en  route  de  bonne  heure,  peut  s'accomplir  dans 
une  demi-journée,  et  l'on  arrive  assez  tôt  pour  prendie 
une  idée  générale  de  l'édifice  et  du  site.  Injonctiun  nous 
fut  faite  d'être  debout  à  trois  heures  du  matin. 

L'habitude-  du  voyage  donne  1 1  faculté  de  se  lever  à 
l'instant  précis  sans  avoir  besoin  pour  cela  de  réveille- 
matin  à  sonnerie  opiniâtrement  tintinnabulante.  Aussi 
étions-nous  sur  pied  et  déjà  prêt,  muni  pour  viatique  d'une 
tranche  de  viande  et  d'un  verre  de  thé  bien  cliaud  —  le 
thé  est  excellent  à  Moscou —  lorsque  la  kibitka  s'arrêta 
devant  la  porte  de  l'auberge. 

En  cherchant  à  voir  le  temps  qu'il  faisait  à  travers  les 


2S6  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

doubles  vitres  de  la  fenêtre,  nous  remarquâmes  que  le 
fliermomètre  intérieur  marquait  15  degrés  de  chaleur 
Piéaumur  et  que  le  thormomèlre  extérieur  indiquait  51 
degrés  de  froid.  Un  peut  vent  qui  s'était  rafraîchi  sur  les 
banquises  du  pôle  avait  soufflé  pendant  la  nuit  et  amené 
une  recrudescence  glaciale. 

Trente  et  un  degrés  de  froid,  c'est  à  donner,  quand  on 
y  pense,  le  frisson  aux  natures  les  moins  frileuses  ;  heu- 
reusement nous  avions  déjà  subi  toutes  les  rigueurs  de 
l'hiver  russe,  et  nous  étions  accoutumé  à  ces  températures 
laites  pour  les  rennes  et  les  ours  Lianes.  Cependant, 
comme  nous  devions  rester  toute  une  journée  exposé  au 
grand  air,  nous  nous  habillâmes  en  cons'-queiice  :  deux 
chemises,  deux  gilets,  deux  pantalons,  de  quoi  vêtir  de 
pied  en  cap  un  secoid  mortel.  Pour  chaussure  des  bas  de 
laine  dans  des  bottes  de  feutre  blanc  que  recouvraient 
d'autres  bottes  fourrées  raonlanl  au-dessus  du  genou  ; 
pour  coiffure  un  bonnet  en  dos  de  castor  chaudement 
ouaté  ;  pour  ganis  des  mitaines  de  sanoïède  dont  le  pouce 
seul  était  articulé,  et,  brochant  sur  le  tout,  une  énorme 
pelisse  de  fourrures  avec  son  collet  se  relevant  par  derrière 
aussi  haut  que  le  sommet  de  la  tête  pour  préserver  la  nu- 
que et  s'atlachant  par  devant  au  moyen  d'agraf  s  pour 
préserver  le  masque.  En  outre,  une  longue  binde  de 
laine  tricotée  tournait  cinq  ou  six  fois  autour  de  noire 
torse  comme  une  cor>le  mullipliant  ses  nœuds  autour  d'un 
paquet  pour  empêcher  tout  hiatus  de  la  pelisse  par  où 
l'air  aurait  pu  se  glisser.  Ainsi  f.igoté,  nous  avions  l'air 
d'une  guérite  ambulante,  et,  dans  l'air  liéde  de  la  cham- 
bre, ces  vêtements  superposés  nous  semblaient  d'un  poids 
immense  cl  nous  accablaient  ;  mais  quand  nous  nous 
trouvâmes  à  l'air  de  la  rue,  ils  nous  parurent  aussi  légers 
que  des  habits  de  nankin. 

La  kibilka  nous  altendail,  et  les  chevaux  impatients 
baissaient  la  tête  en  secouant  leurs  longues  crinières  et 
mordillaient  la  neige.  Onol(|ues  mots  de  description  à 
propos  de  notre  véhicule.  I.a  ki'jilka  est  une  sorte  de  eaissc 
ressemblant  autant  à  une  cabane  qu'à  une  voilure,  posée 


TROÏTZÂ.  2S7 

sur  le  cadre  d'un  traîneau.  Ce'.a  a  une  porte  el  une  fenê- 
tre qu'il  lie  faut  pas  songer  à  fermer,  car  la  vapeur  de  la 
le  piration  condensée  avec  la  v^tre  se  changerait  en^lace, 
Ce  l'on  se  trouverait  ainsi  privé  d'air  et  plongé  dans  des 
ténèbres  blanches. 

Nous  nous  arrangeâmes  de  noire  mieux  au  fond  de  la 
kibitka,  serrés  comme  des  sardines  de  Lorienl  ;  car,  bien 
que  nous  ne  fussions  que  trois,  !a  quantité  de  vêlements 
dont  nous  étions  surchargés  nous  faisait  occuper  la  place 
de  six  personnes  ;  on  nous  jeta  encore  sur  les  jambes,  par 
surcroit  de  précaution,  des  couvei  turcs  de  voyage  et  une 
peau  d'ours,  et  nous  paitimcs. 

Il  pouvait  être  quaire  heures  du  matin.  Sur  le  ciel  d'un 
noir  bleu  trcmljlotaient  des  étoiles  aux  scintillations  vives, 
avec  cette  clarté  nette  qui  indique  l'intensité  du  froid  ;  la 
neige,  sous  les  patins  d'acier  de  la  kibitka,  grinçait 
comme  un  verre  qu'on  raye  avec  un  diamant.  Du  reste,  il 
ne  faisait  pas  un  souflle  d'a'r,  et  l'on  eût  dit  que  le  vent 
lui-même  était  gelé.  On  aurait  pu  se  piomencr  une  bou- 
gie alUimie  à  la  main  sans  que  la  flamme  en  vacillât  ;  le 
vent  augmente  étrangement  la  rigueur  delà  température; 
il  change  le  froid  inerte  en  froid  actif  et  des  glaçons  fait 
des  fers  de  flèche.  C'était,  en  somme,  ce  qu'à  Moscou, 
vers  la  fin  de  janvier,  on  pouvait  appeler  un  beau  temps. 

Les  cochers  russes  aiment  aller  vile,  et  c'est  un  goût 
que  les  chevaux  parlagent.  11  faut  plutôt  les  modérer  que 
les  exciter.  Tout  dépait  a  lieu  à  fond  de  Irain,  et  quand 
on  n'a  pas  l'habitude  de  cette  vertigineuse  rapidité,  on  se 
figure  que  l'attelage  a  pris  le  mors  aux  dents.  Le  nôtre 
ne  dtregeait  pas  à  celte  loi  et  galopait  épei  dûment  dans 
la  solitude  et  le  silence  des  rues  de  Moscou  qu'éclairait 
d'une  lueur  vague  la  i  évei  béralion  de  la  neige,  à  défaut  de 
la  clarté  mourante  des  lanternes  gelées.  Les  maisons,  les 
édifices,  les  églises  filaient  rapiiienient  adroite  età  gauche 
avec  leurs  silhouettes  sombres,  bizarrement  découpées  et 
rehaussées  de  touches  blanches,  car  aucune  obscurité 
n'éteint  tout  à  fait  l'éclat  argenté  de  la  neige.  Parfois,  les 
coupoles  des  chapelles   rapidemejit  entrevues   faisaient 


288  VOYAGE  EN  KUSSIE. 

l'effet  de  casques  de  géitnts  dépassant  le  rempart  dune 
forteresse  fantastique  ;  le  silence  n'était  troublé  que  par 
les  gardes  de  nuit  qui  marchaient  dun  pas  régulier  en 
laissant  traîner  derrière  eux  leurs  bâtons  ferrés  sur  les 
dalles  des  trottoirs  pour  témoigner  de  leur  vigilance. 

Au  Irain  dont  nous  allions,  quoique  Moscou  soit  vaste, 
nous  eûmes  bientôt  franchi  l'enceinte  de  la  ville,  et  à  la 
rue  succéda  la  roule.  Les  maisons  disparurent,  et  de  cha- 
que côté  du  chemin,  la  campagne  s'étendit  vaguement 
blanchâtre  sous  le  ciel  nocturne.  C'est  une  sensation  bi- 
zarre que  de  courir  a\ec  une  grande  vitesse  à  travers  ce 
paysage  pâle,  indéfini,  enveloppé  de  sa  monotone  blan- 
cheur, qui  ressemble  à  une  plaine  de  la  lune,  au  milieu 
du  sommeil  des  hommes  et  des  bêtes,  sans  entendre 
d'autre  bruit  que  le  piétinement  des  chevaux  et  le  sillage 
des  patins  du  traîneau  dans  la  neige.  On  eût  pu  se  croire 
sur  un  globe  inhabité. 

Pendant  que  nous  galopions  ainsi,  l'entretien  en  était 
arrivé,  par  une  de  ces  transitions  intérieures  dont  l'Auguste 
Dupin  d'Edgar  Poé  savait  si  bien  retrouver  le  fil  et  qui 
parfois  amènent  des  phrases  brusquement  étranges  pour 
i'auditiur  qui  n'en  a  pas  le  secret  — à  qui?  à  quoi?  — 
Nous  vous  le  donnons  en  mille  —  à  Robinson  Ci  usoé. 
Quelle  circonstance  avait  pu  faire  naître  dans  noire  cer- 
velle l'idée  de  Robinson  sur  la  route  de  Moscou  à  Troïtza, 
entre  cinq  et  six  heures  du  matin,  par  un  froid  de  trente 
degrés,  qui  certes  ne  rappelait  pas  le  climat  de  l'île  de 
Juan-Fernandez,  où  le  héros  de  Daniel  de  Foë  passa  tant 
de  longues  années  solitaires.  Une  isba  de  paysans,  bâtie 
avec  des  rondins,  qui  se  dessina  un  instant  sur  le  bord  de 
la  route,  éveilla  confusément  en  nous  le  souvenir  de  la 
maison  en  troncs  d'arbres  construite  par  Robinson  à  l'en- 
trée de  sa  grotte  ;  mais  cette  idée  fugitive  allait  disparaître 
sans  se  rattacher  à  la  situation  présente  par  quelque 
rapport  bien  sensible,  lorsque  la  neige,  que  nous  regar- 
dions d'un  œil  distrait,  rappela  impérieusement  la  figure 
do  Robinson  près  de  s'évanouir  dans  le  brouillard  des  va- 
gues songeries.  Vers  la  fm  du  livre,  après  sa  délivrance 


TROlfZA.  289 

et  son  retour  à  îa  vie  civilisée,  Robînson  fait  de  longs 
voyages,  et,  traversant  avec  sa  petite  caravane  les  plaines 
couvertes  de  neige  de  la  Sibérie,  est  attaqué  par  des  bandes 
de  loups  qui  font  courir  à  sa  chair  autant  de  risques  que 
jadis  les  anthropopliages  débarqués  dans  son  île. 

C'est  ainsi  que  l'idée  de  Robinson  nous  était  venue, 
d'après  uue  logique  secrète  et  facile  à  déduire  j  oiir  un 
esprit  attentif.  Passer  de  là  aux  possibililés  d'une  ippari- 
tion  de  loups  sur  la  roule  était  cl)0?e  fatale.  Aussi  l'entre- 
tien lourna-t-il  de  lui-niênie  vers  ce  sujet  a:-sez  émouvant 
au  milieu  d'une  vaste  solitude  de  neige,  tachetée  çà  et  là 
de  plaques  roussàlres  indiquant  la  présence  de  forêts  de 
pins  et  de  bouleaux.  On  raconta  les  histoires  les  plus 
terribles  de  voyageurs  assaillis  et  dévorés  par  des  bandes 
de  loups.  Nous  y  mimes  fin  en  i  appelant  celle  léger.de  que 
nous  avait  dite  autrefois  Balzac  avec  le  sérirux  énorme 
qu'il  apportait  à  ses  plaisanteries.  C'était  l'histoire  dun 
seigneur  lithuanien  et  de  sa  femme,  allant  de  son  château 
à  un  autre  chàieau  où  se  donnait  un  bal.  Sur  le  chemin,  à 
l'angle  d'un  bois  où  ils  étaient  en  embuscade,  une  n.eute  de 
loups  attendait  la  voiture.  Les  chevaux,  poussés  à  f  utrance 
par  Je  cocher  et  la  frayeur  que  leur  inspirent  ces  i  edoutables 
bêtes,  prirent  un  galop  effréné,  suivis  detoute  la  bai  ide  dont 
les  yeux  luisaient  comme  braise  dans  la  traînée  d  ombre 
de  la  voiture.  Le  seigneur  et  la  dame,  plus  moris  que  vifs, 
rencognés  chacun  dans  leur  coin  avec  l'immobilité  des 
peuîs  suprêmes,  croyaient  entendre  confuséuient  derriè;e 
eux  des  soupirs,  des  souffles  haletants,  des  craquements 
de  mâchoires  ;  enfin,  on  arriva  au  château  d^nt  la  porte, 
en  se  refermant,  coupa  en  deux  deux  ou  trois  loups.  Le 
cocher  s'arrêta  sous  la  marquise,  et  comme  personne  ne 
descendait  pour  ou\rir  la  portièie,  regarda,  et  Ion  \it  les 
squelettes  des  deux  laquais,  parfaitement  nettoyés  de  chair, 
qui  se  tenaient  encore  aux  embrasses  de  la  voiture  dans 
la  position  classique.  —  Voilà  des  domestiques  bien 
dressés,  s'écriait  Balzac,  et  comme  on  n'en  trouve  plus 
en  France  ! 

Le  comique  de  l'historiette  n'empêchait  cependant  pas 

25 


290  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

qu'un  OU  plusieurs  loups,  affamés  comme  ils  le  sont  à 
cette  époque  de  l'hiver,  ne  pussent  avoir  la  fantaisie  de 
nous  donner  la  chasse.  Nous  n'avions  aucune  arm?,  et 
notre  seule  chance  de  salut  eût  été  dans  la  vélocité  de  nos 
chevaux  et  le  voisinage  de  quelque  hahitation.  Cela  n'eût 
pas  été  autreirient  gai  ;  mais  nous  a\ions  ri,  et  le  rire  fit 
envoler  l'inquiétude,  et  d'ailleurs  le  jour  commençait  à  se 
lever,  le  jour  qui  dissipe  les  chimères  et  fait  rentrer  les 
fauves  dans  leurs  gites.  Inutile  de  dire  que  nous  ne 
vîmes  pas  la  queue  du  moindre  loup. 

La  nuit  avait  été  constellée  d'étoiles  ;  mais  vers  le  matin 
des  brumes  étaient  montées  de  l'horizon,  et  l'aurore  mos- 
covite se  levait,  pâle  et  les  yeux  battus,  dans  une  lumière 
blafarde.  Elle  avait  peut-être  le  nez  rouge,  mais  l'épi- 
théte  «  aux  doigts  de  rose  »  qu'Homère  applique  à  l'Au- 
rore grecque  ne  pouvait  lui  convenir.  Cependant  sa  lueur 
suffisait  pour  laisser  voir  dans  toute  son  étendue  le  paysage 
morne,  mais  non  sans  grandeur,  qui  se  déroulait  auloui 
de  nous. 

On  trouvera  peut-être  que  nos  descriptions  se  ressem- 
bient,  mais  la  monotonie  est  un  des  caractères  du  paysage 
russe,  du  moins  dans  la  contrée  que  nous  parcourions.  Ce 
sont  d'immenses  plaines  faiblement  ondulées,  où  l'un  ne 
trouve  d'autres  montagnes  que  les  buttes  sur  lesquelles 
sont  bâtis  le  Kremlin  de  Moscou  et  le  Kremlin  de  Mjiii- 
Novogorod,  qui  ne  dépasse  pas  Montmartre  en  hauteur. 
La  neige,  qui  recouvre  quatre  ou  cinq  mois  de  l'année  ces 
sites  indéfmis,  ajoute  encore  à  l'uniformité  de  leur  aspect 
en  comblant  les  plis  de  terrain,  les  lits  des  cours  d'eau  et 
les  vallées  qu'ils  se  creusent.  Ce  qu'on  voit  pendant  des 
centaines  de  lieues,  c'est  une  nappe  bhnche  sans  fin,  fai- 
blement soulevée  çà  et  là  par  les  inégalités  du  sol  recou- 
vert, et,  selon  l'obliquité  du  soleil,  rayée  parfois  de  lu- 
mières roses  et  d'ombres  bleuâtres  ;  mais  quand  le  ciel  a 
sa  teinte  ordinaire,  c'est-à-dire  un  gris  plombé,  la  teinte 
générale  est  d'un  blanc  mat,  ou,  pour  mieux  dire,  dun 
blanc  mort.  A  des  distances  plus  ou  moins  rap[)rochéts, 
des  lignes  de  broussailles  rousses  émergeant  à  demi  delà 


TROirZA.  291 

neige  coupent  la  vaste  blancheur.  Des  bols  cte  bouleaux  et 
de  pins  clair-seniés  fontçà  et  là  des  ta(  lies  sombres,  et  des 
poteaux  semblables  à  des  poteaux  de  lélégrnphe  jalonnent 
de  loin  en  loin  la  route,  souvent  effacée  par  les  cbasse- 
neigos.  Près  du  cbemin,  des  isbas  en  rondins  étoupés  de 
mousses,  avec  leurs  toits  dont  les  chevrons  se  croisent  et 
font  au  sommet  une  espèce  d'X,  alignent  leurs  pignons  ai- 
gus, et,  sur  le  bord  de  l'horizon,  des  villages  découpent 
leur  silhouette  basse,  surmontée  d'une  église  aux  clochers 
bulbeux.  Rien  de  vivant,  que  des  vols  de  corbeaux  et  de 
corneilles,  et  parfois  un  moujik  sur  son  traîneau  attelé 
de  petits  chevaux  à  longs  poils,  portant  du  bois  ou  quel- 
que autre  denrée  à  une  habitation  dons  l'intérieur  des 
terres.  Tel  est  le  paysage  qui  se  reproduit  à  satiété,  et  qui 
se  reforme  autour  de  vous  à  mesure  qu'on  avance,  comme 
l'horizon  de  la  mer  se  refait  sans  cesse,  et  toujours  sem- 
blable autour  du  vaisseau.  Bien  qu'un  accident  pittoresque 
y  soit  très-rare,  on  ne  se  lasse  pas  de  regarder  ces  im- 
menses étendues  qui  vous  inspirent  une  mélancolie  indéfi- 
nissable, comme  tout  ce  qui  est  grand,  silencieux  et  so- 
litaire. Quelquefois,  malgré  la  vélocité  des  chevaux,  on 
croirait  rester  en  place. 

Nous  arrivâmes  au  relai,  dont  nous  avons  oublié  le  nom 
russe.  C'était  une  maison  de  bois,  avec  une  cour  encom- 
brée de  télégas  et  de  traîneaux  d'un  aspect  assez  misé- 
rable. Dans  la  salle  basse,  des  moujiks  en  touloupes  mi- 
roitées de  graisse,  à  la  barbe  blonde,  à  la  face  rouge 
éclairée  par  des  yeux  d'un  bleu  polaire,  étaient  groupés 
autour  d'une  urne  en  cuivre  et  prenaient  le  thé,  tandis 
que  d'autres  dormaient  sur  des  bancs  près  du  poëie. 
Ouelques-uns  même,  plus  frileux,  étaient  couchés  dessus. 

On  nous  conduisit  dans  une  chambre  haute  toute  plan- 
chéiée  intérieurement,  et  qui  ressemblait  à  une  caisse  de 
sapin  vue  en  dedans.  Elle  était  éclairée  par  une  petite 
fenêtre  à  double  châssis,  et  n'avait  d'autre  ornement 
qu'une  image  de  la  Mère  de  Dieu,  dont  l'auréole  et  les  vê- 
lements en  métal  estampé,  découpés  à  la  place  de  la  tète 
et  des  mains,  laissaient  voir  ces  carnations  brunes  que  les 


192  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Russes  imitent  de  l'école  byzantine,  et  qui  donnent  une 
apparence  séculaire  à  des  peintures  toutes  récentes.  L'en- 
fant Jésus  était  traité  dtin<  le  même  style.  Une  lampe  brû- 
lait devant  la  sainte  image.  —  Ces  figures  mystérieuse- 
ment hâlées,  qu'on  entrevoit  à  travers  les  trous  d'une 
carapace  d'or  ou  d'argent,  ont  beaucoup  de  caractère,  et 
commandent  la  vénérat'on  plus  que  ne  le  fera  ent  des 
peintures  préférables  au  po-nt  de  vue  de  l'art.  11  n'est 
pas  de  si  pauvre  chaumière  qui  ne  possède  une  de  ces 
images,  devant  lesquelles  on  ne  passe  jamais  sans  se  dé- 
couvrir, et  qui  sont  l'objet  de  fréquentes  adora'ions. 

Une  douce  température  de  serrechauderégnait  danscette 
chambre,  meublée  d'une  table  et  d^  que'ques  escabeaux, 
et  la  rendait  confortable.  Nous  nous  débarrassâmes  de  nos 
pelisses  et  des  lourds  vêlements  qui  nous  appesantissaient, 
et  nous  fîmes  avec  des  provisions  apportées  de  Moscou  un 
déj''uner  arrosé  d'un  thé  de  caravane  fait  dans  le  somovar 
de  l'auberge.  Après  quoi,  reprenant  notre  lourde  armure 
contre  les  flèches  de  l'iiiver,  nous  nous  réinstallâmes  dans 
notre  kibitka,  prêts  à  braver  gaiement  les  rigueurs  du 
froid. 

Quand  on  approche  de  Troitza  les  habitations  devien- 
nent plus  nombreuses,  on  sent  qn'on  arrive  à  quelque 
chose  d'important.  Troïlza  est  en  effet  le  but  de  longs  pè- 
lerinages. On  y  vient  de  toutes  les  provinces  de  l'Empire, 
car  saint  Serge,  le  fondateur  de  ce  couvent  célèbre,  est  un 
des  saints  les  plus  vénérés  du  calendrier  grec  La  route 
qui  mone  de  Moscou  à  Troitza,  et  que  nous  avons  suivie, 
est  celle  d'Yaroslave,  et  l'été  elle  présente,  dit-on,  le  coup 
d'œil  le  plus  animé;  on  passe  par  Ostankina,  où  se  trouve 
un  camp  de  Tatars,  par  le  village  de  Rostopkine,  par  Ale- 
xievskoï,  qui  conservait  encore  il  y  a  quelques  années  les 
ruines  du  château  du  tsar  Alexis,  et,  quand  l'hiver  ne  l'a 
pas  couverte  de  son  manteau  de  neige,  on  distingue  dans 
la  campagne  de  gracieuses  maisons  de  plaisance.  Les  pè- 
lerins, vêtus  de  leurs  armiaks  el  chaussés  de  souliers  en 
écorce  de  tilleul,  quand  ils  n(!  sont  pas  nu-pieds  par  dévo- 
tion, suivent  à  petites  journées  la  route  sablonneuse. 


TROÏTZA.       •  293 

Des  familles  suivent  en  kibitka,  emportant  avec  elles  des 
matelas,  des  oreillers,  des  ustensiles  de  cuisine  et  l'in- 
dispensable samovar,  comme  des  tribus  en  voyage  ;  mais 
à  l'époque  de  notre  excursion  la  route  était  parfaitement 
solilaite. 

Avant  d'arriver  à  Troïlza,  le  terrain  s'abaisse  un  peu, 
creusé  sans  doute  par  quoique  cours  d'eau  gelé  l'hiver  et 
recouvert  déneige.  Au  revers  du  ravin,  sur  un  large  pla- 
teau, s'élève  pittoresquenient  le  couvent  de  Saint-Serge 
avec  son  aspect  de  forteresse. 

'  C'est  un  immense  quadrilatère,  entouré  de  solides  rem- 
parts sur  l'épaisseur  desquels  circule  une  galerie  cou- 
verte, percée  de  barbacanes,  qui  met  à  labri  les  défenseurs 
de  la  place  :  on  peut  nommer  ainsi  ce  couvent,  attaqué 
plusieurs  fois.  De  grosses  tours,  les  unes  carrées,  les  autres 
hexagones,  s'élèvent  aux  angles  et  flanquent  les  murailles 
de  distance  en  dislance.  Quelques-unes  de  ces  tours  por- 
tent à  leur  somm  t  une  collerette  de  mâchicoulis  d'une 
forle  projection,  où  s'appuient  des  toits  à  renflements 
bizarres,  surmontés  de  lanternons  que  terminent  des  ai- 
guilles. 

Il  en  est  dautres  qui  portent  une  seconde  tour  s'élan- 
çant  en  relraite  de  la  première  au  milieu  d'une  balustrade 
de  clochetons.  La  porte  par  où  l'on  pénètre  à  l'intérieur 
du  couvent  est  pratiquée  dans  une  tour  carrée  devant  la- 
quelle s'étend  une  vaste  p'ace. 

Au-dessus  de  ces  remparts  se  dressent,  avec  une  gra- 
cieuse et  pittoresque  irré-gularite,  le  faite  eî  les  coupoles 
des  bâtiments  que  renferme  le  monastère.  L'immense  salle 
du  réfectoire  dont  les  murailles  sont  quadrillées  et  peintes 
de  bossages  en  pointes  de  diamants  occupe  l'œil  p;ir  son 
imposante  masse  qu'allège  le  clocheton  d'une  élégante 
chapelle.  Tout  auprès  s'arrondissent  les  cinq  dômes  bul- 
beux de  l'église  de  l'Assomption,  surmontés  de  la  croix 
grecque  ;  un  peu  plus  loin,  dominant  la  silhouette,  le  haut 
clocher  polychrome  de  la  Trinité  allonge  ses  étages  de 
tourelles  et  porte  bien  avant  dans  le  ciel  sa  croix  ornée 
de  chaînes.  D'autres  tours,  d'autres  clochetons  et  d'autres 

25. 


294  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

toils  se  dessinent  confusément  par-dessus  la  zone  des  mu- 
railles, mais  la  description  ne  saurait  leur  assigner  une 
place  exacte,  il  faudrait  pour  cela  une  vue.  Rien  de  plus 
charmant  que  ces  flèches  et  ces  coupoles  dorées  auxquelles 
la  neige  ajoute  quelques  touches  d'argent  s'élançant  d'un 
înseiiible  d'édifices  points  de  vives  couleurs.  Cela  donne 
l'illusion  d'une  ville  orientale. 

De  l'autre  côté  de  la  place  se  trouve  une  vaste  hôtelle- 
rie plus  semblable  à  un  caravansérail  qu'à  une  auberge, 
calculée  pour  recevoir  les  pèlerins  et  les  voyageurs.  C'est 
là  qu'on  remisa  notre  voilure,  et  qu'avant  d'aller  visiter 
le  monastère,  nous  choisîmes  nos  chambres  et  comman- 
dâmes notre  diner.  Le  gite  ne  valait  pas  le  Grand-Hôtel 
ou  l'hôtel  Meurice  ;  mais  après  tout,  il  èlait  assez  confor- 
table pour  l'endroit,  il  y  régnait  une  température  printa- 
nière,  et  le  garde-manger  paraissait  suffisamment  garni. 
Les  lamentations  des  touristes  sur  la  saleté  et  la  vermine 
des  auberges  russes  nous  étonnent. 

Prés  de  la  porte  du  couvent  étaient  établis  des  échoppes 
contenant  de  menues  marchandises  et  quelques-unes  de 
ces  petites  curiosités  qu'aiment  à  emporter  les  touristes 
comme  souvenir.  C'étaient  des  jouets  d'enfant  d'une  sim- 
plicité primitive,  coloriés  avec  une  amusante  barbarie,  de 
mignons  souliers  de  feutre  blanc  bordésde  rose  ou  de  bleu 
que  chausseraient  avec  peine  des  pieds  andaloux,  des 
raitaint  s  fourrées,  des  ceintures  circassiennes,  des  cou- 
verts de  Toula  niellés  de  platine,  des  modèles  delà  cloche 
fendue  de  Moscou,  des  chapelets,  des  médaillons  d'émail 
à  l'effigie  de  saint  Serge,  des  croix  de  métal  ou  de  bois 
contenant  une  multitude  de  figures  microscopiques  de 
style  byzantin  entremêlées  de  légendes  en  caractères  sla- 
vons,  des  pains  provenant  delà  boulangeiie  du  couvent  et 
portant  estampées  sur  leur  croûte  de  pâte  fine  des  scènes 
de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament,  sans  compter  les 
tas  de  pommes  vertes  dont  les  Russes  paraissent  raffolor. 
Quelques  moujiks  violets  de  froid  tenaient  ces  pet  tes 
boutii|ues  ;  car  ici,  les  femmes,  sans  être  soumises  à  la 
réclusion  orieuUle,  ne  se  mêlent  guère  à  la  vie  extérieure  ; 


TROllZA.  «95 

on  en  rencontre  raromenl  dans  les  rues ,  le  commerce  se 
fait  par  les  hommes,  et  la  marchande  est  un  type  pour 
ainsi  dire  inconnu  en  Russie.  Cet  éloignement  est  un 
reste  de  vieille  pudeur  asiatique.  Sur  la  tour  d'entrée  sont 
peints  plusieurs  épisodes  de  la  vie  de  saint  Serge,  legrand 
saint  local.  Gomme  saint  Roch  et  comme  saint  Antoine, 
saint  Serge  a  son  animal  favori.  Ce  n'est  ni  un  chien,  ni  un 
cochon,  mais  bien  un  ours,  bêle  fauve  bien  faite  pour  figu- 
rer dans  la  légende  d'un  saint  russe.  Quand  le  vénérable 
anachorète  vivait  dans  la  solitude,  un  ours  rôdoit  au- 
tour de  son  ermitage  dans  des  intentions  évidemment 
hostiles.  Un  matin,  en  ouvrant  sa  porte,  le  saint  trouva 
l'ours  debout  et  grondant,  les  pal  les  ouvertes  pour  une  ac- 
colade qui  n'avait  rien  de  fraternel.  Serge  leva  la  main  et 
bénit  l'animal  qui  retomba  sur  ses  quatre  pattes,  lui  lé- 
cha les  pieds  et  se  mita  le  suivre  avec  la  docilité  du  chien 
le  plus  soumis.  Le  saint  et  l'ours  firent  le  meilleur  ménage 
du  monde. 

Après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  à  ces  peintures  sinon 
anciennes,  du  moins  renouvelées  sur  un  poncif  .ntique  et 
d'un  aspect  suffisamment  byzantin,  nous  pénétrâmes  dans 
l'enceinte  du  couvi  nt,  qui  ressemble  à  l'intérieur  d'une 
place  forte  et  qui  en  est  une  en  effet,  car  Troïtza  a  soutenu 
plusieurs  sièges. 

Quelques  lignes  de  précis  historique  sur  Troïtza  seraient 
peut-être  néci'ssaires  avant  de  passer  à  la  description  des 
monuments  et  des  richesses  que  contiennent  ses  ren.paits. 
Saint  Serge  vivait  dans  une  rabane  au  milieu  d'une  vaste 
forêt  dépend.ante  de  Radonége,  ou;ourd'hui  Gorodok,  y 
pratiquant  la  prière,  le  jeûne  et  toutes  les  austéiilés  de 
l'existence  érém  tique.  Auprès  de  sa  cabane,  il  éleva  une 
église  en  l'honneur  de  la  très-sainte  Trinité  et  créa  ainsi 
un  centre  religieux  où  les  fidèles  accoururent.  Des  disci- 
ples pleins  de  ferveur  voulurent  rester  près  du  maitre. 
Serge,  pour  les  loger,  bâtit  un  couvent  qui  prit  le  nom  de 
Troïtza,  lequel  veut  dire  en  russe  Trinité,  d'après  l'appel- 
lation de  l'église,  et  il  en  fut  élu  le  supérieur.  Ceci  se 
passait  en  i5o8. 


296  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Le  soin  de  son  salut  et  la  préoccupation  des  choses  du 
ci.'l  n'empêt:haicnt  passiint  Serge  de  s'intéresser  aux  évé- 
nements de  son  époque.  L'amour  de  Dieu,  cliez  lui,  n'é- 
teignait pas  l'amour  du  sul  nalal.  C'était  un  saint  patrio- 
tique, et  comme  tel,  il  est  encore  l'objet  d'une  grande 
vénération  parmi  les  Russes.  Ce  fut  lui  qui,  au  temps  de 
la  grande  invasion  mongole,  excita  le  prince  Dniitri  à 
marcher  dans  les  plaines  du  Don  contre  les  hordes  farou- 
ches de  .Mamaï.  Pour  qu'à  l'exaliation  héroïque  se  joignit 
l'exaltation  religieuse,  deux  moines  délégués  par  Serge 
accompagnaient  le  prince  dans  la  bataille.  L'ennemi  fut 
repou;sé  et  Dmitri,  reconnaissant,  dota  de  grands  biens 
le  couvent  de  Troïtza,  exemple  qui  fut  suivi  par  les  prin- 
ces et  les  tsars,  entre  autres  par  Ivan  le  Terrible,  un  des 
plus  généreux  protecteurs  du  monastère. 

En  1595,  les  Tatars  attaquèrent  Moscou  et  firent  aux 
environs  des  razzias  à  la  manière  asiatique.  Troïtza  était 
une  proie  déjà  trop  riche  pour  n^*  pasexcitT  leur  convoi- 
tise. Le  couvent  fut  atiaqué,  pillé,  brûlé,  réduit  à  l'état 
d'un  monceau  de  ruines,  et  quand  Nikon,  le  torrent  dé- 
vastateur écoulé,  revint  pour  relever  le  monastère  et  y  ra- 
mener les  moines  errants,  on  trouva  sous  les  décombres 
le  corps  de  saint  Serge  dans  l'intégrité  d'une  miraculeuse 
conservation. 

Troïtza,  dans  les  temps  d'invasion  et  de  troubles,  ser- 
vit d'asile  au  patriotisme  et  de  citadelle  à  la  nationalité. 
Les  Russes,  en  1609,  s'y  défendirent  seize  mois  contre  les 
Polonais  conduits  par  l'helman  Sapiéha.  Après  plusieurs 
assauts  sans  résultat,  l'ennemi  fut  forcé  de  lever  le  siège. 
Plus  tard,  le  couvent  do  Saint-Serge  abrita  le  jeune  tsar 
Pierre  Alexiervitch ,  fuyant  la  révolte  des  slrelitz  ou, 
pour  parler  plus  correctement,  des  streltzy,  et  la  recon- 
naissance de  cet  illustre  persécuté  arrivé  au  pouvoir 
enrichit  Troïtza  et  en  fit  comme  un  tabernacle  de  tré- 
sors. Dc|iuis  le  seizième  siècle,  Troïtza  n'a  pas  été  pillée, 
et  le  couvent  aurait  offert  un  butin  splendide  à  l'armée 
française  si  elle  avait  poussé  jusque-là  et  si  l'incendie  de 
Moscou  n'avait  déterminé  sa  retraite.  Les  tsars,  les  princes. 


TROÏTZA.  297 

les  boyards,  par  magnificence  pure  ou  dans  le  désir  d'ob- 
tenir le  pardon  du  ciel,  ont  doté  Troïtza  d'incalculables 
richesses  qui  y  sont  encore.  Le  sceptique  Potenikine,  qui 
n'en  était  pas  pDur  cela  moins  dévot  à  saint  Serge,  offrit 
de  somptueux  vêtements  sacerdotaux.  Outre  ces  amoncel- 
lements de  joyaux,  Troïtza  possédait  cent  mille  paysans  et 
d'immenses  domaines  que  sécularisa  Catherine  II,  après 
avoir  dédommagé  le  monastère  par  de  riches  présents. 
Jadis  Troïtza  logeait  dans  ses  cellules  environ  trois  cents 
moines  ;  il  n'y  en  a  guère  aujourd'hui  plus  d'u'ie  centaine, 
qui  peuplent  à  grand'peine  la  vaste  solitude  de  l'immense 
couvent. 

L'enceinto  de  Troïlza,  qui  est  presque  une  ville,  ren- 
ferme neuf  églises  ou  neuf  cathédrales,  comme  disent  les 
Russes,  le  palais  du  tsar,  le  logement  de  l'archimandrite, 
la  salle  capitulaire,  le  réfectoire,  la  bibliothèque,  les 
chambres  du  trésor,  les  cellules  des  frères,  des  chapelles 
séjjulcrales,  des  bâtiments  de  service  de  toute  sorte,  où 
l'on  n'a  pas  cherché  la  symétrie,  et  qui  se  sont  élevés  au 
moment  voulu,  à  l'endro't  nécessaire,  comme  des  plantes 
poussant  sur  un  coin  de  terrain  favorable.  L'aspect  en  est 
étrange,  nouveau,  dépaysant  pour  ainsi  dire.  Rien  ne 
ressemble  moins  au  pittoresque  des  couvents  catholiques. 
La  mélancolie  de  l'art  gothique  avec  ses  frêles  colonnes, 
ses  ogives  aiguës,  ses  trèfles  é vidés,  son  élancement  vers 
le  ciel,  inspirent  un  tout  autre  ordre  d'idées.  Ici,  point  de 
ces  longs  cloîtres  encadrant  de  leurs  arcades  brunies  par 
le  temps  un  préau  solitaire,  point  de  ces  vieilles  murailles 
austères  verdies  de  mousse,  délavées  de  pluie,  qui  gardent 
la  fumée  et  la  rouille  des  siècles;  point  de  ces  arcliitec- 
tures  d'un  caprice  infini,  variant  le  thème  obligé  et  faisant 
trouver  la  surprise  dans  le  prévu.  La  religion  grecque, 
moins  pittoresque,  au  point  de  vue  de  l'art,  conserve  les 
anciennes  formules  byzantines  et  se  répète  sans  crainte, 
plus  soucieuse  de  l'orthodoxie  que  du  goût.  Elle  arrive 
cependant  à  de  puissants  effets  de  splendeur  et  de  ri- 
chesse, et  sa  barbarie  hiéialique  impressionne  vivement 
les  imaginations  naïves. 


298  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Il  est  impossible  au  touriste  le  plus  blisé  de  ne  pas 
éprouver  un  étonnement  admiratif  quand  il  voit,  au  bout 
de  l'allée  d'arbres  brillantes  de  givre  qui  s'offre  à  ses  pas 
en  débouchant  du  porche  de  la  tour,  ces  églises  peintes 
en  bleu  Maiie-Louise,  en  rouge  vif,  en  vert  pomme,  re- 
champies de  blanc  par  la  neige,  s'élever  bizarrement  avec 
leurs  coupoles  d'or  ou  d'argent  du  milieu  des  bâtimenis 
polychromes  qui  les  entourent. 

Le  jour  commençait  à  baisser,  lorsque  nous  entrâmes 
dans  la  cathédrale  de  la  Trinité,  où  se  trouve  la  châsse 
de  saint  Serge.  Cette  ombre  mystérieuse  ajoutait  encore  à 
la  magnificence  du  sanctuaire.  Aux  parois  des  murailles, 
les  longues  files  de  saints  faisaient  des  taches  obscures 
sur  les  fonds  d'or  et  prenaient  une  sorte  de  vie  étrange  et 
farouche.  On  eût  dit  une  procession  de  graves  personnages, 
se  détachant  en  sombre,  au  sommet  d'un  coteau,  d'une 
bande  de  soleil  couchant.  Dans  d'autres  coins  plus  obs- 
curs, les  figures  peintes  ressemblaient  à  des  fantômes 
épiant  avec  leur  regard  d'ombre  ce  qui  se  passait  dans 
l'église.  Atteinte  par  quelque  rayon  perdu,  çà  et  là,  une 
auréole  brillait  comme  une  étoile  dans  un  ciel  noir,  ou 
donnait  à  quelque  tète  de  saint  barbu  l'aspect  d'un  chef 
de  saint  Jean  sur  le  plat  d'Hérodiade.  L'iconostase,  gigan- 
tesque façade  d'or  et  de  pierreries,  montait  jusqu'à  la 
voûte  avec  des  flamboiements  fauves  et  des  scintillations 
prismatiques.  Près  de  l'iconostase,  vers  la  droite,  un  foyer 
lumineux  attirait  le  regard;  des  lampes  nombreuses 
allumaient  dans  ce  coin  un  embrasement  d'or,  de  ver- 
meil et  d'argent.  C'était  la  châsse  de  saint  Serge, 
l'humble  anachorète,  qui  repose  là  dans  un  monument 
plus  riche  que  celui  d'aucun  empereur.  Le  tombeau  est 
en  argent  doré,  le  baldaquin  en  argent  massif  supporté 
par  quatre  colonnes  de  même  métal,  présent  de  la  tsarine 
Anne. 

Autour  de  ce  bloc  d'orfèvrerie  ruisselant  de  lumière, 
des  moujiks,  des  pèlerins,  des  fidèles  de  toutes  sortes, 
dans  une  extase  admirative,  priaient,  faisaitnt  des  signes 
de  croix,  et  se  livraient  aux  pratiques  de  la  dévotion 


TnOTr7.\.  299 

russe.  Cela  formait  un  tableau  digne  de  Rembrandt.  Le 
tombeau  éblouissant  jetait  à  ces  paysans  agenouillés 
des  éclaboussures  de  flamme  qui  faisaient  briller  un 
crâne,  scintiller  une  barbe,  s'accuser  un  profil,  tandis 
que  le  bas  du  corps  restait  baigné  dans  l'ombre  et  se 
perdait  sous  la  grossière  épaisseur  des  vêlements.  Il  y 
avait  là  des  têtes  superbes,  illuminées  de  ferveur  et  de 
croyance. 

Après  avoir  contemplé  ce  spectacle  si  digne  d'intérêt, 
nous  examinâmes  l'iconostase  où  est  encastrée  l'image  de 
saint  Serge,  image  qui  passe  pour  miraculeuse  et  qu  em- 
portèrent le  tsar  Alexis  dans  ses  guerres  contre  la  Pologne 
et  le  tsar  Pierre  le  Grand  dans  ses  campagnes  contre 
Charles  XII.  On  ne  saurait  imaginer  la  quantité  de  riches- 
ses que  la  foi,  la  dévotion  ou  le  remords  espérant  payer 
l'indulgence  du  ciel  ont  accumulé  depuis  des  siècles  sur 
cet  iconostase,  écrin  colossal,  vraie  minière  de  pierreiies. 
Les  nimbes  de  certaines  images  sont  pavés  de  diamants  ; 
des  saphirs,  des  rubis,  des  émeraudes,  des  topazes  forment 
des  mosaïques  sur  la  robe  d'or  des  madones,  des  perles 
blanches  et  noires  y  dessinent  des  ramages,  et  quand  la 
place  manque,  des  carcans  d'or  massif  scellés  par  les 
deux  coins  comme  des  poignées  de  commode,  servent  à 
enchâsser  des  diamants  d'une  grosseur  énorme.  On  n'ose 
pas  en  calculer  la  valeur  ;  elle  dépasse  à  coup  sûr  plusieurs 
millions.  Sans  doute,  une  madone  toute  simple  de  Raphaël 
est  plus  belle  qu'une  Mère  de  Dieu  grecque  ainsi  p  iréc, 
mais  cependant  celte  prodigieuse  magnificence  asiatique 
et  byzantine  produit  son  effet. 

La  cathédrale  de  l'Assomption,  qui  avoisine  celle  de  la 
Trinité,  ebt "bâtie  sur  le  même  plan  que  l'Assomptun  du 
Kremlin,  dont  elle  répèle  les  dispositions  extérieures  et 
intérieures.  Des  peintures  qu'on  pourrait  croire  faites  par 
les  élèves  immédiats  de  Pansélinos,  le  grand  artiste  byzan- 
tin du  onzième  siècle,  en  recouvrent  les  murailles  cl  les 
énormes  piliers  qui  soutiennent  la  voûte.  On  dirait  q-ie 
l'église  est  tout  entière  habillée  de  tapisseries,  c.ir  aucun 
relief  n'ioi^rrompt  l'immense  fresque  divisée  par  zones 


300  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

et  par  compartiments.  La  sculpture  n  entre  en  rien  dans 
l'ornementation  des  édifices  religieux  consacrés  au  culte 
grec  :  lÉglise  d'Orient,  qui  emploie  l'image  peinte  avec 
tant  de  profusion,  ne  seml)le  pas  admettre  1  image  sculptée. 
Elle  parait  craindre  la  statue  comme  une  idole,  quoiqu'elle 
emploie  parfois  le  bas-relief  dans  la  décoration  des  portes, 
des  croix  et  autres  ustensiles  du  culte.  Nous  ne  connaissons 
d'autres  statues  détachées  que  celles  qui  ornent  la  cathé- 
drale de  Saint-Isaac. 

Cette  absence  de  tout  relief  et  de  toute  sculpture 
donne  aux  églises  grecques  un  cachet  étrange  et  singulier 
dont  on  ne  se  rend  pas  bien  compte  tout  d'abord,  mais 
qu'on  finit  par  comprendre. 

Dans  celte  église  sont  les  tombeaux  de  Boris  Godounof, 
de  sa  femme  et  de  ses  deux  enfants  ;  ils  ressemblent  pour 
le  style  et  la  forme  à  des  turbés  musulmans.  Le  scrupule 
religieux  en  bannit  l'art  qui  fait  des  tombeaux  gothiques 
des  monuments  si  admirables. 

Saint  Serge,  comme  fondateur  et  patron  du  couvent, 
méritait  bien  d'avoir  son  i'gVue  sur  l'emplacement  oîi 
s'élevait  jadis  son  ermitage.  11  y  a  donc  dans  l'enceinte  de 
Troïlza  une  chapelle  de  Saint- i'erge  aussi  riche,  aussi  or- 
née, aussi  splendide  que  les  sanctuaires  dont  nous  venons 
de  parler.  Là  se  trouve  la  miraculeuse  image  de  la  vierge 
de  Smolensk,  surnommée  la  conductrice.  Les  murailles 
sont  du  haut  en  bas  recouvertes  de  fresques,  et  l'icono- 
stase, dans  les  découpures  de  ses  estampages  d'or,  laisse 
voir  les  têtes  brunes  des  saints  grecs. 

Cependant  la  nuit  était  tout  à  fait  descendue,  et  quel- 
que zèle  qu'on  ait,  le  métier  de  touriste  ne  peut  s'exercer 
sans  y  voir.  La  faim  commençait  à  nous  tnlonner,  et  nous 
retournâmes  à  l'auberge  où  nous  attendait  la  douce  tem- 
pérature des  intérieurs  russes.  Le  diner  était  passable.  La 
sacramentelle  soupe  aux  choux,  accompagnée  de  boulettes 
de  hachis,  un  cochon  de  lait,  des  soudaks,  poisson  spé- 
cial à  la  Russie  comme  le  sterlet,  en  composaient  le 
menu,  le  tout  égayé  d'un  petit  vin  biai.c  de  Crimée,  es- 
pèce de  «  coco  épileptique  »  qui  s'amuse  à  conlrefiiire  le 


TROITZA.  TiOl 

vin  de  Champagne  et  n'est  pns  après  tout  une  boisson  dé- 
sagréable. 

Apre  le  dîner,  quelques  verres  de  Ihé  et  quelques  bouf- 
fées d'un  îabac  russe  extrêmement  fort,  qu'on  fume  dans 
des  pipes  petites  comme  celles  des  Chinois,  nous  condui- 
sirent à  l'heure  du  couder. 

Notre  sommeil,  nous  l'avouons,  ne  fut  troublé  par  au- 
cun de  ces  agresseur;:  nocturnes  dont  le  fourmillement 
impur  transforme  le  lit  du  voyageur  en  sanglant  champ 
de  bataille.  Nous  sommes  donc  privé  de  la  ressource  de 
placer  ici  une  malédiction  pathétique  contre  la  vermine 
et  nous  gardons  pour  une  autre  fois  la  citation  de  Henri 
Heine  :  «  Un  duel  avec  une  punaise  !  fi  !  on  la  tue  et  elle 
vous  empoisonne  !  »  Il  suffit,  pour  détruire  celte  sale  en- 
geance, de  laisser  ouverte  la  lenètre  de  la  chambre  à  cou- 
cher par  un  froid  de  25  ou  50  degrés,  et  nous  étions  en 
hiver. 

Le  malin,  de  bonne  heure,  nous  recommencions  notre 
travail  de  touriste  au  couvenl  de  Troïtza.  Nous  achevâmes 
de  visiter  les  églises  (;ue  nous  n'avions  pu  voir  la  veille, 
et  dont  il  est  inutile  de  faire  une  description  détuillée, 
car,  à  l'intérieur,  elles  se  répètent  à  peu  de  chose  près  les 
unes  les  autres  comme  une  formule  liturgique.  A  l'exté- 
rieur, chez  quelques-unes  le  style  rococo  se  joint  de  la 
manière  la  plus  bizarre  au  style  byzantin.  Il  est  difficile 
d'ailleurs  d'assigner  à  ces  édifices  un  âge  vrai;  ce  qui 
semble  ancien  peut  avoir  été  peint  la  veille,  et  les  traces 
du  temps  disparaissent  sous  les  couches  de  couleur  inces- 
samment renouvelées. 

Nous  avions  une  lettre  d'une  perspnne  influente  de  Mos- 
cou pour  l'archimandrite,  bel  homme  à  longue  barbe  et 
à  longs  cheveux,  de  la  figure  la  plus  majestueuse,  dont 
les  traits  i  appelaient  ceux  des  taureaux  ninivites  à  face 
humaine.  L'archimandrite  ne  savait  pas  le  français  et  fit 
appeler  une  religieuse  qui  entendait  cette  langue  et  lui  dit 
en  russe  de  nous  accompagner  dans  notre  visite  au  trésor 
et  autres  curiosités  du  cou\ent.  Cette  religieuse  arriva, 
haisa  la  main  de  l'archimandrite  et  se  tint  debout  en  si- 

26 


302  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

lence,  attendant  que  le  gardien  fût  venu  avec  ses  clefs, 
C'était  une  de  ces  figures  qu'il  est  impossible  d'oublier  et 
qui  sortent  comme  un  rêve  des  trivialités  de  la  vie.  Elle 
était  coiffée  de  cette  espèce  de  boisseau,  semblable  au  dia- 
dème de  certaines  divinités  mithriaques,  que  portent  les 
popes  et  les  moines.  De  longues  barbes  de  crêpe  en  des- 
cendaient en  bouts  flottants  ;  ils  retombaient  sur  une  am- 
ple robe  noire,  d'une  étoffe  pareille  à  celle  dont  on  fait 
les  robes  d'avocat.  Son  masque,  d'une  pâleur  ascétique, 
où  se  glissaient  sous  la  finesse  de  la  peau  des  tons  jaunes 
de  cire,  était  d'une  régularité  parfaite.  Ses  yeux,  entourés 
d'une  large  meurtrissure  bistrée,  laissaient  voir,  quand 
les  paupières  se  relevaient,  des  prunelles  d'un  bleu 
étrange,  et  toute  sa  personne,  quoique  engloutie  et  comme 
disparue  dans  ce  sac  flottant  d'élamine  noir,  trahissait  la 
plus  rare  distinction.  Elle  en  traînait  les  plis  dans  les  longs 
couloirs  du  couvent  de  l'air  dont  elle  eût  manœuvré  une 
robe  à  queue  à  quelque  cérémonie  de  cour.  Ses  grâces 
d'ancienne  femme  du  monde,  qu'elle  essayait  de  dissi- 
muler par  humilité  chrétienne,  reparaissjient  malgré  elle. 
En  la  voyant,  l'imagination  la  plus  prosaïque  n'eût  pu 
s'empêcher  de  se  forger  un  roman.  Quelle  douleur,  quelle 
désespérance,  quelle  catastrophe  d'amour  pouvait  l'avoir 
amenée  là  ?  Elle  nous  faisait  penser  à  la  duchesse  de  Lan- 
geais, dans  VHistoire  des  Treize  de  Balzac,  retrouvée  par 
Mon  tri  veau  sous  l'habit  de  carmélites,  au  fond  d'un  cou- 
vent d'Andalousie. 

Nous  arrivâmes  au  trésor  où  l'on  nous  montra,  comme 
la  pièce  la  plus  précieuse,  un  gobelet  de  bois  et  quelques 
grossiers  vêtements  sacerdotaux.  La  religieuse  nous  ex- 
pliqua que  ce  pauvre  vase  de  bois  était  le  ciboire  dont 
saint  Serge  se  servait  pour  officier,  et  qu'il  avait  porté  ces 
chasubles  d'étolfe  misérable,  ce  qui  en  faisait  d'inestima- 
bles reliques.  Elle  parlait  le  français  le  plus  pur;  sans 
aucune  espèce  d'accent  et  comme  si  c'eût  élé  sa  langue 
maternelle.  Pendant  que  de  l'air  le  plus  détaché  du 
monde,  sans  scepticisme  et  sans  crédulité  pourtant,  elle 
nous  contait  d'une  façon  historique  nous  ne  savons  plus 


TROITZA.  303 

quelle  légende  merveilleuse  relative  à  ces  objets,  un  faible 
sourire  entr'ouvrit  ses  lèvres  et  nous  montra  tles  dents 
d'un  orient  plus  pur  que  toutes  les  perles  du  tré- 
sor, d(  s  dents  étincelantes  à  laisser  un  souvenir  impéris-  ; 
sable  comme  les  dents  de  Bérénice  dans  la  nouvelle  d'Ed- 
gar Poë. 

Ces  dents  lumineuses  dans  cette  figure  meurtrie  de  cha- 
grin et  d'austérité  firent  reparaître  la  jeunesse.  La  reli- 
gieuse, qui  nous  avait  semblé  d'abord  âgée  de  trente-six 
ou  trente-huit  ans,  nous  parut  en  avoir  vingt-cinq.  Mais 
ce  ne  fut  qu'un  éclair.  Ayant  senti  avec  une  délicatesse 
féminine  notre  admiration  respectueuse,  mais  vive,  el'e 
reprit  l'air  mort  qui  convient  à  son  habit. 

Toutes  les  armoires  nous  furent  ouvertes,  et  nous  pû- 
mes voir  les  bibles,  les  évangiles,  les  livres  de  liturgie, 
aux  couvertures  de  vermeil  incrustées  de  pierres  dures, 
onyx,  sardoines,  agates,  chrysoberil,  aiguës-marines,  la- 
pis-lazuli,  malachite,  turquoise,  aux  fermoirs  d'or  et  d'ar- 
gent, aux  camées  antiques  enchâssés  dans  les  plats  ;  les 
ciboires  d'or  avec  des  cercles  de  diamants,  les  croix  pa- 
vées d'émeraudcs  et  de  rubis,  les  anneaux  aux  chatons  de 
saphir,  les  vases  et  les  chandeliers  d'argent,  les  dalmati- 
ques  de  brocard  brodées  de  fleurs  de  pierreries  et  de  lé- 
gendes en  vieux  slavon  écrites  avec  des  perles,  les  brùle- 
paifums  en  émaux  cloisonnés,  les  triptiques  historiés 
d'innombrables  figures,  les  images  de  madones  et  de 
saints,  blocs  d'orfèvrerie  constellés  de  Cabochons,  —  le 
trésor  d'Haraoun-al-Raschid  christianisé. 

Comme  nous  allions  sortir,  éblouis  de  merveilles,  les 
yeux  papillotants  et  remplis  de  folles  bluettes,  la  reli- 
gieuse nous  fit  remarquer  sur  un  rayon  d'iirmoire  une 
rangée  de  boisseaux  qui  avaient  échappé  à  notre  atten- 
tion, et  ne  nous  semblaient  présenter  rien  de  paiticulier. 
Elle  y  plongea  son  étroite  et  fine  main  patricienne  et  dit  : 
«  Ce  sont  des  perles.  On  ne  savait  plus  qu'eu  fuire,  et  on 
les  a  mises  là.  il  y  en  a  huit  mesures,  b 


XIX 


L'ART    BYZANTIN 


Ayant  compris  à  quelques-unes  de  nos  observations  que 
nous  n'étions  pas  étranger  à  l'art,  la  religieuse  qui  nous 
avait  montré  le  trésor  pensa  que  la  vue  d  s  ateliers  de 
peinture  du  couvent  pouvait  nous  intéresser  autant  que 
ces  amas  d'or,  de  diamants  et  de  perles,  et  elle  nous  con- 
duisit, par  de  larges  couloirs  interrompus  d'escaliers, 
aux  salles  où  travaillaient  les  moines  peinlres  et  leurs 
élèves. 

L'art  bizantin  est  dans  des  conditions  toutes  parlicu- 
lières  et  ne  ressemble  pas  à  ce  qu'on  entend  par  ce  mot 
chez  les  peuples  de  l'Europe  occidentale,  ou  qui  suivent 
la  religion  latine.  C'est  un  art  hiératique,  sacerdolal,  im- 
muable; rien  ou  presque  rien  n'y  est  abandonné  à  la  fan- 
taisie ou  à  l'invention  de  l'artiste.  Les  formules  en  sont 
précises  comme  des  dogmes.  11  n'y  a  donc  dans  celte 
école  ni  progrès,  ni  décadence,  ni  époque,  pour  ainsi 
dire.  La  fresque  ou  le  tableau  achevé  il  y  a  vingt  ans  ne 
se  distingue  pas  de  la  peinture  qui  compte  des  centaines 
d'années.  Tel  il  était  au  sixième,  au  neuvième  ou  au 
dixième  siècle,  tel  est  encore  l'art  byzantin;  nous  em- 
ployons ce  mot  faute  d'un  plus  juste,  comme  on  se  sert 
du  mot  gothique,  compris  de  tout  le  monde,  bien  que  n: 
présentant  pas  un  sens  rigoureusement  e.\act. 


L'ART  BYZANTIN.  30j 

Il  est  évident  pour  tout  homme  ayant  Ihabitude  de  la 
peinture  que  cet  art  dérive  dune  autre  source  que  l'arl 
latin,  qu'il  n'a  rien  emprunté  des  écoles  italiennes,  que 
la  Renaissance  est  non  avenue  pour  lui,  et  que  Rome  n'est 
pas  la  métropole  où  siège  son  idéal.  Il  vit  de  lui-même, 
sans  emprunts,  sans  perfectionnements,  puisqu'il  a  du 
premier  coup  trouvé  sa  forme  nécessaire,  critiquable  au 
point  de  vue  de  l'art,  mais  merveilleusement  propre  à  la 
fonction  qu'elle  remplit.  Mais,  se  demande-t-on,  où  est  le 
foyer  de  cette  tradition  si  soigneusement  entretenue,  d'oii 
vient  cet  ensei<:nement  uniforme  qui  a  traversé  les  âge> 
et  qui  n'a  subi  aucune  altéiation  des  milieux  divers?  A 
quels  maîtres  obéissaient  tous  ces  arasies  inconnus,  dont 
le  pinceau  a  couvert  les  églises  du  rite  grec  d'une  telle 
multitude  de  figures  que  leur  dénombrement,  s'il  étail 
possible,  dépasserait  le  chifi're  de  la  plus  formidable  ar- 
mée? 

Une  curieuse  et  savante  introduction  de  M.  Didron,  mise 
en  tête  du  manuscrit  byzantin  «  le  Guide  de  la  peinture,  i> 
traduit  par  M.  le  docteur  Paul  Durand,  répond  à  la  plu- 
part des  questions  que  nous  venons  de  poser.  Le  rédac- 
teur de  ce  Guide  de  la  peinture  est  un  certain  Denys, 
moine  de  Fourna  d'Agrapha,  grand  admirateur  du  célè- 
bre Manuel  Panselinos  delhessalonique,  qui  parait  èirele 
Raphaël  de  l'art  byzantin,  et  dont  il  existe  encore  queb|ues 
fresques  à  la  principale  église  de  Karès,  au  mont  A^hos. 
Dans  une  courte  préface,  précédée  d'une  invocation  «  à  Ma- 
rie, mère  de  Dieu  et  toujours  vierge,  »  maître  Denys  d'A- 
grapha énonce  ainsi  le  but  de  son  livre.  «  Cet  art  de  la  pein- 
ture, qui^  dés  l'enfance,  m'a  coûté  tant  de  peine  à  appren- 
dre à  Thessalonique,  j'ai  voulu  le  propager  pour  l'utilité 
de  ceux  qui  désirent  également  s'y  adonner,  et  leur  expli- 
quer, dans  cet  ouvrage,  toutes  les  mesures,  les  caractères 
des  figures  et  les  couleurs  de^  cliairs  et  des  orutineuls 
avec  une  grande  exactitude.  En  outre,  j'ai  \oulu  expli- 
quer les  mesures  du  naturel,  le  travail  particulier  à  cha- 
que sujet,  les  diverses  préparaiions  de  vernis,  de  col'e,  de 
plâtie  cl  d'or,  et  la  manière  de  peindre  sur  le-  murs  avec 


.    _   .  _       . 9 


306  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

le  plus  de  perfection.  J'ai  indiqué  aussi  toute  la  suile  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  la  manière  de  rej  ré- 
senter  les  fails  naturels  et  les  miracles  de  la  Bible,  et  en 
même  temps  les  paraboles  du  Seigneur,  les  légendes,  les 
épigraphes  qui  conviennent  à  chaque  prophète;  le  nom 
et  le  caractère  du  visage  des  apôtres  et  des  principaux 
saints;  leur  martyre  et  une  partie  de  leurs  miracles,  se- 
lon l'ordre  du  calendrier.  Je  dis  comment  on  peint  les 
églises,  et  je  donno  d'autres  renseignements  nécessaires  à 
l'art  delà  peinture,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  dans  la  table. 
J'ai  rassemblé  tous  ces  matériaux  avec  beaucoup  de  peine 
et  de  soins,  aidé  de  mon  élève,  maître  Cyrille  de  Ghio, 
qui  a  corrigé  tout  cela  avec  une  grande  attention.  Priez 
donc  pour  nous,  vous  tous,  afin  que  le  Seigneur  nous  dé- 
livre de  la  crainte  d'être  condamnés  comme  mauvais  ser- 
viteurs. » 

Ce  manuscrit,  véritable  manuel  d'iconographie  chré- 
tienne et  de  technique  piclurale,  remonte,  selon  les  moi- 
nes du  mont  Athos,  au  dixième  siècle.  Il  n'est  pas  si  âgé 
et  ne  date  guère  que  du  quinzième;  mais  la  chose  importe 
peu,  car  il  lépéte  assuiément  les  formules  anciennes  et 
les  procédés  archaïques.  11  sert  encore  de  guide  aujour- 
d'hui, et,  comme  le  raconte  M.  Didion  dans  son  voyage  à 
la  montagne  Sacrée,  où  il  visite  le  père  Macarios,  le  meil- 
leur peintre  aghiorite  après  le  père  Joasapb,  «  celle  bible 
de  son  art  était  étalée  au  milieu  de  l'atelier,  et  deu:»  Je 
ses  plus  jeunes  élèves  y  lisaient  alternativement  à  haute 
voix  pendant  que  les  autres  étaient  à  peindre  en  écoutant 
cette  lecture.  » 

Le  voyageur  voulut  acheter  ce  manuscrit,  dont  l'artiste 
ne  consentit  à  se  défaire  à  aucun  prix,  car,  sans  ce  livre, 
il  n'eût  pu  continuer  à  peindre,  mais  dont  il  laissa  pren- 
dre copie.  Ce  manuscrit  renfermait  le  secret  de  la  pein- 
ture byzantine,  et  fit  comprendre  au  savant  touriste  qui 
venait  do  visiter  les  églises  d'Athènes,  de  Salunine,  de 
Triccala,  de  Kalabach,  de  Larisse,  du  couvent  des  Météo- 
res, de  Saint-Bai  laam,  de  Sainte-Sophie  de  Salonique,  de 
Mislra,  d'Argos,  pourquoi  il  retrouvait  partout  même  pro- 


L'ART  BYZANTIN.  301 

fusion  de  décoration  peinte,  partout  même  disposition, 
même  costume,  même  âge,  même  atiitude  des  personna- 
ges sacrés.  «  On  dirait,  s'écrie-t-il,  surpris  de  cetle  uni- 
formité, qu'une  pensée  unique,  animant  cent  pinceaux  à 
la  fois,  a  fait  éclore  d'un  seul  coup  toutes  les  peintures  de 
la  Grè(  e.  » 

Cette  exclamation,  on  pourrait  la  pousser  tout  aussi 
justement  devant  les  fresques  qui  décorent  la  plupart  des 
églises  russes. 

L'atelier  où  se  préparent  ces  peintures,  continue  le 
voyageur,  et  où  se  forment  ces  artisles  byzantins,  est  le 
mont  Athos  ;  c'est  véritablement  l'Italie  de  l'Église  orien- 
tale. Le  mont  Athos,  cette  province  de  moines,  contient 
vingt  grands  monastères  qui  sont  autant  de  petites  villes; 
dix  villages,  deux  cent  cinquante  cellules  isolées,  et  cent 
cinquante  ermitages.  Le  plus  petit  des  monastères  ren- 
ferme six  églises  ou  chapelles,  et  le  plus  grand  trente- 
trois;  en  tout,  deux  cent  quatre-vingt-huit.  Les  villages 
ou  skites  possèdent  deux  cent  vingt-cinq  chapelles  et  dix 
églises.  Chaque  ce'lule  a  sa  chapelle  et  chaque  eimitage 
son  oratoire.  A  Karés,  la  capitale  de  l'Athos,  on  voit  ce 
qu'on  petit  appeler  la  cathédrale  de  toute  la  montagne,  et 
ce  que  les  caloyers  nomnienl  le  Protaton,  la  métropole. 
Au  sommet  du  pic  oriental  qui  termine  la  presqu'île,  s'é- 
lève l'église  isolée  dédiée  à  la  Métiimorphose  ou  Transfi- 
guration. Ainsi,  l'on  compte  dans  l'Athos  neuf  cent  trente- 
cinq  églises,  chapelles  ou  oratoires.  Presque  tout  cela  est 
peint  à  fresque  et  rempli  de  tableaux  sur  bois.  Dans  les 
grands  couvents,  la  plupart  des  réfectoires  sont  égale- 
ment couverts  de  peintures  murales. 

Voilà  certes  un  riche  musée  d'art  religieux.  L'élève 
peintre  n'y  manque  pas  de  sujet  d'études  et  de  modules  à. 
reproduire,  car  le  mérite  de  l'artiste  ne  consiste  pas,  dans 
l'école  byzantine  comme  dons  les  autres  écoles,  à  inventer, 
à  imaginer,  à  se  montrer  original,  mais  bien  à  retracer 
de  la  manière  la  plus  fidèle  les  types  consacrés.  Les  con- 
tours, les  proportions  des  figures  sont  arrêtés  d'avance. 
La  nature  n'est  jamais  consultée,  la  tradition  indique  la 


508  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

couleur  de  la  barbe  et  des  cheveux,  s'ils  sont  longs  ou 
courts,  la  nuance  des  vêtements,  le  nombre,  la  direction 
et  l'épaisseur  des  plis.  Pour  les  saints  à  robe  longue,  une 
cassure  d'étoffe  invariable  se  retrouve  au-dessus  et  au- 
dessous  du  genou.  En  Grèce,  écrit  M.  Didron,  l'artiste  est 
l'esclave  du  théologien.  Son  œuvre,  que  copieront  ses  suc- 
cesseurs, copie  celle  des  peintres  qui  l'oiit  précédé.  L'ar- 
tiste grec  est  asservi  aux  traditions  comme  l'animal  à  son 
instinct.  Il  fait  une  figure  comme  l'hirondelle  son  nid  ou 
l'abeille  sa  ruche.  L'exécution  seule  est  à  lui  ;  car  l'inven- 
tion et  l'idée  appartiennent  aux  Pères,  aux  théulogiens,  à 
l'Église  orthodoxe.  Ni  le  temps  ni  le  lieu  ne  sont  rien  à 
l'art  grec;  au  dix-huitième  siècle,  le  peintre  moréole  con- 
tinue et  calque  le  p'inlre  vénitien  du  dixième,  le  peintre 
athonite  du  cinquième  ou  du  sixième.  On  retrouve  à  la 
Métamorphose  d'Athènes,  à  l'Hécatompyli  de  Mistra,  à  la 
Panagia  de  Saint-Luc,  le  «  saint  Jean  Chrysostôme  »  du 
baptistère  de  Saint-Marc,  à  Venise. 

M.  Didron  eut  le  bonheur  de  rencontrer  au  Mont-Alhos, 
dans  le  couvent  d'Esphigraenon,  le  premier  où  il  entra, 
un  peintre  de  Karès,  le  moine  Joasaph,  qui  était  en  train 
d'historier  de  peintures  murales  le  porche,  ou  narthex, 
qui  précède  la  nef  de  l'église.  11  était  aidé  dans  sa  beso- 
gne par  son  frère,  deux  élèves,  dont  le  premier  éloit  dia- 
cre, et  deux  apprentis.  Le  sujet  qu'il  dessinait  sur  l'en- 
duit  encore  frais  appliqué  au  mur  était  un  Christ  donnant 
à  ses  apôtres  la  mi  sion  d'évangéliser  et  de  baptiser  le 
monde,  un  sujet  important  —  douze  figures  de  grandeur 
presque  naturelle.  Il  esquissait  ses  personnages  sans  se 
reprendre,  d'un  trait  sûr,  n'ayant  pour  carton  ou  modèle 
que  sa  mémoire.  Pendant  qu'il  travaillait  ainsi,  les  élèves 
remplissaient  du  ton  indiqué  les  contours  d'  s  figures  et 
des  draperies,  doraient  les  nimbes  autour  des  tètes  ou 
écrivaient  les  lettres  des  légendes  que  leur  dictait  le  maî- 
tre tout  en  poursuivant  son  ouvrage.  Les  jeunes  apprentis 
broyaient  et  détrempaient  les  couleurs.  Ces  fresques,  as- 
sure le  voyageur,  exécutées  avec  une  prest  sso  si  cer- 
taine, valaient  mieux  que  les  tableaux  de  nos  peintres  de 


L'ART  BYZANTIN.  509 

deuxième  ou  de  Iroisième  ordre  dans  le  genre  religieux; 
et  comme  il  s'élounail  du  talent  et  de  la  science  du  père 
Joasaph,  qui  trouvait  pour  chaque  personnage  des  légen- 
des si  bien  appropriées ,  et  supposant  une  vaste  érudi- 
tion, le  moine  répondit  humblement  que  cela  n'était  pas 
si  difficile  qu'on  pourrait  le  supposer,  et  qu'avec  l'aide 
du  Guide  et  un  peu  de  pratique,  chacun  viendrait  à  bout 
d'en  faire  autant. 

Le  regrettable  Papety  avait  exposé  au  Salon  de  1847  un 
tharmant  petit  tableau  représentant  a  des  moines  caloyers 
décorant  à  fresque  une  chap'lle  du  couvent  d'Iviron. 
dans  le  Monl-Athos.  » 

Nous  n'avions  pas  encore  fait  notre  voyage  de  Russie; 
mais  déjà  cet  art  néo-bysautin,  dont  il  nous  avait  été 
donné  de  voir  quelques  fragments  isolés,  nous  préoccu- 
pait, et  le  tableau  de  Papely,  outre  son  mérite  d'art,  ex- 
citait notre  curiosité  et  la  satisfaisait,  en  nous  montrant 
à  l'œuvre  ces  artistes  vivants  dont  les  peintures  semblent 
remonter  au  temps  des  empereurs  grecs.  Nous  en  parlions 
de  la  sorte  dans  notre  compte  rendu  de  l'exposition  : 

«  Ils  sont  là  tous  les  deux  (les  moines  caloyers),  de- 
bout contre  la  muraille  qu'ils  peignent,  et  qui  s'arrondit 
en  cul  de  four.  Les  saints  qu'ils  vont  enluminer  rayent 
de  leurs  linéaments  indiqués  en  rouge  l'enduit  frais  qui 
attend  h  peinture.  Ces  dessins  ont  une  raideur  archaïque 
qui  pourrait  les  faire  croire  d'une  époque  reculée. 

«  Au  milieu,  sur  une  espèce  de  guéridon,  sont  posés 
les  outils  et  les  couleurs  des  artistes.  A  gauche,  une  sel- 
lette soutient  une  augette  contenant  le  mortier  de  chaux 
et  de  poudre  de  marbre,  avec  la  truelle  pour  l'appliquer.  » 

A  son  envoi,  le  peintre  avait  joint  des  aquarelles  repré- 
sentant des  fresques  de  Manuel  Panselinos,  copiées  dans 
l'église  du  couvent  d'Âgliia-Lavra.  C'étaient  des  saints  du 
calendrier  grec,  d'une  grande  et  fière  tournure,  des  saints 
de  la  catégorie  des  guerriers. 

Nous  allions,  nous  aussi,  comme  Papety  etDidron,  voir 
à  l'œuvre  des  moines  peintres  comme  ceux  du  Mont- 
Athos,  suivant  avec  religion  les  enseignements  du  Guide, 


510  VOYAGE  EN   RUSSIE. 

une  école  vivante  de  Byzantins,  le  passé  travaillant  avec 
les  mains  du  présent,  chose  rare  et  curieuse,  à  coup  sûr. 

Cinq  ou  six  moines,  d'âges  divers,  étaient  en  train  de 
peindre  dans  une  pièce  vaste  et  claire,  aux  murailles 
nues.  Un  d'ei  tre  eux,  bel  homme  à  barbe  noire  et  à  figure 
basanée,  qui  achevait  une  Mère  de  Dieu,  nous  frappa  par 
son  air  de  gravité  sacerdo'ale  et  le  soin  pieux  qu'il  appor- 
tait à  son  travail.  Il  nous  fit  penser  au  beau  tableau  de 
Ziégler  :  «  Saint  Luc  faisant  le  portrait  de  la  Vierge.  »  Le 
sentiment  religieux  le  préoccupait  évidemment  plus  que 
l'art  :  il  peignait  comme  on  officie.  Sa  Mère  de  Dieu  eut 
pu  être  placée  sur  le  chevalet  de  l'apôtre,  tant  elle  était 
sévèrement  archaïque  et  se  contenait  dans  le  rigide  linéa- 
ment sacramental.  On  eût  dit  une  impératrice  byzantine, 
tant  elle  vous  regardait  avec  une  sérieuse  majesté  du 
fond  de  ses  grands  yeux  noirs  et  fix^s.  Les  portions  que 
devait  recouvrir  la  plaque  de  métal  argenté  ou  doré,  dé- 
coupée à  la  place  de  la  tête  et  des  mains,  étaient  soignées 
comme  si  elles  eussent  dû  rester  visibles. 

D'autres  tableaux  plus  ou  moins  avancés,  représentant 
des  saints  grecs,  et  entre  autres  saint  Serge,  patron  du 
couvent,  s'achevaient  sous  les  mains  laborieuses  des  ar- 
tistes moines.  Ces  peintures,  dettinées  à  servir  d'icônes 
dans  les  chapelles  ou  les  demeures  particulières,  étaient 
sur  panneaux  recouverts  de  gypse,  d'après  les  procédés 
recommandés  par  maître  Denys  d'Agrapha,  et  un  peu  en- 
fumées; rien  ne  les  eût  fait  distinguer  des  peintures  du 
quinzième  ou  du  douzième  siècle.  C'étaient  les  mêmes 
poses  raides  et  contraintes,  les  mêmes  gestes  hiératiques, 
l;i  même  régularité  de  plis,. la  même  couleur  fauve  et  bis- 
trée dans  les  chairs,  toute  la  doctrine  du  Mont-Athos.  Le 
procédé  employé  était  l'eau  d'œuf  ou  la  détrempe  passée 
ensuite  au  vernis.  Les  auréoles  et  les  ornements  destinés 
à  être  dorés  formaient  une  légère  saillie,  pour  mieux  pren- 
dre la  lumière.  Les  vieux  maîtres  de  Salonique,  s'ils  avaient 
pu  1  evenir  au  monde,  eussent  été  contents  de  ces  élèves 
de  Troïtza. 

Mais  nulle  tradition  ne  peut  aujourd'hui  se  maintenir 


L'ART  BYZAMIN.  3H 

fidèlement.  Parmi  les  sectateurs  obstinés  de  la  vieille  for- 
mule se  glissent  de  temps  à  autre  des  adeptes  d'une  con- 
science moins  étro  te.  L'esprit  nouveau,  par  quelque  fis- 
sure, s'intioiiuit  dans  l'ancien  moule.  Ceux-là  même  qui 
veulent  suivre  les  errements  des  peintres  athonites,  et 
garder  jusqu'au  milieu  de  notre  époque  l'jmmuable  style 
byzantin,  ne  peuvent  s'empêcher  d'avoir  vu  des  tableaux 
modernes  où  la  liberté  d'invention  s'allie  à  l'étude  de  la 
nature.  Il  est  difficile  de  toujours  fermer  les  yeux,  et,  à 
Troïtza  même,  l'esprit  nosveau  avait  pénétré.  D;uis  les 
métopes  du  Parihénon  on  distingue  deux  styles,  l'un  ar- 
chaïque et  l'autre  moderne.  Une  partie  des  moines  se 
conformait  à  la  règle;  quelques  uns,  plus  jeunes,  avaient 
quitté  l'eau  d'œuf  pour  l'huile,  et,  tout  en  maintenant 
leurs  figures  dans  l'altitude  prescrite  et  le  poncif  immé- 
morial, se  permettaient  de  donner  aux  têtes  et  aux  mains 
des  tons  plus  vrais,  une  couleur  moins  conventionnelle, 
de  modeler  les  plans  et  de  rechercher  le  relief.  Ils  fai- 
saient les  saintes  plus  humainement  jolies,  les  saints 
moins  théocratiquement  farouches;  ils  n'appliquaient  pas 
au  menton  des  patriarches  et  des  solitaires  cette  bar.  e 
junciforme  que  recommande  le  Guide  de  la  peinture. 
Leurs  images  se  rapprochaient  du  tableau,  sans  en  avoir, 
selon  nous,  le  mérite. 

Cette  manière  plus  suave  et  plus  aimable  ne  manque 
pas  de  partisans,  et  l'on  en  peut  voir  des  exemples  dans 
plusieurs  églises  russes  modernes;  mais,  pour  notre  part, 
nous  lui  préférons  de  beaucoup  l'ancienne  méthode,  qui 
est  idéale,  religieuse  et  décorative,  et  a  pour  elle  le  pres- 
tige de  formes  et  de  couleurs  en  dehors  de  la  réalité  vul- 
gaire. Cette  façon  symbolique  de  présenter  l'idée  au 
moyen  de  figures  arrêtées  d'avance,  comme  une  écriture 
sacrée  dont  il  n'est  pas  permis  d'altérer  les  caractères, 
nous  semble  merveilleusement  propre  à  l'ornement  du 
sanctuaire.  Dans  sa  rigidité  même,  elle  laisserait  encore 
la  place  à  un  grand  artiste  de  s'affirmer  par  la  fierté  du 
dessin,  la  grandeur  du  style  et  la  noblesse  du  contour. 

Nous  ne  pensons  pas  cependant  que  celte  tentative  d'hu- 


31-2  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

jiianiser  l'art  byzantin  réussisse.  Il  y  a  en  Russie  une  école 
de  littéraleurs  romani iques,  éprise,  comme  la  nôti'e,  de 
couleur  locale,  et  qui  défend  par  des  théories  savantes  et 
une  critique  éclairée  le  vieux  style  du  Mont-Alhos,  à  cause 
de  son  caractère  antique  et  religieux,  de  sa  conviclion 
profonde  et  de  son  originalité  absolue,  au  milieu  des  pro- 
ductions de  l'arl  italien,  espagnol,  flamand  ou  français. 
On  peut  avoir  une  idée  juste  de  celte  polémique  en  se  rap- 
pelant les  défenses  passionnées  de  l'architeclure  goth-que 
et  les  diatribes  contre  l'arclutecture  grecque  appliquée 
aux  édifices  religieux,  les  parallèles  entre  iNotre-Dame  de 
Paris  et  le  temple  de  la  Madeleine,  qui  firent  les  délices 
de  notre  jeunesse  de  1830  à  1835.  Il  y  a  pour  tous  les  pays 
une  ère  de  fausse  civilisation  classique,  espèce  de  barba- 
rie savante,  oîi  ils  ne  comprennent  plus  leur  propre  beauté, 
méconnaissent  leur  caractère,  renient  leurs  anti  [uilés  et 
leurs  costumes,  et  démo'iraient,  en  vue  d'un  insipide  idéal 
dc^  régularité,  leurs  plus  merveilleux  édifices  nationaux. 
Notre  dix-huitième  siècle,  si  grand  d'ailleurs,  aurait  vo- 
lontiers rasé  les  cathédrales,  comme  des  monuments  de 
mauvais  goût.  Le  portail  de  Saint  Gervais,  par  de  iJrosse, 
était  sincèrement  préféré  aux  prodigieuses  façades  des  ca- 
thédrales de  Strasbourg,  de  Chartres  et  de  Reims. 

La  religieuse  paraissait  regarder  ces  madones  aux  fraî- 
ches couleurs  non  pas  précisément  avec  dédain,  car,  après 
tout,  elles  représentaient  une  imaj^e  sacrée,  digne  d'ado- 
ration, mais  avec  un  respect  beaucoup  moins  admira! if. 
Elle  s'airêtait  plus  longlemps  devant  les  chevalets  où  s'é- 
laboraient des  peintures  selon  l'ancienne  méthode.  M.dgré 
notre  préférence  pour  le  vieux  stjle,  nous  devons  avouer 
que  quelques  amateurs  poussent  un  peu  loin,  à  notre 
avis,  la  passion  des  vieilles  peintures  byzantines.  A  force 
de  chercher  le  naïf,  le  primordial,  le  sucré,  le  mystique, 
ils  arrivent  à  renthouïia>me  pour  des  panneiux  enfumés 
et  vermoulus  où  l'on  di?cerr.e  vaguement  des  fi.ures  fa- 
rouches, d'un  dessin  extravagant  et  d'une  couleur  impos- 
sible. A  côlé  de  ces  images,  les  Christ  les  p'us  barbares 
de  Cimabùe  sembleraient  des  Vanloo  et  des  Boucher.  Quel- 


L'AUT  BYZANTIN.  513 

ques-unes  de  ces  peintures  remontent,  à  ce  qu'on  pré- 
tend, au  cinquième  et  même  au  qualrième  siècle.  Nous 
concevons  qu'on  les  recherche  comme  curiosités  archaï- 
ques, mais  il  nous  parait  difficile  qu'elles  soient  admiiées 
au  point  de  vue  de  l'art.  On  nous  en  a  montré  quelques- 
unes  pendant  notre  voyage  en  Russie;  mais  nous  avouons 
n'y  avuir  pas  découvert  les  beautés  qui  charmaient  si  fort 
leurs  possesseurs.  Dans  un  sanctuaire,  elles  peuvent  être 
vénérables  par  l'antique  témoignage  de  foi  qu'elles  ren- 
dent, mais  leur  place  n'est  pas  dans  une  galerie,  à  moins 
que  ce  ne  soit  une  galerie  historique. 

En  dehors  de  cet  art  byzantin  dont  la  Rome  est  au 
Mont-Athos,  il  n'y  a  pas  encore  eu  de  peinture  russe  pro- 
prement dite.  Les  artistes,  peu  nombreux  d'ailleurs,  qu'a 
produits  la  Russie,  ne  sauraient  constituer  une  école  :  ils 
sont  allés  faire  leurs  études  en  Italie,  et  leurs  tableaux 
n'ont  rien  de  particulièrement  national.  Le  plus  célèbre 
de  tous,  et  le  plus  connu  en  Occident,  est  Brulof,  dont 
une  vaste  toile,  intitulée  a  le  Dernier  Jour  de  Pompéi,  »  fit 
un  assez  grand  effet  au  Salon  de  1824.  Brulof  a  peint  la 
coupole  de  Saint-Isaac,  large  apothéose  où  il  a  fait  preuve 
d'une  grande  entente  de  la  composition  et  de  la  perspec- 
tive, dans  un  style  qui  rappelle  un  peu  la  peinture  déco- 
rative telle  qu'on  la  pratiquait  vers  la  fin  du  dix-huitième 
siècle.  L'artiste,  qui  avait  une  belle  tête  pâle,  romantique 
et  byronieni:e,  avec  un  flot  de  cheveux  blonds,  prenait 
plaisir  à  reproduire  sa  propre  figure,  et  nous  avons  vu  de 
sa  muin  plusieurs  portraits  de  lui,  faits  à  divers  époques, 
(|ui  le  représentent  plus  ou  moins  ravagé,  mais  toujours 
beau  d'une,  beauté  fatale.  Ces  portraits,  faits  de  veive. 
avec  un  libre  caprice,  nous  semblent  les  meilleurs  mor- 
ceaux de  l'uitiste.  Un  nom  très-populaire  à  Saint  Péters- 
bourg  est  celui  d'Ivanof,  qui ,  pendant  plusieurs  années 
employées  à  la  confection  d'un  chef-d'œuvre  mystérieux, 
donna  à  la  Russie  l'attente  et  l'espérance  d'un  grand  pein- 
tre. Mais  c'est  là  une  légende  qu'il  faut  traiter  à  part,  et 
qui  nous  entraineiait  trop  loin.  Est  ce  à  dire  que  jamais  la 
Russie  n'aura  sa  place  parmi  les  écoles  de  peinture?  Nous 

27 


314  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

croyons  qu'elle  y  arrivera  lorsqu'elle  se  dégagera  de  Ti- 
mitation  étrangère,  et  que  ses  peintres,  au  lieu  d'aller 
copier  d^s  modèles  d'Italie,  voudront  regarder  autour 
d'eux  et  s'inspirer  de  la  nature  et  des  types  si  variés  et  si 
caractéristiques  de  cet  immense  empire,  qui  commence  à 
la  Prusse  et  fmit  à  la  Chine.  Nos  relations  avec  le  groupe 
de  jeunes  artistes  que  réunissait  la  société  du  Vendredi 
nous  permettent  de  croire  à  la  réalisation  assez  prochaine 
de  cet  avenir. 

Toujours  précédé  de  la  religieuse,  drapée  dans  ses  longs 
voiles  noirs,  nous  entrâmes  dans  un  laboratoire,  parfaite- 
ment outillé,  où  Nadar  aurait  pu  opérer  comme  chez  lui. 
Passer  du  Mont-Athos  au  boulevard  des  Capucines,  la  tran- 
sition est  brusque!  Quitter  des  moines  broyant  des  Pana- 
gias  sur  fond  d'or,  et  en  trouver  d'autres  enduisant  de 
collodion  des  plaques  de  verre,  c'est  là  un  de  ces  tours 
que  vous  jnue  la  civilisation  au  moment  qu'on  pense  le 
moins  à  elle.  La  vue  d'un  canon  braqué  sur  nous  ne  nous 
aurait  pas  plus  surpris  que  le  tuyau  de  l'objectif  en  cuivre 
jaune  dirigé  par  hasard  de  notre  côté.  11  n'y  avait  pns 
moyen  de  nier  l'évidence.  Les  moines  de  Troïtza,  les  dis- 
ciples de  saint  Serge,  faisaient  des  vues  de  leur  couvent, 
des  reproductions  d'images  parfaitement  réussies.  Ils  pos- 
sèdent les  meilleurs  instruments,  connaissent  les  derniè- 
res méthodes,  et  font  leurs  manipulations  dans  une  cham- 
bre vitrée  de  verres  teints  en  jaune,  couleur  qui  a  la  pro- 
priété de  briser  les  rayons  lumineux.  Nous  leur  achetâmes 
une  vue  du  monastère,  vue  que  nous  possédons  encore,  et 
qui  n'a  pas  trop  pâli. 

Dans  son  voyage  en  Russie,  M.  de  Custine  se  plaint  de 
n'avoir  pus  été  admis  à  visiter  la  bibliothèque  de  Troïtza. 
On  ne  fit  aucune  difficulté  de  nous  la  montrer,  et  nous  y 
vîmes  ce  qu'un  voyageur  peut  voir  d'une  bibliothèque  en 
une  séance  d'une  demi-heure,  des  dos  de  livres  bien  reliés 
et  laiigès  bien  en  ordre  sur  des  rayons  d'armoires.  Outre 
les  ouvrages  de  théologie,  les  bibles,  les  œuvres  des  Pères 
de  l'Église,  les  traités  de  scolaslique,  les  évangèliaires, 
les  livres  de  liturgie  en  grec,  en  latin,  en  slavon,  nous  y 


L'ART  BYZANTIN.  515 

remarquâmes,  dans  notre  inspection  rapide,  beaucoup  de 
livres  français  du  siècle  dernier  et  du  grand  siècle.  Nous 
jetâmes  aussi  un  coup  d  œil  sur  l'immense  salle  du  réfec- 
toire, terminée  à  l'une  de  ses  extrémités  par  une  grille 
très-délicatement  ouvragée,  laissant  scintiller  à  travers 
ses  arabesques  de  fer  le  fond  d'or  d'un  iconostase;  car  le 
réfectoire  confine  à  une  chapelle,  pour  que  l'âme  ait  s* 
nourriture  comme  le  corps.  Notre  tournée  était  finie,  et  If 
religieuse  nous  ramena  chez  l'archimandrite  pour  pren 
dre  congé. 

Avant  d'entrer  dans  l'appartement,  les  habitudes  de  la 
femme  du  monde  l'emportant  sur  les  prescriplions  de  la 
vie  monasiique,  elle  se  retourna  vers  nous  et  nous  adressa 
un  léger  salut,  tel  qu'une  reine  aurait  pu  le  faire  sur  les 
marches  de  son  trône,  et,  dans  un  faible,  languissant  et 
gracieux  sourire  brillèrent,  comme  un  éclair  blanc,  ses 
dénis  étincelantes,  préférables  h  toutes  les  perles  de 
Troitza. 

Puis,  par  un  changement  aussi  soudain  que  si  elle  eût 
rabattu  son  voile,  elle  reprit  sa  face  morte,  sa  physiono- 
mie spectrale  de  renoncement  au  monde,  et,  avec  une  dé- 
marche de  fantôme,  elle  s'agenouilla  devant  l'archiman- 
drite, dont  elle  baisa  pieusement  la  main,  comme  une 
patène  ou  une  relique.  Cela  lait,  elle  se  releva  et  rentra 
comme  un  rêve  dans  les  profondeurs  mystérieuses  du  cou- 
vent, nous  laissant  de  sa  courte  apparition  un  ineffaçable 
souvenir. 

Il  n'y  avait  plus  rien  à  voir  dans  Troîtza,  et;  nous  rega- 
gnâmes l'hôtellerie  pour  dire  à  noire  conducteur  de  sortir 
la  voiture.  Les  chevaux  attachés  à  la  kibitka,  par  un  sys- 
tème de  cordes,  le  cocher  assis  sur  un  étroit  strapontin 
rembourré  d'une  peau  de  mouton,  nous,  installés  chaude- 
ment sous  notre  couverture  d'ours,  la  dépense  payée,  les 
pourboires  donnés,  il  ne  restait  plus  qu'à  exécuter  la  fan- 
tasia d'un  départ  au  galop.  Un  léger  clappement  de  hinguc 
du  moujik  fit  prendre  à  notre  attelage  l'allure  du  cheval 
furieux  emportant  Mazeppa  lié  sur  son  dos,  et  ce  ne  fut 
que  de  l'autre  côté  du  versant  dominé  par  Troîtza,  dont 


316  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

on  apercevait  encore  les  dômes  et  les  tours,  que  les  braves 
petites  bêles  se  résignèrent  à  prendre  un  train  raisonna- 
ble. Nous  n'avons  pas  à  décrire  le  chemin  de  Troïtza  à 
Moscou,  ayant  décrit  le  chemin  de  Moscou  à  Troïlza,  la 
seule  différence  étmt  que  les  objets  s'y  présentaient  en 
sens  inverse. 

Le  soir  même,  nous  étions  rentré  à  Moscou,  assez  dis- 
pos pour  aller  à  un  bal  masqué  qui  se  donnait  cetle  nuit- 
là,  et  dont  nous  trouvâmes  des  billets  à  l'hôtel  Devant  la 
porte,  malgré  l'intensité  du  froid,  stationnaient  les  traî- 
neaux et  les  voitures  dont  les  lanternes  brillaient  comme 
des  étoiles  gelées.  Une  lumière  chaude,  embrasée,  jaillis- 
sait par  les  fenêtres  de  l'édifice  où  avait  lieu  ce  bal,  el 
faisait,  avec  la  clarté  bleue  de  la  lune,  une  de  ces  opposi- 
tions que  recherchent  les  dioramas  et  les  vues  des  stéréo- 
scopes. Le  vestibule  franchi ,  nous  entrâmes  dans  une  im- 
mense salle  en  forme  de  parallélogramme  ou  de  carte  à 
jouei',  encadrée  de  grandes  colonnes  portant  sur  un  large 
slylobate  qui  faisait  terrasse  autour  du  plancher,  où  l'on 
descendait  par  des  escaliers.  Cette  disposition  nous  sem- 
ble très-favorable,  et  l'on  devrait  bien  l'imiter  chez  nous 
dans  les  salles  destinées  à  des  fêtes.  Elle  permet  à  ceux 
qui  ne  prennent  pas  une  part  active  aux  plaisirs  du  bal 
de  dominer  les  danseurs,  qu'ils  n'embarrassent  pas,  et  de 
jouir  à  leur  aise  du  spectacle  qu'offre  la  foule  animée  et 
fourmillante.  Cet  exhaussement  étage  et  groupe  les  figu- 
res d'une  façon  plus  pittoresque,  plus  fastueuse,  plus 
théâtrale.  Rien  de  désagréable  comme  une  cohue  de  ni- 
veau. C'est  ce  qui  rend  les  fêtes  du  monde  si  inférieures 
comme  effet  aux  bals  de  l'Opéra,  avec  leur  triple  rang  de 
loges  remplies  de  masques  formant  guirlandes,  et  leurs 
troupes  de  débardeurs,  de  titis,  de  pierrettes,  de  sauva- 
ges el  de  bébés,  montant  et  descendant  les  escaliers. 

La  décoration  de  la  salle  était  des  plus  simples  et  n'en 
produisait  pas  moins  un  effet  de  gaieté,  d'élégance  et  de  ri- 
chesse. Tout  était  blanc,  les  murailles,  le  plafond,  les  co- 
lonnes, blanc  rehaussé  par  quelques  sobres  filets  d'or  sur 
lei  moulures.  Los  colonnes,  stuquées  el  polies,  jouaient  le 


L'ART  BYZANTIN.  517 

marbre  à  s'y  méprendre,  et  la  lumière  y  coulait  en  lon- 
gues larmes  brillantes.  Sur  les  cornicbes,  des  herses  de 
bougies  accusaient  l'entablement  du  portique  el  soute* 
naient  la  clarté  des  lustres.  Dans  cette  blancheur,  cet 
éclairage  atteignait  la  vivacité  de  la  plus  éclatante  illumi- 
nation à  giorno  italienne. 

Certes,  le  mouvement,  la  clarté  sont  des  éléments  de 
joie;  mais  pour  que  la  fêle  ait  tout  son  brio,  il  fau'  que 
le  bruit  s'y  ajoute;  le  bruit,  celte  respiration  et  ce  chant 
de  la  vie.  —  La  foule,  quoique  as-ez  pressée,  était  silen- 
cieuse. A  peine  un  léger  chuchotement  courait  comme  un 
frisson  au-dessus  des  groupes,  et  faisait  une  sourde  basse 
conlinue  aux  fanfares  de  l'orchestre.  Les  Russes  sont 
muets  dans  leurs  plaisirs,  et  quand  on  a  eu  les  oreilles 
assourdies  par  le  triomphal  bacchanal  des  nuits  d'Opéra, 
on  s'étoime  de  ce  flegme  et  de  cette  tacilurnité.  Sans  doute, 
ils  s'amusent  beaucoup  en  dedans,  mais  ils  n'en  ont  pas 
l'air  au  dehors. 

Il  y  avait  des  dominos,  quelques  masques,  des  unifor- 
mes, des  habits  noirs,  quelques  costumes  de  Lesghines, 
de  Circassiens,  de  Tatars,  portés  par  de  jeunes  otficiers 
à  taille  de  guêpe,  mais  aucun  déguisement  typique  et 
qu'on  pût  noter  comme  appartenant  au  pays.  La  Russie 
n'a  pas  encore  produit  son  masque  caractéristique.  Les 
femmes,  comme  d'ordinaire,  étaient  en  petit  nombre,  et 
c'est  elles  qu'on  va  chercher  au  bal.  Autant  que  nous 
avons  pu  en  juger,  ce  qu'on  appelle  chez  nous  le  demi- 
monde  n'est  représenté  là-bas  que  par  des  Françaises 
exportées  de  Mabille,  des  Allemandes  et  des  Suédoises, 
quelquefois  d'une  rare  beauté.  Il  se  peut  bien  que  lélé- 
ment  fé ninin  russe  s'y  m^le  aussi,  mais  il  n'est  pas  facile 
pour  l'étranger  de  le  reconnaître;  nous  ne  donnons  notre 
observation  que  pour  ce  qu'elle  vaut. 

Malgré  quelques  timides  essais  de  cancan  d'importation 
parisienne,  la  fêle  languissait  un  peu  el  les  éclats  cuivrés 
de  la  musique  ne  la  réchauffaient  pas  beaucoup.  On  atten- 
dait l'entrée  des  bohémiennes,  car  le  bal  s'entrecoupait 
d'un  concert.  Lorsque  les  chanteuses  tziganes  parurent 

27. 


318  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

sur  leur  estrade,  un  immense  soupir  de  satisfaction  sortit 
de  toutes  les  poitrines.  On  allait  enfin  s'amuser  1  Le  vrai 
spectacle  commençait!  Les  Russes  ont  la  passion  des  Tzi- 
ganes et  de  leurs  chants  si  noslali;iqiiement  exotiques, 
qui  vous  font  rêver  la  libre  vie,  dans  la  nature  primitive, 
hors  de  toute  contrainte  et  de  toute  loi  divine  ou  humaine. 
Cette  passion,  nous  la  partageons,  et  nous  la  poussons  jus- 
qu'au délire.  Aussi  nous  jouâmes  des  coudes  pour  nous 
rapprocher  de  l'estrade  où  se  tenaient  les  musiciennes. 

Elles  étaient  là  cinq  ou  six  jeunes  filles  hagardes  et 
sauvages,  avec  cette  sorte  d'effarement  que  produit  la 
grande  lumière  sur  les  êtres  nocturnes,  furtils  et  vaga- 
bonds. On  aurait  dit  des  biches  amenées  soudainement 
d'une  clairière  de  forêt  dans  un  salon.  Leur  costume  n'a- 
vait rien  de  remarquable  ;  elles  avaient  dtà,  pour  venir  à 
ce  concert,  quitter  leur  vêtement  caractéristique  et  faire 
une  toilette  «  à  la  mode.  »  Aussi  avaient-elles  l'air  de 
femmes  de  chambre  mal  habillées.  Mais  il  suffisait  d'une 
palpitation  de  cils,  d'un  regard  noir  et  fauve  vaguement 
promtné  sur  l'assistance  pour  leur  redonner  tout  leur  ca- 
ractère. 

La  musique  commença.  C'étaient  des  chants  bizarres 
d'une  douceur  mélancolique  ou  d'une  gaieté  folle,  brodés 
de  fioritures  infinies,  comme  celles  d'un  oiseau  qui  s'é- 
coute et  s'enivre  de  son  ramage,  des  soupirs  de  regret 
d'une  brillante  existence  antérieure,  avec  d'insouciantes 
reprises  d'humeur  joyeuse  et  libre,  qui  se  moque  de  tout, 
même  du  bonheur  perdu,  pourvu  que  l'indépendance 
reste;  des  chœurs  entrecoupés  de  trépignements  et  de 
cris  faits  pour  accompai:ner  ces  danses  nocturnes,  qu 
forment,  sur  le  gazon  des  clairières,  ce  qu'on  appelle  «  h 
rond  des  fées;  »  quelque  chose  comme  du  Weber,  du 
Chopin  ou  du  Listz  à  l'état  sauvage.  Parfois  le  thème  du 
chant  était  emprunté  à  une  vulgaire  mélodie  traînant  sur 
les  pianos,  mais  tout  cela  disparaissait  sous  les  points 
d'orgue,  les  trilles,  les  ornements  et  les  caprices  :  l'origi- 
nalité des  variations  faisait  oublier  la  banalité  du  motif. 
Les  merveilleuses  fantaisies  de  Paganini  sur  le  Carnaval 


L'ART  BYZANTIN.  319 

de  Venise  peuvent  donner  l'idée  de  ces  délicates  arabes- 
ques musicales  de  soie,  d'or  et  de  perles,  brodées  sur  un 
fond  d'étoffe  grossière.  Un  Tzigane,  espèce  de  drôle  à 
mine  féioce,  basané  comme  un  Indien,  et  rappelant  les 
types  bohémiens  si  caractéristiquement  représentés  par 
Valério  duns  ses  aquarelles  ethnographiques,  soutenait  le 
chant  des  iemmes  par  les  accords  d'un  gros  rebec  placé 
entre  ses  jambes,  et  dont  il  jouait  à  la  manière  des  musi- 
ciens orientaux;  un  autre  grand  garçon  se  démenait  sur 
l'estrade,  dansant,  frappant  des  pieds,  chatouillant  le 
ventre  d'une  guitare,  marquant  le  rhythme  sur  le  bois  de 
l'instrument  avec  la  paume  de  la  main,  faisant  des  grima- 
ces étranges,  et  jetant  de  (emps  à  autre  un  cri  inattendu. 
C'était  le  gracieux,  le  comique,  le  boute-en-train  de  la 
troupe. 

On  ne  saurait  décrire  l'enthousiasme  du  public  pressé 
autour  de  l'estrade;  il  éclatait  en  applaudissements,  en 
cris,  en  dodelinements  de  tète,  en  interpellations  admira- 
tives,  en  reprises  aux  refrains.  Ces  chants,  d'une  bizarre- 
rie mystérieuse,  ont  un  pouvoir  réel  d'incantation;  ils  vous 
donnent  le  vertige  et  le  délire,  et  vous  jettent  dans  l'état 
d'âme  le  plus  incompréhensible.  En  les  entendant,  vous 
sentez  une  mortelle  envie  de  disparaître  à  jamais  de  la  ci- 
vilisation et  d'aller  courir  les  bois  en  compagnie  d'une 
de  ces  sorcières  au  teint  couleur  de  cigare,  aux  yeux  de 
charbon  allumé.  En  effet,  ces  chants,  d'une  séduction  si 
magique,  sont  la  voix  même  de  la  nature,  notée  et  saisie 
au  vol  dans  la  solitude.  Voilà  pourquoi  ils  troublent  pro- 
fondément tous  ceux  sur  qui  pèse  d'un  poids  si  lourd  le 
mécanisme  compliqué  de  la  société  humaine. 

Encore  sous  le  charme  de  la  mélodie,  nous  nous  pro- 
menions tout  rêveur  au  milieu  du  bal  masqué,  dont  notre 
ànie  était  à  mille  lieues.  Nous  pensions  à  une  gitana  de 
l'Albaycin,  à  Grenade,  qui  nous  avait  chanté  jadis  des  co- 
pias sur  un  air  qui  ressemblait  fort  à  l'un  de  ceux  que 
nous  venions  d'entendre,  et  dont  nous  cherchions  les  pa- 
roles dans  quelque  arrière-tiroir  de  notre  cerveau,  lors- 
que nous  nous  sentîmes  brusquement  prendre  le  bras  et 


320  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

jeter  à  l'oreille,  avec  celte  petite  voix  criarde,  aigrelette 
et  fausse  comme  celle  des  bossus,  qu'affectent  les  dorai- 
nos  voulant  entamer  une  intrigue,  ces  mots  sacramentels  : 
«  Je  te  connais.  »  A  Paris,  rien  n'eût  été  plus  naturel.  De- 
puis ass-^z  longtemps,  nous  promenons  notre  figure  aux 
premières  représentations,  aux  boulevards,  dans  les  mu- 
sées, pour  qu'elle  soit  aussi  connue  que  si  nous  étions 
célèbre.  Mais,  à  Moscou,  cette  affirmation  de  bal  masqué 
semblait  à  notre  modestie  quelque  peu  hasardeuse. 

Le  domino,  mis  en  demeure  de  prouver  son  assertion, 
nous  chuchota  sous  la  barbe  de  son  masque  notre  nom, 
très-suffisamment  prononcé  avec  un  joli  petit  accent  russe, 
que  le  déguisement  de  la  voix  n'empêchait  pas  de  démê- 
ler. La  conversntion  s'engagea  et  nous  prouva  que,  si  le 
domino  de  Moscou  ne  nous  avait  jamais  rencontré  avant 
ce  bal,  il  connaissait  du  moins  parfaitement  nos  omTages. 
Il  est  difficile,  pour  un  auteur  à  qui  l'on  cite  quelques 
vers  de  ses  poésies  et  quelques  lignes  de  sa  prose,  si  loin 
du  boulevard  des  Italiens,  de  ne  pas  se  rengorger  un  peu 
en  hu  liant  cet  encens,  le  plus  délicat  de  tous  aux  narines 
d'un  écriva'n.  Afin  de  remettre  notre  amour-propre  à  son 
plan,  nous  fûmes  obligé  de  nous  dire  que  les  Russes  li- 
saient beau  'oup,  et  que  les  moindres  auteurs  français 
avaient  un  public  plus  nombreux  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Moscou  qu'à  Paris  même.  Cependant,  pour  rendre  la  poli- 
tesse, nous  nous  efforçâmes  d'être  galant  et  de  répondre 
aux  citations  par  des  madrigaux,  chose  difficile  avec  un 
domino  englouti  dans  un  sac  de  satin,  le  capuchon  rabattu 
sur  le  front,  et  la  barbe  du  masque  longue  comme  une 
barbe  d'ermite.  La  seule  chose  qui  parût  était  une  petite 
main  assez  étroite,  gantée  strictement  de  noir.  C'était  par 
trop  de  mystère,  et  il  fallait  pour  être  aimable  de  trop 
grands  frais  d'imagination.  Nous  avons  d'ailleurs  un  dé- 
faut (|ui  nous  empêche  de  nous  précipiter  bien  ardemment 
aux  aventures  de  bal  masijué.  Derrière  le  déguisement, 
nous  supposons  plus  volontiers  la  laideur  que  la  beauté. 
Ce  vilain  morf^eau  de  soie  noire,  avec  son  profil  de  chèvre 
camuse,  ses  yeux  bridés  et  sa  barbiche  de  bouc,  nous 


I/ART  BYZANTIN.  321 

semble  le  moule  du  visage  qu'il  recouvre,  et  nous  avons 
drî  la  peine  à  l'en  détacher.  Masquées,  les  lemmes  même 
dont  la  jeimesse  certaine  et  la  beauté  notoire  nous  sont 
connues,  nous  deviennent  parfois  suspectes.  Il  est  bien  en- 
tendu que  nous  ne  parlons  ici  que  du  masque  complet.  Ce 
petit  loup  de  velours  noir,  que  nos  aïeux  appelaient  tou- 
ret  de  nez,  et  que  les  grandes  dames  portaient  à  la  pro- 
menade, laisse  voir  la  bouche  avec  son  sourire  de  perle?, 
les  fins  contours  du  menton  et  des  joues,  et  fait  ressortir 
par  son  noir  intense  la  fraîcheur  rosée  du  teint.  11  permet 
de  juger  la  beauté  de  la  femme  sans  la  découvrir  tout  à 
fait.  C'est  une  réticence  coquette  et  non  un  mystère  in- 
quiétant Ce  qu'on  risque  de  pire,  c'est  un  nez  à  la  Roxe- 
lane  à  la  place  du  nez  grec  qu'on  rêvait.  On  se  console  ai- 
sément de  ce  malheur.  Mais  le  domino  hermétique  peut, 
quand  il  s'entr'ouvre  à  l'heure  du  berger,  amener  des  dé- 
couvertes sinistres  qui  rendent  un  homme  bien  élevé  fort 
embarrassé  de  sa  contenance.  C'est  pourquoi,  après  deux 
ou  trois  tours  dans  le  bal,  nous  reconduisîmes  la  dame 
mystérieuse  prés  du  groupe  qu'elle  nous  indiqua.  Ainsi 
se  termina  notre  intrigue  au  bal  masqué  de  Moscou. 

—  El)  quoi  !  est-ce  là  tout?  va  dire  le  lecteur.  Vous 
nous  cachez  quelque  chose  par  modestie.  Le  domino  sorti 
furtivement  du  bal  a  dû  vous  indiquer  une  voiture  mys- 
térieuse et  vous  y  faire  monter  prés  de  lui.  Puis  la  dame 
a  noué  son  mouchoir  de  dentelles  autour  de  votre  front, 
disant  que  l'amour  doit  avoir  un  bandeau,  et,  vous  pre- 
nant par  la  main,  la  voiture  arrivée,  vous  a  fait  suivre  de 
longs  couloirs,  et  quand  on  vous  a  rendu  l'usage  de  vos 
yeux,  vous  vous  êtes  trouvé  dans  un  boudoir  splendide- 
ment éclairé.  La  dame  avait  déposé  son  masque  et  s'était 
débarrassée  de  son  domino,  comme  le  papillon  brillant 
rejette  sa  larve  obscure;  elle  vous  souriait  et  semblait 
jouir  de  votre  émerveillement.  Dites-nous  si  elle  était 
blonde  ou  brune,  si  elle  avait  un  petit  signe  au  coin  de  la 
bouche,  afin  que  nous  puissions  la  reconnaître  en  la  ren-^ 
contrant  à  Paris,  dans  le  monde.  Nous  espérons  que  vous 
avez  soutenu  l'honneur  de  la  France  à  l'étranger,  et  qnf 


322  VOYAGE  EX  RUSSIE. 

VOUS  vo'is  êtes  montré  tendre,  galant,  spirituel,  para- 
doxal, passionné,  digne  enfin  de  la  situation.  —  Une  aven- 
ture de  bal  masqué  à  Moscou  !  —  Joli  litre  de  feuilleton, 
dont  vous  n'avez  pas  profité,  vous  d'ordinaire  si  prolixe 
quand  il  s'agit  de  décrire  des  murailles,  des  tableaux  ou 
des  paysages. 

En  vérité,  dût-on  nous  prendre  pour  un  Don  Juan 
fourbu,  pour  un  Valmoiit  à  la  retraite,  il  n'y  a  rien  eu 
autre  chose.  L'intrigue  s'est  bornée  là,  et  après  avoir  pris 
un  verre  de  thé  mélangé  de  vin  de  Bordeaux,  nous  rega- 
gnâmes notre  traîneau,  qui  nous  mit  en  quelques  minutes 
à  notre  hôtel  de  la  rue  des  Vieilles-Gazettes. 

La  journée  avait  été  assez  bien  remplie  :  le  matin  au 
couvent,  le  soir  au  bal,  la  religieuse,  le  domino,  la  pein- 
ture byzantine  et  les  Tziganes,  nous  avions  bien  mérité  de 
nous  coucher. 

En  voyage  on  sent  mieux  le  prix  du  temps  que  dans  la 
vie  habituelle.  On  est  pour  quelques  semaines,  pour  quel- 
ques mois  tout  au  plus  dans  un  pays  où  il  se  peut  qu'on 
ne  revienne  jamais;  mille  choses  curieuses,  que  vous  ne 
reverrez  pas,  sollicitent  votre  attention.  Il  n'y  a  pas  un 
moment  à  perdre,  et  les  yeux,  comme  les  dents  au  buffet 
du  chemin  de  fer,  redoutant  le  silflet  du  départ,  avalent 
les  morceaux  doubles.  Chaque  heure  a  son  emploi.  L'ab- 
sence d'affaires,  d'occupations^  de  travaux,  de  fâcheux, 
de  visites  à  recevoir  ou  à  rendre,  l'isolement  dans  un  mi- 
lieu inconnu,  l'emploi  perpétuel  de  la  voiture  allongent 
singulièrement  la  vie,  et  cependant,  chose  étrange,  le 
temps  ne  vous  paraît  pas  court;  trois  mois  de  voyage 
équivalent  comme  durée  à  un  an  de  séjour  dans  la  rési- 
dence habituelle.  Quand  on  reste  chez  soi,  les  jours  que 
rien  ne  distingue  les  uns  des  autres  tombent  au  gouffre 
de  l'oubli  sans  laisser  de  trace.  Lorsqu'on  visite  un  pays 
nouveau  pour  soi,  les  souvenirs  d'objets  inaccoutumés, 
d'actions  imprévues,  forment  des  points  de  repère,  et  en 
jalonnant,  le  temps,  le  mesurent  et  en  font  sentir  l'é- 
tendue. 

Apelles  disait  :  «  Nulla  (lies  sine  linea,  »  —  à  défaut 


L'ART  BYZAMIN.  3-23 

du  grec,  nous  citons  le  latin,  —  car  ce  n'est  pas  la  phrase 
que  le  peintre  de  Carapaspe  dut  prononcer.  Le  touriste 
doit  arranger  ce  mot  à  son  usage,  et  dire  :  «  Nul  jour  sans 
course.  » 

D'après  ce  précepte,  le  lendemain  de  notre  expédition  à 
Troïtza,  nous  allions  visiter,  au  Kremlin,  le  Musée  des  voi- 
tures et  le  Trésor  des  Popes. 

C'est  une  curieuse  exhibition  que  celle  de  celte  antique 
et  faslueuse  carrosserie  :  voitures  de  sacre,  voilures  de 
gala,  voitures  de  voyage  et  de  cani[)agne,  chaises  de 
poste,  traîneaux  et  autres  véhicules.  L'homme  procède 
comme  la  nature,  il  va  toujours  du  compHqué  au  simple, 
de  l'énorme  au  proportionné,  de  la  so:i  ptiiosité  à  l'élé- 
gance. La  carrosserie,  comme  la  faune  des  temps  primi- 
tifs, a  eu  ses  mammouths  et  ses  mastodontes.  On  reste 
étonné  devant  ces  mon^lrueuses  machines  roulantes,  avec 
leur  attirail  enchevêtré  de  suspension,  leurs  ressorts  en 
pincettes,  leurs  leviers,  leurs  épaisses  bandes  de  cuir, 
leurs  roues  massives,  leurs  co's  de  cygne  tortueux,  leurs 
sièges  hauts  comme  des  châteaux  de  navire,  leurs  caisses 
aussi  grandes  qu'un  apparlement  d'aujourd  hui,  leurs 
marchepieds  semblables  à  des  escaliers,  leurs  strapon- 
tins extérieurs  pour  les  pages ,  leurs  plate-lormes  pour 
les  laquais,  leurs  impériales  couronnées  de  galeries  dé- 
coupées, de  figures  allégoriques  et  de  panaches.  C'est 
tout  un  monde,  et  l'on  se  demande  comment  de  tels  en- 
gins ont  pu  se  mouvoir;  huit  énormes  mekiembourgeois 
y  suffisaient  à  peine.  Mais  si  ces  voitures  sont  barbares  au 
point  de  vue  actuel  de  la  locomotion,  au  point  de  vue  de 
l'art  ce  sont  des  merveilles.  Tout  est  sculpté,  ornemenlé, 
travaillé  avec  un  goût  exquis.  Sur  les  fonds  de  dorure  s'é- 
panouissent des  peintures  charmantes,  faites  de  main  de 
maître,  et  qui,  détachées  de  leurs  panneaux,  figureraient 
avec  honneur  dans  les  mus-es.  Ce  ne  sont  que  petits 
amours,  groupes  d'attributs,  bouquets  de  fleur?,  guir- 
landes, blasons,  caprices  de  ti  ules  sortes.  Les  glaces  sont 
des  glaces  de  Venise,  les  tapis  sont  les  plus  moelleux  et 
les  plus  riches  qu'ait  fournis  Constantinople  ou  Smyrne, 


Ô24  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

les  étoffes  à  désespérer  Lyon  :  brocarts,  velours,  damas, 
brocalelle  revêtent  splendides  les  parois  et  les  sièges.  Les 
carrosses  de  Catherine  \'^  et  de  Catherine  II  contiennent 
des  tables  de  jeu  et  de  toilette,  et,  un  détail  caractéristi- 
que, des  poêles  coloriés  et  dorés  en  porcelaine  de  Saxe. 
Les  traîneaux  de  parade  déploient  aussi  une  ingénieuse 
bizarrerie  de  forme,  une  charm mte  fantaisie  d'ornements. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  la  collection  des 
selles  d'homme  et  de  femme,  et  des  harnais  de  toulis 
sortes.  La  plupart  viennent  d'Orient  et  ont  été  donnés  en 
cadeaux  aux  tsars  et  aux  tsarines,  par  les  empereurs  de 
Coiistantinople,  les  grands  Turcs  et  les  scliahs  de  Perse. 
C'eat  un  luxe  insensé  de  broderies  d'or  et  d'argent  sur  des 
fonds  de  brocart  ou  de  velours  qui  disparaissent,  des 
étoiles  et  des  soleils  de  pierreries.  Les  mors,  les  chan- 
freins, les  gourmettes  sont  étoiles  de  diamants,  et  sur  le 
cuir  des  brides,  précieusement  piquées  en  fils  d'or  ou  en 
soie  do  couleur,  s'incrustent  des  turquoises,  des  rubis, 
des  émeraudes  et  des  saphirs  cabochons.  En  barbare  asia- 
tique que  nous  mériterions  d'être,  nous  avouons  que  cette 
sellerie  extravagamment  magnifique  iious  séduit  plus 
que  la  moderne  sellerie  à  l'anglaise,  très-fashionable  sans 
doute,  mais  si  mai-re  d'aspect,  si  xjauvre  de  matière,  et 
si  sobre  d'ornement. 

La  vue  de  ces  immenses  et  somptueux  carrosses  en  dit 
plus  sur  l'ancienne  vie  de  cour  que  tous  les  mémoires  des 
Dangtau  et  auties  chroniiiueurs  de  palais.  Elle  fait  con- 
cevoir des  existences  énormes,  impossibles  à  réaliser  au- 
jourd'hui, même  avec  le  pouvoir  absolu,  car  la  simplicité 
des  mœurs  actuelles  envahit  jusqu'aux  demeures  souve- 
raines. L'habit  de  gala,  le  grand  costume  de  cérémonie 
ne  sont  plus  que  des  déguisements  qu'on  se  hâte  de  dé- 
pouiller après  la  fêle.  Excepté  le  jour  du  sacre,  l'empe- 
reur ne  porte  jamais  sa  couronne.  Il  se  coiffe  comme  tout 
le  monde  d'un  chapeau  soit  militaire,  soit  civil;  et  s'il  se 
promène,  ce  n'est  pas  on  cari  osse  doré  et  Iraiiié  par  des 
chevaux  blancs  secouant  des  panaches.  Jadis  ces  nuigni- 
Gcences  étaient  quotidiennes.  On  vivait  familièrement  d.ms 


L'ART  BYZANTIN.  325 

ccKe  magnificence  el  celte  splendeur.  Les  rois  et  les 
grands  n'avaient  de  commun  avec  le  reste  des  hommes 
que  la  mort,  et  ils  passaient  sur  la  terre  éblouie  comme 
des  êti  es  d'une  autre  race. 

—  On  nous  fit  voir  leTiéscr  des  Popes,  qui  se  trouve 
aussi  dans  le  Kremlin.  C'est  le  plus  prodigieux  entasse- 
ment de  richesses  qu'on  puisse  rêver.  Là,  sont  langés 
dans  des  armoires  dont  on  entr'ouvre  les  portes,  comme 
des  battants  de  reliquaires,  les  tiares,  les  mitres,  les  bon- 
nets des  métropolitains  et  des  archimandrites,  mosaïques 
de  pierreries  sur  des  fonds  de  brocarts,  les  dalmaliques, 
les  chapes,  les  éloles,  les  robes  en  toiles  dor  ou  d'argent, 
toutes  r;imagées  de  brodeiies,  tout  historiées  de  légendes 
dessinées  avec  des  perles.  A  Troïtza  nous  avions  pu  croire 
qu'il  n'y  avait  [dus  de  perles  au  monde,  et  que  le  trésor 
du  couvent  les  avait  réunies  dans  ses  boisseaux.  Il  y  en 
avait  tout  autant  au  Trésor  des  Popes.  Que  de  ciboires  d'ar- 
gent, de  vermeil,  d'or  scidpté,  niellés,  guillochés,  entou- 
rés de  zones  d'émaux,  cerclés  de  pierres  précieuses;  que 
de  croix  peuplées  par  des  myriades  de  figures  microscopi- 
ques, que  d'anneaux,  que  de  crosses,  que  d'ornements 
d'une  richesse  fabuleuse,  que  de  lampes,  que  de  flam- 
beaux, que  de  livres  reliés  de  plaques  d'or  constellées 
d'onyx,  d'agalhe,  de  lapis-lazuli,  de  malachite  n'avons- 
nous  pas  contemplés,  derrièi  e  ces  vitrines,  avec  ce  plai- 
sir et  ce  découragement  du  voyageur  qui,  là  où  il  ne  peut 
écrire  que  quelques  lignes,  sent  qu'il  faudrait  une  mono- 
graphie capable  d'occuper  une  vie  entière! 

Le  soir,  nous  allâmes  au  théâtre.  Il  est  vaste  et  magni- 
ûque,  et  rappelle,  pour  ses  disp(>sitions  principales,  l'O- 
d^on  de  Paris  et  le  théâtre  de  Bordeaux.  Ces  régularités 
parfaites  nous  touchent  peu,  et  nous  aimerions  mieux, 
pour  notre  (iirt,  le  moindre  caprice  architectural  désor- 
donné et  lleuri,  dans  le  genre  de  Vassili-Blajonuoï  ou  du 
Paliis  à  facette;-,  mais  cela  serait  moins  civilisé  et  traité 
de  barbare  par  les  gens  de  bon  goût.  Toutefois,  il  ftmt 
convenir  que  le  type  admis,  le  théâtre  de  Moscou  ne  laisse 
rien  à  désirer.  Tout  y  est  grandiose,  monumental,  somp- 

28 


^26  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

lueus.  La  décoration  de  la  salle,  rouge  et  or,  flatte  Toeil 
par  son  opulence  sérieuse,  favorable  aux  loileitfS,  et  la 
loge  impériale,  placée  juste  en  face  de  la  scène,  avec  ses 
hampes  dorées,  ses  aigles  à  deux  tètes,  ses  blasons  et  ses 
enroulements  de  lambrequins,  produit  un  elfet  majes- 
tueux et  splendide;  elle  coupe,  dans  sa  hauteur,  deux 
rangs  de  loges,  et  interrompt  heureusement  les  lignes 
coui-bes  des  ga'eries.  Comme  à  la  Scala,  à  San-Carlo  et 
dans  tous  les  grands  tliéâlies  italiens,  un  couloir  circule 
autour  du  parterre  et  facilite  laccès  des  places,  rendu 
encore  plus  aisé  par  un  autre  chemin  laissé  libre  au  mi- 
lieu. Nulle  part,  l'espace  n'est  parcimonieustinent  ménagé 
comme  chez  nous.  On  peut  entrer  et  sortir  sans  déranger 
personne,  et  causer  extérieurement  avec  les  femmes  des 
biiignoites.  On  est  admirablement  assis  aux  fauteuils 
d'orchestre,  dont  les  premiers  rangs,  par  une  conven- 
tion tacite,  sont  réservés  uux  gens  titrés,  aux  grades 
supérieurs  et  aux  personnes  d'importance.  Un  mar- 
chand, quelque  riche,  quelque  honorable  qu'il  soit  d'ail- 
leurs, n'oserait  pas  dépasser  la  cinquième  ou  la  sixième 
file.  La  même  hiérarchie  s'observe  pour  les  rangs  de 
loge;  du  moins  cela  élait  ainsi  du  temps  de  notre 
voyage.  Mais,  quel  que  soit  l'endroit  où  l'on  se  place, 
soyez  sûr  qu'on  y  est  à  l'aise.  Le  spectateur  n'y  est 
pas  sacrifié  aoi  spectacle,  comme  cela  arrive  trop  souvent 
dans  les  théâtres  de  P;iris,  et  le  plaisir  ne  s'achète  pas  par 
une  torture.  L'on  a  autour  de  soi  l'espace  que  Stendhal 
jugeait  nécessaire  pour  bien  guûter  la  musique,  sans 
être  troublé  par  l'inlluence  du  voisin.  Avec  cet  art  du 
chauffage  que  possèdent  les  Russes  au  plus  haut  de- 
gré, et  qui  est  chez  eux  une  question  de  vie  ou  de  mort, 
une  température  ég.de  et  douce  est  maintenue  par- 
tout, et  l'on  ne  court  pas  risque,  en  entr'ouvranl  la 
porte  ou  le  carreau  de  sa  loge,  de  recevoir  ces  douches 
d'air  froid  qui  vous  tombent  si  désagréablement  sur  h  s 
épaules. 

Cependant,  malgré  tout  ce  confort,  le  théâtre  de  Mos- 
cou n'était  pas,  ce  soir-là,  très-rempli.  On  remarquait  de 


'AHT  BYZANTIN  527 

grands  vides  dans  les  loges,  et  des  files  presque  entières 
de  banquettes  re  talent  inoccupées  ou  ne  préscnlaient  que 
d'!  rares  groupes  de  spectateurs  disséminés  çà  etlj.  Il  faut 
des  foules  énormes  pour  combler  ces  théâtres  immenses. 
En  Russie,  tout  est  trop  grand  et  semble  fait  pour  une  popu- 
lation à  venir.  C'était  jour  de  ballet,  car  le  ballet  et  l'opéra 
alternent  aux  théâtres  russes  et  ne  se  combinent  pas  comme 
chez  nous.  Nous  ne  nous  rappe'ons  pas  la  fable  du  bal- 
let exécuté  ce  jour-là.  Elle  avait  tout  le  décousu  des  livrets 
italiens,  et  ne  servait  qu'à  enchaîner  une  suite  de  pas  fa- 
vorables au  talent  des  danseurs.  Quoique  nous  ayons  fjit 
nous-même  des  programmes  de  ballets,  et  que  uous  com- 
prenions assez  bien  le  langage  de  la  pantomime,,  il  nous 
fut  impossib'e  do  suivre  le  fil  de  l'action  à  travers  les  pas 
de  trois,  les  pas  de  deux,  les  pas  seuls  et  les  évolutions  du 
corps  de  ballet,  qui  manœuvrait  d'ailleurs  avec  un  en- 
semble et  une  précision  admirables.  —  Ce  qui  nous  frappa 
le  plus,  ce  fut  une  espèce  de  mazurka  exécutée  par  un 
dansDur  nommé  Alexandrof,  avec  une  fierté,  une  élégance, 
une  grâce  bien  éloignées  des  afféteries  si  désagréables 
chez  les  danseurs  ordinaires. 

La  vie  du  voyageur  se  compose  de  contrastes  :  le  lende- 
main, nous  allions  visiter  le  couvent  de  Romanof,  à  quel- 
ques verstes  de  .Moscou.  Ce  couvent  est  célèbre  par  l'ex- 
lellente  musique  religieuse  qui  s'y  exécute.  CommeTroïtza, 
il  a  extérieurement  l'apparence  d'une  forteresse.  Sa  vaste 
enceinte  renferme  un  grand  nombre  de  chapelles  et  de 
bâtiments,  et  un  cimetière  dont,  par  ce  temps  d'hiver, 
l'aspect  était  particulièrement  lugubre.  Rien  de  plus 
triste  que  ces  croix  empâtées  de  neige,  ces  urnes  et 
ces  colonnes  funèbres  crevant  la  blanche  nappe  éten- 
due sur  les  morts  comme  un  second  linceul.  Cette 
idée  vous  occupe,  que  les  pauvres  défunts  couchés  sous 
cette  couche  glacée  doivent  avoir  bien  froid  et  se  sentir 
encore  plus  profondément  enfoncés  dans  l'oubli,  car  la 
neige  efface  leurs  noms  et  les  pieuses  légendes  qui  les 
accompagnent,  recommandant  leurs  âmes  aux  prières 
des  vivants. 


3'2S  TOYAGE  EN  RUSSIE. 

Après  un  coup  d'œil  mélancolique  jeté  sur  ces  tombes 
à  demi-recouvertes,  dont  quel  jues  noires  feuilles  d'arbres 
vivaces  augmentaient  encore  le  caractère  désolé,  nous  en- 
trâmes dans  l'église  dont  l'iconostase  tout  doré  nous  sur- 
prit par  sa  prodigieuse  bauteur,  qui  dépassait  celle  des 
plus  giganlesquos  retab'es  espagnols. 

Il  y  avait  office,  et  tout  d'abord  nous  fûmes  surpris 
d'entendre  des  sons  analogues  à  ceux  produits  dans  iv^s 
orgues  par  les  jeux  de  bourdons;  nous  savions  que  le  rite 
grec  n'admettait  pas  ces  instruments.  Nous  fûmes  bientôt 
fixé  sur  cette  ereur,  car  en  approchant  de  l'iconostase 
nous  aperçûmes  un  groupe  de  chantres  à  grande  baibe  t-t 
habillés  de  noir  comme  les  popes.  Au  lieu  de  chanter  à 
pleine  voix  comme  les  nôtre-s  ils  recherchent  des  iffets 
plus  doux  et  font  entendre  une  sor'e  de  bourdonnement 
d'un  ciiarme  plus  facile  à  goûter  qu'à  décrire;  figurez- 
vous  le  bruit  que  font  en  volant,  les  soirs  d'été,  les  gros 
papillons  de  nuit;  c'est  une  note  grave,  douce  et  pourtant 
pénétrante.  Ils  étaient  une  dizaine,  croyons-nous,  Ton 
distinguait  les  basses  à  la  manière  dont  ils  se  rengor- 
geaient, et  les  chants  sacrés  sortaient  de  leu.-  bouche  sans 
qu'on  leur  vit  presque  remuer  les  lèvres. 

La  ch.ipelle  impériale  à  Saint-Pélersbourg  et  celle  de  ce 
couvent  de  Romanof  sont  ce  que  nous  avons  entendu  de 
plus  beau  dans  le  domaine  de  la  musique  religieuse;  nous 
possédons  des  compositions  musicales  plus  savantes  et 
plus  belles  sans  doute,  mais  la  manière  dont  on  exécute 
le  plain-chaiit  en  Piussie  y  ajoute  une  grandeur  mysté- 
rieuse et  une  inexprimable  beauté.  C'est,  à  ce  qu'on  nous 
dit,  saint  Jean  l>amascène  qui  fut  au  huitième  siècle  le 
grand  réformateur  de  la  musique  sacrée;  elle  s'est  peu 
modifiée,  et  ce  sont  es  mêmes  chants  arrangés  à  quatre 
voix  p^ir  les  compositeur.-  modernes,  que  nous  enloDdimes. 
L'inlluence  italienne  envahit  un  instant  la  musique  sacrée, 
mais  ce  ne  fut  pas  pour  longtemps,  et  l'empereur  Alexan- 
dre I'"^  ne  souffrit  pas  qu'on  exécutât  d'autic  chant  que  le 
chant  ancien  dans  sa  chapelle. 

En  rentrant  à  l'hôtel,  tout  vibrant  encore  d'une  harmo 


L'ART  BYZANTIN.  329 

nie  céleste,  nous  trouvâmes  des  lettres  qui  nous  rappe- 
laient à  Saint-Pétersbourg,  et  nous  quittâmes  Moscou  à 
grand  icgrot,  Moscou,  la  vraie  ville  russe,  couromiée  par 
le  Kremlin  aux  cent  coupoles. 


XX 


L'OPÉRA    A    SAINT-PÉTERSBOURG  (1) 


Le  rideau,  en  se  levant,  découvre  aux  yeux  du  specla- 
leur  un  royaume  mystérieux  et  souterrain  qui  a  pour  ciel 
une  voûte  de  rocher,  pour  étoiles  des  lampe>,  pour  fleurs 
les  cristallisations  bizarres  des  mélaux,  pour  lacs  des  eaux 
noires  où  nagent  des  poissons  avcugl  s,  pour  indigènes  les 
gnomes  de  la  montagne  que  le  travail  humain  vient  trou- 
bler dans  leur  retraite  profonde.  Une  joyeuse  aclivité  rè- 
gne au  sein  de  la  raine;  les  pics  poursuivent  le  minerai 
aux  veines  de  la  gangue;  les  câbles  s'enroulent  sur  les 
treuils;  les  paniers  vont  et  viennent,  el  les  hottes  versent 
aux  fourneaux,  dont  les  gueules  rouges  flamboient,  les 
trésors  extraits  de  la  roche.  A  peine  refroidis,  les  l.ngots 
se  façonnent  sous  les  coups  cadencés  des  marteaux.  Tout 
ce  table  lu  est  charmant. 

Tant  de  labeur  mérite  sa  récompense.  Par  un  frêle  es- 
calier dont  le  sommet  se  perd  dans  la  voûte  de  la  caverne, 
et  qui  Miel  le  monde  in'éiieur  en  communication  avec  le 
monde  supérieur,  descendent,  comme  les  anges  sur  l'é 
chelie  (le  Jacob,  les  femmes,  les  filles  et  les  fiancées  des 
mineurs,  en  costume  coquet  et  pittoresque,  apportant  le 

(1)  Éoline  ou  la  Dryade,  ballet  en  quatre  actes  de  M.  Jules  l'on  ot, 
musiija?.  de  M.  Pugiii,  débuts  de  M"""  Ferraris. 


L'OPÉRA  A  SAlM-PElERSr.OURG.  33! 

déjeuner  des  ouvriers.  Tous  ce^  petits  piods,  toutes  ces 
jambes  fuies  et  rondes  francliissenl  les  innombrables  mar- 
ches avec  une  prestesse  ailée,  sous  1  arlil  erie  des  lorgnet- 
tes braquées,  sans  un  faux  pas,  sans  une  hé.-ilalion,  sans 
faire  trembler  un  instant  l'esca'ier  aérien;  rien  de  plus 
gracieux  et  de  plus  hardi  que  ce  défilé  en  l'air  de  tout  le 
corps  de  ballt  t. 

On  tire  les  provisions  da  panier,  et  Lisinka,  la  plus  jo- 
lie de  ces  jolies  fiUos,  sert  affeclueuseme.it  son  père,  le 
chef  des  mineurs,  aussi  habile  à  deviner  des  métaux  sous 
leur  enveloppe  terreiise  que  les  telchines  de  Samotbrace 
ou  les  gnom-:îs  du  Ilartz.  Pour  que  la  joie  soit  complète,  le 
comte  Edgar,  propriétaire  des  mines,  a  envoyé  à  ses  bra- 
ves ouvriers  des  brocs  de  \iu  et  des  cruches  de  bière.  Les 
mineurs  y  puisent  largement,  et  le  sobre  déjeuner  finit  ea 
gai  festin.  Aux  lumières  des  lampes  les  yeux  élincellent,^ 
les  joies  s'illuminent,  les  sourires  brillent  en  blancs 
éclairs,  les  mains  cherclient  les  mains,  les  bras  s'arron- 
dissent autour  des  corsages,  les  pieds  trépignent  sur  le  sol 
pailleté  d'or,  et  les  danses  ne  tardent  pas  à  se  former. 

Ce  joyeux  tumulte  éveille  dans  les  profondeurs  de  son 
palais  souterrain  Rûbezahl,  le  roi  des  gnomes,  le  génie 
delà  mon'agne  dont  l'audace  avide  des  mortels  envahit 
les  possessions  ;  un  énorme  bloc  de  scories  liquéfieras  au- 
trefois par  le  feu  des  volcans  primitifs  s'entr'ouvre  subi- 
bi!ement,  et  il  en  jaillit  un  être  surnaturel,  moiùé  Dieu, 
moitié  démon,  un  petit  manteau  blanc  sur  les  épau'es, 
•evêlu  d'une  cuirasse  et  deknémides  à  reflets  de  paillon, 
jans  doute  forgées  par  Vu'cain,  son  aïeul  mytiiologi  |ue  : 
c'est  Piùbez'ahl.  krité  d'abord  de  tout  ce  bruit,  il  se  déride 
bientôt  à  l'aspect  des  danses  et  descend,  pour  s  y  mêler, 
de  son  quartier  de  roche.  Invisible  par  sa  volonté,  comme 
s'il  port  lit  au  doigt  l'anneau  de  Gygés,  il  circule  entre 
les  groupes,  qu'il  lutine  et  dérange.  Grâce  à  lui,  les  gar- 
çons les  plus  modes'eâ  sont  punis  de  licences  qu'ils  n'ont 
pas  prises.  Ici,  il  effleure  de  ses  lèvres  de  blanches  épau- 
les; là,  il  entoure  de  ses  doigts  une  taille  de  gué[ie,  in- 
terceptant les  baisers  au  vol  et  laissant  arriver  le^  souf 


352  VOYAGE  EN  RISSIE. 

(lets...  sur  la  joue  des  innocenls.  Ce  n'est  pas  tout  :  en 
passant  les  amphores,  dont  le  vin  se  répand  en  nappes 
rouges,  trompant  la  soif  des  buveurs,  il  fait  porter  à  sec 
la  santé  du  comte  Edgar,  à  la  grande  satisfaction  du  malin 
génie,  qui  disparaît  en  riant. 

Le  comte  Edgar  pénètre  dans  la  raine  pour  féliciter  les 
ouvriers  de  leur  ardeur  à  cos  travaux,  qui  l'enrichissent 
et  lui  permettent  d'épouser  Éoline,  sa  lijncée,  fllle  adop- 
tive  du  puissant  duc  de  Ratibor. 

Éoline,  curieuse  de  visiter  ce  monde  souterrain,  ai  rive 
bientôt  avec  son  père,  semant  sous  ces  voûtes  sombres, 
où  ne  s'épanouissent  que  l'or,  l'argent  et  les  pierres  [irè- 
cieuses,  les  fleurettes  des  champs  qu'elle  a  cueillies  en 
route  tout  humides  encore  de  rosée  ;  on  l'entoure,  on  1  ad- 
mire, on  l'acclame;  elle  esl  si  belle,  si  bonne  et  si  char- 
mante !  Derrière  sa  beauté  on  en  admire  une  autre  qui 
brille  à  ti  avers  la  première,  comme  une  flamme  dans  un 
globe  d'albâtre.  On  dirait,  à  de  soudaines  phosphores- 
cences, qu'Éoline  n'est  que  l'enveloppe,  que  le  voile  trans- 
parent d  un  être  supérieur,  d'une  déesse  condamnée  par 
quelque  fatalité  à  vivre  parmi  les  hommes.  Aussi  Edgar, 
ivre  d'amour,  s'élance  sur  les  pas  de  sa  belle  fiancée, 
tâchant  de  l'atteindre  et  de  l'arrêter  dans  son  vol.  Âvez- 
vous  vu  deux  papillons  aux  ailes  palpitantes  qui  se  cher- 
chent et  s'évitent  sur  la  pointe  des  herbes,  l'un  passionné- 
ment, l'autre  coqu  ttemeiit,  gardant  toujours  leur  dis- 
tance jusqu'à  ce  qu'ils  se  confondent  dans  le  même  rayon? 
Alors  vous  pouvez  vous  Faire  une  idée  de  ce  pas  délicieux 
où  madame  Feiraris,  —  Éoline,  voulons-nous  dire,  —  se 
montre  si  jeune,  si  légère,  si  aérienne,  si  volui)tueuse- 
nient  cha^te  et  si  pudiquement  provocante.  Avec  quel 
joli  mouvement  elle  altiie  et  r.'pousse  le  bai-er  suspendu 
au-dessus  de  son  sourire  comme  une  gracieuse  menace! 

Pendant  qu'Eoline  admire  les  richesses  de  la  mine, 
prend  part  à  la  collation  qu'on  lui  offre,  se  mêle  aux 
danses,  accueille  les  jeunes  filles  empressées  autour  délie 
et  reçoit  les  coiifidences  indiscrètes  du  jeune  ouvrier 
amoureux  deLizinka,  Uûbezahl,  le  génie  de  la  montagne, 


LOPERA  A  SAINT-PETERSBOURG.    .  533 

a  reparu;  dans  une  pose  d'extase,  les  mains  tendues, 
l'œil  ébloui,  il  suit  tous  les  mouvements  de  la  fiancée 
d'Edgar.  Il  s'enivre  à  longs  traits  de  sa  beauté.  Jamais 
semblable  merveille  n'a  pénétré  dans  son  obscur  royaume; 
ni  les  ondines  des  nappes  intérieures,  ni  les  salamandres 
des  régions  pluloniques  qui  ont  cherché  à  lui  plaire  ne 
possédaient  celte  perfection  de  traits  et  de  formes,  cette 
grâce  virginale,  ce  sourire  enchanteur!  Rûbezahl  est  épris 
d'Éoline;  la  flèche  de  l'amour  a  trouvé  son  cœur  à  travers 
les  épaisses  couches  de  la  terre. 

Soudain  il  se  transforme  en  mineur,  et  d'un  air  gauche 
et  rustre  il  s'approche  de  la  table,  malgré  les  ricane- 
ments des  seigneurs,  dont  il  dédaigne  les  phiisant^ries. 
Sous  son  humble  habit,  il  est  plus  puissant  qu'eux  ;  ses 
yeux  percent  les  obstacles  contre  lesquels  s'émousseat  les 
regards  des  hommes  ;  il  voit  clairement  les  fleuves  de 
métal  ruisseler  dans  leur  lil  de  roche.  La  clef  des  trésors 
de  la  montagne,  c'est  lui  qui  la  tient  ;  en  effet,  à  chaque 
coup  de  pioche  qu'il  donne,  les  blocs  d'or  natif  font  briller 
leurs  jaunes  pépites;  les  pierres  précieuses  étincellenl  et 
lancent  de  folles  bluetles;  la  caverne  illuminée  laisse 
transparaître  les  richesses  que  l'homme  cherche  avec  tant 
de  I  eine  ;  les  floraisons  métalliques  étalent  Icirs  couleurs 
étranges,  les  rubis,  les  saphirs,  les  diamants  croisent 
leurs  feux  variés.  Qu'est-ce  que  le  trésor  des  califes  à  côté 
de  ces  merveilles  et  de'  ces  éblouissements?  Dans  l'humble 
mineur  qui  se  redresse  fièrement,  l'on  recoiviait  Rûbezahl, 
le  roi  des  gnomes  ;  sans  s'inquiéter  du  courrou.\  ni  de 
l'épée  d'Edgar,  qui  n'atteint  que  le  vide,  le  génie  dé- 
clare son -amour  pour  Éoline.  Elle  sera  reine  chez  les 
gnomes,  et  la  terre  lui  ouvrira  tous  ses  écr'.ns  ;  ainsi  l'a 
décidé  liûbezahl,  qu'aucun  obsticle  n'arrêtera.  Qui  pour- 
rait rivaliser  avec  un  génie,  et  surtout  avec  un  génie  si 
riche  ! 

En  vain  Éoline  proteste,  en  vain  Edgar  cherche  à  châ- 
tier l'insolent,  Rûbezahl  ne  s'en  émeut  guère  ;  il  fait  un 
geste,  et  la  caverne  s'incendie  d'un  refl^'t  pourpre,  comme 
ïi  les  digues  du  feu  central  étaient  rompues.  Le  génie  s'é- 


334  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

clipse  au  milieu  des  flammes.  Tout  le  monde  fuit  épou- 
vanté, et  la  solitude  se  fait  dans  la  mine. 

Les  hommes  partis,  les  gnomes  reprennent  possession 
de  leur  empire.  Des  fentes  de  la  roche  sort  une  multitude 
de  petits  êties  vêtus  de  gris,  coiffés  de  capuchons  au  fond 
desquels  brillent  des  yeux  malins.  Tout  cela  sautille  d'une 
façon  bizarre,  sur  un  rhytlime  désordonné,  pour  divertir 
le  maître,  qui  parait  soucieux;  aux  gnomes  succèdent  de 
jolies  créatures  aux  toilettes  étincelantes  de  couleurs  mi- 
nérales, qui  essayent,  sans  y  plus  réussir,  de  distraire  le 
roi  de  la  montagne  de  sa  rêverie.  Rùbezahl  ne  fait  pas 
même  attention  aux  empressements  de  Trilby,  son  page, 
son  lutin  bien-a'mé.  La  pensée  qui  le  préoccupe  perce  les 
parois  sombres  de  la  caverne  ;  la  roclie  compacte  devient 
translucide,  se  fond  en  vapeurs,  s'azure  et  laisse  aperce- 
voir, dans  une  perspective  magique,  lintérif^ur  d'une 
chambre  d'architecture  ogivale.  Doucement  éclairée  par 
une  lampe,  Éoline  repose  sur  des  carreaux  de  brocart, 
avec  le  gracieux  abandon  du  sommeil;  un  jet  de  lumière 
bleuâtre  pénètre  dans  la  chambre  par  le  vitrail  qui  s'ou- 
vre. Dès  que  la  lueur  argentée  a  touché  Éoline,  une  méta- 
morphose s'opère  en  elle;  comme  une  chrysalide  qui 
sort  di  sa  coque  et  s'envole  papillon,  la  jeune  fille  aban- 
donne sa  forme  terrestre  et  ne  laisse  sur  sa  couche  que 
des  vêtements  affaissés.  Avec  la  nuit  elle  redevient  dryade, 
comme  sa  mère  ;  ses  compagnes  l'entourent  et  la  guident 
dans  la  forêt  natale  vers  le  chêne  auquel  sa  vie  est  atta- 
chée. «  Mortelle  ou  déesse,  qu'importe  !  s'écrie  Rùbezahl, 
je  saurai  bien  obtenir  son  amour.  »  La  vision  s'évanouit, 
2l  la  toile  tombe. 

A  l'acte  suivant,  les  lueurs  roses  de  l'aurore  qui  luttent 
ivec  les  reflets  bleus  de  la  lune  jouent  sur  les  hauts  toits 
J'un  manoir  gothique,  dont  une  eau  vive  baigne  le  pied, 
i'out  le  re^te  de  la  scène  est  encore  dans  l'ombre,  et  sur 
]e  devant,  près  d'une  tourelle  en  ruine,  un  vieux  chê.ie 
fracassé  par  la  foudre  tord  ses  branches  mortes.  C'est  le 
jour  des  fiançailles  d'Edgar  et  d'Éoline.  Les  mineurs  pré- 
parent pour  la  cérémonie  un  trône  de  fleurs  et  de  feuilla- 


L'OPERA  A  SAIST-PETERSBOIRG.  Ô35 

gos.  «  Si  nous  jetions  bas  cet  ai  bre  brisé  qui  nous  gène, 
dit  Frantz,  l'amoureux  de  Lisinka,  au  vieil  Hermann,  le 
clief  des  mineurs.  —  Gardons-nous  en  bien,  mes  enfants, 
répond  flermann  ;  une  légende  est  attachée  à  ce  chêne  : 
la  châtelaine,  mère  d'Éoline,  attirée  par  un  charme  mys- 
térieux, aimait  à  se  reposer  sous  son  ombre  ;  un  jour  d'o- 
rage le  tonnerre  le  frappa,  et  comme  si  sa  vie  fût  liée  à 
l'existence  du  chêne,  la  jeune  femme  mourut.   » 

Tandis  que  le  vieux  mineur  raconte  cet'e  légende,  un 
pétillement  d'étincelles  se  fait  entendre,  et  des  ruines  de 
la  tourelle  Rûhezahl  s'élance  comme  à  la  poursuite  d'un  ? 
vision.  En  effet,  une  figure  lumineuse,  dont  le  reflet 
s'allonge  dans  l'eau,  passe  en  planant  au-dessus  de  la 
rivière,  comme  un  oiseau  qui  raterait  un  lac;  c'est  la 
dryade  qui  rentre  avec  le  jour  dans  sa  forme  terrestre. 

Le  soleil  levé  éclaire  la  façade  du  château,  fait  miroiter 
les  eaux  de  la  rivière,  dore  le  vert  feuillage  des  ai  bres  du 
parc;  les  ouvriers,  défdant  avec  bannière  et  attributs, 
portent  sur  des  brancards  de  pesants  lingots  d'argent  et 
d'or  qu'ils  comptent  offrira  leur  S'igneur;  les  jeunes  fdles 
du  village  les  suivent.  Trilby,  le  lutin  de  Rûhezahl,  venu 
sur  terre  déi;uisé  en  page  pour  servir  les  amours  de  son 
maître,  s'amuse  à  coquetier  avec  elles,  excitant  la  jalousie 
de  leurs  rustiques  amants. 

Le  duc  de  Rotibor,  Éuline,  Edgar  et  les  gentilshommes 
témoins  des  fiaiiçailles  ne  tardent  pas  à  paraître;  ils 
prennent  place  et  la  fête  commence.  Un  seigneur,  vêtu 
avec  une  magnificence  bizarre,  s'avance  hardiment.  Il 
excite  une  si. rprise  mêlée  de  crainte.  On  s»  nt  en  lui  une 
puissance  surnaturelle.  Il  dompte  la  volonté,  brise  la  ré- 
sistance, fascine  comme  le  serpent,  attire  comme  l'abîme. 
Magnétisée  par  son  regard,  Éoline  se  lève  et  commei.ce  un 
pas  avec  lui.  On  dirait  une  col  mbe  qui  descend  de  bran- 
che en  branche  vers  le  reptile  en  arrêt  au  bas  de  l'arbre, 
la  plume  hérissée,  l'aile  palpitante,  éperdue  d  ho  reur, 
mais  charmée.  Sans  doute  Éuline  n'aime  p;is  liûbezahl, 
()Ourtanl  celte  danse  magique  l'étourdit  et  l'enivre  ;  une 
langueur  perfide  amollit  ses  mouvements,  sa  tète  penche, 


35G  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

son  œil  nage  dans  une  lumière  plus  humme,  son  souri... 
s'enlr'ouvre,  laissant  passer  un  souffle  plus  pressé.  A 
demi-vaincue,  elle  s'abandonne  aux  bras  de  Rûbezahl. 

Ce  pas,  qui  est  un  chef-d'œuvre,  jette  en  extase  les 
spectateurs  du  théâtre  tt  les  spectateurs  de  la  salle.  Seul, 
le  comte  Edgar  ne  le  Irouve  pas  de  son  goût,  et  franche- 
ment il  est  dans  son  droit.  Furieux,  la  dague  au  point,  il 
se  précipite  vers  le  groupe  ;  le  roi  des  gnomes  le  renverse 
d'un  geste  et  retourne  par  une  trappe  anglaise  dans  son 
empire  caverneux.  Les  jeunes  filles  reçoivent  et  soutien- 
nent Éoline  évanouie. 

Nous  voici  maintenant  au  château,  dans  une  riche  salle 
gothique,  chambre  à  coucher  d'Éoline;  la  jeune  fille  dort, 
mais  d'un  sommeil  agité  de  terreurs  et  de  visions  étran- 
ges. Elle  tressaille  et  se  dresse  sur  le  bord  de  son  lit, 
croyant  entendre  des  rires  et  voir  passer  des  ombres.  Ce 
n'est  pas  tout  à  fait  une  illusion,  car  Tiilby,  envoyé  en 
éclaireur,  s'est  introduit  dans  la  place,  et  sa  tête  maligne 
apparaît  entre  les  rideaux;  cependant  entourée  de  ses  ca- 
méristes  accourues  à  son  appel,  Éoline  se  rassure  ;  elle 
était  le  jouet  d'un  rêve!  Pour  dissiper  cette  fâcheuse  im- 
pression, elle  va  à  son  miroir;  —  n'est-ce  pas  là  que  les 
femmes  oublient  tout,  même  leur  amour?  —  Elle  sourit 
en  voyant  que  les  mauvais  songes  n'ont  pas  éteint  ses  yeux 
et  pâli  ses  joues.  Ses  femmes  lui  essayent  des  paiures; 
mais  tout  à  coup,  au  lieu  de  son  image  charmante,  se 
dessine  dans  la  glace  la  figure  de  Rûbezahl  passionué- 
ment  agenouillé  et  lui  tendant  les  bras  comme  pour  l'atti- 
rer sur  son  cœur.  Épouvanlée,  elle  recule;  la  vi?ion  se 
dissipe,  mais  l'amoureux  génie  a  emporté  avec  lui  le  reflet 
d'Éoline.  Ne  pouvant  posséder  le  corps,  il  s'est  emparé  de 
l'ombre  ;  le  miroir  infidèle  ne  reproduit  plus  les  traits  de 
la  jeune  fille.  Ce  portrait,  tout  exact  qu'il  soit,  ne  sulfit 
pas  à  Rûbezahl,  il  lui  faut  le  modèle,  et  bientôt  il  revient 
plus  vif,  plus  passionné,  plus  ardent  que  jamais;  Eoline 
se  défend  comme  se  défend  une  femme  qui  a  un  autre 
amour  au  cœur;  cependant  la  situation  est  périlleuse; 
Trilby  a  écarté  les  caméristes,  et  le  génie  est  pressant.  La 


L'OPÉRA  A  SAINT-PÉTERSBOURG.  337 

jeune  fille  se  jetle  à  genoux  sur  un  prie-dieu,  devant  une 
sainte  image,  le  ciel  seul  peut  la  secourir.  .Minuit  sonne; 
c'est  l'heure  de  sa  métamorphose.  Un  rayon  de  lune  s'al- 
longe dans  la  chambre,  et  par  ce  chemin  lumineux  la 
dryade  s'envole,  laissant  Kùbezahl  penaud  et  furieux. 
Averti  qu'un  audacieux  s'est  introduit  chez  Éoline,  le 
comte  Edgar  accourt  l'épée  à  la  main,  mais  le  roi  des 
gnomes  connaît  par  anticipation  les  mystères  de  l'électri- 
cité. Son  fer,  en  rencontrant  celui  d'Edgar,  en  fait  jaillir 
des  étincelles  bleues  et  donne  au  bras  qui  le  lient  une  com- 
motion épouvantable;  avant  (|ue  le  comte  ait  raraussé  son 
arme  inutile,  le  génie  s'est  éclipse. 

C'est  un  rude  métier,  même  pour  un  roi  des  gnomes, 
que  de  poursuivre  une  femme  à  existence  double,  qui  vous 
échappe  au  moment  où  vous  croyez  la  tenir,  et  se  réfugie 
dans  un  Ironcd'arbre,  ausein  d'unevaste  forêt.  Rûbezahl, 
malgré  sa  science,  est  fort  embarrassé.  Déguisé  en  bûche- 
ron, il  interroge  de  l'œil  tous  les  chênes  vieux  et  jeunes. 
Sous  quelle  écorce  protectrice  se  cache  Éoline?  Il  ne  sait, 
Une  idée  lui  vient  ;  avec  sa  hache,  il  questionnera  chaque 
chêne.  Aussitôt  que  le  tranchant  de  l'acier  mord  le  bois, 
une  dryade  apparaît  demandant  giâce  pour  l'arbre  auquel 
sa  vie  est  liée.  Kùbezahl  continue  ses  essais  jusqu'à  ce  qu'il 
ait  trouvé  le  chêne  d'Éoline.  La  pauvre  dryade  résiste  tant 
qu'elle  peut  ;  il  faut  que  la  hache  fasse  à  travers  l'aubier 
perler  de  roses  gouttes  de  sang  sur  sa  chair  délicate  pour 
qu'elle  se  décide  à  sortir  ;  le  gnome  la  menace,  si  elle  con- 
tinue à  repousser  son  amour,  d'abattre  tout  à  fait  l'arbre 
qu'elle  anime.  Éoline,  avec  des  grâces  suppliantes,  des 
coquetteries  pudiques,  des  caresses  soumises,  parvient  à 
désarmer  le  couiroux  du  génie,  qu'entourent  ses  compa- 
gnes, dont  les  gioupes  servent  à  masquer  sa  fuite.  Edgar, 
qui  la  clieiche,  la  ramène  au  château. 

Dans  la  salle  d'armes  du  manoir,  que  décorent  des  pano 
plies  équeblres,  doivent  avoir  lieu  les  fêtes  pour  le  mariag. 
d  Edgar  et  d'Éoline.  Quelques  sons  d'orgue  s'échappenv: 
de  la  chapelle  \oisine,   et  bientôt  le  couple  reparaît  uni 
pour  toujours  devant  le  ciel  et  devant  les  hommes.  Des 

29 


r.38  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

danses  variées  se  succèdent.  Éolino,  dans  un  pas  suprême, 
<  xprime  les  chastes  eniviements,  les  joies  célestes  de 
l'amour  permis.  Et  Rùbezahl,  que  fait-il?  allez-vous  dire. 
11  laisse  épouser  celle  qu'il  aime  par  son  rival  ;  c'est  bien 
la  peine  d'être  le  roi  des  gnomes!  Attendez  :  regardez  là- 
bas,  tout  au  fond,  cette  rougeur  qui  empourpre  la  forêt  ; 
des  Aots  de  fumée  roulent  en  tourbillons  vers  le  ciel,  les 
flanmies  montent,  l'incendie  se  développe,  et  dans  le  bra- 
sier se  tordent  douloureusement  les  chênes  habités  par  les 
dryades. 

Éoline  se  renverse,  porte  une  main  à  son  cœur,  et  de 
l'autre  fait  un  geste  d'adieu  à  Edgar.  Le  feu  qui  dévore 
sou  chêne  la  consume;  elle  meurt,  et  près  d'elle  Rùbezahl, 
apparu  soudain,  ricane  avec  une  méchanceté  diabolique  : 
au  moins  elle  n'appartiendra  à  personne. 

Un  ciel  tout  illuminé  des  splenJeurs  de  l'apothéose, 
fin  obligée  des  ballets  et  des  féeries,  reçoit  les  âmes 
errantes  des  dryades.  Éoline  monte  soutenue  parles  bras 
de  sa  mère  et  la  toile  tombe  au  bruit  des  voix  tumultueuses 
qui  demandent  madame  Ferraris. 

Le  triomphe  de  madame  Feiraris  a  été  complet,  et  les 
Russes  SOI  t  difficiles  en  fait  de  danse  ;  ils  ont  vuTaglioni, 
Essler,  Cerrito,  Carlotta  Grisi,  sans  compter  leurs  propres 
dan>euses,  jeune  armée  chorégraphique  qui  sort  de  leur 
Conservatoire,  un  des  mieux  tenus  du  monde,  alerte, 
assouplie,  discipl  née  à  merveille,  avec  un  talent  tout 
fermé  déjà  auquel  ne  manque  qu'une  expérience  du  théâtre 
bientôt  acquise. 

.Madame  Ft  rraris  est  aujourd'hui  sans  rivale.  Elle  a  la 
grâce,  la  légèreté,  le  ballon,  le  parcours,  et,  sous  une 
mignonne  apparence,  une  incomparable  vigueur.  Quand 
elle  s'enlève,  c'e>t  une  délente  d'acier,  quand  elb'  redes- 
cend, c'est  une  plume  de  colombe.  Dans  les  pointes,  son 
orteil  pique  le  sol  comme  un  fer  de  flèche,  et  là-dessus 
elle  tourne,  elle  se  renverse,  elle  fait  des  temps  penchés, 
des  revin  ments  subits  avec  une  sûreté,  une  hardiesse,  un 
abandon  qui  la  feraient  croire  soutenue  par  des  ailes  invi- 
sibles; chaque  temps  est  net,  pur,  bien  dessiné,  sans  rai- 


L'OPÉRA  A  SAINT-PÉTERSBOURG.  330 

deur  ni  fatigue,  d'une  perfection  classique  et  d'une  grâce 
toute  nouvelle;  en  outre,  ces  petits  pieds,  dans  le  délire 
de  la  danse,  n'oublient  jamais  la  mesure  ;  ils  ont  l'oreille 
fine  el  se  ndent  le  rhythme  à  mervfille.  Leurs  taquelés 
sont  aussi  justes  que  les  battements  du  métronome  de 
Mdëtzel. 

Chargée  d'un  rôle  double,  madame  Ferraris  a  pu  mon- 
trer, comme  dans  deux  ballets  joués  l'un  après  l'autre, 
son  talent  sous  deux  physionomies  diverses;  quanrl  elle 
représente  Éoline,  elle  joint  l'affabilité  gracieuse  de  la  châ- 
telaine à  la  gaieté  innocente,  à  la  coquetterie  naïve  de  la 
jeune  fille;  quand  elle  représente  la  drvade,  elle  s'idéalise, 
se  détache,  s'enlève,  se  fait  plus  transparente  et  plus  légère 
encore,  et  vo'e  à  travers  les  chênes  de  la  forêt,  sur  la 
pointe  des  herbes,  sans  làire  tomber  une  seule  goutte  de 
rosée  d'une  violette.  Dans  ces  changements  brusques  de 
femme  en  dée-se,  de  déesse  en  femme,  elle  ne  se  trompe 
jamais  et  reprend  toujours  tout  le  personnage. 

Mais  notre  article  est  déjà  bien  long,  et  pourtant,  pour 
le  finir,  il  nous  faudrait  encore  bien  de  la  place.  Tant 
d'yeux  bleus  et  de  chevelures  blondes,  tant  de  pieds  mi- 
gnons et  de  jambes  sveltes  luisent,  flottent,  sautillrnt,  se 
lèvent  ou  retombent  dans  ce  tourbillon  de  gaze,  de  paillon, 
de  fleurs,  de  sourires  et  de  maillots  roses  qu'on  appelle 
Eoline,  ou  la  Dryade! —  Considérez  que  nous  sommes  un 
étranger  arrivé  d'hier,  qui  écoute  avec  une  surprise  cbar- 
mée  tous  ces  noms  féminins  étranges  à  son  oreille  comme 
le  chant  doiseaux  inconnus,  si  doux  pouilant,  si  pleins  de 
voyelles  et  de  musique  qu'on  les  prendrait  pour  les  noms 
sanscrits  d'un  drame  indien  ignoré  de  WilliamJonesoude 
Schlegel  :  Prikhounowa,  Mouravieva,  Amossova,Koupeva. 
Liadova,  Snetkova,  Manarowa...  Il  nous  semble  transcrire, 
pour  les  danseuses  d'i  la  rue  Le  Pelletier,  du  texte  de 
Sacountala  tous  ces  beaux  noms  épanouis  et  parfumés 
comme  des  fleurs  de  l'Inde  dont  la  sonorité  nouvelle  les 
alarmait  tant  ;  eh  bien,  figurez-vous,  et  cela  d'autant  plus 
aisément  que  vous  connaissez  mieux  que  nous  tout  ce  joli 
ii.onde,  que  chacun  de  ces  noms  signifie  beauté,  talent  ou 


540  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

tout  au  inoiusjeiinesse  et  espérance.  —  Quant  à  madame 
Potipa,  son  nom  français  nous  guide,  bien  qu'elle  soit 
Russe,  et  nous  pouvons  dire  plus  spécialement  qu'elle  est 
fuie,  jolie,  légère  et  di^ne  d'appartenir  à  cette  famille  de 
chorégraphes  distingués.  Louer  Perrot  et  Pugni,  est-ce 
bien  nécessaire?  Leurs  noms  seuls  sont  des  élusses. 


XXÎ 


nCTOUR   EN    FRANCE 


Il  y  avait  déjà  bien  des  jours,  bien  des  semaines,  bien 
des  mois  même,  que  nous  remettions  notre  départ  pour  la 
France.  Saint-Pétersbourg  avait  été  pournotre  courage  une 
sorte  de  Capoue  gelée  où  nous  nous  étions  amolli  dans  b  s 
délices  d'une  vie  charmante,  et  il  nous  en  coûtait,  nous 
l'avouons  sans  honte,  d'aller  reprendre  à  Paris  le  collier 
du  feuilliton,  qui  nous  meurtrit  les  épaules  depuis  si 
longtemps.  A  l'attrait  si  grand  pour  nous  des  choses  nou- 
velles, se  joignait  celui  des  relations  les  plus  agréables. 
On  nous  avait  choyé,  fêté,  gâté,  aimé  même,  nous  avons 
la  fatuité  de  le  croire,  et  tout  cela  ne  se  quitte  pas  sans 
regret.  La  vie  russe  nous  enveloppait,  suave,  caressante, 
ilatteuse,  et  nous  avions  peine  à  déposer  cette  moelleuse 
pelisse.  Cependant  on  ne  peut  pas  toujours  rester  à  Saint- 
Pétersbourg.  Des  lettres  de  France  nous  arrivaient  chaque 
lois  plus  pressantes,  et  le  grand  jour  fut  irrévocablement 
fixé. 

Nous  avons  dit  que  nous  faisions  partie  de  la  société  des 
Vendrediens,  jeunes  artistes  qui  se  réunissaient  chaque 
vendredi,  tantôt  chez  l'un,  tantôt  chezl'autre,  et  passaient 
la  soirée  à  dessiner,  à  peindre  à  l'aquarelle,  à  laver  à  la 
sépia  des  compositions  improvisées  que  vendait  Bi'fzrof, 
le  Susse  de  l'endroit,  et  dont  le  produit  venait  aider  qud- 

2a. 


342  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

que  camarade  à  court  de  ressources.  Vers  minuit,  un  joyeux 
souper  terminait  la  séance  de  travail  ;  on  enlevait  les 
crayons,  les  pinceaux,  les  pastels,  et  l'on  attaquait  le  ma- 
caroni classique  fait  par  un  Romaiïi,  le  salmis  de  geli- 
nottes ou  quelque  giand  poisson  péché  dans  la  Neva,  à 
travers  les  trous  de  la  glace.  Le  souper  était  plus  ou 
moins  somptueux,  selon  l'étal  de  la  bourse  du  Vendredien 
qui  hébergeait  le  cénacle  ce  soir-là.  Mais  qu'il  fût  yrrosé 
devin  de  Bordeaux,  de  vin  de  Champagne,  ou  simpleme.  t 
de  bière  anglaise  ou  même  de  kwass,  il  n'en  était  pas  moin; 
gai,  cordial  et  fraternel.  Les  histoires  saugrenues,  les 
charges  d'atelier,  les  folies  amusantes,  les  paradoxes 
inattendus,  y  éclataient  comme  des  fusées  de  feu  d'artifice. 
Puis  l'on  revenait  par  groupes,  suivant  les  convenances  du 
quartier,  poursuivant  l'entretien  à  travers  les  ru?s  silen- 
cieuses, désertes,  blanches  de  neige,  où  l'on  n'entendait 
d'autre  bruit  que  nos  éclats  de  rire,  le  hurlement  de  quel- 
que chien  ré\eillé  à  notre  passage,  et  le  bâton  ferré  des 
gardes  de  nuit  traînant  sur  le  trottoir. 

Le  vendredi,  veille  de  notre  départ,  amenait  précisément 
notre  tour  de  traiter  la  troupe,  et  toute  la  bande  se 
réunit  au  giand  complet  dans  notre  logis,  situé  rue 
delà  Morskaïa.  Vu  la  bolennilé  de  la  circonstance,  Imbert, 
officier  de  bouche  célèbre  à  Saint-Pétersbourg,  et  appar- 
tenant à  la  maison  de  l'Empereur,  voulut  bien  rédiger  le 
menu  du  souper,  en  surveilierrexécution,  etdaignamême 
y  mettre  la  main  en  préparant  un  chaud-froid  de  perdrix 
dont  nous  n'avons  retrouvé  le  pareil  sur  aucune  table. 
Imbert  nous  estimait  pour  un  risotto  exécuté  par  nous  eu 
sa  présence,  d'après  la  plus  pure  recelte  milanaise,  à  la 
suite  d'une  conversation  sur  les  cuisines  exotiques  ;  il  l'avait 
déclaré  exquis  et  ne  nous  considérait  plus  comme  un 
bourgeois;  en  dehors  de  notre  littérature,  nous  étions  pour 
lui  un  artiste.  Jamais  approbation  ne  nous  flatta  davan- 
tage, et  il  avait  fait  ce  chaud-froid  pour  un  palais  qu'il 
jugeait  digne  appréciateur  de  son  mérite. 

Comme  d'habitude,  la  soirée  commença  par  le  travail  ; 
chacun  se  mit  à  son  pupitre  préparé  d'avance  sous  l'abat- 


RETOUR  EN  FRANCE.  343 

jour  d'une  lampe.  Mais  l'ouvragen'avançait  guère,  on  était 
préoccupé;  la  couversalion  suspendait  les  pinceaux,  et  le 
bistre  ou  l'encre  de  Chine  sécinit  parfois  dans  le  godet 
entre  une  louche  et  l'autre.  Pendant  pi  es  de  sept  mois, 
nous  avions  vécu  en  bon  compagnon  parmi  ces  jeunes  gens 
spirituels,  sympathiques,  amoureux  du  beau  et  pleins 
d'idées  généreuses.  Nous  allions  partir.  Quand  on  se  quitte, 
qui  sait  si  jamais  l'on  se  reverra?  surtout  lorsqu'une 
grande  dislance  vous  sépare,  et  que  vos  existences,  qui  se 
sont  mêlées  pendant  quelque  temps,  vont  reprendre  leur 
cour.^  ordinaire.  Une  certaine  mélancolie  planait  donc  sur 
les  Vendrediens ,  et  l'annonce  du  souper  vint  la  dissiper 
fort  à  propos.  Les  loasis  portés  à  notre  heureux  voyage 
ranimèrent  la  gaieté  éteinte,  et  le  coup  de  l'étrier  fut  bu  si 
longtemps  qu'on  résolut  de  rester  jus  [u'au  jour  et  de  nous 
accompagner  en  masse  au  chemin  de  fer. 

La  sa  son  s'avançait  ;  la  gra:ide  débàc'e  de  laNéva  avait 
eu  lieu,  et  seuls,  quelques  glaçons  retardataires  descen- 
daient le  courant  et  ail  lient  se  fondre  clans  le  golfe  attiédi 
et  désormais  libre  à  la  navigation.  Les  toits  avaient  perdu 
leur  couverture  d'hermine,  et  dans  les  rues,  la  neige, 
changée  en  noire  bouillie,  faisait  à  chaque  pas  desflaimes 
et  des  bourbiers.  Les  dégâts  de  l'hiver,  masqués  longtemps 
par  la  blinche  couche,  apparaissaient  à  nu.  Les  pavés 
étaient  disjoints,  les  chaussées  rompues,  etnos  drosciikys, 
durement  caliolés  de  fondrière  en  fondrière,  nous  don- 
naient de  terribles  coups  dans  les  reins  et  nous  faisaient 
sauter  comme  des  pois  sur  un  tambour,  car  le  mauvais 
état  des  routes  n'empêche  nullement  les  isvosclitchiks 
d'aller  comme  si  le  diable  les  emportait  :  pourvu  que  les 
deux  petites  roues  les  suivent,  ils  sont  contents  et  ne  s'in- 
quiètent guère  du  voyageur. 

On  arriva  bientôt  à  la  station  du  chemin  de  fer,  et  là» 
trouvant  que  la  séparation  venait  trop  vite,  toute  la  bande 
monta  en  wagon  et  voulut  nous  accompagner  jusqu'à 
Pskof,  où  s'arrêtait  alors  la  ligne  ferrée  ébauchée  seule- 
ment. Cet  usage  de  faire  ainsi  la  conduite  aux  parents  ou 
aux  amis  qui  parlent  nous  semble  particulier  à  la  Russie, 


544  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

et  nous  trouvons  celte  habitude  louchante,  L'amcriume  du 
départ  en  est  adoucie,  et  la  solilude  Jie  succède  pas  brus- 
quement aux  embrassades  et  aux  poignées  de  ma'ns. 

A  Ptkof  cependant  il  fallut  bien  se  quitter.  Les  Vendre- 
diens  rétrogradèrent  vers  Saint-Pétersbourg  par  le  retour 
du  train  ;  c'était  le  départ  définitif,  et  le  vrai  voyage  al- 
lait commencer. 

Nous  ne  revenions  pas  seul  en  France;  nous  avions  pour 
compagnon  de  roule  un  jeune  honmie  qui  demeurait  dans 
la  même  maison  que  nous  à  Saint-Pétersbourg,  et  avec 
lequel  nous  nous  étions  bien  vile  lié  d'amitié.  Quoique 
Français,  il  savait,  chose  rare,  presque  toutes  les  langues 
du  Nord  :  l'allemand,  le  suédois,  le  polonais  et  le  russe, 
qu'il  parlait  comme  sa  langue  maternelle;  il  avait  fait  de 
fréquents  voyages  en  Russie,  dans  toutes  les  drections, 
sur  tous  les  véhicules  et  par  toutes  les  températures.  En 
voyage,  il  était  d'une  sobriété  admirable,  savait  se  passer 
de  tout,  et  offrait  une  résistance  étonnante  à  la  fatigue, 
bien  qu'il  fût  d'une  nature  délicate  en  apparence  et  ha- 
bitué à  la  \ie  la  plus  confortable.  Sans  lui,  nous  n'aurions 
pu  accomplir  notre  retour  à  cette  époque  de  l'année  et  par 
des  chemins  si  difficiles. 

Notre  premier  soin  fut  de  chercher  dans  Pskof  une  voi- 
ture à  louer  ou  à  vendre,  et,  après  bien  des  allées  et  ve- 
nues, nous  ne  trouvâmes  qu'une  espèce  de  droschky  assez 
délabré,  et  dont  les  ressorts  ne  nous  inspiraient  pas 
grande  confiance.  Nous  l'achetâmes,  mais  à  celle  condi- 
tion que  s'il  se  rompait  avant  d'avoir  fait  quarante  verstes, 
le  vendeur  le  reprendrait  moyennant  une  légère  indem- 
nité pour  le  dégât.  Ce  fut  notre  prudent  ami  qui  eut  l'i- 
dée de  cette  clause,  et  bien  nous  en  prit,  comme  on  va 
le  voir. 

On  attacha  nos  malles  à  l'arrière  du  frêle  véhicule; 
nous  nous  assîmes  sur  l'étroit  strapontin,  et  le  cocher 
lança  son  attelage  au  galop.  Celait  bien,  pour  courir  les 
routes,  la  plus  horrible  saison  de  l'année;  le  chemin  n'é- 
tait (|u'une  chaussée  de  f;inge,  relativement  un  peu  plus 
lassée,  au  milieu  d'un  vaste  marécage  de  boue  liquide. 


RETOUR  EN  FRANCE.  345 

A  droite,  à  gauche  et  en  avant,  la  perspective  se  compo- 
sait d'un  ciel  barbouillé  de  gris  sale,  posant  sur  un  hori- 
zon de  terrains  noirs  et  détrempés;  à  peine,  de  loin  eu 
loin,  quelques  chevelures  ébouriffées  et  roussàtres  de 
bouleaux  à  demi  submergés,  un  miroitement  de  flaques 
d'eau,  et  des  isbas  en  rondins  retenant  encore  sur  leurs 
toits  quelques  lèches  de  neige  semblables  à  des  lambeaux 
de  papier  mal  arrarhé.  Â  travers  la  fausse  tiédeur  de  la 
température,  passaient,  aux  approches  du  soir,  des  souffles 
d'une  bise  assez  aigre  qui  nous  faisait  frissonner  sous  nos 
fourrures.  Le  vent  ne  se  réchauffait  pas  à  glisser  sur  cette 
purée  de  neige  et  de  glace  ;  des  bandes  de  corbeaux  ponc- 
tuaient le  ciel  de  leurs  virgules  noires,  et  se  dirigeaient 
en  croassant,  vers  leur  domicile  nocturne.  Ce  n'était  pas 
autrement  gai,  et,  sans  la  conversation  de  notre  camarade, 
qui  nous  racontait  un  de  ses  voyages  en  Suède,  nous  se- 
rions toml  é  en  mélancolie. 

Des  chario!s  de  moujiks,  portant  du  bois,  suivaient  la 
chau  sée,  traînés  par  de  petits  chevaux  crottés  comme  des 
barbets  et  faisant  voler  autour  d'eux  un  déluge  de  boue; 
mais  en  entendant  les  sonnettes  de  notre  attelage,  ils  se 
rangeaient  respectueusement  et  nous  laissaient  passer.  Un 
de  ces  moujiks  eut  même  l'honnêteté  de  courir  après 
nous  pour  nous  rapporter  une  de  nos  malles  qui  s'était 
détachée,  et  dont  nous  n'avions  pas  entendu  la  chute  au 
milieu  du  bruit  de  nos  roues. 

La  nuit  était  presque  tombée,  et  nous  n'étions  plus  très- 
éloignés  de  la  maison  de  poste;  nos  chevaux  allaient 
comme  le  vent,  excités  par  le  voisinage  de  l'écurie;  le 
pauvre  droschky  sautait  sur  ses  ressorts  énervés,  et  sui- 
vait en  diagonale  l'attelage  effréné,  les  roues  ne  pouvant 
pas  tourner  assez  vite  à  travers  l'épaisseur  de  la  boue.  La 
rencontre  d'une  pierre  lui  donna  un  choc  si  violent  que 
nous  manquâmes  être  jetés  dehors  en  plein  bourbier.  Un 
des  ressorts  s'était  brisé,  l'avant-train  ne  tenait  plus.  No- 
tre cocher  descendit,  et  avec  un  bout  de  corde  raccom- 
moda tant  bien  que  mal  le  véhicule  fracassé,  en  sorte  que 
nous  pûmes,  clopin  dopant,  arriver  jusqu'au  relai.  Le 


546  TOYAGE  EN  RUSSIE. 

droschky  n'avait  pas  duré  quinze  verstes.  Il  ne  fallait  pas 
penser  à  continuer  le  voyage  sur  us  pareil  sabot.  Il  n'y 
avait  dans  la  cour  de  la  maison  de  poste  d'autres  voitures 
disponibles  que  des  télégas,  et  il  nous  fallait  franchir  c  inq 
cents  verstes  pour  atteindre  la  frontière. 

Pour  bien  faire  comprendre  l'horreur  de  la  situation, 
tme  petite  description  de  la  téléga  est  nécessaire.  Ce  véhi- 
cule, éminemment  primitif,  se  compose  de  deux  planches 
placées  en  long  sur  deux  essieux  où  s'emmanchenl  quatre 
roues.  D'étroites  ridelles  bordent  les  planches.  Une  double 
corde,  garnie  d'une  peau  de  mouton,  s'attache  aux  ri- 
delles, et  forme  une  sorte  d'escarpolelte  servant  de  siège 
au  voyageur.  Le  postillon  se  tient  debout  sur  une  traverse 
en  bois,  ou  s'asseoit  sur  une  planchette.  Les  malles  sont 
entassées  par  derrière.  On  accroche  à  cette  mnchine  cinq 
petits  chevaux  dont  les  fiacres  ne  voudraient  pas,  tant  ils 
ont  pileuse  mine  au  repos,  et  que  les  meilleurs  chevaux 
de  course  auraient  de  la  peine  à  suivre  quand  ils  sont 
lancés.  Ce  n'est  pas  un  moyen  de  transport  à  l'usage  des 
sybarites,  mais  on  va  un  train  d'enfei',  et  la  téléga  est  la 
seule  voiture  qui  puisse  résister  aux  routes  effondrées  par 
le  dégel. 

Nous  tînmes  conseil  dans  la  cour.  Mon  compagnon  me 
dit  :  «  Attendez-moi.  Je  vais  pousser  jusqu'au  premier 
relai,  et  je  revienilrai  vous  prendre  avec  une  voilure...  si 
j'en  trouve. 

—  Pourquoi  cela?  lui  répondis-je  assez  étonné  de  la 
proposition. 

—  C'est  que,  répliqua  mon  ami,  dissimulant  un  sou- 
rire, j'ai  déjà  entrepris  bien  des  voyages  en  téléga  avec 
des  camarades  qui  semblaient  courageux  et  robustes.  Ils 
grirnpaii'ut  fièrement  sur  la  sellette,  et,  pendant  la  pre- 
mière heure,  se  bornaient  à  quelques  grimaces,  à  quel- 
ques contorsions  aussitôt  réprimées;  puis  bie  tôt,  les 
reins  cassés,  les  genoux  endoloris,  les  entrailles  arra- 
chées, la  cervelle  sautant  dans  le  crâne  comme  une  noix 
£èche  dans  sa  coque,  ils  commençaient  à  maugiéer,  à 
g.  indre,  à  se  lamenter,  à  me  dire  des  injures.  Quelques- 


RETOUR  EN  FRANCE.  347 

uns  même  pleuraient,  et  me  priaient  de  les  mettre  à  terre 
ou  de  les  jeter  dans  un  fossé,  aimant  mieux  mourir  de 
faim  ou  de  froid  sur  place,  être  mangés  des  loups,  que  de 
subir  plus  longtemps  un  pareil  supplice.  Personne  n"a 
dépassé  quarante  vérités. 

—  Vous  avez  trop  mauvaise  opinion  de  moi.  Je  ne  suis 
pas  un  voyageur  douillet.  les  galères  de  Cordoue,  dont 
le  fond  est  un  filet  en  spaitcrie;  les  tartanes  de  Valence, 
semblables  à  des  boites  où  l'on  roule  des  biil  s  pour  les 
airondir,  ne  m'ont  pas  arraché  un  gémissement.  J'ai  courU 
la  poste  en  charrette,  me  tenant  ries  pieds  et  des  mains 
aux  ridiUes.  La  léléga  n'a  rien  qui  me  puisse  étonner.  Si 
je  me  plains,  vous  ine  répondrez  comme  Gualimozin  à 
son  compagnon  de  gril  :  «  Et  moi,  suis-je  sur  des 
roses  ?  » 

Cette  fière  réponse  parut  le  convaincre.  On  mit  des  che- 
vaux à  une  téléga,  où  on  entassa  nos  malles,  et  nous  voilà 
paitis. 

Et  le  dîner?  allez-vous  me  dire;  le  souper  du  vendredi 
doit  être  digéré  maintenant,  et  un  voyageur  consciencieux 
doit  à  ses  lecteurs  le  menu  du  moindre  repas  fait  en  route. 
Nous  n'avons  pris  qu'un  verre  de  thé  et  une  mince  taitine 
de  pain  bis;  car  lorsqu'on  fait  une  de  ces  courses  extra- 
vagantes, il  ne  faut  pas  manger,  non  plus  que  les  pos- 
tillons quand  ils  courent  la  poste  à  fianc  étiier. 

Nous  ne  voudrions  pus  développer  ce  paradoxe,  que  la 
téléga  est  la  plus  douce  des  voitures.  Ce[)endant  elle  nous 
sembla  plus  supportable  que  nous  ne  le  pensions,  et  nous 
nous  maintenions  sans  trop  de  peine  sur  la  corde  horizon- 
tale, un  peu  adoucie  par  la  peau  de  mouton. 

Avec  la  nuit,  le  vent  était  devenu  froid;  le  ciel  s'était 
déharbouillé  de  ses  vapeurs,  et  les  étoiles  brillaient,  larges 
et  claires,  dans  le  bleu  sombre,  comme  lorsque  le  temps 
tourne  à  la  gelée. 

Il  y  a  dans  les  dégels  de  ces  reprises  de  froid.  L'hiver 
septentrional  a  de  la  peine  à  remonter  vers  le  pôle,  et  il 
revient  parfois  jeter  des  poignées  de  neige  au  nez  du 
printemps.  Vers  minuit,  la  boue  avait  déjà  durci,  les  fia- 


548  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

ques  d'eau  étaient  prises,  et  les  tas  de  fange  pétrifiée  fai- 
saient sauter  plus  durement  encore  la  léléga. 

Nous  arrivâmes  à  la  maison  de  poste,  reconnaissable 
par  i>a  façade  blanche  et  son  portique  à  colonnes.  Tous 
ces  rrlais  sont  pareils,  et  bâtis,  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'Empire,  sur  un  modèle  d'ordonnance.  On  nous  enleva 
do  notre  téléga  avec  nos  paquets,  et  on  nous  mit  sur  une 
autre  qui  repartit  à  l'iiistanl  même.  Nous  allions  ventre 
l' terre,  el  les  vagues  objets  entrevus  dans  l'ombre  fuyaient 
en  désordre  de  chaque  côté  du  chemin  comme  une  armée 
en  déroi  te.  11  scmlilait  qu'un  ennemi  inconnu  poursuivit 
ces  fantômes.  Les  hallucinations  de  la  nuit  commençaient 
à  troubler  nos  yeux  pleins  de  sommeil,  et  le  rêve,  malgré 
nous,  se  mêlait  à  la  pensée.  Nous  ne  nous  étions  pas  cou- 
ché la  veille,  et  l'impérieux  besoin  de  dormir  faisait  flot- 
ter notre  tête  d'une  épaule  à  l'autre.  .Notre  compagnon 
nous  fit  asseoir  dans  le  fond  de  la  voiture,  et  nous  serra 
les  tempes  entre  ses  genoux  pour  nous  empêcher  de  nous 
briser  le  crâne  contre  les  ridelles.  Les  soubresauts  les  plus 
violents  de  la  téléga,  qui,  parfois,  aux  endroits  sablon- 
neux ou  tourbeux  de  la  route  passait  sur  des  rondins  posés 
en  travers,  ne  nous  réveillaient  pas,  mais  faisaient  dévier 
le  dessin  de  notre  rêve  comme  celui  d'un  artiste  à  qui  l'on 
pousse  le  coude  pendant  qu'il  travaille  :  la  figure  commen- 
cée en  profil  d'ange  se  terminait  en  mascaron  de  diablotin. 

Ce  sommeil  dura  à  peu  prés  trois-quarts  d'heure,  et 
nous  nous  réveillâmes  reposé  et  gaillard  comme  si  nous 
avions  dormi  dans  notre  lit. 

C'est  un  plaisir  enivrant  que  la  vitesse.  Quelle  joie  de 
passer  comme  un  tourliillon,  dans  un  linlamarie  de  gre- 
lots et  de  roues,  au  milieu  du  vaste  silence  nocturne,  lors- 
que tous  les  hommes  reposent,  n'étant  vu  que  par  les 
étoiles,  qui  clignent  leurs  yeux  d'or  et  semblent  vous 
montrer  la  route!  Le  sentiment  d'agir,  de  marcher,  de 
s'avancer  vers  un  but  pendant  ces  lieuns  perdues  d'ordi- 
naire, vous  inspire  un  or^^ueil  bizarre  :  on  s'admire,  et 
l'on  méprise  un  peu  les  philistins  qui  ronflent  sous  leurs 
couvertures. 


RETOUR  EN  FllANCE.  549 

Au  relai  suivant,  même  cérémonie  :  cnirée  pleine  de 
fanlasia  dans  la  cour  el  transvasement  rapide  de  nos  per- 
sonnes d'une  téléga  à  l'autre. 

«  Eh  bien?  dis-je  à  mon  camarade,  quand  nous  fûmes 
sortis  de  la  maison  de  poste  et  que  le  postillon  eut  lancé 
à  toute  bride  ses  chevaux  sur  la  route,  je  n'ai  pas  encore 
demandé  grâce,  et  voilà  cependant  pas  mal  de  verstes  que 
la  télég.i  nous  secoue.  Mes  bras  tiennent  à  mes  rpaules, 
mes  jambes  ne  sont  pas  désarticulées,  et  mon  épine  dor- 
sale soutient  toujours  ma  tête. 

—  Je  ne  vous  savais  pas  si  aguerri.  Maintenant  le  plus 
fort  est  fait,  et  je  crois  que  je  ne  serai  pas  obligé  de  vous 
déposer  au  bord  du  chemin,  avec  un  mouchoir  au  boul 
d'une  perche,  pour  vous  signaler  à  la  pitié  des  berlines 
ou  des  chaises  de  poste  qui  viendraient  à  passer  dans  ces 
parages  déserts.  Mais  puisque  vous  avez  dormi,  à  votre 
tour  de  veiller  ;  je  vais  fermer  les  yeux  quelques  minutes. 
N'oubliez  pas,  pour  maintenir  la  vitesse,  de  donner  de 
temps  en  temps  un  coup  de  poing  dans  le  dos  au  moujik, 
qui  le  rendra  à  coups  de  lanièi  e  à  ses  chtvaux.  Appelez-le 
aussi  «  dourak  »  en  faisant  la  grosse  voix;  cela  ne  peut 
pas  nuire.  » 

Nous  nous  acquittâmes  consciencieusement  de  la  tâche 
qui  nous  était  imposée;  mais  disons  tout  de  suite,  pour 
nous  laver,  aux  yeux  des  pliilanlhropes,  du  reproche  de 
barbarie,  que  le  moujik  était  velu  d'une  épaisse  touloupe 
en  peau  de  mouton  dont  la  fourrure  amortissait  tout 
choc  extérieur.  Notre  coup  de  poing  s  adressait  à  un 
matelas. 

0  land  le  jour  parut,  nous  vîmes  avec  surprise  quil  était 
tombé  de"  la  neige  pendant  la  nuit  sur  le  pays  que  nous 
allions  parcourir.  Rien  n'était  plus  triste  que  cette  neige, 
dont  la  couche  mince  ne  couvrait  qu'à  demi,  comme  un 
linceul  troué,  les  laideurs  el  les  misères  du  sol  détr. mpé 
par  un  récent  dégel.  Sur  le  penchant  des  terrains  inclinés 
où  ses  ôlroilcs  lames  montai  iit  el  descendaient,  elle  res- 
semblait vaguement  aux  colonnes  des  tombeaux  turcs, 
dans  Je  cimetière  d'Eyoub  ou  de  Scutari,  que  l'affaisse- 

50 


J  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

ment  de  la  terre  a  fait  choir  et  pencher  avec  des  attitudes 
bizarres. 

Au  bout  de  quelque  temps,  la  bise  commença  à  rouler 
en  tourbillons  une  espèce  de  neige  fine,  menue,  pulvéri- 
sée, semblable  à  du  grésil,  qui  nous  piquait  les  yeux  et 
I  riblait  de  cent  mille  aiguilles  glacées  la  portion  de  notre 
masque  que  le  besoin  de  respirer  nous  forçait  de  laisser 
découverte.  On  ne  saurait  imaginer  rien  de  plus  désa- 
gréable que  cette  impatientante  petite  torture,  qu'aug- 
mentait encore  la  vitesse  de  la  téléga  courant  contre  le 
vent.  Noire  moustache  fut  bientôt  constellée  de  perles 
blanches  et  hérissée  de  stalactites  entre  lesquelles  notrd 
haleine  passait  vaporeuse  et  bleuâtre  comme  une  fumée 
de  pipe.  Nous  nous  sentions  gelé  jusqu'à  la  moelle  des  os, 
car  ie  froid  humide  est  plus  désagréable  que  le  froid  sec, 
et  nous  éprouvions  ce  malaise  de  l'aurore  connu  des  voya- 
geurs et  des  couri'urs  d'aventures  nocturnes.  Quelque 
franc  compagnon  qu'on  soit,  la  téléga,  pour  se  reposer, 
ne  vaut  pas  un  hamac,  ou  môme  ce  canapé  de  cuir  vert 
qu'on  trouve  partout  en  Russie. 

Un  verre  de  thé  bien  chaud  et  un  cigare,  avalé  et  fumé 
au  relai  pendant  qu'on  attelait  les  chevaux,  nous  remirent 
dans  notre  assiette,  et  nous  continuâmes  vaillammenl 
noti  e  route,  enorgueilli  par  les  compliments  de  notre  ca- 
marade, qui,  disa  t-il,  n'avait  jamais  vu  d'Occidental  sup- 
porter aussi  héroïquement  la  téléga. 

11  est  bien  difficile  de  dépeindre  le  pays  que  nous  par- 
courions, tel  qu'il  se  présente  à  celte  époque  de  l'année 
au  voyageur  forcé  de  le  traverser  par  une  raison  impé- 
rieuse. Ce  sont  des  plaines  faiblement  ondulées,  d'un  ton 
noirâtre,  que  jalonnent  des  piquets  destinés  à  marquer  la 
route,  quand  les  frimas  de  l'hiver  effacent  les  chennns,  et 
qui  l'été  doivent  avoir  l'air  de  poteaux  télégraphiques 
sans  ouviage.  L'on  n'aperçoit  à  Ihorizon  que  des  forêts 
de  bouleaux  (luolqueibis  à  dtmi  brûlées,  que  de  rares  vil- 
lages perdus  dans  les  terres,  et  trahis  par  leurs  églises  à 
petites  couiiolcs  buliieuses  peintes  en  vert  pomme.  Iiln  ce 
moment,  sur  le  fond  sombre  de  la  boue,  que  la  ge'ée  de 


RETOUR  EN  FRANCE.  351 

la  nuit  avait  fait  figer,  la  neige  étalait  çà  et  là  de  longues 
bandes  pareilles  à  ces  pièces  de  toile  qu'on  déroule  sur  les 
prairies  pour  les  blanchir  à  la  rosée,  ou,  si  cette  compa- 
raison vous  semble  trop  riante,  aux  galons  de  fil  blanc 
cousu  au  noir  roussi  d'un  drap  mortuaire  de  dernière 
classe.  Le  pâle  jour  tamisé  à  travers  l'immense  nuage  gri- 
sâtre qui  couvrait  tout  le  ciel  se  perdait  en  lueurs  diduses, 
et  ne  prétait  aux  objets  ni  lumière  ni  ombre  ;  rien  ne  se 
modelait,  et  chaque  chose  semblait  dans  son  contour  en- 
luminé d'une  simple  teinte  plate.  A  cette  clarté  louche, 
tout  paraissait  sale,  gris,  délavé,  blafard,  et  le  coloriste 
n'eût  pas  plus  trouvé  son  compte  que  le  dessinateur,  dans 
ce  paysage  vague,  indéfini,  noyé,  plutôt  morose  que  mé- 
lancolique. Mais  ce  qui  nous  consolait  et  nous  empêchait 
de  nous  laisser  aller  à  l'ennui,  malgré  les  regrets  que  nous 
inspirait  Saint-Pétersbourg, «c'est  que  nous  avions  le  nez 
tourné  vers  la  France.  Chaque  cahot  à  travers  cette  morne 
campagne  nous  rapprocbait  de  la  pairie,  et  nous  allions 
voir,  après  sept  mois  d'absence,  si  nos  amis  parisiens  ne 
nous  avaient  pas  oublié.  D'ailleurs  l'action  d'un  voyage 
pénible  soutient,  et  la  satisfliction  de  triompher  des  obsta- 
cles distrait  des  petites  misères  de  détail.  Quand  on  a  vu 
beaucoup  de  pays,  on  ne  compte  pas  rencontrer  à  chaque 
pas  des  «  sites  enchanteurs  ;  »  on  est  habitué  à  ces  lacunes 
de  la  nature,  qui  parfois  rabâche  et  sommeille  comme  les 
plus  grands  poêles.  Plus  d'une  fois,  on  est  tenté  de  dire 
comme  Fantasio,  dans  la  comédie  d'Alfred  de  Musset: 
('  Comme  ce  soleil  couchant  est  manqué!  La  nature  est 
pitoyable  ce  soir.  Regarde-moi  un  peu  cette  vallée  là-bas, 
•  es  quatreoii  cinq  méchants  nuages  qui  grimpent  sur  cette 
montagne  1  Je  faisais  des  paysa^^es  comme  cela,  quand 
j'avais  douze  ans,  sur  la  couverture  de  mes  livres!  » 

Nous  avions  dépassé  depuis  longtemps  Ostrof,  Regitza 
et  autres  bourgs  ou  villes  sur  lesquels  nous  ne  fimes  pas, 
on  se  l'imagine,  des  observations  bien  intimes  du  baut  de 
notre  téléga.  Nous  y  serions  restés  plus  longtemps,  que 
nous  ne  pourrions  que  répéter  des  descriptions  déjà 
faites;  car  tous  ces  endroits  se  ressemblent  :  ce  sonttou- 


552  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

j"iirs  les  clôtures  de  planchei,  les  maisons  de  bois  à 
doubles  fenêtres  à  travers  lesquelles  on  entrevoit  quelque 
plante  exotique,  les  foils  peints  en  vort,  et  l'église,  avec 
ses  cinq  cloihetons  et  son  narthex  enluminé  de  quelque 
peinture  sur  palron  byzantin. 

Au  milieu  de  cela  se  détache  la  maison  de  poste,  avec 
sa  façade  blanche  devant  laquelle  se  groupent  quelques 
moujiks  en  touloupes  graisseuses,  et  quelques  enfants  à 
cheveux  jaunes.  Quant  aux  femmes,  on  en  rencontre  très- 
rarement. 

Le  jour  baissait  et  nous  ne  devions  plus  être  bien  loin 
de  Dunabourg.  Nous  y  arrivâmes  aux  dernières  lueurs 
d'un  couchant  livide,  qui  ne  donnait  pas  un  aspect  bien 
riant  à  cette  ville  p(  uplée  en  grande  parlie  de  juifs  polo- 
nais. C'était  un  de  ces  ciels  comme  on  s'en  figure  dans 
les  tableaux  qui  représentent  des  pestes,  d'un  gris  bla- 
fard plein  de  teintes  morbides  etverdàtres,  comme  celles 
d'une  chair  en  décomposition.  Sous  ce  ciel,  les  maisons 
noires,  imbibées  de  pluie  ou  de  neiges  fondantes,  déla- 
brées par  l'hiver,  ressemblaient  à  des  tas  de  bois  ou  d'im- 
mondices à  moitié  submergés  dans  une  inondation  de 
boue.  Les  rues  étaient  de  véritables  torrents  de  fange.  Les 
eaux  du  dégel  coulaient  de  toutes  pnrts,  cherchant  leur 
pentes,  jaunes,  terreuses,  noirâtres,  et  charriaient  avec 
elles  mille  débris  sans  nom.  Des  marécages  de  crotte 
s'étalaient  sur  les  places  que  tachaient  çà  et  là  quelques 
îlots  de  neige  sale,  résistant  encore  au  vent  d'ouest.  Dans 
cette  immonde  purée,  qui  eût  fait  chanter  un  hymne  en 
l'honneur  du  macadam,  les  roues  tournaient,  comme  les 
palettes  d'un  bateau  à  vapeur,  dans  un  fleuve  limoneux, 
envoyant  des  éclaboussures  aux  murailles  el  aux  rares 
passants,  botlés  comme  des  pêcheurs  d'huîtres.  Nous  en 
avions  jusqu'au  moyeu.  Heureusement,  sous  ce  déluge,  le 
pavage  en  bois  existant  toujours,  et,  quoique  déjeté  par 
l'humidité,  offrait,  à  une  certaine  profondeur,  un  sol  ré- 
sistant qui  nous  empêchait  de  disparaître,  nous,  nos  che- 
vaux et  notre  voiture,  comme  dans  les  lises  du  mont  Saint- 
Michel. 


RETOUR  EN  FRANCE.  353 

Nos  pelisses  étaient  devenues,  sous  le  rojaillisseinenl, 
de  vèi  iiables  planisphères  célestes,  avec  de  nombreuses 
constellations  de  boue,  non  décrites  par  les  astronomes, 
et  s'il  était  possible  de  paraître  sale  à  Dunabourg,  nous 
étions,  comme  on  dit,  à  ne  pas  prendre  avec  des  pin- 
cettes. 

Le  passage  de  voyageurs  isolés  est  cliose  rare  à  cette 
époque.  Feu  de  mortels  ont  le  courage  de  faire  la  route 
en  téléga,  et  le  seul  véliicule  possible  est  la  malle  du  cour- 
rier. Mais  il  faut  s'inscrire  longtemps  d'avance  pour  avoir 
des  places,  et  nous  étions  paiti  brusquement,  comme  un 
militaire  qui  voit  expirer  le  temps  de  son  congé  et  doit 
rejoindre  à  tout  prix,  sous  peine  d'èire  regardé  comme 
déserteur. 

Notre  compagnon  avait  pour  principe  qu'il  fallait  man- 
ger le  moins  possible  dans  les  voyages  de  ce  genre,  et  sa 
sobriété  dépassait  celle  de  l'Espagnol  et  de  l'Arabe.  Cepen- 
dant, quand  nous  lui  représentâmes  que  nous  mourions 
de  faim,  n'ayant  pas  vaqué  à  la  réparation  de  dessous  le 
nez,  comme  dit  Rabelais,  depuis  la  nuit  de  vendredi,  — 
nous  étions  alors  au  dimanche  soir,  —  il  voulut  bien 
condescendre  à  ce  qu'il  appelait  notre  faiblesse,  et,  lais- 
sant la  téléga  au  relai,  se  mit  avec  nous  à  la  recherche 
d'une  nourriture  quelconque.  Dunabourg  se  couche  de 
bonne  heure,  et  il  ne  brillait  plus  aux  façades  sombres 
que  de  bien  rares  lumières  ;  —  marcher  dans  ce  cloaque 
n'était  pas  une  opération  facile,  et  il  nous  semblait  à  cha- 
que pas  qu'un  tire-botte  invisil)le  empoignait  nos  chaus- 
sures par  le  talon.  Enfui  nous  vîmes  une  lueur  rougeâlre 
sortir  d'une  sorte  de  bouge  ayant  des  apparences  de  ta 
verne  ;  le  reflet  de  la  lumière  se  prolongeait  sur  la  boué 
liquide  en  filets  rouges  comme  le  sang  qui  coulerai 
d'une  écorcherie.  Ce  n'était  guère  appétissant,  mais  à  ce 
degré  de  famine  on  ne  fait  pas  la  petite  bouche.  Nous  en- 
trâmes sans  nous  laisser  rebuter  par  l'odeur  nauséabonde 
du  lieu,  où  une  lampe  fumeuse  grésillait  et  brûlait  avec 
peine  dans  une  atmosphère  méphitique.  La  salle  était 
pleine  de  juifs  d'un  aspect  étrange,  avec  de  longues  lévites 

30. 


354  VOYAGE  EiS  RUSSIE. 

étroites  de  poitrine,  longues  cunime  des  soutanes,  miroi- 
tées de  graisse,  et  d'une  couleur  qui  avait  été  aussi  bien 
noire  que  violelle,  marron  qu'olive,  mais  qui,  en  ce  mo- 
ment, présentait  nne  teinte  que  nous  désignerons  ainsi  : 
«  crasse  intense.  »  lis  porlaient  des  clupeaux  bizarres,  è 
larges  borJs  et  à  ballons  énormes,  miis  déteints,  défor- 
més, gras,  hérissés  par  places,  chauves  par  d'autres,  vieuv 
à  ne  pas  être  piqués  au  coin  d'une  borne  par  le  crochet 
d'un  chiffonnier  en  faillite.  Et  les  bottes  !  Le  glorieux 
Saint-Amand  lui-mêine  ne  serait  pas  de  trop  pour  les  dé- 
crire !  Éculées,  avachies,  tordues  en  spiiales,  blanchies 
par  des  couches  de  crotte  à  demi  séchées,  semblables  à 
des  pieds  d'éléphant  qui  auraient  longtemps  pataugé  dans 
les  jungles  de  l'hide.  Plusieurs  parmi  ces  juifs,  surtout  les 
jeunes,  avaient  les  cheveux  séparés  sur  le  front,  et  lais- 
saient pendre  derrière  l'oreille  une  longue  boucle  tournée 
en  repentir,  coquetterie  qui  contrastait  avec  leur  horrible 
saleté.  Ce  n'était  plus  là  le  beau  juif  d'Orient,  héritier  des 
patriarches,  et  qui  garde  sa  noblesse  biblique,  mais  l'af- 
freux juif  de  Pologne,  livré  dans  la  boue  à  toutes  sortes 
de  commerces  suspects  ou  d'industiies  sordides.  Cepen- 
dant, éclairés  ainsi,  avec  leurs  faces  maigres,  leurs  yeu.v 
Inquiets  et  fins,  leurs  barbes  fourchues  comme  des  queues 
de  poisson,  leur  couleur  rance,  et  leur  ton  de  bareng  saur 
verni  à  la  fumée,  ils  rappelaient  les  peintures  et  les  eaux- 
fortes  de  Rembrandt. 

La  consommation  ne  paraissait  pas  trés-active  dans  l'é- 
tablissement. Aux  recoins  obscurs,  on  discernait  bien 
quelques  nidividus  buvant  avec  lenteur  un  verre  de  thé  ou 
de  vodka;  mais  de  nourriture  so  ide,  aucun  vestige.  Com- 
prenant et  parlant  l'allemand  et  le  polonais  des  juifs, 
notre  camarade  demanda  au  maître  du  lieu  s'il  n'y  avait 
pas  mo\en  de  nous  procurer  un  repas  quelconque.  Cette 
demanile  seml»la  l'éloimer.  C'était  le  jour  dn  sabbat,  et  les 
mets  apprêtés  la  veille  pour  ce  jour,  où  il  n'est  pennis  de 
rien  faire,  avaient  été  dévorés  jusqu'A  la  dernièie  miette. 
Cependant  notre  mine  famélique  le  toucha.  Son  bulïet 
était  vide,  son  fourneau  éteuit;  mais  peut-être  pourrait-on 


RETOUR  EN  FRANCE.  353 

trouver  du  pain  dans  la  maison  voisine,  ii  alla  donner 
des  ordres  en  conséquence,  et  au  bout  de  quelques  mi- 
nutes nous  vîmes  pai  aitre  parmi  ce  tas  de  haillons  hu- 
mains, poitant  d'un  air  de  triomphe  une  sorte  de  galette 
plate,  une  jeune  fille  Israélite  d'une  merveilleuse  beauté, 
la  Rebecca  â'Ivanhoé,  la  Rachel  de  la  Juive,  un  vrai  soleil 
qui  rayonnait  comme  le  macrocosme  de  l'alchimiste  dans 
les  ténèbres  de  celte  chambre  sombre.  Éliézer  au  bord  du 
puits  lui  aurait  présenté  l'anneau  de  fiançailles  d'Isaac. 
G'étail  le  plus  pur  type  de  sa  race  qu'on  pût  rêver,  une 
vraie  fleur  biblique  épanouie,  on  ne  sait  comment,  sur  ce 
fumier.  La  Sulamite  du  Sir  Hasirim  n'était  pas  plus  orien- 
talement  enivrante.  Quels  yeux  de  gazelle,  quel  nez  déli- 
catement aquilin,  qm-lles  belles  lèvres  rouges  comme  la 
pourpre  de  Tyr  teinte  deux  fois,  se  dessinant  sur  une  pâ- 
leur mate,  quel  ovale  chastement  allongé  des  tempes  au 
menton,  et  fait  pour  s'encadrer  dans  la  bandelette  tradi- 
tionnelle ! 

Elle  nous  présentait  le  pain  en  souriant,  comme  ces 
filles  du  désert  qui  inclinent  leur  urne  sur  les  lèvres  alté- 
rées du  voyageur,  et,  tout  occupé  de  la  contempler,  nous 
ne  songions  pas  à  le  prendre.  Une  faible  rougeur  lui 
monta  aux  pommettes  quand  elle  s'aperçut  de  notre  admi- 
ration, et  elle  posa  le  pain  sur  le  bord  de  la  table. 

Nous  poussâmes  un  soupir  intérieur,  en  songeant  que 
l'âge  dcj  incartades  passionnées  était  passé  pour  nous. 
Tout  en  éblouissant  nos  yeux  de  la  radieuse  apparition, 
nous  nous  mimes  à  grignoter  notre  pain,  qui  était  à  la  fois 
cru  et  brûlé,  mais  qui  nous  semblait  tout  aussi  délicat 
que  s'il  sortait  de  la  boulangerie  viennoise  de  la  rue  de 
Richelieu. 

Rien  ne  nous  retenait  plus  dans  ce  bouge  :  la  belle  juive 
s'en  était  allée,  faisant  paraître  plus  sombres  encore,  par 
sa  disparition,  les  teintes  enfumées  de  la  salle.  Aussi  re- 
gagnâmes-nous notre  téléga  avec  un  soupir,  en  nous 
disant  que  ce  n'étaient  pas  les  écriiisde  velours  qui  conte- 
naient les  perles  du  plus  bel  orient. 

On  arriva  bientôt  sur  le  bord  de  la  Uvvina,  qu'il  s'agissait 


356  VOYAGE  EN  liUSSIE. 

de  traverser.  Les  berges  de  la  Dwina  sont  hautes,  et  i  on 
descend  au  lit  du  fleuve  par  des  rampes  de  planches  d'une 
pente  assez  rapide,  semblables  à  des  montagnes  russes. 
Heureusement  l'adresse  des  postillons  est  merveilleuse, 
et  les  petits  chevaux  de  l'Ukraine  ont  le  pied  sûr.  Nous 
parvînmes  sans  encombre  au  bas  de  la  desrenie,  où  dans 
l'ombre  nous  entendions  les  eaux  bouillonner  et  bruire.  Ce 
n'est  ni  un  pont  de  bateaux  m  un  bac  qui  sert  à  passer 
d'une  rive  à  Taulre,  mais  un  système  de  radeaux  plan- 
chéiés  mis  bout  à  bout  et  reliés  par  des  câbles  ;  ils  se  prê- 
tent mieux  ainsi  au  gonflement  des  eaux,  montant  et  des- 
cendant avec  elles.  La  traversée,  quoique  sans  danger 
réel,  était  assez  sinistre.  Le  fleuve,  grossi  par  la  fonte  des 
neiges,  coulait  à  pleins  bords  et  se  mutinait  contre  l'ob- 
stacle des  radeaux  dont  il  tendait  les  câbles.  L'eau,  la 
nuit,  devient  aisément  lugubre  et  fantastique.  Des  lueurs 
venues  on  ne  sait  d'où  s'y  agitent  comme  des  serpents 
phosphoriques,  les  écumes  y  jettent  des  étincelles  étranges 
qui  font  paraître  les  noirs  plus  profonds  ;  il  semble  qu'on 
tlotle  sur  un  gouffre,  et  ce  lut  avec  un  sentiment  de  satis- 
faction que  nous  nous  trouvâmes  sur  l'autre  bord,  empor- 
tés par  nos  chevaux,  qui  escaladaient  la  rampe  presque 
aussi  vite  qu'ils  avaient  descendu  la  rive  opposée. 

Nous  voilà  de  nouveau  courant  dans  l'étendue  grise  et 
noirâlre,  ne  discornant  que  des  formes  s'effaçant  de  la 
mémoire  au  si  promptement  qu'elles  passent  devant  les 
yeux,  et  dont  il  est  impossible  de  donner  l'idée  par  aucune 
description.  Ces  visions  indécises,  qui  surgissent  el  s'éva- 
nouissent dans  la  rapidité  de  la  course,  ne  sont  pas  sans 
charme  :  il  semble  qu'on  traverse  uu  rêve  au  galop.  On 
voudrait  pénéirer  du  regard  celte  obscurité  vague,  coton- 
neuse comme  une  ouate,  où  tout  contour  s'estompe,  où 
tout  objet  ne  produit  qu'une  tache  plus  noire. 

Nous  pensions  à  la  belle  juive,  dont  nous  burinions  la 

physioniimie  dans  notre  mémoire,  comme  un  dessinateur 

([uï  repasse  son  trait,  de  peur  qu'il  ne  s'eflace,  et  nous 

herchâines  à  nous  rappeler  comment  elle  était  velue, 

sans  pouvoir  y  réussir.  Sa  beauté  nous  avait  tellement 


RETOUR  EN  FI\A>CE.  357 

ébloui  que  nous  n'avions  vu  que  sa  lête.  Tout  le  reste  plon- 
geait dans  l'ombre.  La  lumière  se  concentrait  sur  elle,  et 
quand  elle  eût  été  habillée  de  brocart  d'or  ramage  de 
perles,  on  n'y  eût  pas  fait  plus  attention  qu'à  un  lambeau 
d'indienne. 

Au  lever  du  jour,  le  temps  changea  et  se  remit  décidé- 
ment à  l'hiver.  La  neige  commença  à  tomber,  mais  en 
larges  flocons  cette  fois.  Les  couches  se  superposaient,  el, 
bientôt  la  campagne  fut  enfarinée  à  pirte  de  vue.  A  chaque 
instant  nous  étions  obligés  de  nous  secouer,  pour  ne  pas 
être  recouverts  dans  notre  téléga,  mais  c'était  peine  per- 
due :  au  bout  de  quelques  minutes,  nous  étions  de  nou- 
veau poudrés  à  blanc  comme  des  tartelettes  que  sucre  le 
pâtissier.  Ces  duvets  d'argent  se  mêlaient,  se  brouillaient, 
montaient,  descendaient  sous  le  souffle  du  vent.  Un  eût 
dit  qu'on  vidait  du  haut  du  ciel  d'mnombrables  lits  de 
plumes,  et  dans  cette  blancheur  on  n'y  voyait  pas  à  quatre 
pas  devant  soi.  Les  petits  chevaux,  impatientés,  secouaient 
leurs  crinières  échevtlées.  Le  désir  de  se  soustraire  à  la 
tourmente  leur  donnait  des  ailes,  et  ils  galopaient  à  toute 
vitesse  vers  le  relai,  malgré  la  résistance  qu'offrait  au  jeu 
des  roues  la  neige  fraîche  tombée. 

Nous  avons  pour  la  neige  une  passion  bizarre,  et  rien 
ne  nous  plaît  comme  cette  poudre  de  riz  glacée  qui  blan- 
chit la  face  brune  de  la  terre.  Cette  blancheur  virginale, 
immaculée,  où  scintillent  des  micas  comme  dans  le  mar- 
bre de  Paros,  nous  parait  préférable  aux  teintes  les  plus 
riches,  et  quand  nous  foulons  une  route  couverte  do  neige, 
il  nous  semble  marcher  sur  le  sable  d'argent  de  la  voie 
lactée.  Mars  cette  fois,  il  faut  l'avouer,  nos  goûts  étaient 
par  trop  satisfaits,  et  notre  pnsition  sur  la  téléga  commen- 
çait à  n'être  plus  tenab'e.  iS'otre  ami  lui-même,  quelque 
impassible  qu'il  fût,  et  habitué  aux  rigueurs  des  voyages 
hyperboréens,  convenait  qu'on  eût  été  plus  à  l'aise  au 
coin  d'un  poêle,  dans  une  chambre  bien  close,  et  même 
dans  une  simple  berline  de  poste,  si  une  berline  eût  pu 
marcher  par  un  pareil  temps. 

La  chose  dégénéra  bientôt  en  chasse-neige.  Rien  d'é- 


358  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

trange  comme  celte  tempête  de  peluche.  H  souffle  un  vent 
bas  qui  rase  la  terre  et  balaye  la  neige  devant  lui  avec 
une  irrésistible  violence.  Des  fumées  blanches  courent  sur 
le  sol  en  flocons  tourbillonnants  comme  les  fumées  gelées 
d'un  incendie  du  pôle.  Quand  la  trombe  rencontre  un 
mur,  elle  s'accumule  contre  lui,  l'a  bientôt  dépassé,  et 
tombe  de  l'autre  côté  en  cascatelle.  En  un  instant,  les 
fossés,  les  lits  de  ruisseau  sont  comblés,  les  chemins  dis- 
paraissent, et  ne  se  retrouvent  que  grâce  aux  poteaux  in- 
dicateurs. Si  l'on  s'arrêtait,  on  serait  enseveli  comme  sous 
une  avalanche  en  cinq  ou  six  minutes.  Sous  la  force  du 
vent  qui  transporte  ces  immenses  masses  de  neige,  les 
arbres  plient,  les  poteaux  se  courbent,  les  animaux  pen- 
chent la  tête.  C'est  le  khamsin  de  la  steppe. 

Cette  fois,  le  danger  n'était  pas  grand;  il  faisait  jour; 
la  couche  de  neige  tombée  n'était  pas  très-épaisse,  et  nous 
avions  le  spectacle  presque  sans  le  péril.  Mais  la  nuit,  le 
chasse-neige  peut  très-bien  vous  enlever  et  vous  engloutir. 

Parfois  passaient  dans  cette  blancheur,  comme  des 
chiffons  de  drap  noir,  des  vols  de  corbeaux  ou  de  cor- 
neilles emportés  par  le  vent,  culbutés  et  chavirés  sur  leurs 
ailes.  Nous  rencontrâmes  aussi  deux  ou  trois  chariots  de 
moujiks  cherchant  à  regagner  leurs  isbas  et  fuyant  devant 
la  tempête. 

Ce  fut  avec  une  vraie  satisfaction  que  nous  vîmes  appa- 
raître confusément  au  bord  delà  route,  à  travers  ces  ha- 
chures de  craies  cioisées  dans  tous  les  sens,  la  maison  de 
poste,  avec  son  portique  grec.  Jamais  architecture  ne 
nous  parut  plus  snblime.  Sauter  à  bas  de  la  léléga,  se- 
couer la  neige  de  nos  pelisses  et  entrer  dans  la  chambre 
des  voyageurs,  où  régnait  une  douce  température,  fut 
l'affaire  d'un  instant.  Le  somovar  est  aux  relais  dans  un 
état  d  ébullition  constant,  et  quelques  gorgées  de  thé, 
aussi  chaud  que  noire  palais  pouvait  le  supporter,  eurent 
bientôt  rétabli  la  circulation  de  notre  sang,  un  peu  re- 
froidi par  tant  d'heures  passées  en  plein  air, 

«  J'entrepiendrais  avec  vous  un  voyage  de  découverle 
au  pôle  arctique,  me  dit  mon  ami,  et  je  crois  que  vous 


ri:tour  en  FI'.ANCE.  359 

feriez  un  charmant  compagnon  d'hivernage.  Comme  nous 
vivrions  bien  dans  une  hulte  de  neige,  avec  une  provision 
de  pemmican  et  de  jambons  d'ours  î 

—  Votre  approbation  me  touche,  car  je  sais  que  vous 
n'êtes  pas  flatteur  de  voire  naturel  ;  mais  maintenant  que 
j'ai  suffisomnient  prouvé  ma  force  de  résistance  aux  cahots 
et  à  la  température,  il  n'y  aurait  aucune  lâcheté,  ce  me 
•.emble,  à  chercher  un  mo\en  plus  commode  de  continuer 
le  voyage. 

—  Allons  voir  s'il  n'y  aurait  pas  dans  la  cour  quelque 
véhicule  moins  ouvert  aux  rigueurs  des  éléments.  L'hé- 
roïsme inutile  est  delà  pure  forfanterie.   » 

La  cour,  à  demi  comblée  par  la  neige,  qu'on  essayait 
en  vain  de  rejeter  dans  les  encoignures  avec  des  balais  et 
des  pelles,  présentait  un  spectacle  bizarre.  Des  télégas, 
des  Inreiitasses,  des  droschkys,  l'encombraient,  relevant 
en  l'air  leurs  timons  comme  des  antennes  et  des  mâts  de 
vaisseaux  à  moitié  submergés.  Derrière  toute  cette  carros- 
;;erie  primitive,  nous  découvrîmes,  à  travers  un  semis  de 
points  blancs  qui  tournoyaient  au  souffle  de  la  tempête, 
comme  le  dos  d'une  baleine  échouée  dans  récuu.e,  la  ca- 
pote en  cuir  d'une  vieille  calèche  qui  nous  fit  l'effet,  mal- 
gré son  délabrement,  d'une  arche  de  salut.  On  écarta  les 
voitui  es,  on  la  remorqua  au  milieu  de  la  cour,  et  nous 
pûmes  constater  que  les  roues  étaient  en  bon  état,  les  resé 
soi ts  assez  solides,  et  que  si  les  vitres  ne  fermaient  pas 
bien  exactement,  du  moins  il  n'en  manquait  aucune.  A 
vrai  dire,  on  n'aurait  pas  brillé  au  bois  d  ■  Boulogne  avec 
une  pareille  guimbarde;  mais  comme  nous  n'avions  pas 
à  faire  le  tour  du  lac  et  à  exciter  l'admiration  des  petites 
dames,  nous  fûmes  très-heureux  (|u'on  \oulût  bit  n  nous 
la  louer  jusiju'à  la  frontière  piussienne. 

L'installation  de  nos  pei  sonnes  el  de  nos  malles  dans 
ce  sabot  ne  dura  que  quelques  minutes,  et  nous  voilà  re- 
pariis  du  même  train  que  cependant  ralentit  un  peu  la 
viole!  ce  du  vent  poussant  devant  lui  des  tourbillons  de 
poubsière  glacée.  Quoique  nous  tin>si(ms  toutes  les  vitres 
fermées,  il  v  eut  bientôt  une  ligne  de  neige  sur  la  ban- 


560  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

quelle  que  nous  n'occupions  pas.  Hien  ne  ferme  pour 
cette  impalpable  poudre  blanche  broyée  et  triturée  parla 
tempête  :  elle  entre  à  travers  la  moindre  fissure  comme 
le  sable  du  Sahara,  et  pénètre  jusque  dans  les  boîtes  de 
montres.  Mais  comme  nous  n'étions  ni  l'un  ni  l'autre  des 
Sybarites,  se  plaignant  pour  un  pli  de  rose,  nous  jouis- 
sions avec  une  volupté  bien  sentie  de  ce  confortable  rela- 
tif. On  pouvait  du  moins  appuyer  son  dos  et  sa  tête  sur  la 
vieille  garniture  de  drap  vert,  médiocrement  rembourrée, 
il  est  vrai,  mais  infiniment  prélérable  aux  ridelles  de  la 
téléga.  Le  sommeil  ne  vous  exposait  plus  à  tomber  et  à 
vous  briser  le  crâne. 

Nous  profitâmes  de  la  situation  pour  dormir  un  peu, 
chacun  dans  noire  coin,  mais  sans  nous  abandonner  trop 
à  la  somnolence,  qui  est  parfois  dangereuse  par  des  tem- 
pératures aussi  basses,  car  le  thermomètre  était  redes- 
cendu à  dix  ou  douze  degrés  au-dessous  de  zéro  sous  l'in- 
fluence de  ce  vent  glacé.  iMais  peu  à  peu  la  tempête  s'a- 
paisa, les  parcelles  de  neige  suspendues  en  l'air  retombè- 
rent sur  le  sol,  et  l'on  put  voir  jusqu'à  l'horizon  la  cam- 
pagne toute  blanche. 

Le  temps  se  radoucit  beaucoup,  et  il  n'y  avait  plus 
guère  que  trois  ou  quatre  degrés  de  froid,  ce  qui  est  une 
tempéialure  tout  à  fait  printanicre  pour  la  Russie  à  celte 
époque  de  l'aimée.  Nous  traversâmes  la  Yilia,  qui  se  jette 
dans  le  Niémen  près  de  Kowno,  au  moyen  d'un  bac,  qui 
se  trouvait  comme  ajusté  au  niveau  des  berges  basses  de 
la  rivière,  et  nous  arrivâmes  à  la  ville,  qui  avait  une  assez 
bonne  apparence  sous  la  fraîche  tombée  de  neige  dont 
elle  était  saupoudrée.  La  maison  de  poste  se  trouvait  sur 
une  place  d'un  bel  aspect,  entourée  de  bâtimenls  régu- 
liers, et  plantée  d'arbres  i|ui,  pour  le  quart  d'heure  res- 
semblaient à  des  constrllalions  de  vif  argent.  Des  clochers 
à  forme  d'oignon  et  d'ananas  apparaissaient  çà  et  là  au- 
dessus  des  maisons;  mais  nous  n'avions  ni  le  temps  ni  lo 
courage  d'aller  visiter  les  églises  qu'ils  décelaient. 

Après  une  légère  collation  de  sandwiches  et  de  ihé, 
nous  finies  remettre  des  chevaux  à  la  calèche  pjur  passer 


r.ETOUF'.  EN  FRANCE.  361 

le  Niémen  de  jour,  et  îe  jour  n'est  pas  bien  long  au  mois 
do  février  sous  cette  latilude.  Plusieurs  voitures,  télégas, 
chariots  traversaient  le  fleuve  en  même  temps  que  nous, 
et,  au  milieu  du  trajet,  l'eau  jaune  et  bouillonnante  attei- 
gnait prosqu.'  les  madriers  bnrdant  les  bateaux,  qui  cé- 
daient sous  la  pression  et  remontaient  à  mesure  que  les 
attelages  s'avanç  lient  vers  l'autre  rive.  Si  quelque  cheval 
s'effrayait,  rien  ne  serait  plus  simple  que  de  fiiire  la  cul- 
bute dans  le  courant  avec  armes  et  bagages;  mais  les 
chevaux  russes,  quoique  pleins  d'ardeur,  s-ont  très-doux, 
et  ne  s'alarment  pas  pour  si  peu. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  nous  galopions  vers  la 
frontière  de  Prusse,  que  nous  pensions  atteindre  dans  la 
nuit,  malgré  les  gémissements  et  les  bruits  de  ferrailles 
(jue  rendait  notre  pauvre  calèche,  vivement  secouée,  mais 
qui  pourtant  tint  bon  et  ne  nous  laissa  pas  lâchement  en 
route. 

En  effet,  vers  les  onze  heures,  nous  atteignîmes  la  pre- 
mière poste  pruss'enne,  d'où  l'on  devait  renvoyer  la  voi- 
lure au  relai  où  nous  l'avions  prise. 

«  Maintenant,  dit  notre  ami,  que  nous  n'avons  plus 
d'exercices  acrobatiques  à  exécuter  sur  des  cbarrettes  im- 
possibles, il  serait  bon  de  souper  à  notre  aise  et  de  nous 
fomenter  un  peu  la  compbxion,  pour  ne  pas  avoir  l'a'r 
de  spectres  en  arrivant  à  Paris.  » 

On  pense  bien  que  nous  ne  fîmes  aucune  objection  à  ce 
discours  bref  mais  substantiel,  qui  reproduisait  si  bien 
notre  pensée  intime. 

Quand  nous  étions  petit  garçon,  nous  nous  imaginions 
que  les  frontières  des  pa\s  était  marquées  sur  la  lerre 
par  une  teinte  blcie,  rose  ou  verte,  comme  elles  le  sont 
sur  les  cartes  géngraphiques.  C'était  une  idée  enfantine 
et  chimérique.  Mais  quoi'ju'ello  ne  soii  pas  tracée  au  pin- 
ceau, la  ligne  de  démarcation  n'en  est  pas  nioin>  hius(|ue 
et  tranchée.  A  l'endroit  indiqué  par  le  poteau  blanc  diago- 
nalement  zébré  de  noir,  la  Paissie  Unissait  et  la  Prusse  (  om- 
mençait  d'une  façon  subite  et  complèie.  Le  pays  limitrophe 
n'avait  pas  déteint  sur  elle,  ni  elle  sur  la  contrée  voisine. 

31 


562  VOYAGE  K.N  lîUSblE. 

On  nous  fît  entier  dans  une  salle  basse  garnie  d'un 
grand  poêle  en  faïence  qui  ronllait  harmonieusement.  Le 
plancher  était  poudré  de  sablon  jaune  ;  quelques  gravures 
encadrées  ornaient  la  nuu'aïUe  ;  les  tables  et  les  sièges 
avaient  des  formes  allemandes,  et  ce  furent  de  grandes 
et  fortes  servantes  qui  vinrent  mettre  le  couvert.  11  y 
avait  bien  longtemps  que  nous  n'avions  vu  de  femmes 
occupées  à  ces  soins  domestiques  qui  semblent  l'apanage 
de  leur  sexe  :  en  Russie  comme  en  Orient,  ce  sont  les 
hommes  qui  font  le  service,  du  moins  en  public. 

La  cuisine  n'était  plus  la  même.  Au  tchi,  au  caviar,  aux 
'^gourtsis,  aux  gelinottes  et  aux  soudacs  succédaient  la 
joupe  ù  la  bière,  le  veau  au  raisin  de  Corinthe,  le  lièvre 
à  la  gelée  de  groseille  et  les  sentimentales  pâtisseries  alle- 
mandes. Tout  différait  :  la  forme  des  verres,  des  couteaux, 
des  fourchettes,  mille  petits  détails  qu'il  serait  trop  long 
de  signaler,  montraient  à  chaque  instant  qu'on  avait 
changé  de  pays.  Nous  arrosâmes  ce  copieux  repas  de  \in 
de  Bordeaux  qui  était  excellent,  malgré  sa  fastueuse  éti- 
quette imprimée  avec  des  encres  à  refltts  métalliques,  et 
d'une  quille  de  Rudesheim  versée  dans  des  rœraers  cou- 
leur d'émerautie. 

Tout  en  dînant,  nous  nous  exhortions  à  modérer  notre 
voracité  pour  ne  pas  crever  d'indigestion,  comme  ces 
naufiagés  qu'un  navire  recueille  sur  un  radeau  où  ils 
ont  jnangé,  leurs  maigres  provisions  de  biscuit  épuisées, 
le  cuir  de  leurs  souliers  et  le  caoutchouc  de  leurs  bre- 
telles. 

Si  nous  avions  été  sages,  nous  n'aurions  dû  prendre 
qu'une  tasse  de  bouillon  et  un  massepain  trempé  dans  du 
vin  de  iMalaga,  pour  nous  habituer  peu  à  peu  à  la  nourri- 
turc.  Mais  bah!  puisque  notre  souper  est  dans  notre  esto- 
mac, qu'il  y  reste.  Espérons  qu'il  ne  nous  causera  aucun 
lemords. 

Le  costume  avait  changé.  Nous  avions  vu  à  Kowno  les 
dernières  touloupes,  et  les  types  ne  se  ressemblaient  pas 
plus  qi>o  les  liabits.  Au  lieu  de  l'air  vague,  pensif  et  doux 
des  Russes,  l'air  raide,  méthodique  et  gourmé  dos  Prus- 


RETOUR  EN  FRANCE.  5C3 

siens  —  une  tout  autre  race.  —  La  petite  casquette  à  vi- 
sière, écrasée  sur  le  front,  la  courte  tunique  et  le  panta 
Ion  étroit  des  genoux  et  large  dos  jambes,  a-ix  lèvres  la 
pipe  de  porcelaine  ou  d'écume  de  mer,  ou  bien  encore 
quelque  bouquin  d'ambre,  coudé  bizarrement,  où  s'em- 
manclie  un  cigare  à  angle  droit.  Tels  nous  apparurent 
les  Prussiens  à  la  première  poste  :  ils  ne  nous  surprirenf 
pas,  car  nous  les  connaissions  déjà. 

La  voiture  dans  laquelle  rous  montâmes  ressemblait  à 
ces  petits  omnibus  dont  on  se  sert  dans  les  cliàteaux  pour 
aller  prendre  aux  stations  des  chemins  de  fer  les  Parisiens 
qu'on  atlend  h  diner.  Elle  était  convenablement  capiton- 
née, bien  close  et  moelleusement  suspendue  :  du  moins 
elle  nous  fit  cet  effet  après  la  course  en  téléga  que  nous 
venions  d'accomplir  et  qui  représente  assez  bien  le  sup- 
plice de  l'estrapade  usité  au  moyen  âge.  Mais  quelle  diffé- 
rence entre  l'allure  enragée  des  pelits  cbevaux  russes  et 
le  trot  llegmatique  des  grands  et  lourds  mecklembour- 
gcois  qui  semblent  s'endormir  en  marchant,  et  que  ré- 
veille à  peine  uue  caresse  de  fouet  nonchalamment  appli- 
quée à  leur  grasse  échine.  Ces  cbevaux  allemands  savent 
sans  doute  le  proverbe  italien  :  Chi  va  piano  va  sano.  Ils 
le  méditent  en  levant  leurs  gios  pieds  et  en  retranchent 
la  seconde  partie  :  Chi  va  sano  va  lonlano,  car  les  postes 
prussiennes  sont  plus  rapprochées  les  unes  des  autres  que 
les  postes  russes. 

Cependant  l'on  arrive,  même  en  n'allai.t  pas  v-le,  et  le 
matin  nous  surprit  nou  loin  de  Kœnigsberg,  sur  une  route 
bordée  de  grands  arbres  qui  s'étendait  à  perte  de  vue  et 
présentait  un  aspect  vraiment  magique.  La  neige  s'était 
gelée  aux  branches  des  arbres  et  dessinait  les  plus  minces 
ramifications  avec  un  ci  islal  diamanté  d'un  éclat  extraor- 
dinaire. L'allée  avait  l'apparence  d'un  immense  berceau 
en  filigrane  d'argent  menant  au  château  enchanté  d'une 
fée  du  Nord. 

On  le  voit,  connaissait  notre  amour  pour  elle,  la  neige, 
au  moment  de  nous  quitter,  nous  prodiguait  ses  magies 
et  nous  régalait  de  ses  plus  brillants  speclachs.  L'iiiver 


364  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

nous  faisait  la  conduite  aussi    loin  qu'il  pouvait,  et  avait 

bion  de  la  peine  à  nous  quitter. 

Kœnig.-berg  n'est  pas  une  ville  d'un  aspect  bien  gai,  du 
moins  à  cette  saison  de  l'année.  Les  bivers  y  sont  rigou- 
reux, et  les  fenêtres  y  conservaient  encore  leurs  doubles 
\itres.  Nous  remarquâmes  plusieurs  maisons  à  pignons  en 
escalier  et  à  façades  peintes  couleur  vert  pomme,  et  sou- 
te.'iues  par  des  S  de  fer  tiès-ouvragées,  comme  à  Lubeck. 
C'est  la  patrie  de  Kant,  qui  ramena,  par  sa  Critique  de  la- 
raison  pure,  la  pbiloso|  hie  à  sa  vérilable  essence.  Il  nous 
semblait  le  voir,  au  tournant  de  chaque  rue,  avec  son  ha- 
bit gris  de  fer,  son  tricorne  et  ses  souliers  à  boucles,  et 
nous  songions  au  trouljle  qu'appoita,  dans  ses  médita- 
tions, l'absence  du  grêle  peuplier  qu'on  avait  abattu,  et 
sur  lequel,  depuis  plus  de  vingt  ans,  il  avait  l'habitude 
de  fixer  les  yeux  pendant  ses  profondes  rêveries  métaphy- 
siques. 

Nous  allâmes  tout  droit  à  la  gare,  et  nous  primes  cha- 
cun un  coin  de  wagon.  Il  n'entre  pas  dans  notre  dessein 
de  décrire  un  voyage  en  chemin  de  fer  à  travers  la  Prusse  ; 
cela  n'a  rien  de  bien  intéressant,  surtout  lorsqu'on  i.e 
s'arrête  pas  dans  les  villes,  et  nous  allâmes  tout  d'un  trait 
jusqu'à  Cologne,  où  seulement  la  r.eige  nous  abmdonna. 
Là,  comme  les  départs  des  trains  ne  coïncidaient  pas, 
nous  fûmes  obligés  de  faire  un  temps  d'arrêt,  dont  nous 
profitâmes  pour  nous  livrer  à  d'indispensables  soins  de 
toilette  et  reprendre  un  peu  l'aspect  humain,  car  nous 
avions  l'air  de  véritables  Samoïédes  venant  montrer  dos 
rennes  sur  la  Newa. 

La  rapidité  de  notre  course  en  téléga  avait  produit  dans 
nos  malles  une  variété  bizarre  de  dégâts  :  le  cirage  de  nos 
chaussures  était  tombé  et  laissait  voir  le  cuir  à  nu;  une 
boite  d'excellents  cigares  ne  contenait  plus, que  du  polvo 
sevillano,  les  cahots  les  avait  réduits  en  fine  pous>iére 
jaune  ;  les  cachets  des  h  ttres  qu'on  nous  avait  confiées 
s'étaient  usés,  limés,  amincis  par  le  frottement;  on  n'y 
distinguait  plus  ni  armoiries,  ni  cliiffres,  ni  empreinte 
quelconque.  Plusieurs  enveloppes  s'étaient  ouvertes.  Il  y 


RETOUR  £N  FP.AXCE.  365 

avait  de  la  neige  entre  nos  chemises!  L'ordre  rétabli,  nous 
nous  coucbàines  api  es  un  excellent  souper,  tt  le  lende- 
main, cinq  jours  après  noire  dépari  de  Sanit-Pétersbourg, 
i;ous  arrivions  à  Paris,  à  neuf  heures  du  soir,  selon  notre 
p;omesse  formelle.  Nous  n'étions  pas  en  retard  de  cinq 
minutes.  Un  coupé  nous  attendait  à  la  gare,  et,  un  quart 
d'heure  après,  nous  nous  trouvions  parmi  de  vieux  amis 
et  ;!e  jolies  femmes,  devant  une  table  étincelante  de  lu- 
mièies,  où  fumait  un  fui  souper,  tl  notre  retour  fut  célé- 
brj  joyeusement  jusc^u'au  malin. 


81. 


DEUXIÈME    PARTIE 


L'ÉTÉ  EN  RUSSIE 


LE  YOLGÂ 

DE   TVER    A    NIJNI-NOVGOROD 

Après  ce  long  séjour  en  Russie,  nous  eûmes  quelque 
peine  à  nous  remboîter  dans  la  vie  parisienne.  Notre  pen- 
sée retournait  souvent  aux  rives  de  la  Neva  et  voltigeait 
autour  des  coupoles  de  Wassili-Blajennoi.  Nous  n'avions 
vu  l'empire  des  tsars  que  pendant  l'hiver,  et  nous  sou- 
haitions le  parcourir  l'été  à  la  lueur  de  ces  loiigs  jours  où 
le  soleil  ne  se  couche  que  durant  quelques  minutes.  Nous 
connaissions  Saint-Pétersbourg,  Moscou,  mais  nous  igno- 
rions Nijiii-Nov^'orod.  Et  comment  peut-on  vivre  sans  avoir 
visité  Nijni-Nov^orod? 

D'où  vient  que  les  noms  de  cerlaines  villes  vous  préoc- 
cupent invinciblement  l'imagination  et  bourdonnent  pen- 
dant des  années  à  vos  oreilles  avoc  une  mystérieuse  har- 
monie, conmie  ces  phrases  musicales  retenues  par  hasard 
et  qu'on  ne  peut  chasser?  —  C'est  une  obsession  bizarre 
bien  connue  de  tous  ceux  qu'une  déterminalion  subite  en 
apparence  pousse  hors  des  limites  de  leur  patrie,  vers  les 
points  les  plus  excentriques.  Le  démon  du  voyage  susurre 
près  de  vous  les  syllabes  d'inciintalion  à  travers  vos  tra- 
vaux, vos  lectures,  vos  plaisirs,  vos  chagrins,  jusqu'à  ce 
que  vous  ayez  obéi.  Le  plus  sage  est  dt;  faire  le  moins  de 
résistance  possible  à  la  tentaiion  pour  en  être  plus  vile 


3G8  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

délivré.  Une  fois  que  vous  avez  intérieurement  consenti,  il 
ne  faut  plus  vous  inquiéter  de  rien.  Laissez  faire  l'Esprit 
fjui  vous  a  sui-'géré  cette  pensée.  Sous  son  influence  magi- 
que, les  obstacles  s'aplanissent,  les  liens  se  dénouent,  les 
permissions  s'accordent;  l'argent  qu'on  n'obtiendrait  pas 
pour  la  nécessité  la  plus  honorable  et  la  plus  légitime  ac- 
court, lout  joyeux,  prêt  à  vous  servir  de  viatique;  le  jiasse- 
port  va  tout  seul  se  faire  chamarrer  de  timbres  aux  léga- 
tions et  aux  ambassades,  vos  nippes  se  rangent  d'elles- 
mêmes  au  fond  de  votre  malle,  et  il  se  trouve  que  vous 
avez  justement  une  douza'ne  de  chemises  toutes  neuves, 
un  habit  noir  complet,  et  un  paletot  à  braver  les  intem- 
péries les  plus  diverses. 

Nijni-Novgorod  exerçait  depuis  longtemps  déjà  cette 
inéluctable  influence  sur  nous.  Aucune  mélodie  ne  réson- 
nait plus  délicieuseiuent  à  notre  ouïe  que  ce  nom  vague  et 
lointain;  nous  le  répélions  comme  une  lilanie  sans  en 
avoir  presque  la  conscience;  nous  le  regardions  sur  les 
cartes  avec  un  sentiment  de  plaisir  inexplicable;  sa  confi- 
guration nous  plaisait  comme  une  arabesque  d'un  dessin 
curieux.  Le  rapprochement  de  i'i  et  du  j,  l'allitération 
produite  par  Vi  final,  les  trois  points  qui  piquent  le  mot 
comme  ces  notes  sur  lescj,uelles  il  faut  appuyer,  nous  char- 
maient d'une  façon  à  la  fois  puérile  et  cabalistique.  Le  v 
et  le  ^  du  second  mot  possédaient  aussi  leur  attraction, 
mais  Vod  avait  quelque  chose  d'impérieux,  de  décisif  et  de 
concluant,  à  quoi  il  nous  était  impossible  de  rien  objec- 
ter. —  Aussi  après  quelques  mois  de  luttes,  nous  fallul-il 
partir. 

Un  motif  sérieusement  plausible,  la  nécessité  d'alh- 
prendre  des  notes  pour  un  grand  ouvrage  sur  les  Trésors 
d'art  de  la  Russie,  auquel  nous  travaillions  depuis  plu- 
sieurs années,  nous  amenait  déjà,  sans  trop  d'invraisem- 
blance aux  yeux  des  gens  raisonnables,  dans  cette  origi- 
nale et  singulière  ville  de  Moscou  que  nous  avions  vue  au- 
trefois couronnée  par  l'hiver  d'un  diadème  d'argent  et  les 
épaules  couvertes  de  son  manteau  d'hermine  neigeuse. 
Les  trois  quaits  du  chemin  étaient  faits;  encore  quelque» 


LE  YOLGA.  3f;,, 

coups  d'aile  vers  l'est  et  nous  touchions ïe  Lut.  —  Le  dé- 
mon voyag  ur  avait  arrangé  les  choses  de  la  façon  la  plus 
naturelle.  Pour  que  rien  ne  nous  retint,  il  avait  envoyé  à 
l'étranger,  ou  bien  loin  dans  l'intérieur  des  terres,  les 
personnes  que  nous  aurions  dû  voir.  Ainsi  nul  obstacle, 
nul  piétexte,  nul  remords  qui  pût  nous  erapèclur  d'ac- 
complir notre  fantaisie.  Nous  primes  nos  notes  à  la  hâte; 
mais,  pendant  que  nous  visitions  les  merveilles  du  Krem- 
lin, le  nom  de  Nijni-Novgorod,  tracé  par  le  doigt  tenta- 
teur, brillait  en  capricieux  caractères  slavons  entremêlé 
de  fleurs  sur  le  fond  étincelant  des  orfèvreries  et  des  ico- 
nostases. 

La  route  la  plus  simple  et  la  plus  courte  était  de  pren- 
dre le  tronçon  de  voie  ferrée  qui  va  de  .Moscou  à  Vladimir 
et  ensuite  la  poste  jusqu'à  Nijni;  mais  la  crainte  de  man- 
quer de  chevaux,  caj-  c'était  alors  l'époque  de  la  foire  cé- 
lèbre qui  réunit  sur  ce  point  trois  ou  quatre  cent  mille 
hommes  de  tous  pays,  nous  fit  préférer  le  chemin  des 
écoli  r>  qu'on  choisit  si  rarement  aujourd'hui.  La  maxime 
anglo-américaine  Ti7ne  is  money  n'est  pas  la  nôtre,  et 
nous  ne  sommes  pas  de  ces  touristes  pressés  d'arriver.  Le 
voyage  en  lui  même  est  ce  qui  nous  intéresse  le  plus. 

Contrairement  à  la  sagesse  bourgeoise,  nous  commen- 
çâmes par  rétrograder  jusqu'à  Tver  pour  prendre  le  Volga 
presque  à  sa  source,  nous  confier  à  son  cours  tranquille 
et  nous  laisser  porter  indolemment  vers  noire  but.  L'on 
s'étonne  peut-êire  de  ce  peu  d'empressement  succédant  à 
un  désir  si  vif.  Sûr  de  voir  Nijni-Novgorod,  nous  ne  nous 
hâtions  plus.  Cette  vague  appréhension 

Qui  fait  que  l'homme  craint  son  désir  accompli 

nous  tourmentait,  sans  doute,  à  notre  insu  et  modérait 
noire  impatience.  La  ville  que  nous  avions  rêvée  s'éva- 
nouirait-elle à  notre  approche  au  souffle  de  la  réalité, 
commit  ces  entassements  de  nuages  qui  figurent  à  l'Iiori- 
7on  des  dômes,  des  tours,  des  nécropoles,  et  qu'un  souffle 
de  veiit  déforme  ou  balaye? 
Trop  fidèle  à  la  devise  des  chemins  de  fer  :  linea  recta 


570  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

hrevissima,  le  rigide  raihvay  do  Sninl-Pélersbourg  à  Mos- 
cou laisse  de  côlé  Tvcr,  que  nous  rejoignîmes  à  l'aide 
d'un  de  ces  droschkys  d'allure  rapide  qui,  en  ilussie,  ne 
font  jamais  défaut  au  voyageur  et  semblent  sortir  de  des- 
sous teire  à  l'appel  de  la  volonté. 

L'hôtel  de  la  Poste,  où  nous  descendîmes,  a  les  dimen- 
sions d'un  palais,  —  il  pourrait  servir  de  caravansérail  à 
toute  une  peuplade  en  migration.  Des  garçons  habilles  de 
noir,  cravatés  de  blanc,  nous  reçurent  et  nous  conduisi- 
rent avec  un  sérieux  anglais  à  une  immense  cliambro,  où 
un  architecte  parisien  eût  logé  sans  peine  un  apjiarteniont 
complet,  par  un  corridor  dont  la  longueur  nous  rapjclait 
les  couloirs  monastiques  de  l'Escnrial.  — La  Sidle  à  uian- 
ger  aurait  donné  aisément  l'hospitalité  à  un  repas  de  mille 
couverts.  Tout  en  expédiant  notre  dîner  à  l'embrasure 
d'une  fenêtre,  nous  lûmes  au  coin  de  notre  servielte  ce 
chiffre  hyperbolique  et  fabukaix  «  trois  mille  deux  cents  !  » 
—  Malgré  cela,  sans  les  rires,  les  éclats  de  voix  et  les 
traînements  de  sabres  de  quelques  jeunes  militaires  atta- 
blés dans  un  cabinet  voisin,  l'hôtel  eût  paru  absolument 
désert.  De  grands  chiens,  aussi  ennuyés  que  ceux  d'Aix- 
la-Chapelle  dont  parle  Henri  Heine,  s'y  promenaient  mé- 
lancoliquement comme  dans  la  rue,  quêtant  un  os  ou  une 
caresse.  Arrivant  des  cuisines  lointaines,  les  domestiques 
exténués  laissaient  tomber  sur  la  nappe,  avec  un  soupir, 
les  plats  à  moitié  refroidis. 

Du  balcon,  nous  apercevions  la  grande  plac  e  de  Tver, 
où  converge  une  étoile  de  rues.  Dans  un  coin,  une  bara- 
que de  saltimbanques  étalait  sa  pancarte  et  faisait  grincer 
son  aigre  musique,  à  laquelle  les  badauds,  de  quelque 
pays  qu'ils  soient,  ne  résistent  guère.  Au  fond,  vis-à-vis 
de  nous,  une  église  découpait  sur  le  ciel  son  dôme  et  ses 
cloclietons  bulbeux  aux  croix  d'or  enchaînées;  sur  les 
pans  latéraux,  de  belles  maisons  déployaient  leurs  faça- 
des; des  droschkys  de  maître  filaient,  emportés  par  des 
trotteurs  de  rac  •,  des  voitures  de  place  stationnaient,  et 
des  moujiks,  déjà  vêtus  de  la  touloupe,  s'arrangeaient  au 
bas  des  escaliers  pour  dormir. 


LE  VOLGA.  371 

La  saison  de  ces  grands  jours  où  le  soleil  ne  fait  que 
disp.irailrepourse  remontrer  un  instant  après,  confondant 
piesque  son  déclin  et  son  aurore,  éta  t  passée  déjà,  mais 
la  nuit  ne  venait  pas  avant  dix  ou  onze  heures  du  soir.  On 
se  fait  difficilement  une  idée  en  Occident  des  teintes  dont 
se  colore  le  ciel  pendant  ce  long  crépuscule;  les  palettes  de 
nosptintres  ne  les  ont  pas  prévues  ;  Delacroix,  Diaz  et  Ziem 
en  seraient  étonnés  et  ne  sauraient  par  quels  audacieux 
mélanges  y  parvenir  ;  y  réussiraient-ils,  l'on  traiterait  leurs 
toiles  d'invraisemblables.  Il  semble  qu'on  ait  cbangé  de 
planète  et  que  la  lumière  vous  arrive  réfractée  parle  prisme 
d'une  atmosphèie  inconnue.  Des  nuances  turquoise  et  vert 
pomme  s'évanouissent  dans  les  zones  roses  qui  tournent  au 
lilas  pâle,  à  la  nacre  de  perle,  au  bleu  d'acier,  avec  des 
dégradations  d'une  inconcevable  finesse;  d'autres  fois,  ce 
tout  des  blancheurs  lactées,  opalines,  irisées  comme  on  se 
figure  le  jour  immatériel  de  l'Elysée  qui  ne  vient  ni  du  so- 
leil, ni  de  la  lune,  ni  des  étoiles,  mais  d'un  éther  lumi- 
neux par  lui-même  et  cependant  voilé. 

Sur  ce  ciel  féerique,  comme  pour  en  faire  mieuxressortir 
les  nuances  idéalement  tendres,  passaient  des  essaims  de 
corneilles  et  de  corbeaux  regagnant  leur  gîte,  avec  des 
évolutions  réglées  par  une  sorte  de  cérémonial  bizarre,  et 
accompagnées  de  croassem.enis  aux(|uels  il  estdilficile  de 
ne  pas  attribuer  un  sens  mystérieux.  Ces  cris  rauques,  cou- 
pés de  silences  soudains  et  mêlés  de  reprises  en  chœur, 
semblent  une  espèce  d'hymne  ou  de  prière  à  la  JNuit.  Les 
pigeons,  que  l'on  respecte  en  Russie  comme  le  symbole  du 
Saint-Esprit,  étaient  déjà  couchés  et  garnissaient  toutes  les 
nervures  et  les  arêtes  de  l'église.  —  Ils  sont  en  nombre 
incroyable,  mais  les  fidèles  leur  font  pieusement  des  dis- 
tributions de  graines. 

Nous  descendîmes  sur  la  place,  nous  dirigeant  vers  le 
fleuve,  sans  guide  et  sans  renseignement,  et  nous  fiant  à 
cet  instinct  de  la  configuration  des  villes  qui  trompe  rare- 
ment les  vieux  voyageurs.  Prenant  une  rue  qui  coupait  à 
angle  droit  la  belle  rue  de  Tver,  nous  arrivâmes  bientôt 
sur  Ja  berge  du  Volga.  La  grande  rue  essayait  de  ressein- 


372  VOYAGE  L.N  RUSSln. 

bler  à  une  perspective  de  SaiiU-Péteiv-bourg,  mais  celle-ci, 
moins  fréquentée  et  plus  loin  du  centre,  avait  le  vrai  carac- 
tère lusse.  Des  maisons  de  bois  rechampies  de  diverses 
couleurs  et  surmontées  de  toits  verts,  de  clôtures  de  plan- 
ches pointes,  la  bordaient,  laissant  apercevoir  le  sommet 
d'arl)res  garnis  de  fraîches  frondaisons.  —  A  trav.rs  les 
carreaux  des  fenêtres  basses,  l'on  enlrevoyait  les  plantes 
de  serre  destinées  à  faire  oublier  aux  maîtres  du  logis  les 
blancheurs  d'un  hiver  de  si\  mois.  —  Quelques  femmes 
revenaient  de  la  rivière,  pieds  nus  et  des  paquets  de  linge 
sur  la  tète  ;  des  paysans  debout  sur  leur  téléga,  poussaient 
leurs  pei  ils  chevaux  échevelés,  rappoitant  quelques  bûches 
des  chantiers  de  la  rive. 

Au  bas  de  la  berge  assez  escarpée,  mais  que  les  dros- 
chkys  et  les  charrettes  escaladent  avec  une  impétuosité 
qui  effrayerait  les  cnchers  et  le<  chevaux  de  Paris,  la 
flottille  de  la  compagnie  Samolett  dressait  les  tuyaux  de 
ses  mignons  pyroscaphes.  —  Le  fleuve,  encore  peu  profond, 
ne  permet  pas  d'employer  de  forts  bateaux  dans  celte  par- 
tie de  son  cours.  Notre  place  retenue,  car  le  bateau  devait 
partir  de  grand  matin,  nous  continuâmes  noire  prome- 
nade sur  le  bord  du  fleuve,  dont  l'eau  brune  réfléchissait 
commeun  miroir  noir  les  splendeurs  du  crépuscule  en  leur 
donnant  une  intensité  et  une  vigueur  magiques.  La  ri\e 
opposée,  baignée  d'ombre,  se  projetait  comme  un  long  cap 
dans  un  océan  de  lumière  où  il  eût  été  difficile  de  démêler 
le  ciel  de  l'eau. 

Deux  ou  trois  petites  barques  agitant  leurs  rames,  comme 
un  insecte  qui  se  noie  ses  pattes  aiticulées,  égratignaient 
çà  et  là  le  sombre  et  clair  miroir.  El'es  semblaient  flotter 
dans  un  fluide  indéfini,  et  parfois  on  eùlditqu'ellesallaient 
échouer  contre  le  reflet  renversé  d'un  dôme  ou  d'une 
maison. 

Plus  loin,  une  barre  sombre  coupait  le  llcuve  à  fleur 
d'eau  conmie  la  chaussée  d'un  isihme;  en  approchant, 
nous  vîmes  que  c'était  un  long  radeau  servant  ài'airecom- 
miiniqucr  les  rives  entre  elles.  Un  pan  se  déplaçait  à 
volonté  pour  donner  passage  aux  bateaux.  —  C'était  le  pont 


LE  YOl.GA.  573 

réduit  à  son  expression  la  plus  simple.  Les  gelées,  les 
crues,  les  débâcles  rendent  difficile  sur  les  rivières  de 
Russie  l'emploi  des  ponts  à  demeure,  lis  sonl  presque  lou  - 
jours  emportés.  Au  bord  de  ce  radeau,  des  femmes  lavaient 
du  linge.  Non  contentes  de  se  servir  de  leurs  mains  pour 
le  nettoyer,  elles  le  piétinent  à  la  façon  arabe.  Ce  petit 
détail  nous  fit  faire  un  saut  de  pensée  jusqu'aux  étiives 
maures  d'Alger,  où  nous  nous  souvînmes  d'avoir  vude  jeu- 
nes iaoulels  danser  dans  la  mousse  de  savon  sur  les  ser- 
viettes de  bain.  Le  quai,  d'où  la  vue  est  fort  belle,  sert  de 
promenade.  Des  crinolines,  dignes,  pour  l'ampleur,  du 
boulevard  Italien,  s'y  étalaient  fastueusemeni,  et  de  petites 
filles  marchaient  à  trois  ou  quatre  pas  de  leurs  mères, 
l'envergure  des  jupes  ne  permettant  pas  d'approcher  plus 
près,  dans  de  courtes  robes  bouffantes,  semblables  aux 
tonnelets  cerclés  des  danseurs  du  temps  de  Lou  s  XIV.  — 
Quand,  auprès  de  ces  fashionables  toilettes,  passe  un  mou- 
jik en  sayon  de  bure,  des  sandales  de  sparterie  aux  pieds, 
costumé  à  peu  près  comme  le  paysan  du  Danube  devant  le 
sénat  romain,  l'esprit  ne  peut  s'eaipêclier  d'être  heurté  du 
brusque  contraste.  Nulle  part  l'extrême  civilisation  et  la  pri- 
mitive barbarie  ne  se  coudoient  d'une  façon  plus  tranchée. 

L'heure  était  venue  de  rentrera  l'hôteletde  faire  comme 
les  corbeaux.  Le  ciel  s'éteignait  lentement.  \}i\e  obscurité 
transparente  enveloppait  les  objets,  leur  ôtanl  le  modelé 
sans  les  effacer  pourtant,  comme  dans  la  merveilleuse 
viL'uette  des  illustrations  du  Dante,  par  Gustave  Doré,  où 
1  artiste  a  si  bien  rendu  la  poésie  crépusculaire. 

Avant  de  nous  coucher,  nous  allâmes  nous  accouder  un 
instant  au  Ijalcon  pour  allumer  un  cij^are  —  en  Russie, 
il  est  défendu  de  fumer  dans  la  rue^'^  —  et  regarder  un 
peu  ce  ciel  magnifique  dont  les  scintillations  intenses  nous 
rappelaient  le  ciel  d'Orient. 

Jamais  nous  n'avons  dans  le  bleu  nocturne  un  tel  four- 

(i)  Cette  défense  qui  avait  été  établie  dans  le  Lut  de  diminuer  le 
nombre  de  ces  terribles  incendies,  si  fréquents  dans  les  villes,  dont 
la  plupart  des  maisons  sont  en  Lois,  n'existe  plus  (1875). 

[Note  de  l'éditeur.) 

32 


574  VOYAGE  E>  RUSSIE. 

inillement  d'étoiles  :  à  d'incommensurables  profondeurs, 
l'abîme  en  était  criblé  ;  c'était  comme  une  poussière  de 
soleils.  La  voie  lactée  dessinait  ses  méandres  d'argent  avec 
une  netteté  surprenanle.  L'œil  croyait  démêler,  dans  ce 
ruissellement  de  matières  cosmiques,  des  élancements 
stellaires  etdes  éclosions  de  mondes  nouveaux;  on  eût  cru 
que  les  nébuleuses  faisaient  effort  pour  se  résoudre  et  se 
condenser  en  autres. 

Ébloui  par  ce  spectacle  sublime,  que  nous  étions  peut- 
être  seul  à  contempler  en  ce  moment,  car  l'homme  n'use 
qu'avec  beaucoup  de  modération  du  privilège  qui,  sclo:i 
Ovide,  lui  a  été  donné  «  de  porter  haut  la  tête  et  de  regarder 
le  ciel,  )i  nous  laissions  s'envoler  les  Heures  noires  sans 
penser  qu'il  nous  fallait  être  debout  dès  l'aurore.  Enfin 
nous  regagnâmes  notre  chambre. 

Malgré  le  luxe  de  linge  que  semblait  présager  le  numéro 
de  marque  formidable  de  notre  serviette,  il  n'y  avait  à 
notre  lit  qu'un  seul  drap,  grand  comme  un  napperon,  et 
que  l'agitation  du  moindre  rêve  devait  faire  envoler  ou 
glisser.  Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  soupirent  des  élé- 
gies sur  leurs  malheurs  d'auberge,  aussi  nous  roulâmes- 
nous  philosophiquement  dans  notre  pelisse  sur  un  de  ces 
larges  canapés  de  cuir  qu'on  trouv,'  partout  en  Russie,  et 
qui,  par  leur  confortabilité,  expliquent  et  suppléent  l'in- 
suffisance des  lits.  Cela  nous  évitait  d'ailleurs  de  nous  ha- 
biller avec  ces  gestes  de  somnambule  et  ces  précipitations 
endormies  qui  peuvent  se  cotnpter  au  nombre  des  plus 
grands  désagréments  du  voyage. 

Un  droscliky,  dès  que  nous  parûmes  sur  la  porte  de 
1  hôtel,  se  précipita  vers  nous  à  fond  de  train,  suivi  de 
plu>ieurs  autres  qui  tâchaient  de  le  gagner  de  vitesse.  — 
Les  cochers  russes  ne  manquent  guère  l'occasion  de  faire 
celle  petite  fantasia.  Arrivés  presque  en  même  temps,  ils  se 
disputent  la  pratique  avec  une  volubilité  anuisanle,  mais 
sans  violence  ni  brutalité.  Le  choix  du  voyageur  fait,  ils  re- 
partent au  galop  et  se  dispersent  dans  toutes  les  directions. 

Quelques  minutes  trufiirent  pour  nous  amener  nous  et 
notre  malle  sur  la  berge  du  Volga.  Une  descente  planchèièe 


LE  VOÎ.GA.  575 

conduisait  au  débarcadère,  près  duquc  chauffait,  lançant 
des  jets  de  fumée  blancho,  le  pe'it  bateau  à  vapeur  laNixe, 
impatient  de  secouer  ses  amarres.  Les  retardataii  e.>,  sui- 
\is  de  leurs  bagages,  traînant  leurs  sa  de  nuif,  franchi- 
rent à  la  hâte  le  pont  volant  qu'on  allait  retirer.  Pour  la 
dernière  lois  sonna  la  clociie,  et  la  NLve,  tournant  ses  pa- 
lettes, prit  gracieusement  le  fil  de  l'eau. 

A  Tver,  le  Volga  est  encore  bien  loin  d';ivo:rces  larges 
dimensions  qui,  près  de  son  embouchure  dans  la  mer  Cas- 
pienne, le  rendent  semblable  aux  giganti'sques  fleuves 
d'Amérique.  Certain  de  sa  grandeur  future,  il  commence 
modestement  son  cours  sans  enfler  son  onde  ni  jeter  de 
iolle  écume,  et  coule  entre  deux  rives  assez  plates.  —  La 
couleur  d  •  seseauv  surprend  (juand  on  l'examine,  abstrac- 
tion faite  des  miioitemmts  de  lum  ère,  des  reflets  du  ciel 
et  des  répélitions  d'objets  ;  elle  est  brune  et  ressemble  à  du 
thé  loncé.Sans  doute,  le  Volga  doit  cette  nuanceàlanature 
dessables  qu'il  tient  en  suspension  et  déplace  incessamment, 
changeant  son  chenal  avec  autant  d'inconstance  que  la 
Loire,  ce  qui  en  rend  la  navigation  sinon  périlleuse,  du 
moins  difficile,  surtout  dans  cette  partie  de  soii  cours  et 
à  1  époque  où  les  eaux  sont  basses.  Le  Rhin  est  vert,  le 
Pihône  est  bleu,  le  Vo'ga  est  bistre.  — Les  deux  premiers 
semblent  porter  les  couleurs  des  mers  où  ils  se  rendent. 
—  Celte  analogie  se  répèle-t-elle  pour  le  Volga?  Nous 
l'ignorons,  car  il  no  nous  a  pas  été  donné,  jusqu'à  présent, 
de  voir  la  mer  Caspienne,  cette  énorme  flaque  d'eau  oubliée 
au  milieu  des  terres  par  le  retrait  des  Océais  primitifs. 

Pendant  que  la  Nixe  s'avance  paisiblement  dans  son  sil- 
lage d'écume  semblable  à  de  la  mousse  de  bière,  j-'tons 
un  regard'snr  nos  compagnons  de  voyage.  Franchissons, 
sans  crainte  à' impropriété ,  la  Inniie,  du  reste  peu  obser- 
vée, qui  sépare  la  première  classe  de  la  seconde  et  de  la 
troisième.  —  Les  gen  comme  il  faut  sont  pareils  en  tout 
pays,  et  si  dans  leurs  mœurs  intimes  ils  offrent  des  nuan- 
ces saisissablcs  pour  l'observateur,  ils  ne  présentent 
pas  ces  caractères  tranchés  que  peut  croquer  d'un  coup 
de  crayon,  sur  son  carnet  de  notes,  le  touriste  rapide. 


376  VOYAGE  EX  RUSSIE. 

En  Russie,  il  n'y  a  pas  eu  jusqu'ici  de  classe  inlermô- 
diaire.  Sans  doute  il  va  bientôt  s'en  former  une,  grâce  aux 
iustilulions  nouvelles  ;  mais  elles  sont  trop  récentes  encore 
pour  que  leur  effet  puisse  être  visible  :  l'aspect  reste  tou- 
jours le  même.  —  Le  gentilhomme  et  le  tchinovnik  (em- 
ployé) se  distinguent  nettement  de  rhom.me  du  peuple  par 
le  frac  ou  l'uniforme.  Le  marchand  garde  son  caftan  asia- 
tique et  sa  large  barbe;  le  moujik  sa  chemise  rose  débor- 
dant en  blouse,  ses  culottes  bouffantis  entrant  dans  les 
bottes,  ou,  pour  peu  que  la  température  s'abaisse,  sa 
touloupe  f.'raisseuse  ;  car  les  Russes,  de  quelque  classe 
qu'ils  soient,  sont  généralement  assez  frileux,  bien  qu'en 
Occident  on  s'imagine  qu'ils  bravent,  sans  en  souffrir,  les 
froids  les  plus  rigoureux. 

Cette  partie  du  pont  était  encombrée  de  malles  et  de 
paquets,  et  l'on  ne  pouvait  y  faire  un  pas  sans  enjamber 
un  dormeur.  Les  Russes,  comme  les  Oiienlaux,  se  cou- 
chent partout  où  ils  se  trouvent.  Un  banc,  un  bout  de 
planche,  une  marche  d'escalier,  un  coffre,  un  rouleau  de 
cordages,  tout  leur  est  bon.  Il  leur  suffit  même  de  s'ap- 
puyer à  une  paroi.  Le  sommeil  leur  vient  dans  les  posi- 
tions les  p'us  incommodes. 

L'installation  des  troisièmes  à  bord  de  la  Nixe  nous 
rappelait  les  ponts  des  bateaux  à  vapeur  aux  échelles  du 
Levant  quand  on  embarque  des  passagers  turcs.  Chacun  se 
tenait  dans  son  coin  au  milieu  de  ses  bagages  et  de  ses 
provisions.  —  Les  .''amilles  se  groupaient  ensemble,  car  il 
y  avait  des  femmes  et  des  enfants.  On  eût  dit  un  campe- 
ment à  la  dérive. 

Quelques-uns  portaient  la  longue  robe  bleue  ou  verte, 
rattachée  de  trois  boutons  sur  le  côté,  serrée  à  la  taille 
d'une  ceinture  étroite  :  c'étaient  les  plus  élégants  ou  les 
plus  riches;  d'autres  avaient  la  chemise  rouge,  le  savon 
de  î'eutre  brun  ou  la  tunique  de  peau  de  mouton,  quoiqu'il 
fit  au  moins  16  ou  18  degrés  de  chaleur.  —  Quant  aux 
femmes,  leur  costume  consistait  en  une  robe  de  rouen- 
nerie,  une  espèce  de  paletot-camisole  descendant  jusqu'à 
mi-cuisse,  et  un  mouchoir  de  couleur  couvrant  la  tiMe  et 


LE  VOI.GA.  377 

noué  soiis  le  menton.  Les  plus  jeunes  avaient  des  bas  ei 
des  souliers,  mais  les  vieilles,  dédaignant  ces  concessions 
aux  modes  occidentales,  plongeaient  virilement  leurs  pieds 
dans  de  grosses  bottes  frottées  de  suif. 

Pour  donner  le  ton  juste  à  celte  ébaucbe,  il  faudrait 
l'encrasser,  la  salir,  la  glacer  de  bitume,  l'égratigncr,  l'é- 
cailler, car  les  costumes  qu'elle  essaye  de  peindre  sont 
vieux,  malpiopres,  délabrés,  tombant  en  haillons.  — 
Leurs  propriétaires  les  gardent  nuit  et  jour  et  ne  les  quit- 
tent que  lorsqu'ils  en  sont  quittés.  —  Le  prix,  relative- 
ment élevé,  qu'ils  coûtent,  explique  celte  constance.  — 
Cependant  ces  moujiks,  si  négligés  de  toilette,  vont  aux 
étuves  une  fois  par  semaine,  et  le  dessous  vaut  mieux  que 
l'enveloppe.  Du  reste,  il  serait  imprudent  de  se  fler  aux 
apparences.  —  Souvent  on  nous  désignait  du  doigt  un  dc.> 
plus  sales  et  des  plus  déguenillés  en  nous  disant  à  l'c- 
reille  :  «  Vous  lui  donneriez  un  kopek  s'il  tendait  la 
main,  eh  bien,  il  possède  plus  de  cent  mille  roubl  s 
argent.  »  —  Quoique  cela  nous  fût  dit  de  l'air  le  plus 
sérieux  du  monde  et  avec  le  resp(>ct  admiratif  qu'inspire 
toujours  renonciation  d'une  grosse  somme,  nous  croyion 
difficilement  à  la  fortune  de  ces  Rothschild  de  la  loque, 
de  ces  Pereire  en  bottes  éculées. 

Les  types  des  têtes  n'avaient  rien  de  bien  caractéristique  ; 
mais  parfois  le  blond  pâle  des  cheveux,  la  barbe  couleur 
de  paille  et  les  yeux  gris  d'acier  indiquaient  clairement  la 
race  septentrionale.  Le  hâle  de  l'été  avait  posé  son  mas- 
que jaune  sur  les  chairs  de  ces  visages  et  leur  prêtait 
presque  la  même  nuance  qu'aux  cheveux  et  qu'à  la  barbe. 
Les  femmes  étaient  peu  jolies,  mais  leur  laideur  douce  et 
résignée  n'avait  rien  de  désagréable.  Leur  vague  sourire 
laissait  entrevoir  de  belles  dents,  et  leurs  yeux,  quoique 
légèrement  bridés,  ne  manquaient  pas  d'ex[iression.  Dans 
les  po;es  qu'elles  prenaient  pour  s'arranger  sur  les  ban- 
quettes, s'accusait  encore  sous  les  lourds  vêtements  quel- 
que vestige  de  grâce  féminine. 

Cependant  la  Nixe  cheminait  avec  une  prudence  tou- 
jours en  éveil.  La  roue  du  gouvernail,  pour  que  le  pi  ote 


378  VOYAGE  EN  l'.USSIE. 

pût  dominer  le  fleuve  au  loin  et  reconnaître  les  obstacles 
était  placée  e;ur  la  passerelle  qui  joint  les  tambours  et 
communi  juait  avec  l'arrière  par  un  sysiéme  de  cliaines 
trans:iiettant  l'iiiipulsion.  A  la  proue  se  tenaient  perpétuel- 
lement des  sondeurs  arraéi  de  perches  graduées,  qui  par 
un  cri  rhythmique  annonçaient  la  profondeur  de  l'eau. 
Des  bouées  peintes  de  rouge  et  de  blanc,  des  pieux,  des 
branches  d'arbres  plantées  dans  le  lit  du  fleuve,  signa- 
laient le  chenal  à  suivre,  et  il  fallait  réellement  une  habi- 
tude extrême  de  cette  navigation  pour  se  guider  à  traveis 
ces  méandres  capricieux.  En  de  certains  endroits,  le  sable 
affleurait  presque,  et  la  Mxe  plus  d'une  fois  se  frotta  le 
ventre  contre  le  gravier;  mais  une  palpitation  plus  rapide 
de  roues  l'enlevait  et  la  replongeait  au  courant,  sans 
qu'elle  ait  jniiais  eu  l'humiliation  de  recourir  à  ces  sau- 
veteurs qui  debout  sur  une  planche  flottante  et  appuyés  à 
de  longs  crocs,  attendent  au  passage  des  bas-fonds  les 
barques  en  péril.  —  Le  danger  serait  de  rencontrer  quel- 
ques-unes de  ces  grosses  pierres  semées  de  loin  en  loin  sur 
la  vase  du  Volga,  et  qu'on  extrait  pour  les  déposer  le  long 
de  la  rive,  lorsqu'un  accident  a  dénoncé  leur  présence. 
Parfois  les  embarcations  s'y  ouvrent,  et  leur  chargenienl 
est  submergé. 

Les  berges,  dont  les  terrains  liassiques  attestent  par 
leurs  ravinements  les  crues  du  fleuve  à  l'époque  de  la  fonte 
des  neiges,  n'ont  i  ien  de  bien  pittoresque,  du  moins  dans 
cette  partie.  Elles  présent  nt  une  suite  d'ondulations  qui 
s'enchaînent  sans  ressaut  brusque,  sans  accident  caracté- 
ristique. Quelquefois  un  bois  de  sapins  coupe  de  sa  sombre 
verduie  leurs  longues  bandes  jaunes,  ou  bien  c'est  un  vil- 
lage aux  mais'jnnettes  en  troncs  d'arbre  qui  interrompent 
la  ligne  hori/.onlale  par  les  angles  de  leurs  toits  dont  les 
chevrons  font  corne.  Au  villagiî  s'accole  toujours  une  église 
avec  ses  murs  blanchis  à  la  chaux  et  son  dôme  vert. 

Toutes  les  fois  que  la  Niie  passait  devant  un  édifice 
ccnsacré  au  culte,  eussions-nous  le  dos  tourné,  nous  en 
étions  avertis  par  les  inchnaisons  de  tête,  ks  balancements 
de  coips  et  les  signes  de  croix  des  moujiks,  dos  femmes 


LE  VOLGA.  379 

du  pcii;ae  et  des  mateloîs.  —  L'un  d'eux  nous  serva  t 
même  d'indicatcui .  Doué  d'une  vue  perçante,  il  découvrait 
à  l'extrcnie  horizon  la  plus  imperceptible  pointe  de  clo- 
cher et  se  signait  avec  une  précision  et  une  rapidité  auto- 
matiques. Nous  tirions  alors  notre  lorgnette,  nous  prépa- 
rant à  l'examen  de  l'église  ou  du  monastère  lorsqu'il  serait 
à  notre  portée.  En  Occident,  la  piété  même  est  sobre  do  dé- 
monslrat  ions:  le  sentiment  religieux  se  renferme  dans  l'âme, 
et  ces  pratiques  extérieures  étonnent  l'étranger.  Pourtant, 
quoi  de  plus  simple  que  de  saluer  la  maison  de  Dieu  ! 

La  navigation  sur  le  Volga  était  très-animée,  et  ce  spec- 
tacle intéressant  nous  retenait  de  longues  heures  accoudé 
au  bordage  de  la  Nixe.  Des  bateaux  descendaient  le  fleuve, 
ouvrant  des  voiles  immenses  suspendues  à  de  hauts  mâts 
pour  ramasser  le  plus  léger  souffle  d'air.  —  D'autres  le  re- 
montaient, tirés  par  des  chevaux  de  halage.  —  Ces  che- 
vaux n'ont  ni  la  taille  ni  la  force  de  nos  robustes  chevaux 
de  trait,  mais  le  nombre  supplée  la  vigueur.  Les  attelages 
se  composaient  généralement  de  neuf  bêles,  et  de  distance 
en  dislan»  e  les  relais  installés  sur  quelque  plage  sablon- 
neuse formaient  des  campements  où  Swerlzkov,  l'Horace 
Vornet  russe,  eût  trouvé  d'heureux  motifs  de  tableaux.  — 
Quelques  barques  de  moindre  tonnage  avançaient  à  la 
perche  :  âpre  labeur  pour  lus  mariniers  que  de  marcher 
sans  cesse  le  long  d'un  bordage,  poussant  sur  un  dur 
bâton  de  toute  l'énergie  de  leur  poitrine  1  —  Aussi  ces 
pauvres  gens  vivent  peu;  il  est  rare,  nous  dilon,  qu'ils 
dépassent  quarante  ans. 

Quelques-uns  de  ces  bateaux  sont  fort  grands,  quoique 
tirant  piU  d'eau.  Une  bande  \ert  pomme  égayé  parfois  la 
belle  nuance  gris  argenté  du  sapin  qui  a  fourni  son  bois  à 
leur  constiuction.  A  la  proue,  souvent  des  yeux  peints 
ouvrent  leurs  paupières  démesurées,  ou  bien  l'aigle  de 
Russie  sauvagement  barbouillée  recourbe  ses  dv'ux  cous 
et  déploie  ses  ailerons  noirs.  Des  ornements  sculptés  à  la 
hache,  d'une  précision  que  ne  surpasserait  pas  le  ciseau, 
dentèlent  le  château  d'arrière.  La  plupart  de  ces  barques 
étaient  chargées  de  blé  pour  une  valeur  énorme. 


380  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

Des  pyroscaphes  de  la  compagnie  Samolelt  ou  de  la 
compagnie  rivale  se  croisaient  avec  nous,  et  l'on  hissait  le 
pavillon  à  chaque  hord  avec  une  scrupuleuse  politesse 
nautique. 

Aotons  aussi  des  canots  faits  d'un  seul  tronc  d'arbre, 
comme  les  pirogues  des  ftidiens,  qui,  nous  abordant 
malgré  le  remous  des  palettes,  nous  jetaient  les  lettres  des 
petites  localités  où  la  Nixe  ne  faisait  pas  escale,  et  attra- 
paient au  vol  les  dépêches  qu'on  leur  lançait. 

11  y  avait  sur  la  Nixe  un  va-et-vient  perpétuel  de  passa- 
gers. A  chaque  débarcadère,  on  en  laissait  ou  en  prenait. 
Les  stations  étaient  quelquefois  assez  longues.  On  y  char- 
geait du  bois  pour  alimenter  la  machine,  car  on  n'emploie 
pas  le  charbon  de  terre,  trop  rare  ou  trop  dispendieux. 
Les  longues  piles  de  bûches  alignées  sur  la  rive  font  dire 
aux  vieux  paysans  rétrogrades  que  si  les  chemins  de  fer 
et  les  bateaux  à  vapeur  y  vont  de  ce  train,  il  faudra  bientôt 
mourir  de  froid  dans  la  sainte  Russie. 

Ces  débarcadères,  tous  du  iiiême  modèle,  consistaient  en 
un  ponton  carré  supportant  deux  chambres  de  bois,  l'une 
servant  de  bureau,  l'autre  de  magasin  ou  de  salle  d'attente, 
séparées  par  un  large  couloir  destiné  aux  voyageurs  et  aux 
bagages.  Comme  la  hauteur  des  eaux  varie,  un  pont  de 
planches  d'une  pente  plus  ou  moins  forte  réunit  le  débar- 
cadère à  la  rive.  Sur  les  bords  de  ce  pont,  les  menues  in- 
dustries qu'attire  le  passage  du  bateau  à  vapeur  étalent 
leurs  frêles  boutiques  et  se  groupent  d'une  façon  pitto- 
resque. Des  filh'ttes  vous  offrent  dans  des  corbeilles  cinq 
ou  six  pomu  es  d'un  vert  acide,  ou  de  petits  gâteaux  aux- 
quels on  imprime,  au  moyen  de  moules,  comme  chez  nous 
pour  le  beurre,  des  figures  d'une  barbarie  amusante, 
entre  autres  des  lions  chimériques  qui,  s'ils  étaient  coulés 
en  bronze  et  couverts  d'une  patine  archaïque,  pourraient 
passer  pour  des  spécimms  de  l'art  ninivite  primitif.  Des 
femmes,  munies  d'un  seau  et  d'un  verre,  vendent  du  kwas, 
espèce  de  boisson  faite  de  seigle  et  d  herbes  aromatiques, 
d'un  goût  très-agréable  lorsqu'on  s'y  est  accoutumé. 
Connne  le  prix  en  est  minime,  les  gens  comme  il  faut  la 


LE  VOI.GA.  3Si 

dédaigiiont  et  le  peuple  seul  la  consomme.  Ces  femmes 
préseutent  une  singularité  de  costume  qu'il  est  bon  de 
noter.  La  mode  de  l'Empire  mettait  la  ceii  ture  sous  la 
gorge,  et  nos  yeux,  habitués  aux  tailles  longues,  s'éton- 
nent de  cette  bizarrerie  devant  les  portraits  du  temps, 
même  lorsqu'elle  est  sauvée  par  l'esprit  de  Gérard  ou  la 
grâce  de  Prud'hon.  Les  paysannes  russes  serrent  leur  jupe 
au-des  us  du  sein,  de  f-orte  qu'elles  ont  l'air  d'être  en- 
fouies dans  un  sac  jusqu'aux  aisselles.  11  est  facile  d'ima- 
giner les  effets  peu  gracieux  de  cette  dépross'on  constante 
qui  finit  par  fatiguer  les  plus  fermes  contours.  Le  reste  du 
costume  se  compose  de  la  cbemise,  dont  les  manches 
bouffent,  et  d'un  mouchoir  en  pointe  noué  sous  le  menton. 
—  Il  y  avait  aus^i  des  boutiques  de  pains  de  froment  et  de 
pains  de  seigle,  les  uns  très-blancs  et  les  autres  très-bis; 
mais  le  commerce  le  plus  actif  élait  celui  des  ogourtsis, 
une  variété  de  concombre  qu'on  mange  frais  l'été  et  salé 
l'hiver,  et  sans  lequel  il  semble  que  les  Paisses  ne  pour- 
raient pas  vivre.  On  en  sert  à  chaque  repas;  ils  forment 
raccompagnement  obligé  de  tous  les  mets  ;  on  en  grignote 
une  tranche  comme  on  ferait  ailleurs  d'un  quartier  d'o- 
range. Cette  friandise  nous  a  semblé  insipide.  Il  est  vrai 
que  les  Paisses,  par  une  raison  hygiénique  qui  nous 
échappe,  n'assa'sonnent  pas  du  tout  leur  cuisine;  les 
choses  fades  leur  plaisent. 

Est-il  bien  utile  de  relever  sur  l'itinéraire  de  la  compa- 
gnie Samolelt  et  de  transcrire  en  lettres  françnises  les 
noms  souvent  assez  compliqués  pour  nous  des  petites  lo- 
calités où  nous  faisions  escale?  L'aspect  en  était  à  peu 
près  toirjours  le  môme  :  un  escalier  de  planches,  de  ron- 
dins et  de  poutrelles  descendant  au  fleuve;  sur  la  crèle  de 
la  berge,  un  gostinnoï-dvor,  une  maison  du  gouvernement 
et  les  habitations  les  plus  riches  de  l'endroit,  avec  leurs  fe- 
nêtres aux  cadres  rechampis  de  blanc  sur  fond  olive  ou 
rouge;  l'église  hérissant  autour  de  son  dôme  ses  quatre 
(  lochelons,  tantôt  peints  en  vert,  tantôt  laissant  voir  leurs 
feuilles  de  cuivre  ou  d'étain  martelées  ;  le  cloître  déployant 
les  murs  de  son  enclos  bariolés  de  fresques  dans  le  goût 


.182  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

byzantin  du  Mont-Athos,  et  plus  loin  les  isbas  fails  de 
troncs  d'arbre  encoches  aux  angles.  Ajoutez  à  cela,  pour 
animer  le  tableau,  quelques  droschkys  attendant  les  voya- 
geurs, et  quelques  groupes  doisifs  dont  l'intérêt  pour  l'.ir- 
rivée  et  le  départ  du  bateau  à  vapeur  ne  se  lasse  jamais. 

Kimra,  cependant,  ava  tun  air  de  fcte  qui  nous  surprit: 
toute  la  population,  ou  peu  s'en  faut,  était  élagée  du  bord 
du  fleuve  au  sommet  du  rivage.  Le  bruit  s'était  répandu 
que  la  Nixe  portait  le  granrl-duc  héritier  se  rendant  à 
Nijui-Novgorod;  il  n'en  était  rien.  Le  grand-duc  passa  plus 
tard  sur  un  autre  bateau,  mais  nous  [irofitâmes  sans  scru- 
pule de  l'affluence  que  l'annonce  de  sa  présence  avait  at- 
tirée pour  observer  celle  réunion  de  types.  Queiques  toi- 
lettes élégantes  affectant  les  modes  françaises,  avec  le 
petit  retard  obligé  de  Pai  is  à  Kimra,  se  distinguaient  sur 
le  fond  national  des  jupes  en  forme  de  se  et  de  rouenne- 
ries  à  dessins  surannés.  Trois  jeunes  filles  portant  le  petit 
chapeau  andalous,  la  veste  zouave  et  la  crinoline  ballon- 
née, était  nt  vraiment  charmantes,  malgré  une  légère  af- 
fectation de  désmvolture  occidentale.  Klles  riaient  en- 
semble et  paraissaient  dédaigner  le  luxe  de  bottes  que 
déployaient  les  autres  habitanis,  hommes  et  femmes.  Kimra 
est  célèbre  pour  ses  bottes  comme  Ronda  pour  ses  guêtres. 

C'est  peut-être  à  Kimra  que  Bastion  a  fait  emplette  de 
cette  belle  paire  débottés  que  la  chanson  populaire  Un 
attribue. 

Le  peu  de  profondeur  du  fleu"»,  la  nécessil  ':  de  recon- 
naître les  bouées,  ne  permettent  pas  de  se  risquer  à  des 
navigations  nocturnes.  Aussi  la  Fiixe,  lâchant  sa  vapeur  et 
jet^uit  son  ancre,  s'arrêta-t-elle  dès  que  le^  dernières 
brises  du  couchant,  soufflées  par  un  vent  assez  frais,  s  è- 
teignirenl  à  1  horizon.  Le  thé  du  soir  fut  servi  à  tous  les 
Ipassagers,  et  les  samovars,  chauffés  à  outrance,  versaient 
iiicossammcnt  leur  eau  bouillante  si'"  l'infusio:!  concen- 
Irée.  —  C'était  pour  nous  un  spectacle  curieux  de  voir  des 
gens  de  la  plus  basse  classe,  et  dont  exlctienr  ressem- 
blait à  celui  de  nos  meniiiants,  savourer  celte  bois-on 
délicate  et  parfumée  qui  est  encore  une  élégance  chez 


LE  VOLGA.  383 

nous,  et  que  de  blanches  mains  versent  dans  les  réunions 
du  monde.  La  manière  de  boire  le  thé  est  de  le  faire  re- 
froidir un  instant  dans  la  soucoupe  et  de  l'avaler  en  tenant 
entre  les  dents  un  petit  morceau  de  sucre  qui  édulcore 
suffisamment  h»  breuvage  pour  le  goût  russe,  se  rappro- 
chant en  cela  du  goût  chinois. 

Quand  nous  nous  réveillâmes  sur  l'étroit  divan  de  la 
cabine,  la  Nbe  s'était  remise  en  marche.  Le  jour  se  levait, 
nous  longions  une  rive  dont  les  isbas  d'un  village  dente- 
laient la  crête  et  se  réfléchissaient  dans  l'eau  tranquille 
du  fleuve  comme  dans  un  miroir.  —  On  eût  dit  le  paysage 
de  Daubigny  au  dernier  Salon,  mais  traduit  en  russe. 

L'on  s'arrêta  à  Pokrowski,  un  monastère  du  seizième 
siècle,  crénelé  comme  une  forteresse.  La  plupart  des  pas- 
sagers descendirent  pour  prier  dans  l'église  et  faire  bénir 
leur  voyage.  A  travers  le  demi-j'  ur  d'une  mystérieuse 
cbapello  toute  bariolée  de  peintures  et  ruisselante  d'or, 
un  pope  ou  moine  d'aspect  oriental  chanta  avec  un  acoljte 
une  de  ces  belles  mélodies  du  riti^  grec  dont  l'effet  est  ir- 
résistible, même  quand  on  ne  partage  pas  la  (m  oyance  qui 
les  inspire.  Il  possédait  une  magnifique  voix  de  basse,  — 
profonde,  cuivrée  et  douce,  —  et  il  s'en  servait  à 
veille. 

Ouglitch,  devant  lequel  nous  passâmes  vers  la  fin  de  la 
journée,  est  une  ville  assez  considérable.  Elle  ne  compte 
pas  moins  de  treize  mille  habitants,  et  les  clochers,  dômes 
et  clociietons  de  ses  trente-six  églises  lui  faisaient  une 
silhouette  superbe.  Le  fleuve,  élargi  à  cet  endroit,  prô- 
na t  des-airs  de  Bosphore,  et  il  n'aurait  pas  fallu  un  i:rand 
effort  ^'imagination  pour  trnnsformef  Ûuglitcli  en  ville 
turque,  et  ses  flèches  bulbeuses  en  minarets.  —  On  nous 
fit  remarquer  sur  la  berge  un  petit  pavillon  d'ancien  style 
russe,  où  Dimitri,  âgé  de  sept  ans,  fut  tué  par  Boris  Go- 
donow. 

Au  confluent  du  Mologa  et  du  Volga,  sur  des  plages  de 
sable,  d'innouibrables  essaims  de  corbeaux  et  de  corneilles 
se  livraient  à  ces  bizarres  ébats  qui  précèdent  leur  cou- 
cher. Les  mouettes,  compagnes  des  grands  cours  d'enu, 


5>A  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

c  minençaient  à  paiailre.  Plus  haut,  nous  avions  vu  des 
pygargues  pêcliei'  pour  leur  souper  quelques-uns  de  ces 
sterlets  que  les  gourmets  occid  ntaux  payeraient  au  poids 
de  l'or. 

Au  coucher  de  soleil  le  plus  incendié  de  tons  étranges 
avait  succédé  un  clair  de  lune  bleu,  argenté,  idéal,  quan  l 
nous  arrivâmes  à  Rybinsk.  —  Une  flottille  de  grands  bâti- 
ments barrait  presque  le  fleuve.  Parmi  les  hachures  noires 
de  leurs  mâts  et  de  leurs  cordages  scintillaient  quelques 
lumières,  et,  comme  une  fusée  de  vif-argent,  montait  dans 
l'azur  nocturne  le  clocher  de  l'église. 

Rybinsk  a  de  l'importance.  C'est  une  ville  de  commerce 
et  de  plaisir.  Le  Volga,  rendu  plus  large  et  plus  profond 
par  le  tribut  que  lui  apportent  les  eaux  du  Mologa,  permet 
aux  grands  bateaux  de  remonter  jusqu'j  ce  port  et  d'en 
partir.  Aussi  la  population  sédentaire  est-elle  augmentée, 
en  de  certaines  saisons,  d'un  nombre  considérable  de  voya- 
geurs qui  ne  demandent  qu'à  s'amuser,  et  que  les  gains 
réalisés  niellent  en  belle  et  généreuse  humeur.  Un  des 
diveitissemenls  favoris  du  peuple  russe,  c'est  d'entendre 
chanter  aux  Bohémiennes  des  airs  et  des  chœurs  tsiga- 
nes. On  ne  saurait  imaginer  la  passion  qu'y  meltenl  les 
auditeurs,  passion  qui  n'a  d'égale  (|ue  la  furie  dos  vir- 
tuoses. Les  enthousiasmes  du  dileltantisme  à  l'Opéra-Ua- 
lien  n'en  donneraient  qu'une  faible  idée,  et,  ici,  rien  de 
convenu,  rien  de  stimulé,  rien  de  factice;  la  mode  et  le 
bon  ton  sont  oubliés;  c'est  bien  la  fibre  intime  et  sauvage 
do  l'homme  primitif  qui  tressaille  à  ces  sons  étt  anges. 

Ce  goût  ne  nous  étonne  pas,  nous  le  partageons,  et 
comme  sur  le  bateau  l'on  avait  dit  que  Rybinsk  possédait 
une  troupe  célèbre  de  Bohémiennes,  nous  avions  accepté 
la  ))it»position  d'aller  leur  rendre  visite,  faite  par  un  ai- 
mable, spirituel  et  cordial  seigneur,  passager  de  la  Nixe, 
et  avec  qui  nous  aurions  volontiers  navigué  jusqu'au  boui 
'du  monde. 

Le  comte  de***  était  descendu  à  terre  le  premier,  pour 
disposer  les  choses,  en  nous  indiquant  le  nom  de  l'hôtel 
où  le  concert  devait  avoir  lieu.  —  Nous  gagnâmes  le  quai 


LE  VOLGA.  385 

ienlemcnt,  ravi  par  le  spectacle  d'une  nuit  merveilleuse. 
Sous  un  ciel  dont  les  étoiles  pâlissaient  dans  les  blan- 
cheurs de  la  lune,  le  fleuve  s'étalait  vaste  comme  un  lac 
ou  un  bras  de  mer,  et  coupé  d'une  ligne  sombre  de  ba- 
teaux. Les  sillages  lumineux  de  l'astre  nocturne,  les  reflets 
obscurs  des  mâts  s'allongeaient  sur  l'eau  comme  des  ru- 
bans d'argent  et  de  velours  noir,  et  le  frisson  fluide  du 
courant  en  dentelait  les  bords.  Les  maisons  de  la  rive, 
baignées  d'ombre,  n'accrochaient  qu'une  ligne  de  lueur 
bleuâtre  sur  la  crête  de  leurs  (oits  verts;  mais  quelques 
paillettes  rouges,  piquées  çà  et  là,  indiquaient  qu'elles  ne 
dormaient  pas  encore.  Dégagée  par  une  large  place,  l'é- 
glise principale  brillait  comme  un  bloc  d'argent  avec  une 
fantastique  intensité  d'éclat;  on  l'eût  dite  éclairée  aux  feux 
de  Bengale.  Son  dôme,  entouré  d'un  diadème  de  colonnes, 
étincelail  comme  une  tiare  constellée  de  diamants;  des 
reflets  métalliques  faisaient  jouer  leurs  phosphorescences 
sur  l'étain  ou  le  cuivre  des  clochetons,  et  le  clocher,  d'u:i 
goût  aiclîitectural  rappelant  la  flèche  de  Dresde,  semblait 
avoir  embroclié  deux  ou  trois  étoiles  de  so:i  aiguille  d'oi'. 
—  C'était  un  effet  surnaturel,  magique,  comme  on  en  voit 
dans  les  apothéoses  des  féeries,  lorsque  l'azur  des  per- 
spectives découvre,  en  s'entr'ouvrant,  le  palais  de  la  syl- 
phide ou  le  temple  des  hymens  heureux. 

Illuminée  ainsi,  l'église  de  Rybinsk  avait  l'air  d'être 
sculptée  dans  un  fragment  de  lune  tombé  sur  le  sol.  Elle 
en  prenait,  sous  le  rayon,  la  lumière  argentée  et  neigeuse. 

A  peine  étions-nous  arrivé  au  sommet  du  quai  formé 
de  grosses  pieries  que  le  Volga  bouleverse  et  fait  crouler 
dans  ses  crues,  qu'à  travers  la  vague  musique  des  mai- 
sons de  thé,  le  cri  lugubre  karaoul!  (à  la  garde!)  vint  dé- 
cliirer  notre  oreille,  hurlé  et  râlé  par  une  voix  qui  sem- 
blait avoir  un  couteau  dans  la  gorge.  Nous  nous  élan- 
çâmes :  deux  ou  trois  ombres  prirent  la  fuiteo  Une  porte 
ouverte  se  referma,  les  lumières  de  la  maison  s'éteignirent, 
tout  rentra  dans  l'obscurité.  A  l'appel  du  désespoir  avait 
succédé  le  silence  de  la  mort. 

Deux  ou  trois  fois  nous  repassâmes  devant  la  porte, 


580  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

mais  le  logis  s'était  fait  noir,  muet  it  sourd,  comme  la 
taverne  de  Saltabadil  au  cinqu  ème  acte  du  Roi  s'amuse. 
Quel  nioyt  n  de  pénétrer  dans  ce  coupe-gorge,  seul,  él ran- 
ger, sans  armi  s,  ne  parlant  pas  la  langue,  en  un  pays  où 
personne  ne  vous  \ient  en  aide  en  cas  d'accident  ou  de 
meurtre,  de  peur  de  la  police  et  des  témoignages  à  ren- 
dre? Tout  était  fini  d'ailleurs;  lètre  humain,  quel  qu'il 
fût,  qui  appelait  si  lamentablement  au  secours,  n'en  avait 
plus  besoin. 

Notre  entrée  à  R^uinsK  ne  manquait  pas,  comme  vous 
voyez,  de  couleur  dramatique,  et  il  nous  fâche  de  ne  pou- 
voir vous  raconter  en  détail  l'histoire  de  cet  assassinat,  car 
le  cri  entendu  était  bien  un  cri  d';igonie;  mais  nous  n'en 
savons  pas  davantage.  La  nuit  a  tout  caché  de  son  ombre. 

Encore  tout  ému,  nous  entrâmes  dans  un  traktir  où  les 
portraits  de  l'empereur  Alexandre  II  et  de  l'impératrice 
Alexandrowna,  bordés  de  cadres  magnifiques  et  peints 
comme  des  enseignes  à  bière,  faisaient  pendant  aux  saintes 
images  plaquées  de  feuilles  d'argent  et  d'or  qu'une  petite 
lampe  suspendue  éclairait  de  sa  lueur  tremblotante.  On 
nous  servit  le  thé,  et,  pendant  que  nous  savourions  le  breu- 
vage national,  corroboré  d'un  peu  de  cogi^ac,  dans  la 
pièce  voisine,  un  orgue  de  Crémone  jouait  un  air  de  Verdi. 

!!ienlôt  l'ingénieur  de  la  compagnie  Samolett  et  le  mé- 
canicien en  chef  de  la  Nixe  vinrent  nous  rejoindre,  et  nous 
partîmes  ensemble  pour  chercher  à  travers  Rybinsk  l'au- 
berge où  devaient  se  t  éunir  les  Bohémiens,  et  où  le  comte 
lie  ***  nous  avait  donné  rendez-vous. 

L'hôtel,  appart(  nant  à  un  riche  marchand  de  blé  dont 
nous  avions  fait  coiniaissance  sur  le  bateau,  était  situa 
tout  au  bout  de  la  ville.  A  mesure  que  nous  nous  éloi- 
gnions de  la  rive,  les  maisons  prenaient  leurs  aises,  et  se 
disséminaient  sur  de  plus  larges  espaces.  De  longues  clô- 
tures de  jardins  les  séparaient  ;  les  rues  se  perdaient  dans 
des  places  vagues,  et  des  trottoirs  de  planches  aidaient  à 
franchir  les  bourbiers.  Quehiues  chiens  maigres,  assis  sur 
bur  derrière,  aboyaient  à  la  lune,  et  quand  nous  p:issions 
piès  d'eux  se  mettaient  à  nous  suivre,  soit  par  défiance, 


LE  VOLGA.  3S7 

soit  par  sentiment  de  sociabilité,  ou  dans  l'espoir  de  se 
procurer  une  condition.  Sous  l'inlUience  de  1  astre,  de  I.V 
gères  fumées  blanches  s'élevaient  de  terre  et  interposaient 
leurs  gazes  vaporeuses  entre  notre  œil  et  les  objets,  les 
revêtant  d'une  poésie  qnc  le  joui'  duit  leur  enlever  sans 
doute.  Enfin,  dans  la  brume  nzurée  où  les  lormes  des  der- 
nières maisons  s'ébauchaient  en  gris  lilas,  nous  aper- 
çûmes les  embrasures  rouges  de  quelques  fenêlros  éclai- 
rées; c'était  là.  — Un  sourd  fron-fron  de  guitare  qui  de- 
puis quelque  temps  nous  chantait  aux  oreilles  comme  le 
bourdonnement  obstiné  d'un  grillon,  et  dont  les  notes 
nous  arrivaient  de  plus  en  plus  vibrantes,  nous  eut  bientôt 
fait  trouver  la  porte. 

Un  moujik  nous  conduisit  par  de  longs  corridors  à  la 
chambre  des  Boliémienn  s.  Le  comte  de  ***,  1'  marchand 
de  blé  et  un  jeune  offici-T  composaient  le  public.  Sur  une 
table,  parmi  des  bouteilles  de  vin  de  Champagne  et  des 
verres,  se  drt^ssaient,  emm  nichées  dans  des  fiambeaux  de 
rencontre,  deux  longues  bougies  pareilles  à  des  cierges. 
Autour  des  mèches  s'arrondi-saient  des  auréoles  jaunes, 
dissipant  avec  peine  la  fumée  déjà  épaisse  des  cigares  et 
des  papyros.  On  nous  tendit  un  verre  plein  avec  condition 
de  le  vider  immédiatement  pour  qu'on  pût  le  ri'mplir  en- 
core. C  était  du  liœderer  de  qualité  supérieure,  et  comme 
on  le  boit  seulement  en  Russie.  —  La  libation  accomplie, 
nous  nous  assîmes  dans  une  attente  muette. 

Les  Bohémiennes  se  tenaient  debout  ou  appuyées  à  la 
muraille,  avec  des  po  es  orientalement  indolentes,  sans 
le  moindre  souci  des  yeux  fixés  sur  elles.  —  lUen  de  plus 
inerte  que  leur  altitude,  de  plus  morne  que  leur  visage. 
Elles  semblaient^épuisées  ou  endormies.  Ces  natures  sau- 
vages, quand  la  passion  ne  les  agile  pas,  ont  un  calme 
animal  dont  on  ne  saurait  donner  l'idée.  —  Elles  ne  pen- 
sent pas,  cll'S  rêvent  comme  les  bêtes  dans  les  liois;  au- 
cune figure  civilisée  ne  peut  arriver  à  cette  mystérieuse 
absence  d'expression,  plus  agaçante  que  toutes  les  gri- 
iTiaces  de  la  coquetterie.  —  Oh!  faire  naîtrt^  sur  ces  facts 
mortes  une  rougeur  de  désir,  c'est  une  fantaisie  qui  vient 


388  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

aux  plus  froids,  aux  mo  ns  poètes,  et  bientôt  se  tourne  en 
passion. 

Étaieut-dles  belles,  au  moins,  ces  Bohémiennes?  Non, 
dans  l'acception  vulgaire  du  mol.  —  Nos  Parisiennes  les 
eussent  assurément  trouvées  laides,  à  la  réserve  d'une 
seule  se  rapprorhant  plus  du  type  européen  que  ses  com- 
pagnes. Des  teiuts  olivâtres,  des  masses  de  cheveux,  noirs, 
des  corps  chétifs  en  apparence,  de  petites  mains  brunes, 
voilà  les  traits  principaux  du  signalement.  Le  costume 
n'avait  rien  de  carai  téristique.  Ni  colliers  d'ambre  ou  de 
verroterie,  ni  jupes  constellées  d'étoiles  et  frangées  de  fal- 
balas, ni  mantes  rayées  de  couleurs  bizaries;  mais  un 
aju^tement  quelconque  à  la  mode  de  Paris,  avec  quelques 
barbarismes  justifiés  par  la  distance;  robes  à  volants, 
mantelets  de  taffetas,  crinoline,  résille  :  on  eût  dit  des 
femmes  de  chambre  mal  habillées. 

Jusqu'ici,  pensez-vous  sans  doute,  le  régal  n'a  rien  de 
bien  extraordinaire.  Faites  comme  nous,  prenez  patience 
et  ne  désespérez  pas  de  la  Bohémienne,  bien  qu'elle  ait 
Fi  nonce,  du  moins  dans  les  villes,  à  ses  haillons  et  à  ses 
oripeaux  pittoresques  ;  il  ne  faut  pns  voir  le  cheval  de  sang 
à  l'écurie,  enveloppé  de  ses  couvertures;  c'est  sur  le  turf 
que  l'action  révèle  sa  beauté. 

Une  des  Bohémiennes,  comme  secouant  sa  lassitude  et 
sa  torpeur  aux  appels  opiniâtres  de  la  guitare  grattée  par 
un  grand  drôle  à  mine  de  brigand,  se  détermina  enfin  et 
s'avança  au  milieu  du  cercle.  —  Elle  souleva  ses  longues 
paupières  fran.,ées  de  cils  noirs,  et  la  chambre  sembla 
pleine  de  lumière.  Dans  sa  bouche  enlr'ouvertc  par  un 
vague  sourire  scintilla  un  éclair  blanc;  un  murmure  in- 
distinct comme  ces  voix  qu'on  entend  en  rêve  s'échappa 
de  ses  lèvres.  Posée  ainsi,  la  Bohémienne  avait  l'air  d'une 
somnambule  et  ne  paraissait  pas  avoir  conscience  de  ses 
actions.  Elle  ne  voyait  ni  la  salle  ni  les  assistants.  Une 
transfiguration  s'était  opérée  en  elle.  Ses  traits  ennoblis 
ne  portaient  plus  aucune  trace  de  vulgarité.  Sa  taille  était 
agrandie  et  sa  pauvre  toilette  s'ariangeait  comme  une  dra- 
perie antique. 


LE  VOIGA.  580 

Peu  à  peu  tiie  enlTa  le  son  et  clianla  une  mélodie  lente 
d'abord,  plus  la  ide  ensuite,  d'une  bizarrerie  enivrante. 
Le  thème  ressemblait  à  un  oiseau  captif  dont  on  ouvie  la 
cage.  Doutant  encore  de  sa  liberté,  l'oiseau  fiit  quelques 
pas  indécis  devant  sa  prison,  puis  il  s'éloigne  en  sautil- 
lant, et  quand  il  est  sûr  qu'aucun  piège  ne  le  menace,  il 
se  rengorge  et  se  dresse,  il  pousse  un  cri  joyeux  et  s'é- 
lance avec  une  palpitation  d'ailes  précipitée  vers  la  forêt, 
où  chantent  ses  anciens  compaunons. 

Telle  éta  t  la  vision  qui  nous  traversait  l'esprit  en  écou- 
tant cet  air  dont  aucune  musique  connue  ne  peut  donner 
l'idée. 

Une  autre  Bohémienne  se  joignit  à  la  première,  et  bien- 
tôt tout  l'essaim  des  voix  se  mit  à  suivre  le  thème  ailé, 
lançant  des  fusées  de  gammes,  battant  des  trilles,  brodant 
des  points  d'orgue,  soutenant  des  modulations,  faisant 
des  rentrées  subites  et  cies  reprises  inattendues,  —  cela 
pépiait,  silflait,  garrulait,  jacassait  avec  une  volubilité 
pleine  d'empressement,  un  tumulte  amical  et  joyeux, 
Cl  mme  si  la  tribu  sauvage  faisait  fête  à  l'échappé  de  la 
ville.  Puis  le  chœur  se  taisait,  la  voix  continuait  à  chanter 
les  bonheurs  de  la  liberté  et  de  la  solitude,  et  le  refrain 
accentuait  la  dernière  phrase  avec  une  énergie  endiablée. 

Il  est  bien  difficile,  sinon  impossible,  de  rendre  par 
des  paroles  un  effet  mnsical  ;  mais  l'on  peut  du  moins  ra- 
conter le  rêve  qu'il  fait  naître,  les  chants  bohémiens  ont 
une  singulière  puissance  d'évocation.  Ils  réveillent  des 
instincts  primitifs  oblitérés  par  la  vie  sociale,  des  souve- 
nirs d'existence  anléiieure  qu'on  aurait  crus  évanouis,  des 
goûts  d'indépendance  et  de  vagabondage  se*  rètement  con- 
servés au  fond  du  cœur;  ils  vous  inspirent  des  nostalgie',. 
bizarres  'le  pays  inconnus  et  qui  vous  semblent  votre  pa- 
trie véritable.  Certaims  mélodies  vous  sonnent  à  l'oreille 
comme  un  Ranz  des  vaches  maladivement  irrésistible,  et 
vous  avez  envie  de  jeter  là  votre  fusil,  d'abandoimer  votre 
poste  et  de  gagner  à  la  nage  l'autre  rive  où  l'on  n'obéit  à 
aucune  discipline,  à  aucune  consigne,  à  aucune  loi,  à 
aucune  morale  autre  que  le  caprice.  Mille   tableaux  bril- 


S90  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

lants  et  confus  vous  passent  devant  les  yeux  ;  vous  aper- 
cevez des  campements  do  chariots  dans  des  clairières,  des 
feux  de  bivouac  où  bouillent  les  marmites  suspendues  à 
trois  piquets,  des  vêlements  bariolés  qui  sèchent  sur  des 
001  des,  et  plus  à  l'écart,  accroupie  par  terre  au  centre 
d'un  jeu  de  tarots,  une  vi  ille  étudiant  l'avenir,  tandis 
qu'une  jeune  Bohémienne,  au  teint  fauve,  aux  cheveux 
bkus,  danse  en  s'accompagnanldu  tambour  de  basque. — 
Le  premier  plan  s'efface,  et  dans  la  trouble  perspective 
des  siècles  disparus,  s'ébauche  confusément  la  lointaine 
caravane  descendant  des  hauts  plateaux  de  l'Asie,  expul- 
sée sans  doute  du  pays  natal  pour  son  esprit  de  révolte 
impatient  de  tout  frein.  Les  blanches  draperies  féroce- 
ment zébrées  de  rouge  el  d'orange  noltent  au  vent,  les 
anneaux  et  les  bracelets  de  cuivre  luisent  sur  Ls  peaux 
bistrées,  et  les  tringles  des  sistres  bruissent  avec  des  fris- 
sons métalliques. 

Ce  ne  sont  pas  là,  croyez-le,  des  rêveries  de  poète.  — 
La  musique  bohémienne  agit  violemment  sur  les  êtres  les 
plus  piosaïques,  et  fait  chanter  tirely  au  philistin  lui- 
même,  assoupi  dans  son  obésité  el  sa  routine. 

Celle  musique  n'est  pas,  comme  on  pourrait  l'imagi- 
ner, une  musique  sauvage.  Elle  procède,  au  contraire, 
d'un  art  Irés-compliqué,  mais  différent  du  nôtre,  et  ceux 
qui  l'exécutent  sont  de  viais  virtuoses,  quoiipi'ils  ne  sa- 
chent pas  une  note  el  soient  hors  d'état  de  transcrire  un 
de  ces  airs  qu'ils  chantent  si  bien.  —  L'emploi  fréquent 
des  quarts  de  ton  inquiète  d'abord  l'oreille;  mais  on  s'y 
fait  bientôt  et  l'on  y  trouve  un  charme  étrange.  C'est 
toute  une  gamme  de  sonorités  nouvelles,  de  timbres  bi- 
zarres, de  nuances  inconnues  sur  le  clavier  musical  ordi- 
naire, qui  servent  à  rendre  des  sentiments  en  dehors  do 
toute  civilisation.  Les  Bohémiens  n'ont  en  effrl  ni  pat  ie, 
ni  reli;:ion,  ni  famille,  ni  morale,  ni  foi  politii|ue.  Ils 
n'acceptent  aucun  joug  humain  et  côtoient  la  société  sans 
y  entrer  jamais.  —  Eux  qui  bravent  ou  déjou  ni  toutes  les 
lois,  ne  se  soumettent  pas  davantage  aux  fornmles  pèdan- 
lesques  de  l'harmonie  et  du  contre-point  :  le  libre  caprice 


LE  VOLGA.  391 

dans  l;i  libre  nature,  l'individu  s'abandonnant  à  la  sensa- 
tion sans  remords  de  la  veille,  sans  souci  du  lendemain, 
l'enivrement  de  l'espace,  l'amour  du  changement  et  comnir 
la  fol;e  de  l'indépendance,  telle  est  l'impression  générale 
qui  se  dégage  des  chants  bohémiens.  —  Leurs  thèmes  res- 
semblent à  des  chants  d'oi-caux,  à  des  bruissements  d" 
feuilles,  à  des  soupirs  de  harpes  éoliennes;  leurs  rhythmes 
à  de  loinlains  galops  de  chevaux  dans  les  steppes.  Ils  bat- 
tent la  mesure,  mais  ils  fuient. 

La  prima  d'inna  de  la  troupe  était  sans  conlreflit  Sacha 
(diminutif  d"Ale\andra),  celle  qui  avait  rompu  la  première 
le  silence  et  mis  le  feu  à  la  veive  endormie  de  ses  compa- 
gnes. Maintenant  le  sauvage  esprit  de  la  musique  était  dé- 
chaîné; ce  n'éiait  plus  pour  nous  que  chantaient  les  Bo- 
hémiennes, mais  bien  pour  elles. 

Une  imperceptible  vapeur  rose  colorait  les  joues  de  Sa- 
cha. Ses  yeux  brillaieni  par  éclairs  inlermittents.  Ainsi 
jjue  la  Petra  Camara,  elle  tenait  ses  paupières  baissées  et 
les  relevait,  comme  un  éventail  qu'on  ouvre  et  qu'on 
ferme,  de  manière  à  produire  des  alternatives  d'ornbie  et 
de  lumière.  —  Ce  manège  d'œii,  naturel  ou  voulu,  était 
d  une  séduction  irrésistible. 

Sacha  s'approcha  de  la  table,  —  on  lui  tendit  uno  coupe 
de  vin  de  Champagne  —  elle  la  refusa,  les  Bohémiennes 
sont  sobres,  —  et  demanda  du  thé  pour  elle  et  ses  amies. 
Le  guitariste,  n'ayant  pas  peur  apparemment  de  se  gâter 
la  voix,  avalait  coup  sur  coup  des  verres  d'eau-do-vie 
pour  se  donner  de  lentrain,  et,  en  effet,  frappant  du  pied 
le  parquet,  de  la  paume  de  la  main  le  ventie  de  la  gui- 
tare, il. chantait  et  dansait,  se  démenait  comme  un  beau 
diable,  et  faisait  des  grimaces  en  manière  d'inlermède 
grotesque  avec  une  vivai.ilé  éblouissante.  —  C'était  le 
mari,  le  rom  de  la  Bohémienne  blonde.  Jamais  couple  ne 
se  conforma  moins  à  la  maxime  :  «  11  faut  dos  époux  as- 
sortis. » 

Nous  avons  dit  que  les  Bohémiennes  étaient  sobre*;  si 
nous  ajoutons  qu'elles  sont  chastes,  personne  no  nous 
croira;  c'e=t  pouilanl  la  vérité.  Leur  vei'tu  passe  en  Russie 


392  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

pour  invincible.  —  Aucune  séduction  n'en  peut  venir  à 
bout,  et  des  seigneurs,  jeunes  et  vieux,  ont  dépense  avec 
des  Bohémiennes  des  sommes  fabuleuses  sans  en  être  plus 
avancés.  Celte  vertu  cependant  n'a  rien  de  farouche.  Klle 
se  lais.-e  prendre  les  mains  et  la  t^iille,  et  rend  parfois  le 
baiser  qu'on  lui  ravit.  Si  le  nombre  des  chaises  n'est  pas 
suffisant,  elle  s'asseoit  familièrement  sur  votre  genou,  et 
quand  le  chant  commence,  vous  met  sa  cigarette  entre  les 
lèvres,  sauf  à  la  reprendre  ensuite.  Sûre  d'elle-même,  elle 
n'attache  pas  la  moindre  importance  à  ces  menus  sulfra- 
ges,  comme  disaient  nos  aïeux,  qui,  de  la  part  d'autres 
femmes,  paraîtraient  des  faveurs  et  des  promesses. 

Pendant  plus  de  deux  heures,  les  chants  se  succédèrent 
avec  une  vertigineuse  volubili'é.  Quel  caprice,  quelle 
verve,  quel  brio,  quel'es  difficultés  exécutées  en  se  jouant! 
Sacha  faisait  des  fioritures  mille  fois  plus  difficiles  que 
les  variations  de  Rhode,  tout  en  se  mêlant  à  la  conversa- 
tion et  en  demandant  une  robe  de  moire  antique,  les  deux 
seuls  mots  de  français  qu'elle  sût,  à  un  de  nos  jeunes  com- 
pagne ns  de  voyage.  Enfin,  le  rliythme  devint  si  cntrai- 
nant,  si  impérieux,  que  la  danse  se  maria  au  chant, 
comme  dans  un  chœur  antique.  Tout  s'en  mêla,  dejiuis  la 
vieille,  tannée  comme  une  momie,  qui  secouait  son  sque- 
lette, jusqu'à  la  petite  fille  de  huit  ans,  ardente,  fébrile, 
mûrie  par  une  précocité  maladive,  se  démenant  à  se  dislo- 
quer pour  ne  pas  rester  en  arriére  des  grandes.  —  L'esco- 
griffe disparaissait  dans  un  tourbillon  de  rapidité  d'où  sor- 
taient des  arpèges  de  guitare  tt  des  piaulements  aigus. 

Un  instant,  nous  l'avouons,  nous  eûmes  peur  que  le 
cancan  français,  en  train  de  faire  le  tour  du  monde,  n'eût 
pénétré  à  Hybinbk,  et  que  la  soirée  ne  finît  comme  une 
pièce  des  Variétés  ou  du  Palais-Royal  ;  il  n'en  était  lieu. 
La  chorégraphie  des  Bohémiennes  ressemble  à  celle  des 
bayadères.  Sacha,  avec  ses  bras  pâmés,  ses  ondulations  de 
toîse  et  ^es  piétinements  sur  place,  rappelait  Amany,  et 
non  Iiigùlbochc.  On  eût  dit  qu't  lie  et  ses  compagnes  exé- 
cutaient le  .Malapuu  ou  danse  admirable  sur  les  bords  du 
Gange,  devant  l'autel  de  Shiva,  le  dieu  bleu.  Jamais  l'ori- 


LE  VOLGA.  593 

gine  asiatique  des  Bohémiens  ne  nous  parut  plus  visible  et 
plus  incôiitt  stable. 

L'heure  de  regagner  la  cabine  du  bateau  était  arrivée; 
mais  l'excitation  des  assistants  et  des  virtuoses  était  telle 
que  le  concert  continua  dans  la  rue;  les  Bohémiennes, 
prenant  les  bras  qu'on  leur  offrait,  maj'chèrent  de  façon 
à  se  séparer  en  groupes  c-pacés,  et  chantèrent  un  chœur 
à  échos  et  à  répliques,  avec  des  effets  de  decrescendo  rele- 
vés par  des  reprises  éclatantes  d'un  effet  magique  et  sur- 
naturel; le  cor  d'Obéron,  même  lorsque  c'est  Weber  qui 
souftlc  dans  son  ivoire,  n'a  pas  de  notes  plus  suaves,  plus 
argentines,  plus  veloutées  et  plus  lêveuses. 

Quand  nous  eûmes  franchi  la  passerelle  du  bateau,  nous 
nous  retournâmes  vers  le  rivage;  sur  le  bord  du  quai, 
dans  un  rayon  de  lune,  les  Bohémiennes,  groupées,  nous 
saluaient  de  la  main  ;  une  étincelante  fusée  de  notes,  der- 
nière bombe  à  pluie  d'argent  de  ce  feu  d'artifice  musical, 
s'éleva  à  des  hauteurs  ii  accessibles,  n'pandit  ses  paillettes 
sur  le  fond  obscur  du  silence  et  s'éteignit. 

La  Nice,  suffisante  à  la  navigation  du  haut  Volga,  n'é- 
tait pas  d'un  assez  fort  tonnage  pour  descendre  avec  un 
surcroît  de  passagers  et  de  marchandises  le  fleuve  consi- 
dérablement élargi.  —  On  nous  avait  transbordé  sur  le 
Provorny,  pyroscaphe  de  la  même  compagnie  Samolett, 
qui  ne  comptait  pas  moins  de  cent  cinquante  chevaux 
vapeur.  Des  seaux  marqués  chacun  d'une  lettre  compo- 
saient son  nom  en  caractères  russes,  et  se  balançaient  sous 
la  passerel'e,  où  ils  étaient  suspendus  l'un  à  côté  de  l'au- 
tre. —  Une  cabine  extérieure  formant  kiosque  s'élevait 
sur  le  pont,  au-dessus  de  l'escalier  conduisant  au  salon 
des  voyageurs,  et  prêtât  un  abri  à  l'observation,  en  cas 
de  soleil  ou  de  mauvais  temps.  —  Ce  fut  là  que  nous  pas- 
sâmes la  plus  grande  partie  de  nos  journées. 

Avant  que  le  Provorny  ne  se  mît  en  marche,  nous  jetâ- 
mes un  coup  d'oeil  sur  Rybinsk  pour  voir  la  figure  qu'il  fai- 
sait au  grand  jour,  non  sans  quelque  appréhension,  car  le 
soleil  n'a  pas  la  mêm.c  indulgence  que  la  lune;  il  dévoile 
cruellement  ce  que  l'astre  nocturne  cstoni;  e  derrière  so 


594  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

gazes  d'azur  el  d'argent.  Eli  bien!  Rybinsk  ne  perdait  pas 
trop  à  la  lumière  ;  ses  maisons  jaunes,  roses,  veiles,  en  bois 
et  en  briques,  couronnaient  gaiement  son  quai  de  grosses 
pierres  désordonnées,  semblable  à  un  mur  cyclopéen  en 
ruine;  mais  Téglise,  qui  au  clair  de  lune  nous  avait  paru 
d'une  blancbeur  neigeuse,  était  peinte  en  vert-pomme,  et 
Ja  polychromie  nous  plaît  en  fuit  d'architecluie.  Pourtant 
ce  jeu  de  couleur  nous  étonna.  L'église,  d'ailleurs,  ne 
manquait  pas  de  caractère  avec  son  dôme  flan  |ué  de  clo- 
chetons, et  ses  quatre  portiques  orientés  comme  ceux  de 
Saint-Isaac.  Le  clocher  offrait  ces  renflements  et  ces  étran- 
glements bizarros  qu'on  remarque  dans  les  clochers  de 
Belgique  el  d'Allemagne,  mais  il  dardait  très-haut  son  ai- 
guille suprême,  et  s'il  ne  satisfaisait  pas  le  goût,  il  amu- 
sait l'œil  et  ne  dessinait  pas  à  l'horizon  uue  silhouette  en- 
nuyeuse. 

Les  bateaux  à  l'ancre  devant  Rybinsk  étaient  la  plupart 
d'une  grande  dimens'on  et  d'une  forme  particulière  que 
nous  aurons  plus  d'une  occasion  de  décrire,  car  la  navi- 
gation entre  cette  ville,  Nijni-Novgorod,  Kazon,  Saratof, 
Astrakhan  et  autres  villes  d  i  bas  Volga,  est  tiés-active  à 
cetle  époque  (le  l'année.  Quelques-uns  appareillaient  pour 
descendre,  d'autres  stationnaient  ou  arrivaient,  et  le  spec- 
tacle était  des  plus  int^'^re^sants.  Le  Provorny  se  glissa 
avec  adresse  à  travers  cette  flottille  et  prit  bientôt  le  cou- 
rant. 

Des  berges  un  peu  plus  hautes,  surtout  du  côté  gauche, 
encaissaient  le  fleuve.  Le  paysage  n'avait  pas  changé  de 
caractère  sensiblement.  Celaient  toujours  des  bois  de  sa- 
pins alignant,  comme  des  colonna  les,  leurs  fûts  grisâtres 
sur  un  fond  de  verdure  sombre;  des  vil  âges  aux  isbas  de 
rondins  disséminés  autour  d'une  église  à  dôme  vert;  par 
fois  une  demeure  seigneuriale  tournant  sa  façade  curii!iise 
vers  le  fleuve  ou  tout  au  moins  posant  en  vedette,  aux  an- 
gles de  son  parc,  un  belvédère  ou  un  kios^juc  peints  de 
couleurs  vives;  des  rampes  de  planches  escaladant  la  rive 
et  menant  à  quelque  h;il)ilation;  des  terrains  ravinés  par 
les  crues  et  les  retraites  des  eaux;  des  plages  sablonneu- 


LE  VOLGA.  505 

se?,  OÙ  piétiii aient  des  troupeaux  d'oies,  où  descendaient 
pour  s'abreuver  d  s  troupeaux  de  ba-ufs  et  de  vaches  : 
mille  variatio.  s  des  mêmes  motifs  que  le  crayon  ferait 
mieux  comprendre  que  la  plume. 

Di<  ntôl  nous  aperçûmes  le  couvent  de  Romanof.  Des 
murailles  crénelées  et  blanc  hies  à  la  choux  donnent  à  sou 
enceinte  un  air  de  forteresse,  et  durent  autrefois  le  mettre 
à  l'abri  d'un  coup  de  main,  car  les  trésors  entassés  dans 
les  monastères  excitaient  en  des  temps  de  ùnubles  la  p' 
pidité  des  hordes  pillardes.  Au  dessus  des  mui  ailles  s'éi. 
vaiei.t  de  grands  cèdres,  étalant  leurs  branches  horizon- 
tales couvertes  d'une  verdure  sombre  et  robuste.  Les  cèe\:os 
sont  cultivés  avec  un  soin  particulier  à  Romanow,  car 
c'est  sous  un  cèdre  que  fut  trou\ée  l'image  miraculeuse 
qu'on  y  vénère. 

A  Yourevelz,  le  bois  ae  chauffage  de  la  machine  fut  ap- 
porté par  des  femmes.  Deux  bâtons,  disposés  en  manière 
de  brancards,  soutenaient  une  pile  de  bûches  que  ve- 
naient renverser  daiis  la  soute  du  bateau  à  vapeur  deux 
paysannes  alertes  et  robustes  et  quelquefois  jolies.  L'ani- 
mation de  la  course  leur  colorait  le  teint  d'un  fard  de 
santé,  et  le  léger  essouffleu  ent  qui  enir'ouvrait  leurs 
lèvres  laissait  voir  des  dents  blanches  comme  des  limandes 
pelées.  Malheureusement  qut  Iques  unes  d'entre  elles 
avaient  le  masque  tavelé  et  picoté  de  petite  vérole,  car  la 
vaccine  n'est  pas  répandue  en  Russie,  d'où  sans  doute 
quelque  préjugé  populaire  la  repousse. 

Leur  costume  était  fort  simple.  Une  jupe  de  cette  in- 
dienne à  dessins  surannés  eomme  on  en  rencontre  quel- 
quefois encore  dans  les  vieilles  auberges  de  province  sous 
forme  de  rideaux  de  lit  ou  de  coui  te-pointe,  une  chem'se 
de  grosse  toile,  un  foulard  noué  sous  le  menton,  — riei? 
de  plus;  —  l'absence  de  bas  et  de  chaussure  permeltaiV. 
d'appréeier  des  extrémilés  fines  et  délicates,  —  quelques- 
uns  de  ces  pieds  nus  auraient  chaussé  la  p;inIoulle  de  vair 
de  Cendrillon.  iXous  vîmes  avec  plaisir  que  l'affrc  use  mode 
fin  jupon  !-erré  par  une  eouli>se  au-dessus  du  sein  n'était 
plus  suivie  ([ue  des  plus  âgées  et  des  moins  jolies.  Les 


39C  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

jeunes  po! talent  la  taille  au-dessus  de  la  hanche  comme 

l'anatomie,  l'hygiène  et  le  sens  commun  le  veulent. 

Cela  contrariait  un  peu  nos  idées  de  galanterie  française 
de  voir  des  femmes  porter  ces  lourds  fardeaux  el  faire  ce 
métier  de  bêtes  de  somme;  mais,  après  tout,  ce  travail 
qu'elles  accomplissent  avec  une  alacrité  qui  ne  sent  pas 
la  fatigue,  leur  procure  quelques  kopeks  el  augmente  leur 
bien-ctie  ou  celui  de  leur  famille.  ■*• 

En  descendant  le  fleuve,  nous  rencontrâmes  un  grand 
nombre  de  bateaux  pareils  à  Cl'ux  que  nous  avions  vus 
amarrés  devant  Rvbinsk.  Ils  calent  peu  d'eau,  mjis  leur 
dimension  n'est  guère  inférieure  à  celle  d'un  trois-mâts 
marchand.  Leur  construction  présente  quelque  chose  de 
particulier  et  de  caractéristique  qu'on  ne  rencontre  pas 
ailleurs.  Comme  les  jonques  chinoises,  ils  ont  la  proue  et 
la  pou[)e  retroussées  en  pointe  de  sabot.  —  Le  pilote  oc- 
cupe une  espèce  de  plate-forme  garnie  de  balustrades  ou- 
vragées et  découpées  à  la  hache  ;  —  sur  le  tillac  s'élèvent 
des  cabines  ayaut  l'aspect  de  kiosques  et  des  clochetons 
à  girouettes  peintes  et  dorées;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus 
singulier,  c'est  le  manège  :  il  se  compose  de  dtux  plan- 
chers supportés  par  des  colonnettos;  l'étage  inférieur 
contient  les  écuries;  l'étage  supérieur,  le  manépe  lui- 
même.  A  travers  les  baies  des  colonnes,  on  voit  tourner 
les  chevaux  attelés  de  front  trois  par  trois  ou  quatre  ptr 
quatre,  pour  enrouler  sur  l'arbre  de  couche  le  câble  de 
loujige  dont  une  barque  à  huit  ou  dis  rameurs  va  fixer 
l'ancre  en  amont  dans  le  lit  du  Heuve.  Le  nombre  des 
chevaux  ainsi  installés  à  bord  varie  de  cent  à  cent  cin- 
quante. Ils  se  relèvent  et  font  pour  ainsi  dire  leur  quart. 
Pendant  que  les  uns  travaillent,  les  autres  se  reposent,  et 
le  bateau  marche  toujours,  quoique  lentement.  — Le  mât 
de  ces  barques,  d'uui'  hauttuir  démesurée,  est  fiiil  de 
quatre  ou  six  troncs  de  sapins  accouplés,  et  rappelle  les 
pilieis  à  nervures  des  cathédrales  gotliiques;  les  échelles 
de  corde  (|ui  s'y  suspendent  ont  des  échelons  reliés  entre 
eux  par  des  cordelettes  en  sautoir. 

Nous  avons   décrit  avec   quelque  détail  ces  grandes 


LE  VOLGA.  3J7 

barques  du  Volga  el  leur  aménagcmenl  oiiginal,  car  elles 
ne  tardeiont  pas  à  disparaîlre.  D  ici  i\  quelques  années  le 
manège  de  chevaux  sera  remplacé  par  un  rcnidniueur,  el 
ia  force  vivante  par  la  force  mécanique.  Tout  ce  système 
pittoresque  semblera  trop  compliqué,  trop  lent  et  trop 
coûteux.  Partout  la  forme  utile  et  rigoureuse  prévaudra. 
Les  matelots  qui  montent  ces  barques  sont  coiffés  de  cha- 
peaux étranges.  Ces  chapt^aux,  hauts  de  f(  rme  et  siins 
bords,  ressemblent  à  des  boisseaux  ou  à  des  tuyaux  de 
poêle;  on  s'étonne  de  n'en  pas  voir  soi  tir  de  fumée. 

Ces  bateaux  nous  rappelaient  les  grands  trains  de  bois 
flotté  du  Rhin,  qui  portaient  des  villages  de  cahutes,  des 
approvisionnements  à  fournir  la  table  de  Gargantua  et 
jusqu'à  des  troupeaux  de  bœuls.  Le  deiiiier  pilote  en  état 
de  les  conduire  est  mort  il  y  a  quelques  années,  el  la  na- 
vigation à  vapeur  a  suppriiiié  cette  batellerie  barbare  et 
naïve. 

Yaroslaw,  où  nous  touchâmes,  communique  avec  Moscou 
par  une  diligence  qui  mérite  description.  Le  véhicule 
tout  attelé  d'une  meule  de  petits  chevaux  attendait  les 
voyageurs  au  débarcadère.  C'était  ce  qu'on  appelle  en 
Russie  un  tarantass,  c'est-à-dire  une  caisse  de  voilure 
posée  sur  deux  longues  poutrelles  qui  relient  l'avant-tiain 
el  l'arrière-traiu,  et  dont  la  flexibilité  tient  lieu  de  ressoi  ts. 
Cet  aménagement  a  l'avantage,  eu  cas  de  rupture,  d  êtie 
facilement  réparable  et  de  résister  aux  Ciihots  des  plus 
duis  chemins.  —  La  caisse,  assez  semblable  de  coupe  aux 
anciennes  litières,  était  garnit;  de  rideaux  de  cuir,  et  les 
patients  s'y  asseyaient  de  côté  comme  dans  m  s  omnibus. 
—  Après  avoir  considéré  avec  le  respect  qu'il  méritait  cet 
échantillon  de  carrosserie  antédiluvienne,  nous  gravîmes 
la  rampe  du  quai  et  remontâmes  dans  la  ville.  Le  quai» 
planté  d'arbres  foimeprumenade,  et,  à  certains  endroits, 
continue  sur  des  voûtes  qui  permettent  au.v  rues  basses  et 
aux  torrents  de  descendre  jusqu'au  (leuve. 

La  vue  dont  on  jouit  de  ce  point  est  fort  b  lie.  Comme 
nous  la  contemplions,  un  jeune  homme  s'apprv>cha  de  nous 
et  nous  01  frit,  en  assez  bon  frangais,  de  nous  servir  de 

34 


«598  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

guide  pourvoir  les  curiosif-s  de  la  ville;  il  ne  semblait 
pas  Russe,  et  ses  habits  râpés,  mais  propres,  accusaient 
la  misère  de  l'homme  ,ien  né  à  qui  son  éducation  interdit 
les  trava  IX  manuels.  Sa  figure  pâle,  maigre  et  triste,  res- 
pirait l'intelligence.  Le  bateau  à  vap  ur  devait  repartir 
dans  un  quart  d'heure,  et  nous  ne  pouvions  risquer  une 
excursion  à  travers  Yaroslawsaus  courir  la  chance  d'être 
oublié  sur  la  rive.  A  notie  grand  regret,  il  nous  fallut 
refuser  les  services  du  pauvre  diable  qui  s'éloigna  avec 
un  soupir  résigné  et  comme  habitué  à  de  pareils  mé- 
comptes; —  une  mauvaise  honte,  dont  nous  gardons  le 
remords,  nous  empêcha  de  lui  glisser  un  rouble-argeni 
dans  la  main;  mais  il  avait  l'air  si  comme  il  faut  que  nous 
craignîmes  de  l'offenser.  Yaroslaw  a  bien  le  cachet  des 
vieilles  villes  russes,  si  le  nom  de  vieux  peut  êlre  donné 
à  quelque  chose  en  Russie,  où  le  badigeon  et  le  coloriage 
recouvrent  opiniâtrement  toute  trace  de  vétusté.  L'église 
étale  sur  ses  porches  des  peintures  dans  le  style  archaïque 
du  Mont  Alhos,  mais  le  trait  seul  est  ancien  ;  chaque  fois 
qu'elles  pâlissent,  on  ravive  les  teintes  des  chairs  et  des 
draperies,  —  on  redore  les  auréoles. 

Kostroma,  où  nous  arrêtâmes  aussi,  ne  renferme  rien 
de  particulier,  du  moins  pour  le  voyageur  qui  ne  peut  que 
la  parcourir  rapidement  des  yeux.  Les  pet  tes  villes  russes 
ont  un  caractère  frappant  d'unitormitè.  Elles  sarrangent 
d'après  certaines  lois  et  certaines  nécessités  pour  ainsi 
dire  fatales,  contre  lesquelles  la  fantaisie  individuelle 
n'essaye  même  pas  de  lutter.  L'aLsence  ou  la  rareté  de  la 
pierre  multiplie  les  constructions  eu  bois  et  en  briques,  et 
les  lignes  de  l'architecture  ne  sauraient,  avec  ces  maté- 
riaux, atteindie  la  netteté  qui  intéresse  l'artiste.  Quantaux 
églises,  le  culte  grec  impose  ses  formes  hiératiques,  et 
elles  ne  présentent  pas  la  variété  de  style  de  nos  églises 
occidentales.  Nos  desciiptions  se  répéteraient  forcément. 
Revenons  donc  au  Volga,  monotone  aussi  lui-même,  mais 
varié  pourtant  dans  l'unité  comme  tout  grand  spectacle 
naturel. 

Une  multitude  d'oiseaux  voltigent  sur  le  fleuve,  sans 


LE  VOLGA.  sa) 

compter  les  corbeaux  et  les  corneilles,  si  communs  en 
Russie.  A  chaque  instant,  le  passage  du  bateau  à  vapeur 
faisait  lever  des  joncs  d'un  ilot  ou  du  sable  d'un  bas-fond, 
un  vol  de  canar.is  sauvages.  Des  grèbes,  des  sarcelles 
partaient  en  rasant  l'eau.  Dans  le  ciel,  les  mouettes  au 
ventre  blanc  et  au  dos  gris-perle  brisaient  leurs  zigzags 
capricieux;  les  faucons,  les  émouchels,  les  bondrées  tra- 
çaient leurs  cercles,  guettant  (juclque  proie.  Parfois  les 
pygargues  se  laissaient  tomber  à  pic  sur  un  poisson  im- 
prudent et  se  relevaient  d'un  vigoureux  coup  d'aile  pour 
aller  se  poser  plus  loin  sur  la  rive. 

Le  long  crépuscule  des  jours  d'été  déploya  encore  une 
fois  ses  magies  ;  —  des  nuances  de  mine  orange,  de  citron, 
de  chrysoprase,  coloraient  la  ligne  du  couchant.  Sur  ce 
fond  de  splendeur  comme  les  figures  sur  le  fond  d'or 
d'un  icône  byzantin,  le  bord  du  fleuve  découpait  en  sil- 
houette sombre  tous  ces  accidents,  arbres,  monticules, 
maisons,  églises  lointaines;  —  de  petits  bancs  de  nuages 
d'un  noir  bleu,  cardés  par  le  vent,  fuyaient  en  flocons  sur 
une  zone  transversale  ;  le  soleil,  à  moitié  englouti  derrière 
un  bois  qui  le  masquait,  faisait  fourmiller  dans  les  feuilles 
un  million  de  paillettes;  —  le  fleuve  répétait,  en  l'assom- 
brissant un  peu  sous  ses  eaux  brunes,  cet  admirable 
spectacle.  Rendues  visibles  par  l'obscur'té  naissante,  des 
étincelles  rou'aient  comme  des  serpenteaux  à  tra\ers  la 
fumée  du  pyroscaphe,  et  dans  l'ombre,  le  long  des  berges, 
brillaient  comme  des  vers  luisants  ou  des  étoiles  voya- 
geuses les  lanternes  des  pêcheurs  allant  relever  leurs 
nasses. 

Comme,  les  eaux  étaient  très-basses  et  qu  on  n'osait 
approcher  de  la  rive,  la  nuit  ne  permettant  pas  de  distin- 
guer les  bouées,  on  jeta  l'ancre  au  milieu  du  fleuve,  très- 
large  en  cet  endroit.  On  se  serait  cru  au  centre  d'un  vaste 
lac,  car  les  combes  du  rivage  et  les  pointes  des  promon- 
toires fermaient  l'horizon  de  toutes  parts. 

Le  Jour  suivant  s'écoula  dans  cette  indolence  occupée, 
qui  est  un  des  charmes  du  voyage.  Nous  regardions  tou- 
jours, tout  en  fumant  notre  cigare,  fuir  les  rives  de  plus 


m  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

en  plus  éloignées  du  fleuve  lorge  comme  aeux  ou  trois 
fois  la  Tamise  au  pont  de  Londres.  Des  barques  à  manèges, 
des  bâte  lux  à  voiles  nous  frôlaient,  descendant  ou  remon- 
tant. Le  mouvement  de  la  navigalion  augmentait  et  faisait 
pressentir  rapproche  d'un  centre  important.  Mais  si  la 
journé  ■  fut  paisible,  la  soirée  offrit  un  incident  des  plus 
dramatiques. 

Notre  bateau  à  vapeur  s'était  arrêté,  pour  passer  la  nuit, 
devant  un  village  ou  une  petite  ville  dont  le  nom  russe 
nous  échappe,  le  long  d'une  espèce  de  barque-ponton 
amarrée  à  la  rive.  —  Bientôt  notre  attention  fut  attirée 
par  des  éclats  de  voix  et  le  dialogue  tumultueux  d'une 
dispute.  Sur  la  plate-forme  du  ponton,  deux  hommes  se 
querellaient,  gesticulant  comme  des  énergumènes.  Des 
injures  ils  passèrent  aux  actes.  Après  quelques  gourmades 
et  cjuelques  coups  de  po  ng  échangés,  l'un  des  combat- 
tants saisit  l'autre  à  bi  as-le-corps,  et,  par  un  mouvement 
aussi  rapide  que  la  pensée,  le  jeta  au  fleuve.  —  La  chute 
du  vaincu  nous  fit  rejaillir  l'eau  presque  jusqu'au  visage, 
car  il  tomba  entre  le  ponton  et  le  bateau  a  vapeur,  dans 
un  espace  large  à  peine  de  trois  à  quatre  pieds.  Le  tour- 
billon se  referma  et  nous  ne  vîmes  rien  reparaître.  Il  y 
eut  un  moment  d'anxiété  horrible,  car  tout  le  monde  pensa 
que  le  malheureux  et  lit  noyé,  et  il  n'y  avait  pas  moyen  de 
l'aller  repêcher  sous  1 1  cale  du  bâtiment  où  le  courant 
sans  doute  l'avait  poussé  déjà,  quand  tout  à  coup  on  aper- 
çut, à  la  clar:ô  de  la  luni\  l'eau  bouil!onner  près  du  bord, 
une  forme  humaine  se  secouer  et  escalader  la  berge  à 
grands  pas. 

L'homme,  excellent  nageur,  avait  plongé  sous  les  pa- 
lettes de  la  roue  dont  le  tambour  touchait  au  ba'eau  voi- 
sin. —  Il  pouvait  se  vanter  de  l'avoir  échappé  belle.  Ce- 
pendant le  meurtrier,  au  lieu  de  fuir,  déblatérait  avec  de 
grands  mouvements  de  bras,  allait,  venait,  s'asseyait  sur 
un  banc  à  la  porte  de  la  cabine,  puis  se  levait  et  recom- 
mençait son  manège.  —  Charles  III  prétendait  que  derrière 
tout  crime  il  y  a  une  femme,  et,  dans  les  instructoiis  judi- 
ciaires, il  demandait  toujours  :  «  Y  ella?  »  La  justesse 


LE  VOLGA.  401 

philosopliique  de  cet  axiome  nous  fut  démontrée.  —  Une 
trappe  se  leva,  et,  des  profondeurs  du  ponton,  surgit  une 
femine,  cause  probable  de  la  dispute.  — Était-elle  jeune 
et  jolie?  La  faible  lumière  de  la  lune  ne  nous  pcrineltait 
pas  d'en  juger  à  cette  distance,  et  l'oscillation  singulière  à 
laquelle  elle  se  livrait  empêchait  d'ailleurs  de  distinguer 
ses  traits.  —  Appelant  à  son  aide  tous  les  saints  du  ca- 
lendrier grec,  elle  se  prosternait  et  se  relevait  pour  se 
prosterner  encore,  elle  exécutait  des  signes  de  croix  à  la 
russe  avec  une  vélocité  sans  pareille,  et  marmottait  des 
prières  entrecoupées  de  cris  et  de  sanglots.  —  Rien  n'était 
plus  étrange.  On  eût  dit  un  Aïssaoua  cherchant  à  s'en- 
t'aîner. 

La  police  que  la  victime  était  allée  chercher  elle-même 
arriva  enfin,  et,  après  de  longs  pourparlers,  deux  solJats 
en  capote  grise  emmenèrent  le  coupable.  Pendant  quelque 
temfis  nous  pûmes  suivre  de  l'œil,  sur  1 1  crèle  de  la  berge, 
détachés  en  silhouettes,  le  prisonnier  et  les  soldais  qui 
n'osaient  brutaliser  le  récalcitrant ,  car  c'était  un  tchi- 
noviiik  ! 

0.1  leva  l'ancre  de  grand  matin.  Les  palettes  du  Provor- 
ny  brassant  l'eau  avec  la  certitude  que  doime  la  lumière, 
nous  ne  tardâmes  pas  à  être  en  vue  de  Nijni-Nuvgorod.  11 
faisait  une  de  ces  matinées  blanches,  nacrées,  laiteuses, 
par  lesquelles  il  semble  que  les  objets  apparaissent  à  tra- 
vers une  gaze  d'argent;  un  ciel  incolore,  mais  pénétré  de 
soleil  voilé,  posait  sur  des  collines  grisâtres  et  sur  l'eau 
du  fleuve,  semblable  à  de  l'étain  en  fusion.  —  Les  aqua- 
relles de  Bonington  présentent  souvent  de  ces  effets  qu'on 
croirait  en  dehors  des  ressources  de  la  peinture  et  que 
peuvent  seuls  réaliser  les  coloristes  de  race. 

Un  immense  attroupement  d'embarcations  de  toutes 
sortes  couvrait  le  Volga,  laissant  à  peine,  au  milieu  du 
courant,  un  espace  libre  pour  le  passage  des  bateaux  et 
des  pyroscaphes.  Les  hauts  mâts  formaient  comme  une 
forêt  de  sapins  ébranchos,  et  hachaient  de  leurs  lignes 
droites  ce  fond  d'universelle  blancheur.  L'air  frais  de 
l'aube  faisait  frissonner  à  leurs  pointes  les  banderoles 


AOi  yOYAGE  EN  RUSSIE, 

ravi'es  de  couleurs  vives  et  grincer  les  girouettes  dorées. 
Quelques-uns  de  ces  bateaux,  porteurs  de  farines,  étaient 
poudrés  à  blanc  comme  des  meuniei  s.  Les  autre*,  au  con- 
traire, détachaient  nettement  leurs  proues  peintes  en  vert- 
Véronése  et  leur  bordage  couleur  de  saumon. 

Nous  arrivâmes  au  débarcadère  de  la  compagnie  sans 
avarie  et  sans  ace  dent,  chose  étonn;mle  :  car,  bien  que  le 
fleuve  soit  large  à  cet  endroit  comme  un  bras  de  mer,  la 
navigation  est  si  active  et  l'aftluence  si  grande  qu'il  ne 
semble  pas  qu'un  tel  chaos  puisse  se  débrouiller;  mais  le 
gouvernail  agite  sa  queue,  et  les  bateaux  filent  les  uns 
entre  les  autres  avec  une  preslesse  de  poisson. 

.Nijni  Novogorod  s'élève  sur  une  éminence  qui,  après 
l'interminable  succession  de  plaines  qu'on  vient  de  tra- 
veiser,  produit  l'effet  d'une  montagne  sérieuse.  L'escarpe- 
ment descend  en  pentes  rapides  jusque  sur  le  quai  égayé 
de  verdure  et  suivi  dans  ses  zigzaj;s  abrupts  par  des  rem- 
parts en  briques  plâtrés  çà  et  là  de  quelques  re^tes  de 
crépi.  —  Ces  murailles  crénelées  forment  l'enceinte  de  la 
citadelle,  ou  Kremlin,  pour  nous  servir  de  l'expression 
locale;  une  grosse  tour  carrée  se  dresse  au  sonmiet,  et 
des  clochers  bulbeux  à  croix  dorées,  dépassant  le  mur, 
attestent  la  présence  d'une  église  dans  la  forteresse. 

Plus  bas  se  disséminent  des  maisons  de  bois,  et  sur  !e 
quai  même  de  grands  bâtiments  rouges  aux  fenêtres  en- 
cadrées de  blanc,  déploient  leurs  lignes  symétriques.  Ces 
tons  vifs  donnent  de  la  gaieté  et  de  la  vigueur  aux  pre- 
miers plans,  et  empêchent  cette  architecture  strictement 
régulière  d'être  ennuyeuse  à  l'œil. 

Aux  abords  de  l'escalier  du  débarcadère,  il  y  avait  une 
émeute  de  droschkys  et  de  tèlégas  se  disputant  les  passa- 
gers ;ivecleui  s  bagages.  Nous  débarrassant,  non  saiîs  peine, 
des  isvuchiks  qui  nous  entouraient,  nous  nous  hissâmes 
sur  un  droschky,  et  nous  partîmes  à  la  recherche  d'un 
gîte,  chose  peu  facile  à  se  procurer  en  temps  de  foire. 
Tout  en  j-uivant  le  quai,  nous  jetions  un  regard  ^ur  les 
écliO[tpes  improvisées  où  se  tenaient  les  marchands  de 
paiiis,  d'ogourtsis,  de  saucissons,  de  poissons  fumés,  de 


LE  VOi.oA.  403 

gâteaux,  ae  pastèques,  de  pommes,  et  telles  autres  vic- 
luailles  à  l'usage  du  menu  peuple.  Bienlôt  notre  véhicule 
tourna  et  se  mit  à  gravir  un  chemin  escarpé  ouvert  enire 
deux  immenses  talus  gazonnés,  c;ir  Nijni-Novgorod,  comme 
autrefois  Oran,  avant  que  le  génie  militaire  n'eût  comblé 
son  pittoresque  précipice,  est  séparée  en  deux  par  l'en- 
taille d'un  ravin  profond.  Les  murailles  du  Kremlin  et  une 
allée  d'arbres,  servant  de  promenade,  couronnent  la  crête 
gauche;  quelques  maisons  s'otagent  sur  la  pente  droite, 
mais  elles  se  lassent  bienlôt  d'escalader  cette  décliv  té  où 
elles  semblent  glisser.  Après  une  ascension  abrégée  par 
l'impétuosité  des  chevaux  russes,  qui  ne  sauraient  aller 
au  pas,  on  atteint  le  sommet  du  plateau  sur  lequel  se  dé- 
ploie une  large  place  ayant  au  centre  une  église  aux  dômes 
verts  surmontés  de  croix  d'or,  et  une  fontaine  à  vasque  en 
fonte  d'assez  piètre  style. 

Comme  nous  avions  demandé  qu'on  nous  conduisît  aux 
hôtels  les  plus  éloignés  du  champ  de  foire,  dans  l'espé- 
rance que  nous  y  trouverions  plus  facilement  un  abri, 
notre  cocher  nous  arrêta  devant  l'auberge  qui  fait  le  coin 
de  la  place  du  côté  du  Kremlin.  Après  un  m-^ment  d'at- 
tente et  de  pourparlers,  Smyniof,  le  propriétaire  de  l'au- 
berge, voulut  bien  nous  admeitre,  et  un  moujik  vint  en- 
lever notre  malle. 

Noire  chambre  était  claire,  grande  et  propre.  Elle  ren- 
fermait tout  ce  qui  est  indispensable  pour  un  vo\ageur 
civilisé,  sauf  le  lit  garni  d'un  seul  drap  et  d'un  matelas 
unique  de  l'épaisseur  d'une  médiocre  galette;  mais,  en 
Russie,  l'on  professe  à  Tendroit  du  coucher  une  indiffé- 
rence asiatique  que  nous  partageons,  du  reste,  et  le  lit 
de  l'hôtel  Smyrnof  valait  tous  ceux  que  nous  eussions  pu 
rencontrer  ailleurs. 

En  attendant  le  déjeuner,  dont  nous  avions  grand  be- 
soin, car  les  provisions  du  bateau  à  v.ipeur  commençaient 
à  s'épuiser,  nous  regardions  vaguement  sur  la  place,  et 
nos  yeux  se  portaient  de  préférence  vers  la  fontaine,  non 
pour  admirer  son  architecture,  qui  est,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  du  plus  pauvre  goût  possible,  mais  à  cause  dos 


404  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

amusa  lîs  scènes  I  opiilaires  dont  une  fontaine  publique 
csl  nô:'C:sairemenl  le  centie. 

Dos  porteurs  d Vau  venaient  s'y  approvisionner,  et  ils  le 
faisaient  en  plongeant  dans  la  vasque  des  petits  seaux  em- 
manchés d'un  long  bilon  qu'ils  renersa'eiit  à  l'orifice 
du  tonneau  avec  uno  vélocité  singulière,  non  sans  ré- 
pa  iilre  la  moitié  du  conlenu  —  11  y  avait  aussi  des  con- 
damnés mil  taires  vêtus  de  vieilles  capotes  grises,  qui 
vcna  ent  prendre  de  l'eau  par  corvée  entre  deux  soldats, 
la  baïoimette  au  bout  du  lusil;  des  moujiks  remplissant 
des  vases  de  bois  larges  du  bas,  étroits  du  haut,  pour  le 
service  de  la  maison.  Mais  nous  ne  vîmes  aucune  femme. 
Une  fontaine  allemande  eût  réuni  toute  une  collection  de 
Gretchen,  de  Nannerl  et  de  Krelherlé,  tenant  sur  la  mar- 
gelle la  bourse  des  comrn'^rages.  En  Russie,  les  femmes, 
même  dj  la  classe  la  plus  infime,  sortent  peu,  et  ce  sont 
los  hommes  qui  s'acquittent  de  la  plupart  des  soins  do- 
mestiques. 

Après  un  fort  déjeuner,  servi  par  des  valets  en  habit 
noir  et  en  cravate  blanche,  musulmans  peut-être,  et  dont 
la  tenue  anglaise  formait  un  parfait  contraste  avec  la 
physionomie  caracléri>tiquement  tarlare,  nous  n'eûmes 
rien  de  plus  pressé  que  de  descendre  vers  le  champ  de 
foire,  situé  au  bas  d  ;  la  ville,  sur  une  espèce  de  plage  que 
forme  le  confluent  de  l'Oka  et  du  Volga.  Il  n'était  pas  be- 
soin de  guide  pour  s'y  rendre,  car  tous  les  passants  se 
dirigeaient  du  même  côté,  et  il  n'y  avait,  pour  ainsi  dire, 
qu'à  «  suivre  le  monde,  »  comme  les  pitres  vous  y  invitent 
du  haut  di!  1»  urs  tréteaux. 

Au  pied  de  la  colline,  une  petite  chapelle  attira  noire 
attention.  Sur  les  marches  du  perron  s'inclin.iient,  avec 
un  mouvement  de  salutation  machinal  semldable  à  celui 
de  ces  oiseaux  de  bois  à  qui  un  mécanisme  fait  baisser  et 
relever  le  col,  des  mendiants  squalides,  efiroyables,  vrais 
hailloiis  humains  que  le  chiffonnier  funèbre  n'avait  sans 
doute  pas  voulu  par  dégoût  piquer  de  son  crochet  et 
jeter  dans  sa  hotl3,  et  quelques-unes  de  ces  religieuses 
coiffées  d'un  haut  capuchon  de  velours  noir  et  serrées 


LE  VOLGA.  405 

dans  une  étroite  gaîne  de  serge,  qui  secouent  devant  vous 
une  boîte-tirelire  où  sonnent  les  kopeks  des  aumônes  yiré- 
codnnfes,  et  se  retrouvent  partout  où  une  affluence  de 
public  permet  d'espérer  une  bonne  recette.  Cinq  ou  six 
vieilles  complétaient  le  tab'eau,  qui  eussent  fait  paraître 
jeune  et  jolie  la  sibylle  de  Panzoust. 

Une  grande  quantité  de  petits  cierges  allumés  faisaient 
flamboyer  à  l'intérieur,  comm*  un  IjIoc  d'orfévr.'rie,  les 
plaques  en  vermeil  de  riconostas'\  éclairée  en  outre  par 
des  lampes.  —  Nous  pénétrâmes  avec  peine  dans  l'étroite 
enceinte,  obstruée  de  fidèl.s  se  signant  à  tour  de  bras  et 
se  balançant  comme  des  dervicbes.  —  Une  eau,  douée 
sans  doute  de  quelque  propriété  miiacnleuse  et  filtrant 
dans  une  conque  de  pierre  adossée  à  la  muraille  comme 
un  bénitier,  nous  parut  être  la  dévotion  spéciale  du 
lieu. 

Les  droschkys  de  place,  les  télégas,  filaient,  creusant 
dans  la  boue  de  profondes  ornières,  et  rejetant  les  piétons 
sur  le  bord  du  chemin.  Parfois  un  droschky  plus  élégant 
emportait  deux  femmes  à  la  mise  voyante,  aux  crinolines 
étalées,  fardées  et  peintes  comme  des  idoles,  souriant 
pour  montrer  leur  denture  et  promenant  à  droite  et  à 
gauche  ce  regard  vague  des  courtisanes,  qui  est  comme  le 
filet  où  se  prennent  les  convoiiises.  —  La  foire  de  Mjni- 
Novgorod  attire  ces  oiseaux  pillards  de  tous  les  mauvais 
lieux  de  la  Russie  et  de  p'us  loin  encore.  Des  bateaux  en 
amènent  des  cargaisons  ;  un  quarlier  spécial  leur  est  ré- 
servé. L'ogre  de  la  luxure  veut  sa  proie  de  chair  plus  ou 
moins  fraîche. 

Par  un  de  ces  contrastes  qu'amène  le  hasard,  C"t  excel- 
lent faiseur  d'antithèses,  souvent  le  rapide  équipage  frô- 
lait un  paisible  chariot  attelé  d'un  petit  cheval  velu,  pen- 
chant la  tète  sous  sa  douga  coloriée  et  traînant  tout  un 
groupe  patriarcal,  l'aïeul,  le  père,  et  la  mère  donnant  le 
sein  à  un  nourrisson. 

Ce  jour-là,  sans  préjudice  des  autres,  la  ferme  des 
eaux-de-vie  dut  encaisser  une  belle  recette.  Nombre  d'ivro- 
gnes, selon  l'expression  vulgaire,  découpaient  du  feston  à 


406  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

dents  inégales  sur  les  planches  du  trottoir,  où  pataugeaient 
en  plein  dans  les  bourbes  de  la  chaussée.  Quelques-uns, 
plus  ivres,  incapables  de  marcher  tout  seuls,  s'avançaient 
en  titubant  avec  deux  amis  pour  béquilles.  Les  uns  avaient 
la  face  livide  et  terreuse,  d'auires  injectée,  apoplectique, 
carilinalisée  à  la  coction,  comme  dirait  Maître  Alcofribas 
Nasier,  selon  leur  tempérament  ou  leur  degré  d'ivretse. 
—  Un  jeune  homme,  terrassé  par  de  trop  fréquentes  liba- 
tions de  vodka  (eau-de-vie  de  grain),  avait  roulé  du  trot- 
toir sur  la  berge  en  talus  à  travers  les  piles  de  bois,  le? 
ballots,  les  tas  d'immondices;  il  tombait  et  se  relevait 
pour  retomber  encore,  riant  d'un  rire  idiot  et  poussant  des 
cris  inarticulés  comme  un  teiiaki  ou  un  haschachin  pen- 
dant son  accès.  Les  mains  pleines  de  terre,  la  figure 
souillée  de  boue,  les  vêtements  déchirés  et  maculés,  il 
rampait  à  quatre  pattes,  tantôt  regagnant  la  crête  du 
quai,  tantôt  dégringolant  jusqu'au  fleuve,  où  il  plongeait 
à  mi-corps,  sans  s'apercevoir  de  la  fraîcheur  de  l'eau  et 
du  péril  de  la  noyade,  —  moi  t  cependant  plus  désagréa- 
ble que  toute  autre  à  un  ivrogne  !  —  II  y  a  un  proverbe 
russe  sur  les  petits  verres  d'eau-de-vie  :  «  Le  premier  entre 
comme  un  pieu,  le  deuxième  passe  comme  un  faucon,  les 
autres  voltigent  comme  de  petits  oiseaux.  »  Le  camarade 
dont  nous  décrivons  les  chutes  devait  en  renfermer  tout 
un  essaim  dans  sa  poitrine.  Du  reste,  ce  n'est  pas  une 
jouissance  de  goût  que  le  moujik  demande  à  la  boisson, 
c'est  l'ivresse  et  l'oubli.  —  Il  avale  coup  sur  coup  jusqu'à 
ce  qu'il  tombe  comme  foudro\é,  et  rien  n'est  plus  fré- 
quent que  de  rencontrer  sur  les  trottoirs  des  corps  étalés 
qu'on  prendrait  pour  des  cadavres. 

L'épaississement  toujours  plus  compacte  de  la  foule 
nous  retint  quelque  temps  devant  une  jolie  église  où  le 
rococo  allemand  s'unissait  de  la  façon  la  plus  bizarre  au 
style  byzantin.  Sur  un  fond  rouge  se  détachaient  en  blanc 
des  ovcs,  des  volutes,  des  chicorées,  des  cbapiteaux  frisés 
comme  des  choux,  des  consoles  à  serviettes,  (îes  pots  à 
feu  et  autres  fantaisies  flamboyantes,  le  tout  surmonté  de 
clochetons  à  bulbes  d'un  aspect  tout  à  fait  oriental.  C'était 


LE  VOLGA.  407 

comme  un  toit  de  mosquée  sur  une  église  de  jésuites. 
Au  bout  de  quelques  pas,  à  travers  un  tumu'te  inimogi- 
imble  de  gens  et  de  voitures,  ballotté  comme  aux  Champs- 
Elysées  un  soir  de  feu  d'artifice,  nous  étions  parvenu  à  la 
tête  du  pont  qui  conduit  au  ch;mîp  de  foire.  — S'y  engager 
avait  ses  difficultés  et  ses  périls.  Hi'ureusement  les  vrais 
voyageurs  sont  comme  les  grands  capitaines  —  ils  passent 
partout,  non  pas  avec  un  drapeau,  mais  avec  une  lorgnette 
à  la  main  1 

A  la  tète  du  pont,  comme  ces  étendards  vénitiens  qu'on 
plante  dans  nos  fêtes,  se  dressaient  de  hauts  mâts  porteurs 
de  banderoles  de  toutes  couleurs,  blasonnés  par  une  fan- 
laisie  extravagante.  Sur  les  unes  un  pinceau  pleji  de 
bonne  vo'onté  avait  eu  l'intention,  peu  suivie  d'effet,  de 
représenter  l'Empereur  ei  l'Impératrice;  d'autres  étaient 
liistoriées  de  l'aigle  à  double  tête,  du  saint  Georges  bran- 
dissant sa  lance,  de  dragons  chinois,  de  léopards,  de  li- 
cornes, de  griffons  et  de  toute  la  ménagerie  chimérique 
(les  bestiaires.  Une  légère  brise  les  faisait  voltiger,  défor- 
mant d'une  façon  singulière,  par  le  hasard  des  plis,  les 
images  qu'elles  représentaient. 

Le  pont  é  abli  sur  l'Oka  était  un  pont  de  bateaux  fait  de 
madriers  et  garni  de  trottoirs  en  planches.  La  foule  y  cou- 
lait à  pleins  bords,  et  sur  le  milieu  les  voitures  filaient 
avec  cette  rapidité  que  rien  ne  modère  en  Russie,  et  qui 
n'amène  pas  d'accidents,  grâce  à  l'extrême  adresse  des 
cochers,  secondée  par  la  docilité  des  piétons  à  se  ranger. 
Gela  retentissait  comme  le  char  de  Capanée  sur  le  pont 
d'aiiain.  Des  deux  côtés  la  rivière  disparaissait  sous  un 
immense  encombrement  de  barques  et  un  incxlricible 
fouillis  d'agrès.  Juchés  sur  les  hautes  selles  de  leurs  petits 
chevaux,  des  Cosaques  chargés  de  la  police  de  la  foire  se 
promenaient  gravement,  annoncés  de  loin  par  leurs  gran- 
des lances,  à  travers  les  drosclik  s,  les  télégas,  les  cha- 
riots de  toute  sorte  et  les  passants  de  tout  sexe.  Du  reste, 
aucun  tapage  humain.  Partout  ailleurs  il  se  serait  dégagé 
d  un  tel  riissemblement  un  murmure  énorme,  un  clapotis 
lumidtueux  comme  celui  de  la  mer;  une  vapeur  de  bruit 


41)^  VOYAGE  EN  l'.USSIE. 

,eût  flolté  au-dessus  de  ce  prodigieux  amas  d'individus; 
mais  les  foules  composées  d'éléments  russes  sont  si'eu- 
cieuics. 

A  l'autre  bout  du  pont  s'étalaient  des  pancartes  de  sal- 
timbanques et  des  tableaux  de  phénomènes  peiiituilurés 
de  kl  laçun  la  plus  sauvnge  :  des  serpents  boas,  des  femmes 
barbues,  dos  -éanis,  des  nains,  des  hercules,  des  veaux  à 
trois  têtes  auxquels  de  gigantcsrjues  inscriptions  en  lettres 
russes  dinnaient  pour  nous  un  caractère  exotique  et  par- 
ticulier- 

De  peti'es  boutiques  de  bimbeloteries  grossières,  de 
menuL'S  merceries,  d'images  saintes  d'un  prix  minime, 
de  gâteaux  et  de  pommes  vertes,  de  lait  aigre,  de  bière  et 
de  kwas  s'élevaient  à  droite  et  à  gauche  de  la  chaussée  de 
planches,  présentant  à  la  façade  postérieure  des  bouts  de 
pouti elles  qu'on  a\ail  négligé  de  srier,  ce  qui  les  faisait 
ressembler  à  des  corbeilles  dont  les  côtes  ne  sont  pas 
encore  remplies  par  le  vannier. 

Une  boutique  de  bottes,  brodequins  et  chaussons  en 
feutre  nous  arrêta  comme  industrie  particulière  au  pays. 
Il  y  avait  surtout  de  mignons  brodequins  de  femme  en 
feutre  blanc,  ourlés  de  faveurs  roses  ou  bleues  assez  sem- 
blables à  ces  chaussures  qu'on  appelle  sorties-de-bal,  et 
dont  les  danseuses  habillent  leurs  minces  souliers  de 
satin  pour  gagner  la  voilure  qui  les  attend  au  bas  du 
perron  des  hôtels.  —  Cendrillon  seule  aurait  pu  y  loger  sa 
pantoufle. 

La  foire  de  Nijni  est  toute  une  ville.  Ses  longues  rues  se 
coupent  à  angles  droits  et  aboutissent  à  des  places  dont 
une  fontaine  occupe  le  centre.  Les  maisons  en  bois  qui  les 
bordent  se  composent  d'un  rez-de-chaussée,  boutique  et 
magasin,  et  d'un  étage  en  surplomb  soutenu  par  des  co- 
lonnettes,  où  couchent  le  marchand  et  ^es  commis.  Cet 
étage  et  les  pieux  sur  lesquels  il  s'appuie  forn.cnt  devant 
les  ét;da^es  et  les  vitrines  une  galerie  couverte  qui  se  con- 
tinue. Les  ballots  qu'on  déch.irge  peuvent,  eu  cas  de 
pluie,  y  trouver  un  abri  momentané,  et  les  passants,  gaiés 
des  voitures,  méditent  leurs  choix  ou  satisfont  leur  eu- 


LE  VOLGA.  403 

riosité   sans  autre  risque  que  d'être  heurtés  du  coude. 

Ces  rues  s'ouvrent  parfois  sur  la  plaine,  et  rien  n'est 
plus  curieux  que  de  voir,  en  dehors  du  champ  de  foire, 
les  campements  de  chariots  dttelés  avec  leurs  chevoux 
demi-sauvages  altachés  aux  ridelles,  et  leurs  conducteurs 
dormant  sur  quelque  bout  d'étoffe  ou  de  fourrure  gros- 
sière. Les  costumes,  par  malheur,  sont  plus  délabrés  que 
pittoresques,  quoique  ne  manquant  pas  d'un  certain  carac- 
tère fcuonche  :  —  pas  de  couleur  vive,  excepté  çà  et  là 
quelque  chemise  rose.  —  Pour  peindre  cette  fjiperie, 
l'ocre,  la  terre  de  Sienne,  la  terre  de  Cassel  et  le  bitume 
suffiraient.  —  Cependant  on  pourrait  tirer  parti  de  ces 
savons,  de  ces  touloupes,  de  ces  lacis  de  cordelettes  au- 
tour des  jambes,  de  ces  chaussures  en  sparterie,  de  ces 
têtes  à  barbe  jaune  et  de  ces  |  etits  chevaux  maigres  dont 
l'œil  intelligent  se  fixe  sur  vous  à  travers  de  longues 
mèches  de  leur  crinière  déchevelée.  Yvon  l'a  prouvé  dans 
ses  beaux  fusains  rehaussés  de  quelques  paillettes  de 
gouache. 

Un  campement  de  ce  genre  est  occupé  par  les  Sibériens 
marchands  de  fourrures.  Les  peaux  de  bêtes,  qui  n'ont 
reçu  que  la  préparation  scmniaire  indispensable  à  leur 
conservation,  gisent  là  pêle-mêle  tur  des  nattes,  le  poil  en 
dedans,  sans  la  moindre  coquetterie  d'étalage.  Pour  un 
profane,  c'est  l'aspect  d'une  fo  re  aux  peaux  de  lapins.  Les 
marchands  n'ont  guère  meilleure  mine  que  la  marchan- 
dise, et  pourtant  il  y  en  a  là  pour  des  sommes  énormes. 
Les  castors  du  cercle  polaire,  les  martres  zibelines,  les 
renards  bleus  de  Sibérie  atteignent  des  prix  stupéfiants 
qui  fera.ént  reculer  le  luxe  occidental  ;  une  pelis>-e  de 
renard  bleu  vuut  10,000  roubles  (40,000  franc>)  ;  un  col- 
let en  dos  de  castor  avec  les  poils  blancs  dépassant  la 
fourrure  brune,  i,000  roubles.  Nous  possédons  de  cette 
peau  un  petit  bonnet  dont  on  ne  donnerait  pas  15  francs  à 
Paris,  et  qui  nous  a  valu  quelque  estime  en  liussie,  où  l'on 
juge  un  peu  les  gens  à  la  fourruie;  il  coûte  75  roubles- 
argent.  —  Mille  [etits  détai  s  imperceptibles  à  nos  youx 
augmentent  ou  déprécient  la  \aleur  d'une  pelleterie.  Si  la 


410  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

bête  a  été  tuée  pendant  la  sais  n  rigoureuse,  ayant  son 
feutre  ou  duvet  d'iiiver,  son  |  rix  s'élève  ;  sa  peau  sera 
plus  chaude  et  permettra  de  supporter  des  froids  intenses; 
plus  la  provenance  de  l'animal  se  rapproche  des  latitudes 
arctiques,  plus  sa  fourrure  est  recherchée;  les  pelleteries 
des  pays  tempérés  deviennent  insufilsnites  lorsque  !e  ther- 
momètre descend  à  plus  de  10  degrés  Rêaumur  au-dessous 
de  zéro;  elles  ne  retiennent  pas  longtemps  dehors  le  ca- 
lorique dont  on  les  impreigne  dans  les  appartements. 

Une  industrie  caractéristique  eu  Russie  est  celle  de 
layetier.  —  L'imitation  de  l'Occident  le  cède  au  pur  goût 
de  l'.Asie  dans  la  confection  des  malles;  il  y  en  a  toujours 
de  nombreux  magasins  à  Xijni-Novgorod,  et  c'était  là  que 
nous  faisions  nos  plus  longues  stations.  Rien  n'est  plus 
charmant  que  ces  coffres  de  toutes  dimensions,  peints  de 
couleurs  vives,  avec  des  ornements  en  vernis  d'argent  et 
d'or,  plaqués  de  paillon  bleu,  veit  ou  rouge  à  reflots  mé- 
ta'liques,  historiés  de  clous  dorés  formant  des  symétries, 
treillissés  de  lanières  en  cuir  blanc  ou  fauve,  renforcés 
d'encoignures  d'acier  ou  de  cuivre  et  fermés  par  des  ser- 
rures d'une  complication  naïve.  Telles  on  se  figure  les 
ma  les  d'un  émir  ou  d  une  sultane  en  voyage.  Pour  h 
foute,  ces  coffres  s'enveloppent  d'une  capsule  en  forte 
to.le  dont  ou  les  dépiuil  e  à  l'arrivée  ;  ils  S'  rvent  alors  de 
commodes,  au  grand  regret,  sans  doute,  de  leurs  proprié- 
taires, qui  préféreraient  l'acajou  civilisé  a  ce  joli  lu\e 
barliare.  Nous  avons  le  remords  de  n'avoir  pas  acheté  une 
certaine  boite  coloriée  et  vernie  commi»  un  miroir  de 
pi  incessi'  indienne.  M.às  la  honte  nous  prit  de  mettre  nos 
miï-érables  bardes  dans  cet  écrin  fait  pour  les  cachemires 
et  les  brocarts. 

Cette  réserve  faite,  la  foire  de  ISijni-Novgorod  étale  sur- 
tout ce  que  le  commerce  appelle  «  l'artich'  Paris.  »  Cela 
est  flatteur  pour  noire  patriotisme,  mais  ennuyeuv  au 
point  de  vue  pittoresque.  On  espère  trouver,  au  bout  de 
onze  cents  lieues  de  voyage,  autre  chose  que  les  fonds  de 
boiitii|iie  (les  bazars  parisiens.  —  Ces  diverses  fulilités 
sont  fort  admirées,  du  reste,  mais  là  n'est  pas  le  côté  se- 


LE  VOLGA.  411 

reux  de  la  loire;  il  s'y  conclut  d'énormes  affaire?,  des 
marchés  de  dix  mille  balles  de  thé,  par  exemple,  qui  res- 
tent en  rivière,  ou  de  cinq  à  six  navires  chargés  de  grains 
valant  plusieurs  millions,  ou  bien  encore  d'un  nombre  de 
pelleteries  livrables  à  tel  taux  tt  qui  ne  s'exposent  point. 
Ainsi,  le  grand  mouvement  commerdal  est,  pour  ainsi 
(lire,  invisible.  Des  maisons  de  thé,  précautionnées  d'une 
fontaine  aux  ablutions  à  l'usage  des  musulmans,  servent 
de  lieu  de  rendez-vous  et  de  bourse  aux  parties  contrac- 
tantes. Le  samovar  siffle  en  lançant  ses  jets  de  vapeur; 
des  moujiks,  vêtus  de  chemises  roses  ou  blanches,  circu- 
lent des  plateaux  sur  la  main;  des  marchands  à  large 
barbe,  en  caftan  bleu,  assis  devant  des  Asiatiques  coiffés 
du  bonnet  en  agneau  noir  d'Astrakan,  vident  leurs  sou- 
coupes pleines  de  l'infusion  brùlnnte,  un  petit  morceau 
de  sucre  entre  les  dents,  avec  un  flegme  parfait,  comme 
si,  dans  ces  causeries  indifférentes  en  apparence,  ne  s'a- 
gitaient pas  des  intérêts  immenses.  Malgré  la  diversité  de 
races  et  de  dialectes  des  interlocuteurs,  le  russe  est  la 
seule  langue  parlée  pour  traiter  les  affaires;  et  sur  le 
murmure  confus  des  conversations  surnage,  perce; itible 
même  pour  l'étranger,  le  mot  sacramentel  :  «  Roubl-Se- 
rebrom!  »   (rouble  argent). 

Les  types  divers  de  la  foule  excitaient  plus  notre  curio- 
sité que  la  vue  des  boutiques.  Les  Tartares  aux  pommettes 
saillantes,  aux  yi  ux  bridés,  au  nez  concave  comme  celui 
qu'on  prêle  au  profil  de  la  lune,  aux  grosses  lèvres,  aux 
teints  jaunes  prenant  des  nuances  vertes  à  l'endroit  des 
tempes  rasées  de  près,  abondaient  avec  leurs  petites  ca- 
lottes d'indienne  piquées,  posées  sur  le  sommet  du  crâne, 
leur  caftan  brun  et  leur  ceinture  plaquée  de  métal. 

Les  Persans  se  distinguaient  aisément  à  lovale  allongé 
de  leur  figure,  à  leur  grand  nez  busqué,  à  leurs  yeux  bril- 
lants, à  leur  barbe  touffue  et  noire,  à  leur  noble  physio- 
nomie orientale.  On  les  eût  reconnus,  même  quand  leurs 
bonni^ts  coniques  de  peau  d'agneau,  leurs  robes  de  soie  à 
raies,  leurs  ceintures  de  cachemire  ne  les  eussent  pas  dé- 
.signés  à  l'attention.  Quelques  Arméniens,  vêtus  d'étroites 


412  VOYAGE  EN  RUSSIE. 

tuiiques  à  manches  pendaiites;  des  Circassiens,  fins  de 
laille  comme  des  guêpes,  et  co  ffés  d'une  sorte  d'ourson 
bas  de  forme,  se  délai  h  lient  sur  le  fond  de  la  foule;  mais 
ce  que  nous  recherchions  avidement  des  yeux,  surtout 
en  arrivant  au  quartier  spécial  où  se  vend  le  thé,  c'é- 
taient des  Chinois.  —  Nous  crûmes  notre  espoir  au  mo- 
ment de  se  réaliser  à  l'aspect  de  ces  boutiques  au  toit  re- 
courbé, aux  treil'ages  découpés  en  grecques,  dont  les 
acrotéi  es  portent  des  poussahs  souriants,  et  qui  fnnt  qu'on 
pourrait  s'imaginer  être  transporté  d'un  coup  de  baguette 
dans  une  ville  du  Géleste-Kmpire.  Mais  sur  le  seuil  des 
magasins,  derrière  les  comptoirs,  nous  n'apercevions  que 
d'honnêtes  faces  russes.  Pas  la  moindre  queue  nattée,  pas 
la  moindre  tête  aux  yeux  obliques,  aux  sourcils  circon- 
flexes; pas  le  moindre  chapeau  enferme  de  couvercle, 
pas  la  moindre  robe  de  soie  bleue  ou  violette,  —  il  n'y 
avait  pas  de  Chinois  !  —  Nous  ne  savons  trop  sur  quel 
fondement  se  basait  notre  persuasion,  mais  nous  comp- 
tions rencontrer  à  Nijni-Novgorod  un  certain  nombre  de 
ces  figures  bizarres,  qui  pour  nous  n'existent  que  sur  les 
écrans  et  les  vases  de  porcelaine.  Sans  réfléchir  à  l'é- 
norme distance  de  Nijni-Novgorod  à  la  frontière  chinoise, 
nous  avions  cru,  en  vrai  badaud,  que  les  marchands  de 
l'Empre  du  Milieu  apportaient  eux-mêmes  leurs  thés  à  la 
foire.  Li  répugnance  bien  connue  des  Chinois  à  sortir  de 
leur  pays,  et  à  se  mêler  aux  barbares,  aurait  dû  nous  te- 
nir en  garde  contre  une  pareille  chimère;  mais  elle  s'é- 
tait si  bien  incrustée  dans  notre  esprit  que,  malgré  le  té- 
moignage de  nos  yeux,  nous  nous  inforinâmes  des  Chinois 
à.  plusieurs  reprises.  Depuis  trois  ans  il  n'en  était  pas 
venu,  et  encore  cette  année-là  n'en  était-il  venu  qu'un 
seul,  qui,  pour  se  soustraire  à  une  curiosité  importune, 
avait,  du  reste,  emprunté  le  costume  européen.  L'on  en 
attendait  un  à  la  foire  [irothaine;  mais  la  chose  n'était 
pas  bien  sûre.  Ces  explications  nous  furent  obligeamment 
données  par  un  marciiand  chez  qui  nous  voulûmes  faire 
quelques  acquisitions  de  thé;  mais  ayant  su  que  nous 
étions  un  écrivain  français,  il  nous  força  d'accepter  du 


l 


LE  VOLGA.  4|3 

péko,  où  il  mêla  une  ou  deux  poignées  de  fleurs  à  pointes 
blanches,  et  il  nous  fît,  en  outre,  cadeau  d'une  tablette 
ou  brique  de  thé  portant  sur  une  face  une  étiquette  en 
caractères  chinois,  et  sur  l'autre  le  cachet  en  cire  rouge 
de  la  douane  dcKiaktha,  le  dernier  poste  russe.  Celte  bri- 
que contient  une  énorme  quantité  de  feuilles  comprimées 
et  réduites  au  plus  petit  volume;  on  dirait  une  plaque  de 
bronze  ou  de  porphyre  vert.  C'est  le  thé  que  les  Tatars 
Mandchoux  emploient  pendant  leurs  voyages  à  travers  les 
steppes,  et  dont  ils  font  cette  espèce  de  soupe  au  beurre 
que  décrit  le  Père  Hue  dans  son  intéressante  relation. 

Non  loin  du  quartier  chinois,  —  c'est  ainsi  qu'on  l'ap- 
pelle à  Nijni-Novgorod,  —  se  trouvent  bs  boutiques  où  se 
vendent  les  marchandises  orientales.  On  ne  saurait  ima- 
giner l'élégance  et  la  majesté  de  ces  Effendis  aux  caftans 
de  soie,  aux  ceintures  de  cachem're  hérissées  de  poi- 
gnards qui,  avec  le  flegme  le  plus  dédaigneux,  trônent 
sur  leurs  divans  au  milieu  d'un  déballage  de  brocarts, 
de  velours,  de  soieries,  d'étoffes  à  fleurs,  de  gazes  la- 
mées d'or  ou  d'argent,  de  tapis  de  Perse,  de  draps  écar- 
lates  brodés  sans  doute  par  les  doigts  de  péris  captives,  de 
bouquins  de  pipe,  de  narguilhés  en  acier  du  Korassan,  de 
chapelets  d'ambre,  de  flacons  d'essence,  de  tabourets  in- 
crustés de  nacre,  de  babouches  raniagées  d'or  à  ravir  un 
coloriste  en  extase. 

Maintenant,  nous  ne  savons  guère  par  quelle  transition 
amener  ce  que  nous  avons  à  dire,  et  cependant  ce  détail 
omis,  le  tableau  de  la  foire  ne  serait  pas  complet.  —  De- 
puis longtemps,  sans  pouvoir  soupçonner  leui-  usage,  nous 
remarquions^  de  temps  en  temps,  des  tourelles  blanchies 
à  la  chaux  et  des  espèces  de  regards  fermés  d'une  grille 
ou  crapaudine  à  jour.  La  porte  ouverte  des  tourelles  lais- 
sait voir  la  vis  d'un  escalier  en  colimaçon  s'enfonçanl  sous 
terre.  Étaient-ce  des  corps  de  garde,  des  docks  souter- 
rains, des  passages  pour  abréger  la  route?  Il  nous  était 
impossible  de  le  deviner.  Enfin  nous  nous  hasardâmes, 
sans  que  personne  s'y  opposât,  dans  l'un  de  ces  escaliers, 
et  quand  nous  en  eûmes  descendu  jusqu'au  hout  la  spi- 

55. 


«4  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

lale,  nous  aperçûmes  un  immense  couloir  dallé  et  voûte 
se  prolongeant  à  perte  de  vue;  sur  l'une  des  parois  s'ali- 
gnait un  rang  de  cellules  sans  portes.  Dans  quelques- 
unes,  réservées  aux  musulmans,  étaient  suspendues  des 
gourdes  d' ablution.  L'air  et  le  jour  venaient  des  regards 
que  nous  avons  décrits.  Chaque  nuit,  on  lève  une  vanne, 
et  ces  souterrains  sont  inondés  et  purifiés  par  une  forte 
chasse  d'eau.  —  Ce  gigantesque  et  singulier  travail,  sans 
exemple  peut-être  au  monde,  a  évité  plus  d'un  choléra  et 
d'une  peste  sur  ce  point,  où  tous  les  ans,  pendant  six  se- 
maines, campent  plus  de  quatre  cent  mille  hommes;  il  est 
dû  à  un  ingénieur  français,  M.  de  Bétliencourt. 

Nous  commencions  à  être  las  d'errer  le  long  de  ces  rues 
interminables,  bordées  de  magasins  et  de  boutiques;  la 
faim  se  faisait  sentir,  et  nous  cédâmes  à  l'invitation  que 
nous  adressait  de  l'autre  côté  de  la  rivière  l'enseigne  de 
Nikita,  le  Collot  ou  le  Véfour  de  Nijni. 

Des  moujiks,  debout  sur  l'essieu  des  roues,  qui  leur 
avaient  servi  à  charrier  de  longues  pièces  de  bois,  ttaver- 
saient  le  pont  à  fond  de  train,  tâchant  de  se  dépasser  les 
uns  les  autres.  Quel  aplomb!  quelle  hardiesse!  quelle 
grâce!  la  rapidité  de  l'alluie  faisait  flotter  leurs  chemises 
comme  des  chlamydes;  le  pied  en  arrêt,  les  bras  tendus, 
les  cheveux  au  vent,  ils  prenaient  des  airs  de  héros  grecs. 
—  On  eût  dit  une  course  de  chars  aux  jeux  olympiques. 

Le  restaurant  de  Nikita  est  une  maison  de  bois  à  larges 
vitrines,  derrière  lesquelles  se  découpent  les  larges  feuil- 
les des  plantes  de  serre,  dont  tout  établissement  un  peu 
fashionable  doit  être  encombré.  Les  Russes  aiment  le  vert 
et  la  verdure. 

Des  garçons  en  tenue  anglaise  nous  servirent  une  soupe 
aux  sterlets,  des  bifstecks  sur  un  lit  de  raifort,  des  geli- 
nottes en  salmis  (la  gelinotte  est  inévitable!)  —  un  pou- 
let à  la  chasseur  que  Magny  n'aurait  pas  signé,  une  gelée 
quelconque  trop  figée  à  la  colle  de  poisson,  une  glace 
aux  amandes  de  pin,  d'une  délicatesse  exquise,  le  tout 
arrosé  d'eau  de  Seltz  frappée,  et  d'un  vin  de  bordeaux 
Laffitle  assez  vraisemblable.  Mais  ce  qui  nous  fit  le  plus 


LE  VOLGA.  415 

de  pl'isir,  ce  fut  de  pouvoir  allumer  un  cigare,  car  il  est 
expressément  défendu  de  fumer  dans  l'intérieur  de  la 
foire,  et  l'on  n'y  tolère  de  feu  que  celui  des  veilleuses 
brûlant  devant  les  saintes  images,  dont  chaque  boutique 
est  ornée. 

Notre  dîner  achevé,  nous  rentrâmes  dans  le  champ  de 
foire,  espérant  toujours  quelque  chose  de  nouveau.  Un 
sentiment  pareil  à  celui  qui  vous  retient  au  bal  de  l'O- 
péra, malgré  la  chaleur,  la  poussière  et  l'ennui,  nous  em- 
pêchait de  retourner  à  l'hôtol.  Après  avoir  parcouru  quel- 
ques ruelles,  nous  ariivâmes  à  une  place  où  s  élevaient 
d'un  côté  une  église  et  de  l'autre  une  mosquée.  —  L'é- 
glise était  surmontée  de  la  croix,  la  mosqui'e  du  crois- 
sant, et  les  deux  symbo'es  brillaient  paisiblement  dans 
l'air  pur  du  soir,  dorés  par  un  rayon  de  soleil  impartial 
ou  indiflérent,  ce  qui  est  peul-étre  la  même  chose.  I,es 
deux  cultes  semblaient  vivre  en  bons  rapports  de  voi.>;i- 
nage,  car  la  tolérance  religieuse  est  grande  chez  cette 
Russie  qni  compte  parmi  ses  sujets  jusqu'à  des  idolâtres 
et  des  Parsis  adorateurs  du  feu. 

La  porte  de  l'église  orthodoxe  était  ouverte  et  l'on  y 
récitait  les  prières  du  soir;  il  n'était  pas  facile  d'y  entier  , 
une  foule  ci  mpacle  remplissait  le  \ aisseau  aussi  exacte- 
ment qu'un  liquide  remplit  un  vase;  cependant  en  quel- 
ques coups  d'épaule  nous  parvînmes  à  nous  frayer  pas- 
sage. L'intérieur  de  l'église  avait  l'air  d'une  (ouinaise 
d'or  ;  des  forêts  de  cierges,  des  constellations  de  lustres 
faisaient  flamboyer  les  dorures  des  iconostases,  dont  les 
reflets  métalliques  se  mêlaient  aux  rayons  des  lumières, 
avec  des  éclairs  brusques  et  di  s  phosphorescences  éblouis- 
santes. Toutes  ces  lueurs  formaient  dans  le  haut  de  la 
coupole  un  épais  brouillard  rouge  où  montaient  les  beaux 
chants  de  la  liturgie  grecque,  psalmodiés  par  les  popes 
et  répétés  à  mi-voix  parles  assistants.  Les  inclinations  de 
tête  qu'exige  le  rite  courbaient  el  relevaient  aux  moments 
prescrits  louîe  cette  foule  croxante  avec  un  ensemble  pa- 
reil à  celui  d'une  manœuvre  militaire  bien  exécutée. 

Au  bout  de  quelques  minu'.os,  nous  sorlimes,  carnous 


416  VOYAGE  EN  RUSSIE, 

sentions  déjà  la  sueur  nous  perler  sur  le  corps,  comme 
dans  un  bain  de  vapeur.  Nous  aurions  b  en  voulu  visiter 
aussi  la  mosquée,  mais  ce  n'étaiî  pas  l'heure  d  Allah. 

Que  faire  du  reste  de  la  soirée?  Un  droschky  passa:t  ; 
nous  le  hélAmes,  et  sans  nous  demander  où  nous  allions, 
il  partit  au  giand  galop.  C'est  aîsez  la  manière  de  procé- 
der des  isvoschtchiks,  qui  s'informent  rarenieni.  de  l'en- 
droit où  ib  doivent  conduire  le  voyageur.  Un  na  leva,  un 
naprava  rectifient  au  besoin  leur  direction.  Celui-ci,  fran- 
chissant le  ponL  qui  mène  chez  Nikita,  se  mit  à  courir  à 
travers  champs,  par  des  chemins  vagues  qu'indiquaient 
seulement  des  ornières  remplies  de  boue.  Nous  le  lais- 
sions faire,  pensant  bien  qu'il  finirait  par  nous  mener 
quelque  part.  En  effet,  ce  cocher  intelligent  avail  jugé  à 
part  lui  que  des  seigneurs  de  notre  sorte,  à  cette  heure 
de  la  soirée,  ne  pouvaient  se  rendre  ailleurs  que  dans  le 
quartier  réservé  aux  maisons  de  thé,  de  musique  et  de 
plaisir. 

La  nuit  commençait  à  tomber.  Nous  traversions,  avec 
une  effrayante  vélocité,  des  terrains  bossues,  tachetés  de 
flaques  d'eau,  dans  une  pénombre  où  des  rudiments  de 
constructions  en  bois  ébauchaient  leurs  squelettes.  Enfin 
des  lumières  commencèrent  à  piquer  l'obscurité  dépeints 
rougeàtres;  des  éclairs  de  cuivre  nous  parvinrent  aux 
oreilles,  trahissant  des  orchestres  :  c'était  là.  — Des  mai- 
sons aux  por[es  ouvertes,  aux  fenêtres  éclairées,  sortaient 
des  bourdonnements  de  balaleïkas  entremêlés  de  cris  gut- 
turaux; d'étranges  silhouettas  se  découpaient  aux  vitres. 
Sur  l'étroite  planche  du  trottoir  titubaient  des  ombres 
alcoolisées  où  traînaient  des  toilettes  extravagantes  tour 
à  tour  noyées  d'ombre  et  fouettées  de  lumière. 

Si  la  Cythère  antique  avait  pour  ceste  les  flots  d'azur  de 
la  Méditerranée,  la  Cythère  moscovite  était  entourée  d'une 
ceinture  de  fange  que  nous  ne  voulûmes  pas  nous  donner 
la  peine  de  dénouer. 

Aux  carrefours,  les  eaux  manquant  de  pente,  se  réunis- 
saient et  formaient  des  cloaques  profonds,  où  les  roues 
des  voilures,  remuant  des  miasmes  infects,  enfonçaient 


LE  VOLGA.  417 

jusqu'aux  moyeux.  —  Peu  soucieux  de  verser  dans  un  pa- 
reil bourb'er,  au  milieu  d'un  embarras  de  droschkys  à 
moitié  submergés,  nous  ordonnâmes  à  notre  isvosclitcliik 
de  tourner  bride  et  de  nous  reconduire  à  lliôtel  Smyriiof. 
—  A  son  regard  étonné,  nous  comprimes  qu'il  nous  con 
sidérait  comme  des  compagnons  médiocres  et  d'un  rigo- 
risme ridicule.  —  Il  obéit  pourtant,  et  nous  achevâmes 
notre  soirée  en  nous  promenant  dans  les  allées  qui  en- 
tourent le  Kremlin.  La  lune  s'était  levée,  et  parfois  un 
rayon  d'argent  trahissait  dans  l'ombre  des  arbres  un 
couple  furtif  se  tenant  embrassé  ou  marchant  à  petit  pas 
la  main  dans  la  main.  —  Là-bas,  c'était  la  luxure,  ici 
c'était  l'amour. 

Le  lendemain,  nous  consacrâmes  notre  journée  à  visi- 
ter la  partie  haute  de  Nijni-Novgorod.  —  D'im  belvédère 
placé  à  l'angle  externe  du  Kremlin  et  dominant  un  beau 
jardin  public  étalé  ^urle  revers  de  la  colline  avec  ses  frais 
massifs  de  verdure  et  ses  sinueuses  allées  de  sable  jaune, 
on  découvre  une  vue  prodigieuse,  un  panorama  sans  limite. 
A  travers  des  plaines  faiblement  ondulées,  et  qui  pren- 
nent dans  le  lointain  des  Ions  lilas,  gris  de  perle,  bleu 
d'acier,  le  Volga  se  déroule  en  larges  replis,  tantôt  sombr  e, 
tantôt  clair,  selon  qu'il  réfléchit  l'azur  du  ciel  ou  l'ombre 
d'un  nuage.  Au  bord  le  plus  rapproché  du  fleuve,  à  peine 
distinguait-on  quelques  maisonnettes  plus  petites  à  l'œil 
que  celles  des  villages  en  boites  qu'on  fabrique  à  Nurem- 
berg. Les  embarcations  à  l'ancre  près  de  la  rive  ressem- 
blaient à  la  flotte  de  Lilliput.  Tout  se  perdaii,  s'effaçait  et 
se  fondait  dans  une  immensité  sereine,  azurée,  un  peu 
triste,  qui  faisait  penser  à  l'infini  de  la  mer.  —  C'était  un 
horizon  vraiment  russe. 

Il  ne  nous  restait  plus  rien  à  voir,  et  nous  reprîmes  h 
chemin  de  Moscou,  débarrassés  de  l'obsession  qui  nous, 
avait  fa  t  entreprendre  cette  longue  pérégrination.  Le 
démon  du  voyage  ne  murmurait  plus  à  noire  oreille  : 
«  Nijni-Novgorod!  » 


TABLE  DES  MATIÈRES 


L'HIVER  EN  RUSSIE. 

î.  —  Berlin 1 

lï.  —  llamlourg 12 

III.  —  Sclileswig 22 

IV.  —  Lubeck 44 

V.  —  Ti*a  versée 57 

VI.  —  Sainl-l'étersbourg 07 

VII.  —  l.'hiver.  —  La  >éva 90 

VIII.  —  L'hiver..   .   : 102 

IX.  —  Coursos  sur  la  Neva 117 

X.  —  Détails  d'intérieur 127 

XI.  —  Un  bal  au  Palais  d'iii  or 158 

XII.  —  Les  théâtres 148 

XIII.  —  Le  Stchoukine-Dvor 157 

XIV.  —  Zichy i6(J 

XV.  —  Saint-Isaac 190 

XVI.  —  Moscou 242 

XVII.  —  Le  Kremlin 207 

XVIII.  —  Tro'ilza 285 

XIX.  —  L'art  byzantin 30i 

XX.  —  L'opéra  à  Sainl-I'ttrrsbourg 550 

XXI.  —  Retour  en  France 541 


L'ÉTÉ  E>'  RUSSIE. 
L"  Volfe';i 507 


Pari?.— Imp.  E,  CAfiouo.M  el  V.  Renault,  rue  des  PoileTiD»,  4 


f^     '  ^-^  >        _  ^  /) . 


J. 


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DK      Gautier,  Théophile 
^6        Voyage  en  Russie 
G38 

1875 


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